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Date : 20210325


Dossier : T-1023-19

Citation : 2021 CF 259

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2021

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

MICHEL THIBODEAU

Demandeur/Requérant

et

ADMINISTRATION DE L’AÉROPORT INTERNATIONAL DE ST. JOHN’S

Défenderesse/Intimée

et

COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA

Intervenant

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Le demandeur, Michel Thibodeau (M. Thibodeau), a déposé une requête en application de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), dans laquelle il a demandé l’autorisation de déposer un mémoire en réplique. M. Thibodeau désire se pencher sur les quatre (4) questions soulevées par la défenderesse, l’administration de l’aéroport international de St. John’s (AAISJ), dans le mémoire déposé par cette dernière. Il souhaite également examiner l’inadmissibilité d’un enregistrement sonore déposé en preuve et qui aurait été obtenu à son insu. L’AAISJ s’oppose à ce que la Cour fasse droit à la requête.

[2] Voici un rappel des faits afin de mettre en contexte la présente requête. Le 21 juin 2019, M. Thibodeau a demandé à la Cour une réparation aux termes de l’article 77(1) de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. , 1985, ch. 31 [la Loi]. Il allègue que l’AAISJ ne s’est pas acquittée de l’obligation que lui impose la Loi et qu’elle a par conséquent porté atteinte à ses droits linguistiques. Le 17 janvier 2020, M. Thibodeau a déposé son dossier comprenant le mémoire des faits et du droit, composé de 30 pages. M. Thibodeau n’était pas représenté par un avocat lorsqu’il a déposé son dossier. L’AAISJ a déposé son dossier le 4 février 2020. Le 6 mars 2020, le Commissaire aux langues officielles (le Commissaire) a présenté une requête dans laquelle il demandait l’autorisation d’intervenir sur quatre (4) questions distinctes. Le 23 juillet 2020, le greffe de la Cour a reçu un avis de nomination d’un avocat pour le compte de M. Thibodeau. Le 27 août 2020, j’ai rendu la décision Thibodeau c Administration de l’aéroport international de St. John’s, 2020 CF 858 [Thibodeau], dans laquelle j’ai autorisé le Commissaire à intervenir sur deux (2) des quatre (4) questions. Le Commissaire a produit son mémoire le 25 septembre 2020. M. Thibodeau a présenté une requête en vue d’obtenir l’autorisation de déposer un mémoire en réplique le 18 décembre 2020.

II. Questions en litige

[3] La Cour est saisie des trois (3) questions suivantes :

(i) Quel est le critère applicable pour accorder l’autorisation de déposer un mémoire en réplique?
(ii) Le demandeur a-t-il satisfait au critère?
(iii) Quel est le montant des dépens, le cas échéant, à adjuger pour la requête?

III. Critère pour accorder l’autorisation de déposer un mémoire en réplique

[4] Les parties ne s’entendent pas sur la Règle à appliquer pour ce qui est d’accorder l’autorisation de déposer un mémoire en réplique et, par voie de conséquence, sur le critère applicable. M. Thibodeau prétend que l’article 312c) des Règles doit être appliqué, et ce, de manière souple et libérale afin de lui permettre de déposer le mémoire en réplique. L’article 312c) des Règles dispose qu’une partie peut, avec l’autorisation de la Cour, déposer un dossier complémentaire. L’AAISJ affirme que l’objet de l’article 312 des Règles est de permettre à une partie de déposer d’autres éléments de preuve factuels et non de présenter des arguments juridiques supplémentaires (voir : Federal Courts Practice citant Bayer Ag c Apotex Inc, [1998] A.C.F. No 1593, aux para 34-37, conf. par 2001 CAF 263). L’AAISJ soutient que l’article 55 des Règles s’applique et qu’il oblige la partie qui présente la requête à prouver l’existence de circonstances spéciales. L’article 55 des Règles est libellé ainsi :

55 Dans des circonstances spéciales, la Cour peut, dans une instance, modifier une règle ou exempter une partie ou une personne de son application.

55 In special circumstances, in a proceeding, the Court may vary a rule or dispense with compliance with a rule.

[5] Je conviens avec l’AAISJ que, puisqu’il n’est pas question de mémoire en réplique dans les Règles, l’article 55 est le moyen par lequel le demandeur peut déposer un tel mémoire. Par conséquent, M. Thibodeau doit démontrer l’existence de circonstances spéciales pour pouvoir déposer un mémoire en réplique.

[6] L’état actuel de la jurisprudence indique que lorsqu’une réplique écrite n’est pas prévue par les Règles, on s’attend à ce que la réplique soit présentée oralement lors d’une audition (Deigan c. Canada (Conseil du Trésor), [2000] A.C.F. 134 au para 2 (CAF)). L’AAISJ prétend que le critère des circonstances spéciales établit un [traduction] « seuil élevé » pour qu’un tribunal autorise un mémoire en réplique (Bell Canada v 7262591 (26 octobre 2016), dossier A-51-16, le juge Boivin, à la page 2). Je suis du même avis. Le critère à satisfaire est donc un critère de circonstances spéciales rigoureux.

IV. Circonstances spéciales pour déposer un mémoire en réplique

A. Thèse du demandeur

[7] M. Thibodeau s’appuie sur le paragraphe 13 de la décision Thibodeau, dans laquelle j’ai écrit ceci : « Étant donné qu’il est maintenant représenté, il n’est pas nécessaire que le commissaire intervienne sur cette question de dommages-intérêts. » Il prétend que maintenant qu’il a un avocat, il est mieux placé pour traiter de la question des dommages-intérêts prévue à l’article 77(4) de la Loi. Un mémoire en réplique permettrait selon lui de le faire. Il soutient également que les observations orales sont insuffisantes pour examiner les questions juridiques importantes et complexes de protection des droits linguistiques.

[8] M. Thibodeau ajoute qu’il est dans l’intérêt de la justice qu’on lui permette de faire valoir son argumentaire juridique concernant l’admissibilité d’un enregistrement sonore. Il prétend que pendant son contre-interrogatoire, l’avocat de l’AAISJ a diffusé l’enregistrement d’une conversation entre lui-même (l’avocat) et M. Thibodeau; or, M. Thibodeau soutient qu’il ne savait pas qu’il était enregistré lorsque cet enregistrement a eu lieu. M. Thibodeau s’appuie sur les articles 7.2-1 et 7.2-3 du Code de déontologie du Barreau de l’Ontario (le Code du Barreau de l’Ontario). L’article 7.2-1 est rédigé ainsi : « L’avocat fait preuve de courtoisie, de politesse et de bonne foi dans tous ses rapports avec les personnes avec lesquelles il entre en contact dans le cadre de ses activités professionnelles. » L’article 7.2-3 est rédigé ainsi : « L’avocat ne doit utiliser aucun appareil pour enregistrer une conversation avec des clients ou d’autres praticiens juridiques sans en avoir d’abord prévenu les personnes intéressées, alors même que l’enregistrement serait en soi légal. »

B. Thèse de la défenderesse

[9] L’AAISJ affirme que M. Thibodeau n’a pas démontré qu’il existait des circonstances spéciales justifiant un mémoire en réplique. Elle fait valoir que M. Thibodeau a l’habitude de ne pas retenir d’avocat et qu’il connaît très bien les processus et les règles de la Cour. Elle prétend que M. Thibodeau, lorsqu’il agissait pour son propre compte, avait soumis à la Cour une requête en vertu des articles 55 et 312 des Règles et qu’il aurait pu soumettre cette requête sans l’aide d’un avocat. De plus, M. Thibodeau a été partie à des dizaines de dossiers publiés et en a remporté beaucoup sans avoir retenu d’avocat. J’ai mentionné certaines de ces décisions aux paragraphes 12 et 13 de la décision Thibodeau; il n’est pas utile de les répéter ici.

[10] L’AAISJ fait remarquer, avec raison, que la requête de M. Thibodeau n’indique nullement ce qu’il propose d’inclure dans le mémoire en réplique et qu’il est donc impossible pour elle de savoir quelles autres questions il pourrait soulever. Elle souligne à juste titre qu’elle n’a soulevé aucune nouvelle question dans le mémoire des faits et du droit qu’elle a présenté en réponse. L’AAISJ affirme que le paragraphe 13 de la décision Thibodeau ne peut pas être considéré comme une invitation à soumettre des arguments juridiques supplémentaires.

[11] Enfin, l’AAISJ soutient que c’est seulement lors du dépôt de la présente requête qu’elle a pris connaissance de l’objection à l’enregistrement de décembre 2020. Elle mentionne que M. Thibodeau ne s’est pas opposé à l’utilisation de cet élément de preuve lors du contre-interrogatoire et que ses avocats ne s’y sont pas opposés lorsqu’ils ont accepté de se charger de son dossier. L’AAISJ ajoute que l’article 7.2-3 du Code du Barreau de l’Ontario n’a pas été enfreint puisque cet article exige un préavis avant la création d’un enregistrement sonore pour les conversations entre un avocat et deux (2) catégories de personnes : le client de l’avocat ou un autre praticien du droit. Elle prétend que M. Thibodeau n’appartient à aucune de ces catégories.

C. Discussion

[12] Il ressort des éléments de preuve que M. Thibodeau a très souvent agi pour son propre compte, qu’il connaît les processus de la Cour et qu’il a obtenu gain de cause par le passé lorsqu’il a rédigé des argumentaires juridiques sur des questions semblables. De plus, les « nouvelles » questions prétendument soulevées par l’AAISJ ne sont pas nouvelles en réalité. M. Thibodeau les a abordées indirectement dans son mémoire des faits et du droit.

[13] M. Thibodeau aurait facilement pu s’opposer à l’enregistrement lors de son contre-interrogatoire ou, par la suite, lorsqu’il a consulté un avocat. Les inquiétudes de M. Thibodeau quant à la conduite alléguée de l’avocat de l’AAISJ relèvent du Barreau de l’Ontario et non des tribunaux, surtout compte tenu du nombre d’années qu’a attendu M. Thibodeau pour soulever son objection et des répercussions possibles sur le choix d’avocat de l’AAISJ.

V. Dépens

[14] L’AAISJ demande le rejet de la requête avec des dépens majorés s’élevant au total à 2 650 $. Elle demande que les dépens soient fixés en fonction de l’échelon supérieur de la colonne V (11 unités à 150 $ chacune, soit 1 650 $ au total), plus une somme forfaitaire de 1 000 $ pour couvrir les frais associés aux nombreuses demandes de conférences de gestion de l’instance formulées par M. Thibodeau. L’AAISJ fait valoir que le montant total des dépens est justifié compte tenu des étapes inappropriées, vexatoires et inutiles accomplies par M. Thibodeau dans le cadre de l’instance. M. Thibodeau s’oppose à l’adjudication de dépens.

[15] Je suis d’avis que l’allégation d’inconduite formulée tardivement à l’encontre de l’avocat de l’AAISJ constitue une attaque injustifiée dont le but est de perturber davantage le déroulement de l’instance. M. Thibodeau connaît extrêmement bien le processus judiciaire. Toute plainte à l’égard de l’AAISJ aurait dû être faite il y a longtemps et non à ce stade avancé des procédures judiciaires. Je suis également d’avis que M. Thibodeau, qui n’en est pas à son premier litige, comprend très bien l’occasion qui s’offre à lui si un tribunal devait autoriser un mémoire en réplique dans ces circonstances. Il revient aux tribunaux de ne pas tolérer de tels abus de procédures et de ne pas permettre à une partie de se donner un avantage en restant les bras croisés et en attendant le dernier moment pour présenter ce genre de requête.

[16] Dans ces circonstances, je suis d’accord avec l’AAISJ. M. Thibodeau a formulé de nombreuses demandes de conférences de gestion de l’instance afin d’obtenir l’autorisation de déposer un mémoire en réplique. Il savait, ou aurait dû savoir, tout au long du processus, qu’une requête était nécessaire. Ses ruses ont fait perdre du temps à la Cour et ont entraîné des coûts inutiles pour l’AAISJ.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1023-19

LA COUR ORDONNE le rejet de la requête du demandeur en vue d’obtenir l’autorisation de déposer un mémoire en réplique. Le demandeur devra verser des dépens de 2 650 $ à la défenderesse.

“B. Richard Bell”

Juge


ANNEXE

Règles des cours fédérales, DORS/98-106

Federal Court Rules, SOR/98-106

Modification de règles et exemption d’application

Varying rule and dispensing with compliance

55 Dans des circonstances spéciales, la Cour peut, dans une instance, modifier une règle ou exempter une partie ou une personne de son application.

55 In special circumstances, in a proceeding, the Court may vary a rule or dispense with compliance with a rule.

Dossier complémentaire

Additional Steps

Une partie peut, avec l’autorisation de la Cour :

With leave of the Court, a party may

[...]

[...]

c) déposer un dossier complémentaire.

(c) file a supplementary record.

Barreau de l’Ontario, Code de déontologie

Law Society of Ontario, Rules of Professional Conduct

Courtoisie et bonne foi

Courtesy and Good Faith

7.2-1 L’avocat fait preuve de courtoisie, de politesse et de bonne foi dans tous ses rapports avec les personnes avec lesquelles il entre en contact dans le cadre de ses activités professionnelles.

7.2-1 A lawyer shall be courteous, civil, and act in good faith with all persons with whom the lawyer has dealings in the course of their practice.

7.2-3 L’avocat ne doit utiliser aucun appareil pour enregistrer une conversation avec des clients ou d’autres praticiens juridiques sans en avoir d’abord prévenu les personnes intéressées, alors même que l’enregistrement serait en soi légal.

7.2-3 A lawyer shall not use any device to record a conversation between the lawyer and a client or another legal practitioner, even if lawful, without first informing the other person of the intention to do so.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1023-19

 

INTITULÉ :

MICHEL THIBODEAU et ADMINISTRATION DE L’AÉROPORT INTERNATIONAL DE ST. JOHN’S et COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA

 

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties

Ordonnance et motifs :

Le juge Bell

 

DATE :

LE 25 MARS 2021

 

PAR ÉCRIT :

Ronald F. Caza

Marie-Pier Dupont

 

POUR LE DEMANDEUR/REQUÉRANT

 

Michael Shortt

Amy Tang

 

Pour la défenderesse/INTIMÉE

 

Élie Ducharme

Geneviève Tremblay-Tardif

 

POUR L’INTERVENANT

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caza Saikaley s.r.l./LLP

Ottawa (Ontario)

Pour la demanderesse

 

Fasken Martineau DuMoulin

S.E.N.C.R.L., s.r.l

Montréal (Québec)

 

Pour la défenderesse

 

Commissariat aux langues officielles du Canada

POUR L’INTERVENANT

 

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