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Date : 20210401


Dossier : T-1274-20

Référence : 2021 CF 287

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 1er avril 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

FLOYD BERTRAND

demandeur

et

CONSEIL DE BANDE DE LA PREMIÈRE NATION ACHO DENE KOE, CHEF GENE HOPE, CONSEILLER JOE BERTRAND, CONSEILLER ROGER BERTRAND, CONSEILLÈRE IRENE MCLEOD, CONSEILLER ANGUS CAPOT-BLANC, CONSEILLER DENNIS NELSON, CONSEILLER DENNIS MCLEOD

défendeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

et

BAND MEMBERS’ ALLIANCE AND ADVOCACY ASSOCIATION OF CANADA

intervenante

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La présente affaire porte sur la validité d’une mesure prise par le gouvernement fédéral en réponse à la pandémie de COVID-19. Lorsque le virus s’est propagé au Canada, plusieurs Premières Nations étaient sur le point de tenir des élections. La tenue d’élections implique généralement diverses formes de rassemblements publics. Pour éviter le risque de transmission du virus lors de ces rassemblements, le gouvernement fédéral a pris un règlement autorisant les Premières Nations à reporter les élections et à proroger le mandat de leurs conseils.

[2] Se fondant sur ce règlement, la Première Nation Acho Dene Koe a reporté à deux reprises ses élections et prorogé le mandat de son conseil d’environ un an au total. Elle affirme que le report et la prorogation sont également autorisés par son droit coutumier, indépendamment du règlement fédéral.

[3] Le demandeur, M. Bertrand, est un membre de la Première Nation Acho Dene Koe. Soutenu par l’intervenante, la Band Members’ Alliance and Advocacy Association of Canada, il conteste la validité du règlement fédéral ainsi que la décision de la Première Nation Acho Dene Koe de reporter l’élection.

[4] Je donne raison à M. Bertrand. Le règlement fédéral n’est pas valide, car il n’est pas autorisé par la Loi sur les Indiens. Lorsqu’on examine la Loi sur les Indiens dans son ensemble, il est clair que l’alinéa 73(1)f), qui habilite le gouverneur en conseil à prendre un règlement concernant « la prophylaxie des maladies […] sur les réserves » n’englobe pas la réglementation des élections. En outre, le droit coutumier de la Première Nation Acho Dene Koe exige que les élections aient lieu tous les trois ans et n’autorise pas le conseil à proroger son propre mandat.

I. Contexte

A. La gouvernance de la Première Nation Acho Dene Koe

[5] La Première Nation Acho Dene Koe est signataire du Traité n11. Elle est située dans le hameau de Fort Liard, dans les Territoires du Nord-Ouest, où résident bon nombre de ses membres. Elle n’a pas de réserve. Bien que je ne dispose pas de chiffres précis sur la population, j’ai été informé qu’il y a environ 550 membres en âge de voter.

[6] Comme la plupart sinon toutes les Premières Nations des Territoires du Nord-Ouest, la Première Nation Acho Dene Koe n’a jamais été assujettie au régime des articles 74 à 80 de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5 [la Loi], pour l’élection de son conseil. Son nom n’a jamais été inscrit dans l’Arrêté sur l’élection du conseil de bandes indiennes, DORS/97-138, pris en vertu de l’article 74 de la Loi. Ainsi, selon la définition de « conseil de la bande » à l’article 2 de la Loi, le conseil de la Première Nation Acho Dene Koe est « choisi selon la coutume de celle‑ci. » Comme je l’explique ci‑dessous, le terme « coutume » dans la Loi sur les Indiens renvoie à diverses formes de droit autochtone, qui ne se limitent pas à la « coutume » au sens étroit.

[7] Ailleurs au Canada, une politique du gouvernement fédéral permet aux Premières Nations dont les élections sont régies par la Loi sur les Indiens de « revenir à la coutume » après avoir démontré que leurs membres ont approuvé un code électoral qui répond à certaines exigences. Pour cette raison, on a tendance à assimiler la coutume à un code électoral. Cette association ne vaut toutefois pas pour les Premières Nations comme Acho Dene Koe qui n’ont jamais fait l’objet d’un arrêté en vertu de l’article 74 de la Loi : Ratt c Matchewan, 2010 CF 160 aux paragraphes 8 à 10 [Ratt]. Pour ces Premières Nations, il arrive souvent que la coutume ne soit pas consignée par écrit. Cela a été la cause d’une certaine confusion dans la présente affaire. Pendant un certain temps, et jusqu’à son contre-interrogatoire dans le cadre de la présente affaire, M. Bertrand a affirmé que parce que la Première Nation Acho Dene Koe n’a pas de code électoral valide, la Loi sur les Indiens régit ses élections. Par l’intermédiaire de son avocate, il reconnaît aujourd’hui que cela est inexact et que la coutume régit la sélection du conseil de la Première Nation Acho Dene Koe.

[8] Je dispose de peu d’information sur le contenu du droit électoral de la Première Nation Acho Dene Koe. M. Bertrand a présenté sa propre preuve ainsi que les affidavits de l’ancien chef Harry Deneron et de l’aînée Mary Kotchea. M. Deneron ne s’est pas rendu disponible pour un contre-interrogatoire. Par conséquent, j’accorde peu de poids à son affidavit. La Première Nation Acho Dene Koe n’a pas fourni d’affidavits de ses membres, mais a déposé des résolutions du conseil et d’autres documents fournissant un résumé de l’histoire récente de ses élections.

[9] Jusqu’en 2007, les élections à la Première Nation Acho Dene Koe avaient lieu tous les deux ans, mais le conseil pouvait convoquer une élection anticipée. Par exemple, M. Bertrand a été élu chef en 2002 pour un mandat de deux ans, mais le conseil a convoqué une nouvelle élection en 2003, apparemment pour résoudre une impasse entre ses membres. M. Bertrand a été réélu pour deux ans, mais a perdu contre M. Deneron lors de l’élection de 2005.

[10] En 2007, le conseil a proposé un code électoral qui fixait entre autres la durée du mandat du conseil à trois ans. La preuve concernant le processus de ratification du code par les membres est mince, et il semble que ce processus était largement considéré comme déficient. Je reviendrai sur le statut juridique du code de 2007 plus loin dans les présents motifs.

[11] Malgré les doutes concernant la validité ou le statut du code de 2007, le conseil a adopté une résolution prorogeant son mandat d’un an. Des élections ont ensuite eu lieu en 2008, en 2011, en 2014 et en 2017, chaque fois pour un mandat de trois ans. Le chef et le conseil actuels ont été élus le 14 mai 2017. L’élection de 2017 a eu lieu conformément à une résolution qui fixait au 14 mai 2020 la fin du mandat du conseil.

[12] La Première Nation Acho Dene Koe a entamé le processus de préparation d’un nouveau code électoral et a fait circuler une ébauche parmi ses membres à l’automne 2019. Ce projet de code prévoit un mandat de trois ans. Il n’a jamais été adopté.

B. La prorogation du mandat en 2020

[13] Le 27 janvier 2020, le conseil a adopté trois résolutions concernant la prochaine élection. La première résolution prétendait adopter le code électoral de 2007. Dans ses attendus, le conseil a exprimé l’opinion selon laquelle les membres de la Première Nation Acho Dene Koe considèrent de façon générale que le code établit son processus électoral coutumier. Pour des raisons qui n’ont pas été expliquées, le conseil a apparemment abandonné le projet de code de 2019. Les deux autres résolutions ont fixé la date de l’élection au 8 juin 2020 et prolongé la durée du mandat du conseil d’environ trois semaines.

[14] Le 11 mars 2020, l’Organisation mondiale de la santé a déclaré que la COVID-19 était une pandémie. Dans les jours et les semaines qui ont suivi, tous les ordres de gouvernement au Canada, y compris les Premières Nations, ont mis en œuvre un large éventail de mesures destinées à contenir la pandémie. L’une des répercussions concrètes de la pandémie sur les Premières Nations concernait la tenue d’élections. Des préoccupations ont été soulevées au sujet de la transmission du virus lors d’événements publics liés aux élections, notamment les assemblées de nomination, la campagne électorale et le vote. En réponse à ces préoccupations, le gouvernement fédéral a pris le 8 avril 2020 le Règlement concernant l’annulation ou le report d’élections au sein de premières nations (prévention de maladies), DORS/2020-84 [le Règlement].

[15] Le 20 avril 2020, le conseil de la Première Nation Acho Dene Koe a adopté une résolution qui, après avoir fait état de préoccupations concernant la tenue d’une élection ou d’une assemblée des membres, prorogeait le mandat du conseil jusqu’au 14 novembre 2020 et reportait l’élection au 14 octobre 2020. Parmi les attendus de la résolution, on retrouve ce qui suit :

[traduction]

ATTENDU QUE, le 9 avril 2020, le gouvernement du Canada a remis à la Première Nation Acho Dene Koe une copie et une interprétation du Règlement concernant l’annulation ou le report d’élections au sein de premières nations (prévention de maladies) (le « Règlement »);

ATTENDU QUE le code électoral coutumier de la Première Nation Acho Dene Koe ne traite pas de l’annulation ou du report d’une élection; [...]

ATTENDU QUE le conseil de la Première Nation Acho Dene Koe a des préoccupations importantes et fondées quant au fait que la tenue de l’élection de juin 2020 présente un risque majeur de propagation ou d’infection par la COVID-19 pour les candidats, les membres de la Première Nation Acho Dene Koe et les résidents de Fort Liard; [...]

[16] Le 14 septembre 2020, le conseil a adopté une autre résolution prorogeant le mandat du conseil de six mois supplémentaires, c’est-à-dire jusqu’au 14 mai 2021, et fixant la date de l’élection au 14 avril 2021. Le conseil a exprimé les mêmes préoccupations que dans les résolutions précédentes. La résolution contient également les attendus suivants :

[traduction]

ATTENDU QU’en 2007, le conseil a prorogé le mandat des dirigeants pour une période de douze (12) mois afin de permettre la continuité des négociations sur l’autonomie gouvernementale et la revendication territoriale avec le gouvernement du Canada et le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest;

[…]

ATTENDU QUE, par conséquent, le chef et le conseil de la Première Nation Acho Dene Koe ont constaté que les membres appuient le report de l’élection de novembre 2020 à mai 2021, estimant qu’il est justifiable pour permettre la continuité des négociations du traité, pour assurer la gestion du soutien aux membres pendant la pandémie, et pour protéger la santé et le bien-être des aînés et des membres pendant la campagne électorale et le vote proprement dit le jour du scrutin; [...]

[17] Le 22 octobre 2020, M. Bertrand a déposé la présente demande de contrôle judiciaire de la décision du 14 septembre 2020 et a sollicité des ordonnances de mandamus et de quo warranto ainsi qu’un jugement déclaratoire portant que le Règlement outrepasse le pouvoir conféré par sa loi habilitante.

[18] Le 7 décembre 2020, le conseil a adopté une autre résolution convoquant l’élection, nommant un directeur général des élections et un comité d’appel composé d’une seule personne, M. Garth Wallbridge, un avocat de Yellowknife. Il convient de noter que la résolution précise que ces nominations sont effectuées conformément au code électoral de 2007.

[19] En raison d’une éclosion de COVID-19 dans la communauté, la date de l’élection a été reportée du 14 avril au 26 avril 2021.

[20] Entre-temps, M. Bertrand a déposé sa déclaration de candidature au poste de chef. Le directeur du scrutin a toutefois rejeté sa candidature en raison de sa dette impayée envers l’une des filiales de la Première Nation Acho Dene Koe. M. Bertrand a demandé un contrôle judiciaire de cette décision et a introduit une requête en vue d’obtenir une mesure provisoire. Bien que la requête ait été entendue en même temps que la présente demande, j’ai rendu ma décision sur la requête en premier, étant donné l’urgence. Pour les motifs énoncés dans la décision ayant pour référence 2021 CF 257, j’ai rejeté la requête de M. Bertrand. Rien dans les présents motifs n’a d’incidence sur la décision que j’ai prise concernant la requête.

II. Analyse

A. Questions préliminaires

(1) Le délai

[21] La Première Nation Acho Dene Koe fait valoir que M. Bertrand n’a pas présenté la demande dans les 30 jours suivant la décision contestée comme l’exige le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. La décision contestée est la résolution du conseil du 14 septembre 2020. Or, M. Bertrand affirme dans son affidavit qu’il n’a eu connaissance de cette décision que le 24 septembre 2020. Il a donc introduit la présente demande dans le délai prescrit.

[22] De plus, dans la mesure où M. Bertrand sollicite un bref de quo warranto pour contester le droit d’une personne d’occuper une charge publique, le délai fixé au paragraphe 18.1(2) ne s’applique pas, car le recours ne porte pas sur une décision : Krause c Canada, [1999] 2 CF 476 (CA).

[23] À ce stade, je tiens également à souligner que les changements apportés aux lois d’une Première Nation, y compris les lois coutumières, ne sont pas des « décisions » qui doivent être contestées dans les 30 jours. Si une décision est contestée, la Cour peut déterminer si la coutume sur laquelle la décision est censée être fondée a été prouvée. Le fait que les événements à l’origine de la coutume se soient produits dans un passé lointain ne met pas l’affaire à l’abri d’un contrôle.

(2) Le caractère théorique

[24] La Première Nation Acho Dene Koe fait également valoir que l’affaire est devenue sans objet parce qu’une élection a été convoquée pour le 26 avril 2021. Elle précise également que le Règlement sera abrogé le 8 avril 2021, selon son propre texte. Le procureur général ne soulève pas l’argument du caractère théorique.

[25] Selon l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski] de la Cour suprême du Canada, pour décider si une affaire doit être rejetée en raison de son caractère théorique, les tribunaux doivent chercher à savoir :

1) si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique;

2) dans l’affirmative, si le tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire.

[26] Je conviens que le différend actuel qui a donné lieu à la présente demande perdra son objet essentiel en raison de l’élection du 26 avril. Le processus électoral est bien engagé et il n’y a aucune raison de penser qu’il sera à nouveau reporté. À cet égard, M. Bertrand concède que sa demande d’ordonnance de mandamus afin d’obliger la Première Nation Acho Dene Koe à tenir une élection est devenue théorique. Néanmoins, il affirme que le quo warranto reste pertinent, car le fait que le mandat du conseil actuel soit illégal pourrait affecter la validité de ses décisions. En l’absence d’une contestation d’une décision précise prise par le conseil actuel, je ne vois pas de différence pratique entre le quo warranto et le mandamus. Une ordonnance de quo warranto permettrait simplement de révoquer les titulaires de fonctions dont le mandat doit expirer dans quelques jours ou semaines. Les deux recours deviendront sans objet le 26 avril ou peu après.

[27] Cela ne règle toutefois pas entièrement la question. Selon l’arrêt Borowski, les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire d’entendre des affaires théoriques. Dans cette affaire, la Cour suprême a souligné trois considérations pertinentes pour l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire : la nature contradictoire du processus judiciaire, la nécessité de promouvoir l’économie des ressources judiciaires et le respect de la fonction juridictionnelle des tribunaux; voir également l’arrêt Amgen Canada Inc c Apotex Inc, 2016 CAF 196 au paragraphe 16. Dans l’arrêt Borowski, la Cour a en particulier reconnu que l’économie des ressources judiciaires pouvait être contrebalancée par le fait qu’une question échappe à l’examen judiciaire ou le coût social associé au fait de laisser la question non résolue.

[28] À la lumière de ces facteurs, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour statuer sur le fond de la présente affaire. Je le fais principalement pour pouvoir clarifier des questions importantes concernant l’effet de la pandémie de COVID-19 sur les processus électoraux des Premières Nations, à savoir la validité du Règlement et le cadre d’évaluation de l’affirmation par une Première Nation d’un pouvoir coutumier de proroger le mandat de son conseil. Dès le départ, la validité du Règlement a été remise en question : voir, par exemple, Paul Daly, « Broad Regulations on Narrow Statutory Bases: The First Nations Election Cancellation and Postponement Regulations (Prevention of Diseases) SOR/2020-84 », en ligne : https://www.administrativelawmatters.com/blog/2020/05/27/broad-regulations-on-narrow-statutory-bases-the-first-nations-election-cancellation-and-postponement-regulations-prevention-of-diseases-sor-2020-84/ (27 mai 2020). Il n’est pas souhaitable de laisser la question en suspens.

[29] Ces questions n’appartiennent pas au passé. La pandémie de COVID-19 n’est pas terminée. Bien que le Règlement doive expirer le 8 avril, ses effets peuvent perdurer pendant les six mois suivants, ou peut-être plus longtemps, et le gouverneur en conseil peut décider de prolonger sa validité. Si la Première Nation Acho Dene Koe a raison d’affirmer qu’il existe un pouvoir général de reporter les élections en cas de « situation d’urgence », ce pouvoir ne serait soumis à aucune limite temporelle.

[30] Malgré leur importance pour la gouvernance des Premières Nations et le fait que le Règlement est en vigueur depuis près d’un an, ces questions ont jusqu’à présent échappé à tout examen. Les mandats des conseils peuvent avoir été prorogés pour des périodes plus courtes que le temps nécessaire à l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire. À cet égard, j’ai appris que des demandes déposées devant notre Cour pour contester la validité du Règlement ont été abandonnées lorsqu’une élection a été convoquée. De plus, les membres des Premières Nations qui souhaitent introduire de telles contestations pourraient bien se heurter à des difficultés pratiques. Il est déjà arrivé à la Cour d’entendre des affaires portant sur des questions importantes pour la gouvernance des Premières Nations, même si elles étaient sans objet : voir, par exemple, Esquega c Canada (Procureur général), 2007 CF 878 au paragraphe 52, [2008] 1 RCF 795; McKenzie c Première Nation crie Mikisew, 2020 CF 1184 aux paragraphes 52 et 53.

[31] En outre, le processus contradictoire a pleinement fonctionné en l’espèce et la réparation demandée est compatible avec les fonctions décisionnelles de la Cour. Ainsi, l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire de statuer sur le fond de l’affaire est conforme au cadre établi dans l’arrêt Borowski.

B. La prorogation du mandat selon le droit de la Première Nation Acho Dene Koe

[32] La première étape de l’analyse consiste à examiner la validité de la prorogation du mandat du conseil et du report de l’élection au regard du droit de la Première Nation Acho Dene Koe. Si ce droit autorise la prorogation et le report, il sera inutile d’examiner l’effet et la validité du règlement fédéral.

[33] Les parties ont invoqué deux sources du droit de la Première Nation Acho Dene Koe. L’une est fondée sur la promulgation écrite : il s’agit du code électoral de 2007. L’autre est la coutume à proprement parler, c’est-à-dire les pratiques suivies par la Première Nation Acho Dene Koe et faisant l’objet d’un large consensus parmi ses membres.

[34] La Première Nation Acho Dene Koe n’a pas pris de position ferme quant à la validité du code de 2007, mais affirme que ses principales caractéristiques, notamment le mandat de trois ans, ont acquis la force d’une coutume. En outre, elle fait valoir que la coutume est souple et permet au conseil en place de proroger son propre mandat dans une « situation d’urgence ». M. Bertrand conteste ces affirmations et fait plutôt valoir que la durée habituelle du mandat est de deux ans et que le mandat du conseil actuel s’est terminé en 2019.

[35] Pour les raisons suivantes, je conclus que la preuve n’établit pas que le code de 2007 a été valablement promulgué ou a acquis la force d’une coutume. Néanmoins, le mandat de trois ans est désormais bien ancré. Il n’y a cependant aucun fondement au pouvoir du conseil de proroger son propre mandat.

(1) La nature et la preuve du droit autochtone écrit et coutumier

[36] La Loi sur les Indiens précise que le conseil d’une Première Nation est « choisi selon la coutume de [la bande] » à moins que le régime électoral prévu aux articles 74 à 80 ne soit expressément applicable à cette Première Nation. Ce faisant, le législateur a renvoyé à un ensemble de normes qui trouvent leur source et leur légitimité en dehors du système juridique canadien et que l’on peut qualifier de droit autochtone : Gamblin c Conseil de bande de la nation crie de Norway House, 2012 CF 1536 au paragraphe 34; Pastion c Première Nation Dene Tha’, 2018 CF 648 au paragraphe 7, [2018] 4 RCF 467 [Pastion]. Dans Bone c Sioux Valley Indian Band No 290, [1996] ACF no 150 (CF 1re inst) au paragraphe 33 [Bone], le juge Heald a déclaré que la Loi sur les Indiens :

[…] n’accorde pas à une bande le pouvoir de créer une coutume pour sélectionner ses conseillers. [Elle] reconnaît plutôt qu’une bande indienne possède des coutumes qui remontent à des décennies, sinon des siècles, et qui peuvent porter sur le choix de son chef et de ses conseillers.

[37] Le critère élaboré par notre Cour pour la reconnaissance de la coutume est lié au concept du consentement des gouvernés : Bande indienne de McLeod Lake c Chingee, [1998] ACF no 1185 (CF 1re inst), au paragraphe 8 [Chingee]. Dans Bigstone c Big Eagle, [1992] ACF no 16 (CF 1re inst) au paragraphe 20, le juge Strayer a déclaré que la coutume doit inclure « des pratiques touchant le choix d’un conseil qui sont généralement acceptables pour les membres de la bande, qui font donc l’objet d’un large consensus ». Ce critère a été suivi depuis lors : voir, par exemple, Oakes c Pahtayken, 2010 CAF 169 au paragraphe 5. Une de ses conséquences doit être soulignée : la coutume est produite par la communauté, et non par le conseil : Bone, au paragraphe 29; Bacon St-Onge c Conseil des Innus de Pessamit, 2017 CF 1179 au paragraphe 72, confirmée par 2019 CAF 13 [Bacon St‑Onge]; Whalen c Première Nation de Fort McMurray no 468, 2019 CF 732 au paragraphe 48, [2019] 4 RCF 217 [Whalen].

[38] Conformément à ce critère, notre Cour a reconnu diverses formes de droit autochtone, qui dépassent largement la « coutume » au sens strict du terme : Whalen, au paragraphe 32.

[39] Premièrement, une Première Nation peut adopter un code électoral ou une loi similaire par le vote de la majorité de ses membres. Cela combine ce que le professeur John Borrows appelle les sources positivistes et délibératives du droit autochtone : La constitution autochtone du Canada (Québec : Presses de l’Université du Québec, 2020), aux pages 56 à 77 [Borrows, La constitution autochtone]. Pour autant que les conditions dans lesquelles le vote a eu lieu soient satisfaisantes, notre Cour a été disposée à considérer que les codes adoptés par les membres d’une Première Nation constituent une « coutume » dans ce sens : Chingee; Taypotat c Taypotat, 2012 CF 1036 aux paragraphes 29 à 35 [Taypotat].

[40] Deuxièmement, la coutume peut trouver son origine dans la pratique. En effet, il n’est pas nécessaire de consigner la coutume par écrit : Bone, au paragraphe 56. Néanmoins, pour être reconnue comme une coutume dans ce sens, une pratique doit tout de même faire l’objet d’un large consensus au sein de la communauté. Dans Francis c Conseil Mohawk de Kanesatake, [2003] CFPI 115 au paragraphe 36, [2003] 4 CF 1133 [Francis], mon collègue le juge Luc Martineau a décrit le fardeau de la preuve pertinent comme suit :

Pour qu’une règle devienne une coutume, la pratique se rapportant à une question ou situation donnée qui est visée par cette règle doit être fermement établie, généralisée et suivie de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté, ce qui démontrera un « large consensus » quant à son applicabilité.

[41] Un tribunal appelé à déclarer le contenu de la coutume d’une Première Nation doit bien entendu se baser sur les preuves dont il dispose. À cet égard, la partie qui invoque la coutume doit en faire la preuve : Première Nation de Fort McKay c Orr, 2012 CAF 269 au paragraphe 20. Déduire la coutume de la pratique peut être relativement facile en ce qui a trait aux paramètres de base d’un régime électoral, comme la durée du mandat ou le nombre de conseillers. Cependant, en ce qui concerne des aspects plus précis du régime, une pratique généralisée et suivie de manière cohérente peut être plus difficile à établir. Si la partie qui invoque une telle coutume n’apporte pas de preuves suffisantes, la caractéristique en question sera considérée comme absente du régime électoral de la Première Nation. Par exemple, notre Cour a jugé qu’il n’y a pas de mécanisme d’appel si la preuve n’est pas faite selon la norme énoncée dans la décision Francis : Anichinapéo c Papatie, 2014 CF 687 aux paragraphes 45 à 47; Shirt c Nation crie de Saddle Lake, 2017 CF 364 au paragraphe 45 [Shirt]; Redhead c Miles, 2019 CF 1605 au paragraphe 54. Il en va de même pour les règles permettant la destitution ou la révocation des conseillers : Joseph c Schielke, 2012 CF 1153 aux paragraphes 37 à 41; Whalen, aux paragraphes 57 à 67.

[42] Avant de poursuivre, je précise que le droit autochtone peut avoir des sources autres que positivistes, délibératives ou coutumières. Par exemple, le professeur Borrows mentionne des sources sacrées ou naturelles : Borrows, La constitution autochtone, aux p 43 à 56. Selon le professeur Aaron Mills, le droit autochtone est enraciné dans les philosophies et les visions du monde autochtones : « The Lifeworlds of Law : On Revitalizing Indigenous Legal Orders Today » (2016) 61:4 RD McGill 847. Comme dans l’affaire Ratt, les lois électorales autochtones peuvent être ancrées dans de telles sources. Comme les parties n’ont pas tenté de prouver l’existence de telles sources en l’espèce, je ne dirai rien de plus sur cette possibilité.

(2) Le projet de code électoral de 2007

[43] Si le projet de code électoral de 2007 faisait partie du droit de la Première Nation Acho Dene Koe, cela réglerait les questions relatives à la durée du mandat du conseil. Cependant, les preuves sont insuffisantes pour établir que ce projet a été adopté en 2007 — en tant que droit autochtone « positiviste » — ou qu’il a été suivi de façon généralisée par la suite, de sorte qu’il est devenu du droit autochtone coutumier.

[44] Les parties ont présenté peu de preuves provenant de témoins ayant une connaissance directe du processus par lequel le projet a été soumis aux membres de la Première Nation Acho Dene Koe. M. Bertrand affirme qu’après avoir appris la prétendue adoption du projet lors d’une réunion des membres à laquelle il n’a pas assisté, il a lancé une pétition contre son adoption, qui a recueilli une soixantaine de signatures, et a porté ses préoccupations à l’attention du directeur régional du ministère alors appelé Affaires indiennes et du Nord Canada. Dans une lettre adressée au chef et au conseil datée du 31 mai 2008, le directeur régional, M. George Cleary, a déclaré :

[traduction]

On a affirmé que le processus de ratification utilisé pour adopter le nouveau code électoral n’a pas permis une participation significative de la majorité des membres de la communauté. Nous avons été informés que les membres n’ont peut-être pas reçu un préavis suffisant et n’ont donc pas eu l’occasion de participer au processus de ratification. Cela a pu avoir des conséquences importantes sur les résultats du vote.

À la lumière des préoccupations soulevées par vos membres, je vous invite à réexaminer le processus de ratification avec vos membres d’une manière qui permette la pleine participation de la communauté au processus.

[45] Me fondant sur ces informations, et gardant à l’esprit que la partie qui allègue la coutume doit la prouver, je suis incapable de conclure que le projet de code de 2007 a été promulgué d’une manière qui a recueilli un large consensus au sein de la communauté, conformément aux lignes directrices énoncées dans les décisions Chingee et Taypotat.

[46] Le projet de code de 2007 peut néanmoins avoir acquis la force d’une coutume s’il a, de façon générale, été suivi et accepté : Bone, aux paragraphes 61 à 64. À cet égard, la Première Nation Acho Dene Koe soutient que le projet de code a été appliqué sans protestation dans toutes les élections depuis 2008.

[47] Il ne fait aucun doute que les élections ont eu lieu tous les trois ans de 2008 à 2017. Il existe cependant peu d’informations concernant les règles précises qui ont été appliquées. Les résolutions du Conseil convoquant les élections en 2008 et 2017 ne mentionnent pas le code de 2007, et les résolutions de 2011 et 2014 n’ont pas été déposées en preuve. Les avis publics concernant l’élection ne fournissent aucune information à cet égard. Pendant cette période, les directeurs du scrutin ont fait des déclarations contradictoires. Par exemple, la directrice du scrutin de 2017 a déclaré, dans une publication sur Facebook destinée à informer les membres de la communauté, que le projet de code de 2007 n’avait jamais été ratifié, bien qu’elle ait apparemment appliqué certaines dispositions de ce même code. En l’absence de témoignages des personnes ayant participé au processus, il est très difficile de tirer des conclusions définitives.

[48] Contrairement aux affirmations de la Première Nation Acho Dene Koe, il y a bien eu des protestations contre le code de 2007. En 2008 et 2019, M. Bertrand a lancé des pétitions signées par environ 60 membres de la communauté, qui s’en prenaient au fait que le code n’avait pas été ratifié par la communauté. Bien que ces pétitions, dans une communauté d’environ 500 personnes, ne constituent pas un obstacle insurmontable à la formation d’une coutume, elles restent un facteur pertinent. En tout état de cause, l’absence de protestation n’est pas en soi une preuve concluante du consensus au sein de la communauté : Shirt, au paragraphe 45.

[49] En 2019, devant cette incertitude, la Première Nation Acho Dene Koe a lancé un processus pour rédiger et promulguer un nouveau code électoral. Dans une [traduction] « circulaire d’information » datée du 26 août 2019, le conseil a justifié cette initiative par [traduction] « les incohérences et le manque de clarté concernant les règles à suivre pour une élection dans la [Première Nation Acho Dene Koe] ». S’engager dans ce processus revient à admettre implicitement que le projet de code de 2007 n’est pas devenu la coutume de la Première Nation Acho Dene Koe en étant de façon générale systématiquement suivi.

[50] Dans ce contexte, le conseil ne pouvait pas, au moyen de sa résolution du 27 janvier 2020, prétendre « adopter » le code de 2007. Comme il a été expliqué ci‑dessus, la coutume résulte d’un large consensus au sein de la communauté, et non d’une décision du conseil. Le conseil ne peut contourner ce principe en déclarant son opinion sur le large consensus des membres, si la preuve ne confirme pas l’affirmation.

(3) La durée du mandat

[51] M. Bertrand fait valoir que la durée habituelle du mandat du conseil est de deux ans. De son point de vue, le mandat du conseil aurait expiré en mai 2019. Cela est inexact. Indépendamment du statut du projet de code électoral de 2007, la durée du mandat du conseil de la Première Nation Acho Dene Koe est de trois ans.

[52] La durée du mandat est l’une des caractéristiques les plus manifestes d’un système démocratique. Pour cette raison, il sera relativement facile de montrer qu’une pratique constante à cet égard recueille le consensus tacite de la communauté. En l’espèce, le fait que les quatre dernières élections aient été tenues pour un mandat de trois ans tend fortement à démontrer que cela est devenu la norme.

[53] Néanmoins, M. Bertrand fait valoir qu’il a toujours protesté contre le mandat de trois ans et soutenu que, selon la coutume, le mandat est de deux ans. Il évoque notamment des pétitions signées par des membres de la Première Nation Acho Dene Koe en 2008 et 2019. La première pétition de 2008 exprimait toutefois une opposition au projet de code électoral de 2007 en raison de l’absence de consultation de la communauté et ne mentionnait pas la durée du mandat. Quant à la deuxième pétition de 2008, elle s’opposait à un report de l’élection au-delà du mandat de trois ans et ne mentionnait pas un mandat de deux ans. La pétition lancée en 2019 pour la tenue immédiate d’une élection était fondée sur l’idée que les élections de la Première Nation Acho Dene Koe étaient régies par la Loi sur les Indiens, une position que M. Bertrand ne défend plus. En outre, la jurisprudence de notre Cour établit clairement la distinction entre un large consensus et l’unanimité. Même si l’opinion d’une soixantaine de membres ne doit pas être négligée, elle est toutefois insuffisante dans le contexte actuel pour empêcher l’émergence d’une coutume dans une communauté de plus de 500 membres, où une pratique a été suivie de manière constante pendant quatre élections successives.

[54] Ainsi, quel que soit le statut juridique du projet de code électoral de 2007, la coutume de la Première Nation Acho Dene Koe est de tenir des élections tous les trois ans. Par conséquent, le conseil a agi conformément à la coutume lorsqu’il a convoqué une élection pour mai 2020. La question de savoir si la coutume l’autorisait à reporter cette élection au-delà de mai 2020 en raison de la pandémie de COVID-19 ou d’autres raisons est plus difficile à trancher.

(4) Le pouvoir de proroger le mandat

[55] La Première Nation Acho Dene Koe fait valoir que son conseil jouit du pouvoir coutumier de proroger son mandat dans une « situation d’urgence » comme la pandémie actuelle. Je ne peux pas lui donner raison, car elle n’a pas réussi à démontrer que la pratique invoquée est « fermement établie, généralisée et suivie de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté » comme l’exige le juge Martineau dans la décision Francis.

[56] Le principal élément invoqué à l’appui de la coutume alléguée est une résolution du conseil de 2007 prorogeant son mandat d’un an. La raison donnée pour cette prorogation est la suivante :

[traduction]

ATTENDU QUE le conseil de bande de la Première Nation Acho Dene Koe convient que le mandat actuel de deux ans du chef et du conseil, qui a pris fin le 14 juillet 2007, est insuffisant pour permettre l’achèvement ou le suivi des projets de développement économique proposés et des questions relatives aux traités et aux chevauchements avec les gouvernements du Canada, de la Colombie-Britannique et du Yukon. La prorogation du mandat du chef et du conseil est essentielle à la réalisation des dernières étapes de discussion et de négociation.

[57] Il est très difficile de tirer une quelconque conclusion d’une telle résolution. Une telle prorogation ne s’est produite qu’une seule fois. Sa validité n’a pas été vérifiée à l’époque. Il n’existe pas de pratique générale ou uniforme ultérieure. Par ailleurs, il est difficile de concilier un pouvoir de prorogation avec la pratique récente et uniforme d’élections à durée déterminée tous les trois ans.

[58] D’autres aspects de la preuve vont à l’encontre la reconnaissance d’une telle coutume. En supposant, pour les besoins de l’analyse, que le projet de code électoral de 2007 était destiné à refléter la coutume existante, il ne contient aucune référence à un pouvoir illimité du conseil de proroger son mandat. De même, le projet de code de 2019 ne contient que des dispositions permettant un report d’une semaine pour les cas de force majeure, les catastrophes naturelles ou le décès d’un membre de la communauté.

[59] En outre, les résolutions du 20 avril 2020 et du 14 septembre 2020 soulignent expressément le fait que le code électoral coutumier de la Première Nation Acho Dene Koe est muet au sujet de l’annulation ou du report d’une élection. Les résolutions ne mentionnent pas le pouvoir coutumier de proroger le mandat du conseil qui est maintenant revendiqué, bien que la résolution du 14 septembre fasse référence à la prorogation d’un an en 2007.

[60] La Première Nation Acho Dene Koe soutient que la convocation d’une élection anticipée en 2003, alors que M. Bertrand était chef, témoigne du pouvoir discrétionnaire du conseil en ce qui concerne son propre mandat. La convocation d’une élection anticipée est toutefois très différente de la prorogation du mandat du conseil. Du point de vue fonctionnel, si tous les conseillers sont d’accord, cela équivaut à une démission collective. La convocation d’une élection anticipée peut priver les conseillers dissidents de la possibilité de remplir le mandat complet pour lequel ils ont été élus, mais elle ne prive pas les membres de la communauté du droit de choisir leurs dirigeants sur une base régulière.

[61] En 2014, les élections ont eu lieu en août au lieu de juin, mais je dispose de très peu d’informations concernant les raisons de ce retard relativement court. Je ne suis pas en mesure de tirer de conclusions de cette situation.

[62] De façon plus générale, la Première Nation Acho Dene Koe m’invite à considérer la question du point de vue de l’autonomie gouvernementale des Premières Nations, ce qui exigerait une certaine souplesse dans l’application de la coutume. J’aborde cet argument avec circonspection. Comme je l’ai mentionné dans Thomas c One Arrow First Nation, 2019 CF 1663 aux paragraphes 29 à 31, l’autonomie gouvernementale ne se traduit pas par des pouvoirs illimités pour les conseils des Premières Nations. Au contraire, lorsqu’une Première Nation n’a pas adopté de lois positivistes, c’est par le large consensus de la communauté que s’exerce l’autonomie gouvernementale.

[63] Ainsi, toute affirmation de « flexibilité » ou d’un pouvoir illimité de proroger le mandat doit être testée à l’aune de ce que nous savons des opinions de la communauté. Comme je l’ai démontré ci-dessus, les membres de la Première Nation Acho Dene Koe s’attendent à avoir la possibilité de choisir leurs dirigeants à intervalles fixes. Depuis plus d’une décennie, l’intervalle est de trois ans. Des preuves très convaincantes seraient nécessaires pour établir une coutume qui exonérerait le conseil de l’obligation de se présenter devant ses électeurs à intervalles fixes. Je note également que les catégories de « situations d’urgence » invoquées pour autoriser le conseil à proroger son propre mandat vont bien au-delà des catastrophes naturelles ou d’événements similaires et incluent l’opinion du conseil que la prorogation serait bénéfique à la poursuite de divers projets. Une telle coutume serait très difficile à concilier avec le principe démocratique auquel adhèrent les membres de la Première Nation Acho Dene Koe.

[64] Le conseil ne peut donc pas se fonder sur la coutume pour proroger son mandat au‑delà de la durée habituelle de trois ans. En particulier, une telle coutume n’autorise pas la résolution du 14 septembre 2020, qui fait l’objet de la présente demande. La seule possibilité qu’il reste, sur laquelle je me pencherai maintenant, est qu’elle a été autorisée par le règlement fédéral.

C. La validité du Règlement

[65] M. Bertrand conteste la validité de l’article 4 du Règlement et demande qu’il soit déclaré invalide. Pour les raisons suivantes, je suis d’accord avec lui.

[66] Le Règlement est entré en vigueur le 8 avril 2020. Les articles 2 et 3 permettent aux Premières Nations dont les élections sont régies par la Loi sur les Indiens et la Loi sur les élections au sein de premières nations, LC 2014, c 5, respectivement, d’annuler ou de reporter les élections et de proroger le mandat de leur conseil. L’article 4 traite des Premières Nations dont les élections sont régies par leur propre droit électoral. Il s’agit de la disposition qui s’applique directement en l’espèce. Cet article est libellé comme suit :

4 (1) Le conseil d’une première nation dont le chef et les conseillers sont choisis selon la coutume de celle-ci peut proroger le mandat du chef et des conseillers si la prorogation est nécessaire pour la prophylaxie de maladies dans la réserve, même si cette coutume est silencieuse à l’égard d’une telle situation.

4 (1) The council of a First Nation whose chief and councillors are chosen according to the custom of the First Nation may extend the term of office of the chief and councillors if it is necessary to prevent, mitigate or control the spread of diseases on its reserve, even if the custom does not provide for such a situation.

[67] L’article 5 régularise la situation des Premières Nations qui n’ont pas tenu une élection prévue pour la période allant du 9 mars 2020 au 8 avril 2020. Les articles 6 et 7 prévoient que le mandat d’un conseil ne peut être prorogé plus de deux fois ni pour une période excédant six mois chaque fois, et que le ministre doit en être informé par voie de résolution; ces articles ne s’appliquent pas aux Premières Nations régies par leur propre droit électoral. Enfin, l’article 8 prévoit l’abrogation du Règlement un an après son entrée en vigueur, soit le 8 avril 2021.

[68] D’emblée, je dois répondre à l’allégation selon laquelle, en ce qui concerne les Premières Nations régies par leur propre loi électorale, le Règlement ne fait que fournir des lignes directrices pour les aider à interpréter leur propre coutume quant à la prorogation du mandat de leurs conseils. La confusion à cet égard peut provenir de l’extrait suivant d’une note d’information envoyée à la Première Nation Acho Dene Koe et, vraisemblablement, à d’autres Premières Nations, peu après l’entrée en vigueur du Règlement :

[traduction]

Le Règlement ne fournit pas de directives supplémentaires concernant les codes électoraux coutumiers des bandes, et ces dernières sont donc invitées à se référer aux dispositions applicables de leurs codes respectifs. Toutefois, si le code électoral coutumier ne prévoit pas le report de l’élection dans les circonstances exceptionnelles actuelles, le Règlement peut servir de guide.

[69] En lisant cette note, il faut garder à l’esprit que l’article 4 ne fixe aucun paramètre pour l’exercice du pouvoir de proroger le mandat du conseil en ce qui concerne les Premières Nations régies par leur propre droit électoral. En revanche, les autres dispositions du Règlement fournissent un cadre beaucoup plus précis en ce qui concerne les Premières Nations régies par la Loi sur les Indiens ou la Loi sur les élections au sein de premières nations, par exemple en ce qui concerne la durée maximale d’une prorogation. Ce que la note d’information semble envisager, c’est que ces autres dispositions puissent néanmoins servir de lignes directrices lorsqu’une Première Nation régie par son propre droit exerce le pouvoir conféré par l’article 4. Cela n’enlève rien au fait incontestable que l’article 4 accorde clairement un pouvoir, « même si cette coutume est silencieuse à l’égard d’une telle situation ».

[70] En tout état de cause, j’ai démontré que le pouvoir de reporter une élection ou de proroger le mandat du conseil ne découle pas de la coutume ou du droit électoral de la Première Nation Acho Dene Koe. Ainsi, la résolution du 14 septembre 2020 prorogeant le mandat du conseil ne peut être valide que si le Règlement a expressément habilité le conseil à adopter une telle mesure.

(1) Le cadre d’analyse

[71] Le premier motif invoqué par M. Bertrand pour contester la validité du Règlement est que le gouverneur en conseil – c’est-à-dire le cabinet fédéral – n’avait pas le pouvoir de l’adopter. Cette adoption outrepasserait les pouvoirs – en latin, ultra vires – que le législateur a accordés au gouverneur en conseil dans la Loi sur les Indiens.

[72] En effet, l’exigence selon laquelle l’adoption d’un règlement doit se fonder sur un pouvoir légal est une composante fondamentale de la primauté du droit. Selon ce principe, tout exercice du pouvoir étatique doit tirer sa source d’une règle de droit : Renvoi relatif à la sécession du Québec [1998] 2 RCS 217 au paragraphe 71 [Renvoi relatif à la sécession]. Au même titre que la loi doit être autorisée par la constitution, les règlements doivent être autorisés par la loi. « [L]es organismes de réglementation ne peuvent exercer que les pouvoirs législatifs qui leur ont été délégués » : Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au paragraphe 15, [2012] 1 RCS 5 [Catalyst Paper].

[73] Toutes les parties conviennent que la méthode permettant de déterminer si un règlement dépasse le pouvoir conféré par sa loi habilitante a été exposée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Katz Group Canada Inc c Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 RCS 810 [Katz Group]. Dans cette affaire, au paragraphe 24, la Cour a déclaré que, « pour contester avec succès la validité d’un règlement, il faut démontrer qu’il est incompatible avec l’objectif de sa loi habilitante ou encore qu’il déborde le cadre du mandat prévu par la Loi ». L’importance de déterminer la portée du mandat légal pour déterminer la validité de la législation déléguée a été soulignée de nouveau dans Green c Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20 au paragraphe 26, [2017] 1 RCS 360 [Green].

[74] D’ailleurs, dans West Fraser Mills Ltd c Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2018 CSC 22 au paragraphe 12, [2018] 1 RCS 635, la Cour suprême du Canada a déclaré, en se référant à son arrêt antérieur Katz Group :

Décider si le règlement contesté résulte d’un exercice raisonnable du pouvoir délégué relève essentiellement de l’interprétation législative. Il faut alors tenir compte non seulement du texte de la loi, mais aussi de son objet et du contexte.

[75] La question de savoir dans quelle mesure l’arrêt plus récent de la Cour suprême Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] a eu une incidence sur les principes établis dans Katz Group fait l’objet d’un débat. Voir, par exemple, John Mark Keyes, « Judicial Review of Delegated Legislation: The Long and Winding Road to Vavilov» (2020), en ligne : https://ssrn.com/abstract=3630636; John Evans, « Reviewing Delegated Legislation After Vavilov : Vires or Reasonableness » (2021) 34 CJALP 1. Étant donné les circonstances de la présente affaire, il n’est pas nécessaire de s’aventurer sur ces questions.

[76] Pour nos besoins, il suffit de dire que, dans la mesure où l’arrêt Vavilov exige que la validité du Règlement soit évaluée en fonction de la norme de la décision raisonnable, cette exigence était déjà présente dans les affaires antérieures. Par exemple, dans Katz Group, aux paragraphes 25 et 26, la Cour suprême a demandé aux tribunaux d’adopter une approche généreuse et de s’abstenir de réduire la portée du pouvoir législatif délégué par une interprétation étroite ou technique de la loi habilitante. Voir également à cet égard Catalyst Paper, au paragraphe 25; Green, au paragraphe 20.

(2) La portée des dispositions habilitantes

[77] Après avoir exposé le cadre d’analyse applicable, je peux maintenant chercher à savoir si le gouverneur en conseil était habilité à prendre le Règlement. Le procureur général affirme que le Règlement est autorisé par l’alinéa 73(1)f) de la Loi sur les Indiens, qui est libellé comme suit :

73 (1) Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements concernant :

73 (1) The Governor in Council may make regulations

[…]

[…]

f) la prophylaxie des maladies infectieuses ou contagieuses, ou non, sur les réserves;

(f) to prevent, mitigate and control the spread of diseases on reserves, whether or not the diseases are infectious or communicable;

[…]

[…]

[78] Je précise au passage que le procureur général ne prétend pas que le Règlement est autorisé par une loi fédérale autre que la Loi sur les Indiens. En particulier, la Loi sur les délais et autres périodes (COVID-19), édictée par l’article 11 de la Loi concernant des mesures supplémentaires liées à la COVID-19, LC 2020, c 11, ne semble pas traiter des questions de gouvernance des Premières Nations.

[79] Le procureur général et la Première Nation Acho Dene Koe soutiennent qu’il s’agit d’une large attribution de pouvoir, qui englobe toute mesure visant à atteindre l’objectif déclaré de prévention, d’atténuation et de contrôle de la propagation des maladies. Étant donné que le Règlement visait à réduire le risque de propagation de la COVID-19 résultant de rassemblements publics associés à des élections, il relèverait de l’alinéa 73(1)f). Tout effet sur les élections serait incident ou accessoire et ne rendrait pas le Règlement invalide.

[80] Je ne peux pas souscrire à ces arguments. En effet, ils ne tiennent pas compte du régime de la Loi sur les Indiens et valideraient le Règlement sur le seul fondement de son objectif, sans tenir compte des moyens envisagés par le législateur.

[81] Les dispositions d’habilitation sont généralement formulées de manière à renvoyer à des sujets ou des domaines bien connus de réglementation gouvernementale, par exemple la réglementation de la circulation ou le zonage mentionnés aux alinéas 81(1)b) et g) de la Loi sur les Indiens. À leur tour, ces régimes réglementaires ont souvent des objectifs bien connus, par exemple la sécurité dans le cas de la réglementation de la circulation.

[82] L’objectif ne doit toutefois pas l’emporter sur le sujet ou le domaine dans la délimitation de l’étendue du pouvoir réglementaire. Lorsque nous interprétons des lois, y compris les octrois de pouvoirs réglementaires, nous devons prêter attention non seulement aux objectifs poursuivis par le législateur, mais aussi aux moyens qu’il entend utiliser. Comme l’affirme la professeure Ruth Sullivan dans Statutory Interpretation, 3rd ed (Toronto : Irwin Law, 2016) à la page 186, [traduction] « [l]e législateur ne poursuit jamais un objectif résolument, sans réserve et à tout prix ». Ainsi, la poursuite de l’objectif législatif ne justifie pas, à elle seule, la validité de la législation déléguée. Par exemple, dans Médicaments novateurs Canada c Canada (Procureur général), 2020 CF 725 au paragraphe 208, mon collègue le juge Michael Manson a rejeté une tentative d’invoquer l’objectif de la loi pour sauvegarder des dispositions réglementaires qui ne relèvent pas du mandat législatif :

Une interprétation qui peut être compatible avec un objectif du régime des médicaments brevetés, mais qui est incompatible avec le mandat du Conseil dans le cadre du régime de la Loi sur les brevets et qui va à l’encontre du sens ordinaire du « prix » auquel un médicament est « vendu » n’est pas raisonnable.

[83] Ainsi, la détermination de l’étendue du pouvoir délégué par le législateur ne peut pas reposer uniquement sur l’objectif de la loi. Il faut recourir aux outils habituels d’interprétation des lois, notamment le texte et l’économie de la loi.

[84] Commençons par le texte. La version anglaise de l’alinéa 73(1)f) est le fondement de la prétention du procureur général selon laquelle le législateur avait l’intention de déléguer un pouvoir circonscrit uniquement par son objectif, à savoir « to prevent, mitigate and control the spread of diseases » (prévenir, atténuer et contrôler la propagation des maladies). Toutefois, la version française, qui parle de « prophylaxie des maladies », dénote une idée légèrement différente. Dans larousse.fr, « prophylaxie » est défini comme suit : « ensemble des moyens médicaux mis en œuvre pour empêcher l’apparition, l’aggravation ou l’extension des maladies ». Ici, l’accent est mis non seulement sur les objectifs des mesures, mais aussi sur les moyens, c’est-à-dire des « moyens médicaux ». À mon avis, la version française est plus précise et plus compatible avec l’intention du législateur : R c Daoust, 2004 CSC 6 aux paragraphes 29 et 30, [2004] 1 RCS 217.

[85] Bien entendu, comme on l’a vu, ces concepts doivent être interprétés de manière large. Toutefois, ils ne sont pas sans limites. Par exemple, personne n’affirmerait que l’alinéa 73(1)f) habilite le gouvernement fédéral à mettre en place un régime de remplacement du revenu, simplement parce qu’un tel régime pourrait inciter les citoyens à rester chez eux, réduisant ainsi les contacts et le risque de transmission de la COVID-19. Ainsi, la prophylaxie des maladies ne constitue pas simplement un objectif que le gouvernement peut poursuivre par les moyens qu’il juge appropriés. Il s’agit de la description d’un sujet ou d’un domaine.

[86] En l’espèce, je n’ai pas besoin de fournir une définition abstraite ou exhaustive de ce sujet. En effet, il y a suffisamment d’indications dans la Loi sur les Indiens quant à ce que ce sujet n’englobe pas, et ces indications sont suffisantes pour conclure que le Règlement outrepasse le pouvoir conféré par sa loi habilitante.

[87] La première de ces indications est le fait élémentaire que la Loi sur les Indiens ne réglemente pas les élections coutumières ou, autrement dit, les élections tenues selon le droit autochtone. Comme je l’ai expliqué précédemment, la Loi sur les Indiens ne fait que reconnaître les lois autochtones concernant la sélection des dirigeants; elle n’habilite pas les Premières Nations à adopter de telles lois. Il serait donc surprenant que la Loi sur les Indiens accorde un pouvoir réglementaire sur un sujet qui excède sa portée. En d’autres termes, étant donné que le législateur s’est retiré de la réglementation de ces élections, on ne devrait pas, en l’absence de dispositions législatives explicites, considérer qu’il aurait autorisé le gouverneur en conseil à revenir sur le sujet.

[88] Deuxièmement, en ce qui concerne les élections régies par la Loi sur les Indiens, l’article 76 confère expressément au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des règlements, ce qui donne à penser que la réglementation des élections n’était pas considérée comme relevant du pouvoir réglementaire accordé en vertu du paragraphe 73(1) ni du pouvoir plus général, prévu au paragraphe 73(3), de « prendre des décrets et règlements en vue de l’application de la présente loi ». Ainsi, les élections constituent un sujet distinct de ceux qui sont mentionnés à l’article 73. Si la réglementation des élections tenues en vertu de la Loi sur les Indiens n’entre pas dans le champ d’application de l’article 73, les élections tenues en vertu du droit autochtone doivent a fortiori également être exclues.

[89] La troisième indication est la distinction faite dans la Loi sur les Indiens entre les questions de gouvernance et de gestion des terres. Les élections relèvent de la gouvernance, mais l’alinéa 73(1)f) confère un pouvoir lié à la gestion des terres. Cela est illustré par la distinction très importante que fait la Loi sur les Indiens entre les concepts de Première Nation (ou « bande ») et de réserve. Une Première Nation est un groupe d’individus. Une réserve est une parcelle de terrain. Chacune fait l’objet de différentes parties de la Loi sur les Indiens. Par exemple, les articles 18 à 41 et 53 à 60 traitent de divers aspects de la gestion des réserves, tandis que les articles 5 à 17 et 74 à 86 traitent de questions de gouvernance des Premières Nations, en particulier des effectifs, des élections et des pouvoirs de leurs conseils. Cette distinction est également établie dans les régimes d’autonomie gouvernementale plus récents. Voir, par exemple, la distinction entre les pouvoirs énumérés aux parties I et III de l’annexe III de la Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon, LC 1994, c 35.

[90] La distinction entre les questions de gouvernance et de gestion des terres est soulignée par le fait qu’un nombre non négligeable de Premières Nations, notamment Acho Dene Koe, n’ont pas de réserves. Ainsi, les dispositions de la Loi sur les Indiens concernant les réserves ne s’appliquent pas à elles. Pourtant, ces Premières Nations restent assujetties aux dispositions relatives à la gouvernance. En outre, de nombreux membres des Premières Nations résident en dehors des réserves. Depuis l’arrêt Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203 [Corbiere], de la Cour suprême du Canada, ces membres sont autorisés à voter aux élections des conseils. Pour cette raison, les Premières Nations organisent souvent des scrutins anticipés dans les centres urbains où réside un nombre important de leurs membres. Ainsi, les élections des Premières Nations se déroulent souvent à la fois dans les réserves et hors réserve, et ne sont parfois liées à aucune réserve.

[91] Pour ces raisons, il n’est pas possible que le législateur ait voulu qu’un pouvoir réglementaire qui ne s’applique qu’aux réserves englobe les questions de gouvernance, en particulier les élections. La portée de la plupart des pouvoirs accordés par le paragraphe 73(1), y compris le pouvoir de prendre des mesures en matière de prophylaxie des maladies mentionné à l’alinéa 73(1)f), est limitée aux réserves. Cela indique que le législateur considérait ces pouvoirs comme relevant de la gestion des terres, et non de la gouvernance.

[92] Je précise que ma conclusion selon laquelle le Règlement outrepasse le pouvoir conféré par sa loi habilitante ne dépend pas du fait que la Première Nation Acho Dene Koe n’a pas de réserve. L’absence de réserve serait certainement un facteur pertinent pour déterminer si une Première Nation a raisonnablement exercé le pouvoir que lui confère le Règlement. La dimension territoriale des pouvoirs énumérés à l’article 73 est plutôt une indication de la volonté du législateur d’accorder des pouvoirs réglementaires quant aux sujets habituellement attribués aux autorités locales, comme la réglementation de la circulation ou l’inspection des bâtiments. En fait, plusieurs des pouvoirs accordés au gouvernement fédéral en vertu de l’article 73 sont également accordés aux conseils des Premières Nations en vertu de l’article 81. Une Première Nation ne peut utiliser les pouvoirs accordés en vertu de l’article 81 pour réglementer les élections ou modifier une coutume électorale : Whalen, aux paragraphes 68 à 73. Étant donné la similitude entre les pouvoirs accordés en vertu des deux articles, la même restriction doit s’appliquer aux pouvoirs accordés en vertu de l’article 73.

[93] Le procureur général soutient que l’effet du Règlement sur les élections est simplement accessoire. Je ne peux pas être d’accord. Bien entendu, si le gouverneur en conseil prenait, en vertu de l’alinéa 73(1)f), un règlement prescrivant le port de masques dans les lieux publics des réserves, ce règlement pourrait accessoirement s’appliquer aux élections. Mais ce qui est en jeu en l’espèce est complètement différent. Le Règlement traite uniquement des élections. Par surcroît, il réglemente directement l’un des paramètres fondamentaux de la démocratie, à savoir la durée du mandat des élus. Le législateur ne peut avoir envisagé qu’une caractéristique aussi essentielle puisse être modifiée par un effet accessoire d’un règlement pris dans un but entièrement différent ou concernant un sujet entièrement différent.

(3) Les considérations politiques

[94] Au cours des plaidoiries, le procureur général a insisté sur la nature sans précédent de la pandémie de COVID-19 et a souligné le fait que le Règlement faisait partie des mesures décisives que le gouvernement a dû prendre pour protéger la santé et la sécurité des Canadiens. Dans la mesure où les élections impliquent des rassemblements publics et des interactions personnelles étroites, et compte tenu de la vulnérabilité accrue de nombreux membres des Premières Nations, du surpeuplement des maisons dans de nombreuses communautés et du manque d’installations de soins de santé dans les communautés éloignées, le gouvernement a estimé que le fait de permettre aux Premières Nations d’annuler ou de reporter des élections contribuerait à la lutte contre la pandémie.

[95] Je ne doute pas qu’il s’agisse de considérations politiques sérieuses. Elles n’ont cependant aucun rapport avec la question que je dois trancher. En effet, les considérations politiques ne font pas partie du cadre permettant de décider si un règlement outrepasse le pouvoir conféré par sa loi habilitante : Katz Group, aux paragraphes 27 et 28. Ainsi, il ne sert à rien que M. Bertrand soutienne que le Règlement aurait pu utiliser des mesures plus circonscrites pour atteindre son objectif. Inversement, il n’est pas utile que le procureur général insiste sur la nécessité de prendre des mesures strictes et rapides pour lutter contre la pandémie. La seule question que je dois trancher, je le répète, est celle de savoir si le pouvoir de prendre le Règlement découle de la Loi sur les Indiens.

[96] En un mot, le gouvernement me demande de tolérer l’exercice invalide d’un pouvoir parce qu’il y avait de bonnes raisons d’agir ainsi. Cela est tout simplement incompatible avec la primauté du droit, qui exige que l’exercice de tout pouvoir public tire sa source d’une règle de droit : Renvoi relatif à la sécession, au paragraphe 71. S’engager dans cette voie impliquerait que les tribunaux approuvent, après coup, une action gouvernementale illégale en raison de son caractère souhaitable d’un point de vue politique. Il n’y a rien de plus éloigné de la fonction judiciaire.

[97] De plus, si je devais m’aventurer sur ce terrain, je devrais sûrement tenir compte des objectifs politiques y faisant contrepoids, et surtout du principe démocratique qui sous-tend la constitution du Canada : Renvoi relatif à la sécession, au paragraphe 65. Pour les membres des nombreuses Premières Nations qui ont décidé de choisir leurs dirigeants par des moyens démocratiques, la capacité de voter constitue un intérêt fondamental : Corbiere, aux paragraphes 90 et 91, la juge L’Heureux-Dubé. Les mandats fixes ou d’une durée maximale sont une composante essentielle de la démocratie.

[98] Toutefois, l’établissement d’un équilibre entre des considérations politiques concurrentes relève de la responsabilité des élus, et non des juges. C’est pourquoi la validité de la législation déléguée ne dépend pas de l’évaluation par la Cour de ses mérites sur le plan politique : Katz Group, aux paragraphes 27 et 28. Cette distinction entre la validité et les justifications politiques va dans les deux sens : le fait que les règlements semblent être souhaitables d’un point de vue politique n’a aucune incidence sur leur validité. Il s’ensuit que si le Règlement n’est pas autorisé par la Loi sur les Indiens, les opinions du gouverneur en conseil concernant son caractère souhaitable ne le rendent pas valide.

[99] Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas là d’une question de pure forme. L’exigence que les pouvoirs délégués n’outrepassent pas le cadre de la délégation sert des objectifs importants. Elle favorise la responsabilité démocratique en garantissant le contrôle ultime du législateur sur les choix politiques. Dans certains cas, elle favorise également le respect de la manière dont le législateur a réparti les pouvoirs délégués entre différentes entités. Dans la présente affaire notamment, le législateur a décidé de reconnaître le droit électoral d’une catégorie de Premières Nations, au lieu de les assujettir au régime de la Loi sur les Indiens, ce qui leur confère un certain degré d’autonomie gouvernementale. Exiger que le gouverneur en conseil respecte les limites fixées par la Loi sur les Indiens permet de préserver cette autonomie.

(4) Autres arguments relatifs à la validité du Règlement

[100] Étant donné que je conclus que le Règlement outrepasse le pouvoir conféré par sa loi habilitante, je n’ai pas besoin d’examiner les autres arguments soulevés par M. Bertrand, notamment le conflit qu’il y aurait entre le Règlement et la coutume de la Première Nation Acho Dene Koe et le fait que le Règlement constituerait une subdélégation illégale de pouvoir.

D. Autres arguments relatifs à la validité de la prorogation du mandat

[101] Dans l’éventualité où il serait reconnu que le conseil de la Première Nation Acho Dene Koe a le pouvoir de proroger son propre mandat, M. Bertrand a fait valoir que l’exercice de ce pouvoir par le conseil, dans sa résolution du 14 septembre 2020, était illégal. Plus précisément, il soutient que le conseil avait l’obligation de consulter les membres de la Première Nation avant de prendre cette décision. Il fait également valoir que la décision de reporter l’élection de près d’un an était déraisonnable et disproportionnée, étant donné qu’il était possible de tenir une élection en toute sécurité dans les circonstances. Comme j’ai conclu que le conseil n’a pas le pouvoir de proroger son propre mandat, je n’ai pas à examiner ces arguments.

III. Dispositif

[102] Étant donné que l’élection aura lieu sous peu, il n’est pas nécessaire d’émettre un bref de mandamus ou d’annuler la décision de proroger le mandat du conseil. Il suffit en l’espèce de déclarer que le conseil n’avait pas le pouvoir de proroger son propre mandat et que l’article 4 du Règlement outrepasse le pouvoir conféré par sa loi habilitante.

[103] Le procureur général demande que toute déclaration de nullité que je pourrais prononcer soit suspendue pour une période de 90 jours. M. Bertrand insiste pour que la durée de la suspension ne soit pas supérieure à 30 jours. Je suis sensible aux répercussions du présent jugement non seulement sur le gouvernement fédéral, mais aussi sur les Premières Nations qui se sont prévalues des pouvoirs accordés par le Règlement et qui devront tenir des élections à court terme. D’autre part, je ne peux ignorer le fait que les membres de ces Premières Nations ont été illégalement privés de la possibilité de voter pour choisir leurs dirigeants. Je considère qu’une suspension de 60 jours donnera suffisamment de temps à toutes les parties concernées.

[104] Lors de l’audience, certaines parties ont présenté des observations sur les dépens. Ces observations étaient toutefois incomplètes. Il est préférable de donner aux parties une autre occasion de présenter leurs observations concernant les dépens en tenant compte de l’issue de la demande.


JUGEMENT dans le dossier T-1274-20

LA COUR STATUE que :

1. Le conseil de la Première Nation Acho Dene Koe n’avait pas le pouvoir de proroger son propre mandat.

2. L’article 4 du Règlement concernant l’annulation ou le report d’élections au sein de premières nations (prévention de maladies), DORS/2020-84, outrepasse le pouvoir conféré par sa loi habilitante et est invalide.

3. La présente déclaration de nullité est suspendue pendant 60 jours à compter de la date du présent jugement.

4. Le demandeur signifiera et déposera ses observations sur les dépens, qui ne doivent pas dépasser 10 pages, au plus tard 15 jours après la date du présent jugement.

5. Les défendeurs signifieront et déposeront leurs observations sur les dépens, qui ne doivent pas dépasser 10 pages, au plus tard 15 jours après le dépôt des observations du demandeur sur les dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T -1274-20

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

FLOYD BERTRAND c CONSEIL DE BANDE DE LA PREMIÈRE NATION ACHO DENE KOE, CHEF GENE HOPE, CONSEILLER JOE BERTRAND, CONSEILLER ROGER BERTRAND, CONSEILLÈRE IRENE MCLEOD, CONSEILLER ANGUS CAPOT-BLANC, CONSEILLER DENNIS NELSON, CONSEILLER DENNIS MCLEOD ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (ONTARIO), Edmonton (Alberta), Calgary (Alberta) ET VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 mars 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 1er AVRIL 2021

COMPARUTIONS :

Orlagh O’Kelly

Pour le demandeur

 

Madelaine Mackenzie

Pour les défendeurs

 

Glen Jermyn

Eve Coppinger

Pour le défendeur

(PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

Evan Duffy

POUR L’INTERVENANTE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Field Law

Avocats

Edmonton (Alberta)

Pour le demandeur

 

Power Law

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour les défendeurs

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

(PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

Parlee McLaws LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

POUR L’INTERVENANTE

 

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