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Date : 20210305


Dossier : T‑2046‑12

Référence : 2021 CF 207

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 mars 2021

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC., BELL MOBILITÉ INC. ET QUÉBECOR MEDIA INC.

demanderesses / défenderesses reconventionnelles

et

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE (ALIAS SOCAN)

défenderesse / demanderesse reconventionnelle

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C‑42 [Loi sur le droit d’auteur] établit un processus détaillé par lequel les œuvres des artistes sont protégées et les redevances perçues et versées.

[2] Les demanderesses sont des sociétés canadiennes qui offrent des services de communication mobile au Canada : Rogers Communications Partnership [Rogers], Bell Mobilité Inc. [Bell] et Québecor Media Inc. [Québecor]. Québecor est propriétaire de la société de télécommunications Vidéotron, qui participe aux services filaires et sans fil de Québecor.

[3] La défenderesse, la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique [SOCAN] est une organisation à but non lucratif constituée aux termes de la Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif, LC 2009, c 23, et une société de gestion au sens de l’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur. La SOCAN s’occupe d’octroyer des licences pour l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication au Canada d’œuvres musicales ou dramatico‑musicales.

[4] Dans la présente action, les demanderesses cherchent à recouvrer les redevances qu’elles ont versées pendant dix ans à la SOCAN pour la transmission de sonneries contenant des œuvres musicales relevant du répertoire de cette dernière et ayant été téléchargées sur les appareils mobiles de leurs clients. La SOCAN réclame, dans une demande reconventionnelle, les redevances sur les sonneries que les demanderesses refusent de payer.

II. La preuve

[5] L’historique des procédures entre les parties est long et alambiqué. Heureusement, une grande partie de la preuve soumise au procès provenait d’un exposé conjoint des faits et d’un recueil de documents.

[6] Dans la présente décision, je décrirai en premier lieu les faits admis, puis les points de discorde y afférents, suivis de mon analyse des questions litigieuses et de mes conclusions.

A. Faits admis

[7] La SOCAN possède les droits d’exécution et de communication sur le répertoire mondial des œuvres musicales protégées par des droits d’auteur au Canada et/ou administre ces droits. Les titulaires de droits canadiens qui pourraient avoir droit à des redevances pour l’exécution ou la communication d’œuvres musicales peuvent devenir membres de la SOCAN et lui céder leurs droits. Par ailleurs, du fait des accords réciproques qu’elle conclut avec des organisations semblables dans d’autres pays, la SOCAN contrôle et administre au Canada les droits d’exécution et de communication à l’égard de toutes ou de presque toutes les œuvres musicales contenues dans le répertoire mondial des œuvres musicales protégées par des droits d’auteur.

(1) Sonneries

[8] Une sonnerie désigne un fichier numérique contenant l’ensemble d’une œuvre musicale ou une partie importante de celle‑ci. La sonnerie, stockée dans la mémoire d’un appareil mobile tel un téléphone cellulaire, est censée être diffusée par l’appareil mobile pour indiquer un appel ou un message entrant.

[9] Voici comment fonctionnent les services des demanderesses en ce qui concerne la vente et la livraison de sonneries :

  • a) une demanderesse met à la disposition des abonnés de son service une sélection de sonneries;

  • b) les abonnés individuels peuvent sélectionner, payer et télécharger une ou des sonneries que le service met à leur disposition et qui sont ensuite téléchargées sur leur téléphone mobile;

  • c) la sonnerie peut alors être diffusée sur l’appareil mobile de l’abonné pour indiquer un appel ou un message texte entrant.

(2) Tarifs - Généralités

[10] La Commission du droit d’auteur est l’organe réglementaire établi par la Loi sur le droit d’auteur pour homologuer des tarifs, tels que ceux régissant le paiement des redevances à la SOCAN, notamment pour l’exécution publique ou la communication au public par télécommunication au Canada d’œuvres musicales.

[11] Aux termes de l’article 67.1 de la Loi sur le droit d’auteur (en sa version de l’époque), la SOCAN dépose auprès de la Commission des projets de tarifs relatifs aux droits de licence (ou redevances) devant être versés par les utilisateurs d’œuvres musicales qui exécutent en public ou communiquent au public par télécommunication des œuvres musicales relevant du répertoire de la SOCAN. Les projets de tarifs de cette dernière sont soumis à l’examen et à l’approbation de la Commission; une fois que celle‑ci les approuve et les homologue, ils sont publiés dans la Gazette du Canada.

(3) Tarif 24 (2003‑2005)

[12] Le tarif 24 est le nom donné au tarif des redevances de la SOCAN pour l’utilisation d’œuvres musicales dans les sonneries.

[13] La SOCAN a déposé devant la Commission, aux termes du paragraphe 67.1(1) de la Loi sur le droit d’auteur, le projet de tarif 24 à l’égard des sonneries pour chacune des années 2003, 2004 et 2005 [tarif 24 (2003‑2005)].

[14] Certaines des demanderesses ont déposé (avec d’autres) devant la Commission, aux termes du paragraphe 67.1(5) de la Loi sur le droit d’auteur, des oppositions écrites aux projets de tarifs pour les mêmes années.

[15] La Commission a convoqué une audience concernant le tarif 24 (2003‑2005). Bell y a participé en tant qu’opposante, tout comme l’association de l’industrie des services sans fil, l’Association canadienne des télécommunications sans fil [ACTS]. Rogers est membre de cette association.

[16] Cette audience est à l’origine de la première décision sur les sonneries rendue par la Commission le 18 août 2006 [décision sur le tarif 24 (2003‑2005)], dans laquelle celle‑ci a déterminé la redevance à verser à la SOCAN par les fournisseurs de services qui offraient des sonneries entre 2003 et 2005.

[17] Dans sa décision sur le tarif 24 (2003‑2005), la Commission a conclu que la transmission d’une sonnerie constituait une communication de l’œuvre musicale au public par télécommunication, au sens de l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur, si bien qu’une licence devait être obtenue de la SOCAN et des redevances lui être versées.

[18] Le 18 août 2006, la Commission a homologué le tarif 24 pour les années 2003 à 2005 aux termes du paragraphe 68(3) de la Loi sur le droit d’auteur. Le tarif fixait le taux de redevances à 6 % du prix payé pour une sonnerie, sous réserve d’une redevance minimale de 0,06 $ par sonnerie.

[19] Trois des opposantes à l’instance de la Commission sur le tarif 24 (2003‑2005), y compris Bell et l’ACTS, ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision d’homologation de la Commission.

[20] Dans une lettre du 17 novembre 2006 rédigée par M. Howard Slawner, directeur des affaires réglementaires chez Rogers [lettre Slawner], la SOCAN a été avisée que Rogers réclamerait le remboursement de toutes les redevances versées au titre du tarif 24 (2003‑2005) si elle avait gain de cause lors du contrôle judiciaire ou remportait un appel subséquent. Des extraits pertinents de la lettre Slawner sont reproduits ci‑dessous.

[traduction]

Conformément à la décision de la Commission du droit d’auteur du Canada sur le tarif 24 de la SOCAN datée du 18 août 2006, veuillez trouver ci‑joint le paiement par Rogers Wireless Inc’s de la redevance sur les sonneries, qui s’élève à 1 697 324,67 $. Ce montant couvre la période allant du 1er janvier 2003 au 30 septembre 2006 et comprend les intérêts au taux établi par la Commission du droit d’auteur ainsi que la TPS. Ce paiement est fait au nom de Rogers Wireless et de FIDO.

Rogers continue de s’efforcer de collecter toutes les données nécessaires pour calculer correctement son paiement des redevances. Nous sommes convaincus que les calculs que nous avons utilisés pour parvenir au paiement ci‑joint sont pour l’essentiel corrects, mais il demeure possible que nous devions apporter des corrections, à la hausse ou à la baisse. Rogers effectue le paiement conformément à la décision de la Commission, mais nous nous réservons le droit d’apporter les ajustements nécessaires aux paiements à venir de droits d’auteur, le cas échéant.

Ce paiement est conforme aux modalités du tarif no 24 homologué ‑ Sonneries datées du 19 août 2006. Cependant, comme vous le savez, la décision par laquelle la Commission du droit d’auteur a homologué ce tarif est actuellement visée par une demande de contrôle judiciaire devant la Cour d’appel fédérale. Si la demande, ou tout autre appel interjeté contre cette décision, devait aboutir, la SOCAN remboursera tous les paiements de redevances effectués au titre du tarif, y compris les intérêts au même taux établi par la Commission dans le tarif. Rogers se réserve également le droit de compenser tout montant que lui doit la SOCAN par d’autres paiements de redevances versés à la SOCAN par le groupe de sociétés Rogers.

[21] Les opposantes, dont la demande a été instruite par la Cour d’appel fédérale en octobre 2007, faisaient valoir que la transmission à un appareil mobile d’une sonnerie contenant une partie d’une œuvre musicale ne constituait pas une communication au public par télécommunication de cette œuvre musicale, au sens de l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur [la question du téléchargement des sonneries].

[22] Le 9 janvier 2008, la Cour d’appel fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire et confirmé la décision de la Commission : Association canadienne des télécommunications sans fil c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2008 CAF 6 [ACTS]. La Cour d’appel fédérale a estimé que la Commission avait eu raison de conclure que la transmission d’une sonnerie musicale constituait une communication de l’œuvre musicale au public par télécommunication et qu’elle tombait à ce titre sous le coup de l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur.

[23] Le 18 septembre 2008, la Cour suprême du Canada a rejeté la demande des opposantes de se pourvoir en appel de l’arrêt ACTS.

(4) Tarif 24 (2006‑2013)

[24] La SOCAN a déposé devant la Commission, aux termes du paragraphe 67.1(1) de la Loi sur le droit d’auteur, le projet de tarif 24 pour les sonneries relativement à chacune des années 2006 à 2010. Pour chacune de ces années, elle a proposé d’augmenter à 10 % le taux de redevances de 6 % précédemment homologué par la Commission.

[25] Toutes les demanderesses ont déposé (avec d’autres) devant la Commission, aux termes du paragraphe 67.1(5) de la Loi sur le droit d’auteur, des oppositions écrites au projet de tarif 24 pour les mêmes années.

[26] Le 17 octobre 2008, l’avocat de la SOCAN a demandé par écrit à la Commission de fixer un calendrier en vue de la tenue d’une audience d’examen du tarif 24 pour les années 2006 à 2009.

[27] Le 22 octobre 2008, Me Suzanne Morin, avocate de Bell, a indiqué par écrit à la Commission que certaines opposantes et la SOCAN voulaient tenter de régler à l’amiable certaines parties du projet de tarif 24 sur les sonneries et sonneries d’attente pour les années 2006 à 2009.

[28] Le 22 mai 2009, Me Morin a confirmé par écrit à la Commission que la SOCAN et les opposantes étaient parvenues à [traduction] « une entente de principe sur les sonneries pour les années 2006‑2013 » et avaient accepté aussi de prolonger de 2006 à 2013 la période visée par l’entente.

[29] En janvier 2010, la SOCAN et les demanderesses (ainsi que d’autres) ont conclu une entente sur les modalités du tarif 24 pour les années 2006‑2013 [l’entente de 2010]. Cette entente avait pour objet de régler une étape d’une instance réglementaire devant la Commission, notamment concernant le taux de redevances sur les sonneries.

[30] Compte tenu de sa pertinence au regard des questions litigieuses, le corps de l’entente est reproduit ci‑dessous dans son intégralité :

[traduction]

ATTENDU QUE

La Commission du droit d’auteur du Canada (la Commission) a homologué en dernier lieu le tarif 24 de la SOCAN à l’égard des sonneries pour les années 2003 à 2005, comme indiqué à l’annexe A (le tarif approuvé);

La Commission a homologué le tarif approuvé en se basant notamment sur les redevances versées sur le marché canadien des droits de reproduction à l’égard des sonneries musicales;

Les redevances versées sur le marché canadien des droits de reproduction à l’égard des sonneries musicales ont diminué;

Les parties conviennent que le marché canadien des sonneries d’attente musicales est infime et qu’il ne se prête pas à une analyse rigoureuse de l’évaluation des droits d’auteur pour le moment;

La SOCAN a déposé devant la Commission, aux termes du paragraphe 67.1(1) de la Loi sur le droit d’auteur (la Loi), un projet de tarif 24 à l’égard des sonneries et des sonneries d’attente pour les années 2006 à 2010 (le projet de tarif);

Toutes les opposantes ou certaines d’entre elles ont déposé devant la Commission, des oppositions écrites au projet de tarif aux termes du paragraphe 67.1(5) de la Loi;

Les parties sont parvenues à une entente sur les modalités du tarif 24 pour la période allant de 2006 à 2013 et souhaitent voir ce tarif approuvé et homologué par la Commission conformément à leur entente, telle qu’elle figure aux présentes.

PAR CONSÉQUENT, LES PARTIES CONVIENNENT DE CE QUI SUIT :

1. La structure du tarif, les taux de redevances et les modalités du tarif 24 de la SOCAN pour la période allant du 1er janvier 2006 au 31 décembre 2010 sont ceux qui figurent en annexe B.

2. Les opposantes retireront leurs oppositions au tarif 24 pour les années 2006 à 2010 et les parties demanderont conjointement à ce que la Commission homologue le tarif conformément à l’annexe B.

3. La SOCAN déposera, au plus tard le 31 mars 2010, le tarif 24 pour les années 2011 à 2013 inclusivement, en tenant compte de [l’annexe B], et le soumettra à l’approbation de la Commission conformément aux exigences de la Loi. Pour autant que la SOCAN respecte la présente entente, les opposantes ne déposeront aucune opposition au projet de tarif pour les années 2010 à 2013 et les parties demanderont conjointement à la Commission d’homologuer le tarif pour cette période conformément à l’annexe B.

4. Les parties signeront et remettront les documents et comparaîtront devant la Commission dans la mesure où cela est raisonnablement nécessaire pour appuyer le tarif 24 et le faire approuver par la Commission pour la période allant de 2006 à 2013, comme le prévoit la présente entente. Si la Commission refuse cette demande conjointe d’approbation du tarif présentée par les parties, la présente entente sera frappée de nullité.

5. Les parties reconnaissent et conviennent que :

a. Rien dans la présente entente ne porte atteinte aux droits des parties à l’égard de toute période ultérieure à celle visée aux présentes ou de toutes utilisations d’œuvres musicales autres que celles envisagées aux présentes;

b. Rien dans la présente entente ne constitue un aveu par les parties concernant la valeur des droits de communication dans les œuvres musicales diffusées par les sonneries et les sonneries d’attente ou quant aux redevances payables à l’égard de ces droits pour toute période subséquente à l’année 2013;

c. Les parties seront ensuite libres d’adopter les positions et de présenter les éléments de preuve ou les arguments qu’elles jugeront utiles quant à la valeur ou aux redevances payables à la SOCAN pour toute période postérieure à celle visée aux présentes.

Cette clause survivra à la résiliation de la présente entente.

6. La présente entente lie les parties aux présentes ainsi que leurs successeurs et ayants droit respectifs.

[31] L’entente de 2010 a maintenu le taux de redevances à 6 % pour la période allant du 1er janvier 2006 au 30 juin 2009, le faisant passer à 5 % pour la période allant du 1er juillet 2009 à la fin du terme le 31 décembre 2013. La SOCAN a ensuite déposé devant la Commission le tarif 24 pour les années 2011 à 2015, conformément à l’entente de 2010.

[32] La SOCAN et les demanderesses ont soumis l’entente de 2010 à la Commission le 7 juin 2010 et lui ont demandé d’approuver et d’homologuer le tarif 24 pour les années 2006 à 2013, conformément aux conditions de l’entente.

[33] Dans sa décision datée du 29 juin 2012, la Commission a approuvé l’entente de 2010 et homologué le tarif 24 en la forme qu’elle stipulait, pour la période allant du 1er janvier 2006 au 31 décembre 2013 [tarif 24 (2006‑2013)].

[34] Le 30 juin 2012, le tarif 24 (2006‑2013) homologué a été publié dans la Gazette du Canada.

[35] Aucune partie n’a sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la Commission sur le tarif 24 (2006‑2013) datant du 29 juin 2012.

(5) Paiements du tarif 24 par les demanderesses

[36] Entre le 14 novembre 2006 et le 12 juillet 2012, les demanderesses ont versé à la SOCAN des paiements totalisant 6 852 563 $, conformément au tarif 24 :

  • a) Rogers : 4 251 005 $;

  • b) Bell : 2 586 772 $;

  • c) Québecor/Vidéotron : 14 786 $.

[37] Comme nous l’évoquons plus loin, les demanderesses contestent l’applicabilité des droits de la SOCAN au titre de la Loi sur le droit d’auteur à l’égard du téléchargement d’œuvres musicales dans le contexte des instances portant à la fois sur le tarif 22 et le tarif 24.

(6) Répartition des paiements de redevances

[38] Les paiements de redevances reçus par la SOCAN au titre du tarif 24 sont affectés à un fonds de répartition propre à ce tarif. Une fois déduits les frais généraux, la SOCAN distribue les redevances à ses membres et aux sociétés étrangères affiliées, conformément aux Règles de répartition de la SOCAN.

[39] Les répartitions par la SOCAN des redevances sur les sonneries sont décalées d’un certain nombre de mois à compter de la date d’exécution. Par exemple, les répartitions effectuées au quatrième trimestre de l’année se rapportent à des exécutions remontant au premier trimestre de cette année‑là.

[40] Il arrive que la SOCAN gèle, en tout ou en partie, la distribution à même un fonds de répartition si un litige survient à l’égard des redevances. S’agissant du fonds des redevances sur les sonneries, lorsque la décision de la Commission sur le tarif 24 (2003‑2005) a fait l’objet d’un contrôle judiciaire, les demanderesses (ainsi que d’autres titulaires de licences au titre du tarif 24) ont continué de verser des redevances aux termes du tarif tel qu’il a été homologué, mais la SOCAN en a gelé la répartition.

[41] À la suite du rejet par la Cour suprême du Canada, le 18 septembre 2008, de la demande de se pouvoir en appel de la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt ACTS, la SOCAN a levé le gel des redevances sur les sonneries. En novembre 2009, elle a distribué 9 474 580 $ en redevances accumulées sur les sonneries à ses membres canadiens et sociétés étrangères affiliées pour qu’elles les distribuent à leurs membres respectifs.

[42] Entre novembre 2009 et août 2012, la SOCAN a distribué des redevances supplémentaires sur les sonneries s’élevant à 3 246 314 $.

[43] La SOCAN a de nouveau gelé la distribution à même le fonds de redevances sur les sonneries lorsque les demanderesses ont demandé à la Commission d’annuler le tarif 24 en août 2012 (comme nous le verrons plus loin). Ainsi, 300 000 $ des revenus nets liés au fonds de répartition des redevances sur les sonneries n’ont pas encore été distribués.

(7) Tarif 22

[44] Le tarif 22 est un tarif distinct par lequel la SOCAN a fixé les redevances pour d’autres utilisations d’œuvres musicales sur Internet. Pendant la période allant de 1996 à 2006, elle a déposé une série de projets de tarifs (intitulés 22.A à 22.G) de redevances à verser pour la transmission d’œuvres musicales sur Internet ou un réseau numérique semblable (y compris les réseaux mobiles).

[45] Le 18 octobre 2007, la Commission a rendu sa décision à l’égard du tarif 22.A pour la période allant de 1996 à 2006 et l’a homologué pour ces années‑là. Le tarif 22.A fixe les redevances à payer lorsque des œuvres musicales sont téléchargées ou diffusées en continu sur Internet ou sur un réseau mobile. La Commission a estimé que le téléchargement d’une œuvre musicale sur Internet ou d’autres réseaux constituait une communication au public par télécommunication, au sens de l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur, tout comme la diffusion simultanée d’œuvres musicales à des abonnés individuels (c’est‑à‑dire « des transmissions point à point »).

[46] Certaines des demanderesses, et d’autres opposantes ont présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision d’homologation du tarif 22.A de la Commission devant la Cour d’appel fédérale. Dans cette demande, les demanderesses soutenaient que le téléchargement d’une œuvre musicale n’était pas une communication au public par télécommunication, au sens de l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur.

[47] Le 25 octobre 2008, la Commission a rendu sa décision à l’égard des tarifs 22.B à 22.G pour la période allant de 1996 à 2006 et les a homologués pour ces années‑là. Elle a ainsi estimé que le téléchargement d’un jeu vidéo contenant une œuvre musicale ou une partie importante de celle‑ci était une communication de cette œuvre au public par télécommunication au sens de l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur, comme dans sa décision sur le tarif 22.A rendue l’année précédente.

[48] L’Entertainment Software Association [ESA] et l’Association canadienne du logiciel de divertissement [ALD] ont présenté devant la Cour d’appel fédérale une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission a homologué les tarifs 22.B à 22.G. Dans leur demande, l’ESA et l’ALD soutenaient que le téléchargement d’un jeu vidéo contenant une œuvre musicale ou une partie importante d’une œuvre musicale ne constituait pas une communication de cette œuvre au public par télécommunication au sens de l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur.

[49] En mai 2010, les demandes de contrôle judiciaire concernant les décisions de la Commission sur le tarif 22.A et les tarifs 22.B à 22.G ont été instruites conjointement par la Cour d’appel fédérale.

[50] Le 2 septembre 2010, la Cour d’appel fédérale a statué sur les demandes de contrôle judiciaire visant les décisions de la Commission. Elle a rejeté les demandes et confirmé les décisions de la Commission : Entertainment Software Association c. Canada (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique), 2010 CAF 221, et Shaw Cablesystems G.P. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2010 CAF 220.

[51] Le 24 mars 2011, la Cour suprême du Canada a fait droit aux demandes d’autorisation de se pourvoir en appel des décisions rendues par la Cour d’appel fédérale sur le tarif 22.A et les tarifs 22.B à 22.G. Les appels ont été instruits conjointement le 6 décembre 2011.

[52] Dans le mémoire qu’elle a déposé devant la Cour suprême du Canada le 9 septembre 2011 (incorrectement daté du 8 septembre 2012) [mémoire de la SOCAN], la SOCAN soutenait que si la Cour statuait en faveur des appelantes (comme elle a fini par le faire), la décision concernerait également le téléchargement de sonneries visées par le tarif 24, le tarif en cause en l’espèce. Des extraits pertinents du mémoire en question sont reproduits ci‑dessous.

[traduction]

52. Les arguments avancés par les appelantes vont à l’encontre de ces principes d’interprétation; s’ils étaient retenus, non seulement ils éroderaient les droits des titulaires de droits d’auteur à une compensation pour la communication de leurs œuvres, mais ils élimineraient en fait à plusieurs égards importants leur droit à une telle compensation pour les utilisations présentes et futures de leurs œuvres musicales. En fait, toutes les œuvres présentes et futures protégées par des droits d’auteur qui sont transmises sur Internet sans aboutir à une écoute ou à un visionnement immédiat dès la réception seraient exclues de la protection prévue à l’alinéa 3(1)f).

53. Cette restriction étendue s’appliquerait non seulement aux œuvres musicales de la SOCAN, mais à tous les types d’œuvres protégées aux termes de la Loi, y compris les œuvres littéraires (comprenant des programmes informatiques), musicales, artistiques et dramatiques (comprenant des films et des programmes télévisés). Dans le cas de la SOCAN, aucun fondement juridique ne l’autoriserait à conserver ou à continuer de percevoir des redevances pour la transmission Internet d’œuvres musicales au moyen de services de téléchargement populaires comme iTunes, Puretracks, Napster et ArchambaultZiq au titre du tarif 22.A, de sonneries au titre du tarif 24 et d’autres téléchargements audio et audiovisuels actuellement visés par les tarifs 22.B‑G.

54. De plus, les utilisations actuelles d’œuvres musicales dans les médias traditionnels à l’égard desquelles des entités commerciales versent à la SOCAN des redevances de communication depuis des années ne seraient soudainement plus légalement tenues de continuer à payer ces droits et réclameraient sans aucun doute des remboursements pour les périodes passées […]

[Non souligné dans l’original].

(8) Arrêt de la Cour suprême sur le tarif 22

[53] Le 12 juillet 2012, la Cour suprême du Canada a rendu deux arrêts : Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 34 [ESA] et Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35 [Rogers CSC].

[54] Dans ces arrêts, la Cour suprême a délimité la portée exacte des droits exclusifs accordés aux auteurs d’œuvres musicales par l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur et en particulier l’alinéa 3(1)f).

[55] Dans l’arrêt ESA, la Cour suprême du Canada a estimé que le téléchargement d’une œuvre musicale n’était pas une communication au public par télécommunication et qu’elle ne portait donc pas atteinte à l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur.

[56] Dans l’arrêt Rogers CSC, la Cour a confirmé que la diffusion en continu d’œuvres musicales à des abonnés individuels (c’est‑à‑dire des « transmissions point à point ») était une communication au public par télécommunication. Cet arrêt adopte également la conclusion de l’arrêt ESA portant qu’un téléchargement n’est pas une communication.

[57] Après la publication des arrêts ESA et Rogers CSC, la SOCAN a retourné toutes les redevances perçues à l’égard du téléchargement d’œuvres musicales au titre du tarif 22.A pour toute la période visée par les tarifs (c’est‑à‑dire en remontant jusqu’à 1996), mais a distribué celles perçues à l’égard de la diffusion en continu d’œuvres musicales.

[58] Compte tenu de la décision rendue dans l’arrêt ESA, les demanderesses ont adopté la position selon laquelle le tarif 24 (2003‑2005) et le tarif 24 (2006‑2013) sur les sonneries n’avaient aucun fondement juridique et qu’ils devaient être annulés. Elles ont cessé leurs paiements à la SOCAN pour le téléchargement de sonneries au titre du tarif 24, mais ont continué de transmettre à leurs clients des sonneries contenant des œuvres musicales relevant du répertoire de la SOCAN.

(9) Demande de modification de la décision de la Commission

[59] Le 1er août 2012, les demanderesses ont présenté à la Commission une demande aux termes de l’article 66.52 de la Loi sur le droit d’auteur en vue de la modification par annulation de ses décisions concernant le tarif 24, compte tenu des arrêts ESA et Rogers CSC.

[60] Le 18 janvier 2013, la Commission a rendu sa décision refusant la demande de modification du tarif 24 (2003‑2005) et du tarif 24 (2006‑2013) présentée par les demanderesses, estimant que la Loi sur le droit d’auteur ne lui conférait pas le pouvoir d’annuler un tarif ayant été homologué.

[61] Les demanderesses n’ont pas sollicité le contrôle judiciaire de cette décision.

(10) Présente action devant notre Cour

[62] Le 13 novembre 2012, les demanderesses ont intenté la présente action dans laquelle elles sollicitent, entre autres mesures de réparation, une déclaration portant que la transmission de la copie d’une sonnerie contenant une partie d’une œuvre musicale n’est pas une communication au public par télécommunication de cette œuvre musicale aux fins de l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur; elles réclament aussi la restitution d’une somme de 15 000 000 $ (même si les dommages qu’elles ont réellement subis sont inférieurs, comme nous l’avons déjà indiqué).

[63] Les demanderesses sollicitent à titre subsidiaire une déclaration portant que les paiements faits à la SOCAN portent la marque d’une fiducie constructoire et qu’ils ont été détenus par ce moyen en leur nom, ainsi qu’une ordonnance pour que les paiements en question leur soient remis sur‑le‑champ. Elles sollicitent également une comptabilisation de ces paiements ainsi qu’une ordonnance permettant d’en faire le suivi.

[64] Dans sa défense, la SOCAN soulève un certain nombre de moyens de défense contre l’action des demanderesses; elle soutient notamment que les arrêts ESA et Rogers CSC ne s’appliquent pas au téléchargement des sonneries et que les décisions par lesquelles la Commission a homologué le tarif 24 (2003‑2004) et le tarif 24 (2006‑2013) ont acquis l’autorité de la chose jugée et qu’elles ne peuvent être attaquées rétroactivement.

[65] Les demanderesses ont cessé de verser des droits de licences au titre du tarif 24 après la publication de l’arrêt ESA en juillet 2012, mais elles ont continué de vendre des sonneries, ce qu’elles ont chacune cessé de faire à différentes dates : Rogers en juin 2012; Québecor en mars 2014; et Bell en juin 2015.

[66] Dans sa demande reconventionnelle, la SOCAN sollicite le versement des droits de licences impayés qui sont exigibles au titre du tarif 24 pour la période allant du 12 juillet 2012 au 6 mars 2015 (ou aux dates antérieures auxquelles chacune des demanderesses a cessé de vendre des sonneries). La SOCAN réclame également dans sa demande reconventionnelle le recouvrement des redevances liées au nouveau droit de mise à disposition introduit dans la Loi sur le droit d’auteur en novembre 2012.

[67] La SOCAN sollicite aussi des dommages‑intérêts préétablis aux termes du paragraphe 38.1(4) de la Loi sur le droit d’auteur, de trois à dix fois le montant des redevances impayées qui lui sont dues.

(11) Historique procédural et décision dans la présente affaire

[68] Les questions à trancher dans le cadre du procès ont été examinées par les tribunaux qui ont formulé des commentaires.

[69] Le 6 mars 2014, notre Cour a ordonné, aux termes de l’alinéa 220(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], que six questions de droit soient tranchées à titre préliminaire. Dans une décision datée du 6 mars 2015, le juge des requêtes, M. James O’Reilly, a reformulé les six questions et y a répondu : Rogers Communications Partnership c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2015 CF 286 [Rogers CF].

[70] Une question essentielle sur laquelle la Cour devait statuer était de savoir si l’action des demanderesses avait déjà été tranchée en leur défaveur. Le juge O’Reilly a estimé que les décisions précédentes rendues par la Commission et la Cour d’appel fédérale n’empêchaient pas les demanderesses d’engager l’action.

[71] Le juge O’Reilly a estimé que le téléchargement des sonneries était la question essentielle soulevée dans l’action et qu’elle était identique à celle tranchée dans l’arrêt ACTS, puis que les parties à l’action étaient les mêmes que celles du litige précédent. Il a conclu à ce titre que les deux premiers critères d’application de la doctrine de la chose jugée étaient remplis, mais que le troisième ne l’était pas, car « une décision de la Commission n’est jamais vraiment définitive », en application de l’article 66.52 de la Loi sur le droit d’auteur aux termes duquel la Commission peut modifier une décision d’homologation d’un tarif en cas d’évolution importante des circonstances depuis la décision.

[72] En appel, la Cour d’appel fédérale a déterminé que les trois questions sur lesquelles la Cour avait été appelée à statuer à titre préliminaire n’avaient pas été correctement présentées au juge O’Reilly et qu’elles n’auraient pas dû recevoir de réponse parce qu’il ne s’agissait pas de pures questions de droit : Rogers Communications Partnership c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN), 2016 CAF 28 au para 126 [Rogers CAF]. La Cour d’appel a ensuite statué sur les trois autres questions.

[73] Premièrement, s’agissant de savoir si la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, ou la doctrine de la chose jugée, devait rendre irrecevable l’action des demanderesses, la Cour a estimé que le juge O’Reilly avait eu tort de conclure que le critère du caractère définitif sous‑jacent à la doctrine de la préclusion n’avait pas été rempli à l’égard de la décision de la Commission d’homologuer le tarif 24 (2003‑2005). Estimant que les trois exigences de la doctrine étaient remplies et que la question du téléchargement des sonneries avait été tranchée de manière définitive, la Cour d’appel a enjoint au juge instruisant l’action de déterminer, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devait s’appliquer à l’égard des actions engagées par les demanderesses.

[74] Deuxièmement, la Cour d’appel fédérale a convenu avec le juge O’Reilly que la transmission Internet d’un fichier de sonnerie n’était pas une communication d’œuvre musicale au public et noté que cela concordait avec la conclusion tirée par la Cour suprême dans l’arrêt ESA ainsi que dans l’arrêt Rogers CAF, même si les décisions ne portaient pas sur le tarif 24 (2003‑2006) ni sur le tarif 24 (2006‑2013).

[75] Troisièmement, la Cour d’appel fédérale a conclu que la Commission du droit d’auteur était compétente pour homologuer le tarif 24. Elle a estimé que ce tarif avait été contesté lors de sa première homologation, qu’il avait été confirmé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt ACTS, et qu’il n’avait à l’époque été annulé par aucune décision judiciaire ou administrative.

[76] La Cour d’appel fédérale a ordonné au juge instruisant l’action de statuer sur les questions suivantes sans tenir compte de la décision du juge O’Reilly.

  • 1) L’accord que les demanderesses ont conclu en 2010 avec la SOCAN les empêche‑t‑il de solliciter la mesure qu’elles cherchent à obtenir?

  • 2) La perception par la SOCAN des redevances prévues au tarif 24 a‑t‑elle donné lieu à l’enrichissement sans cause de celle‑ci?

  • 3) Les demanderesses ont‑elles le droit d’obtenir une ordonnance de suivi de la répartition des redevances prévues au tarif 24?

B. Preuve produite au procès

[77] En plus des documents et des faits convenus, chaque partie a appelé un témoin pour qu’il fournisse des renseignements factuels et contextuels qui ne font pas consensus. Les parties se sont également appuyées sur des extraits de l’interrogatoire préalable de la partie adverse. La preuve supplémentaire portait surtout sur les questions qui demeurent en jeu dans l’instance.

[78] Les demanderesses ont appelé trois témoins : M. Nauby Jacob pour Bell, M. Upinder Saini pour Rogers et Mme Antoinette Noviello pour Québecor.

[79] M. Jacob est vice‑président des produits et services chez Bell où il est responsable du développement et de la gestion de plusieurs produits, dont les sonneries. M. Jacob a commencé à travailler chez Bell en 2007. Auparavant, il travaillait pour Telus où il était également responsable des sonneries.

[80] M. Saini est le vice‑président principal de la gestion et du développement des produits chez Rogers où il a occupé plusieurs postes de direction, dont ceux de vice‑président des services Internet et de vice‑président du développement de produits. Il travaille pour Rogers depuis 20 ans et a travaillé [traduction] « dès le début » sur les sonneries.

[81] Mme Noviello est vice‑présidente, contrôleuse générale chez Québecor. Elle est responsable des opérations financières de cette société, y compris de celles de Vidéotron. Elle occupe ce poste depuis 2015. Elle a travaillé chez Québecor de 1995 à 2000 puis de nouveau à partir de 2011. Mme Noviello a témoigné en français par vidéoconférence de Montréal.

[82] Les témoins des demanderesses ont fourni des renseignements généraux concernant les activités de leurs sociétés liées aux sonneries et leurs relations d’affaires avec la SOCAN. Ils ont présenté la chronologie des événements ayant abouti à l’établissement des redevances au titre du tarif 22 et du tarif 24, et ont décrit la position respective de leurs sociétés quant aux paiements versés à la SOCAN au titre de ces tarifs et en application de l’entente de 2010.

[83] La SOCAN a appelé Jennifer Brown à témoigner en son nom. Mme Brown est vice‑présidente principale des opérations et des droits de reproduction à la SOCAN, où elle supervise le service des licences qui perçoit des droits de licences de sources nationales, ainsi que le service de distribution qui verse les redevances aux auteurs‑compositeurs et aux éditeurs. Elle occupe ce poste depuis 2017, mais est employée depuis 24 ans à la SOCAN où elle a travaillé dans différents services. Elle possède des connaissances sur les sonneries et a assumé des responsabilités en la matière.

[84] Mme Brown a abordé en grande partie les mêmes sujets que les témoins des demanderesses. Elle a également fourni des renseignements contextuels et généraux sur la SOCAN, dont elle a notamment précisé l’objet, le mandat et la structure. Elle a expliqué comment les droits d’exécution et de communication sont administrés, les tarifs fixés et homologués, les dossiers conservés, et les tarifs perçus et distribués aux titulaires de droits et aux sociétés étrangères affiliées.

(1) Points de discorde

[85] La preuve des témoins concorde en grande partie pour ce qui est des faits matériels en litige, mais elle diverge à l’égard de quatre points significatifs : (1) la relation entre les parties; (2) le lien allégué entre le tarif 22 et le tarif 24; (3) l’interprétation adéquate de l’entente de 2010; et (4) l’importance des arguments soulevés dans le mémoire de la SOCAN. Une mise en contexte étant nécessaire, je résumerai tout d’abord les points de discorde entre les parties avant de présenter d’autres constatations factuelles pertinentes que j’ai faites en me basant sur la preuve que j’ai vue et entendue au procès.

(a) Relation entre les parties

[86] D’après M. Jacob, sa société entretient avec la SOCAN des relations étendues qui concernent non seulement les services Mobilité, mais aussi leurs activités de téléphonie filaire (télévision et Internet) et la division des médias. Même s’il peut y avoir des désaccords sur la nécessité d’effectuer un paiement, Bell a toujours eu pour objectif d’éviter les tensions. Lorsque la Commission du droit d’auteur fixait un tarif pour une utilisation particulière, Bell ne considérait pas que ce tarif était gravé dans le marbre à tout jamais. D’après M. Jacob, [traduction] « c’était simplement très fluide ». Bell s’attendait toujours à ce que [traduction] « nous récupérions l’argent que nous n’aurions pas dû payer si nous avions gain de cause ».

[87] M. Saini a déclaré durant son témoignage que Rogers entretenait une relation typique avec la SOCAN. Cette dernière suggérait généralement un tarif particulier, les parties comparaissaient devant la Commission du droit d’auteur pour fournir leur point de vue et la Commission décidait si le tarif était ou non applicable. Comme l’explique M. Saini ci‑après, il arrivait aussi [traduction] « assez régulièrement » que les parties conviennent de mettre en œuvre le projet de tarif et attendent la décision de la Commission.

[traduction]

Dans le cours normal des choses, vous concluez une entente de principe, vous établissez des modalités de paiement et ensuite, en fonction de l’issue définitive des décisions finalement rendues, vous payez davantage si vos versements étaient inférieurs ou vous obtenez des remboursements en cas de paiements excédentaires. C’est habituellement comme ça que fonctionne la relation avec la SOCAN et c’est ainsi que nous traitons habituellement les tarifs dans le cadre de nos affaires.

[88] En cas de désaccord sur le taux, Rogers et la SOCAN engageaient un processus d’appel et s’adressaient ensuite aux tribunaux pour parvenir à un tarif définitif. Une fois que celui‑ci était fixé, Rogers et la SOCAN en tenaient compte et parvenaient à un règlement sur les paiements. M. Saini a cité le tarif 22 à titre d’exemple dans lequel le tarif de diffusion en continu a été invalidé. Dans ce cas, la SOCAN a remboursé l’argent. Rogers et la SOCAN s’entendaient parfois sur des modalités de paiement quelconques et une fois le tarif définitif fixé, elles égalisaient leurs versements (payaient la différence).

[89] Mme Noviello considérait la SOCAN comme une partenaire commerciale de Québecor et de Vidéotron. Elle a expliqué que lorsque les circonstances évoluent, ou qu’une interprétation de la loi établit que les montants versés l’ont été de manière injuste ou incorrecte, il est normal de corriger la situation, de réclamer les montants dus ou de payer les sommes exigibles.

[90] Mme Brown a reconnu que la SOCAN entretenait une bonne relation de travail avec les demanderesses et qu’elles travaillaient ensemble de manière collaborative. Une fois un tarif approuvé, les équipes des demanderesses chargées des opérations et celles de la SOCAN responsables de l’octroi des licences et des données travaillaient ensemble pour trouver le meilleur moyen de déclarer et de verser les redevances en temps voulu.

[91] Elle était toutefois en désaccord avec la description de M. Jacob selon lequel la SOCAN entretenait une relation fluide avec ses titulaires de licence. Elle a maintenu que la SOCAN était dotée de règles de répartition très rigides, son but étant de verser en temps voulu des redevances exactes et cohérentes aux membres et aux titulaires de droits. Les titulaires de licences devaient également respecter des conditions strictes de déclaration, concernant par exemple les dates de paiement et les renseignements sur l’utilisation qu’ils devaient fournir pour que la SOCAN puisse distribuer les redevances.

[92] D’après Mme Brown, il arrivait que des tarifs provisoires soient mis en place et que le titulaire de licence paie la SOCAN en se basant sur ce tarif. Si le tarif était ensuite homologué à un taux différent, un arrangement était conclu avec lui pour opérer une égalisation suivant le tarif homologué. Cependant, la répartition des droits de licence était suspendue jusqu’à ce que la SOCAN soit convaincue que le tarif était homologué et définitif, ou que tous les recours judiciaires liés à ce tarif particulier avaient été épuisés. L’objectif était d’éviter de devoir récupérer des redevances chez les membres et autres titulaires de droits dans le monde.

(b) Lien allégué entre le tarif 22 et le tarif 24

[93] M. Jacob et M. Saini ont déclaré durant leur témoignage que leurs sociétés considéraient le tarif 22 et le tarif 24 comme étant identiques, qu’il s’agisse de télécharger une chanson complète ou seulement une partie de celle‑ci, ou que la chanson soit téléchargée sur un ordinateur portable ou un téléphone cellulaire. Du point de vue des demanderesses, de tels téléchargements ne revenaient pas à exécuter l’œuvre musicale.

[94] D’après M. Jacob, Bell ne faisait aucune distinction entre le tarif 22 et le tarif 24 à mesure qu’ils cheminaient par les différents recours en appel. Bell a toujours considéré que le litige ayant abouti aux arrêts de la Cour suprême du Canada concernant le tarif 22 était applicable au tarif 24.

[95] M. Saini a exprimé le même point de vue. Rogers s’attendait à recevoir un remboursement pour les paiements qu’elle avait effectués aux termes du tarif 24 après la publication des arrêts ESA et Rogers CSC.

[96] Mme Noviello a déclaré que si des paiements sont versés compte tenu d’hypothèses qui s’avèrent par la suite incorrectes, la pratique normale consiste à engager un processus de règlement avec l’autre partie. Québecor s’attendait à ce que les paiements liés au tarif 24 soient remboursés après la publication de l’arrêt ESA. Lors du contre‑interrogatoire, elle a reconnu que d’un point de vue financier, chaque tarif donnait lieu à un calcul particulier ainsi qu’à une redevance ou à un pourcentage précis versé pour chacun d’eux.

[97] Les demanderesses ont reconnu lors de la communication préalable que personne dans leurs sociétés n’avait jamais prévenu la SOCAN qu’elles réclameraient le remboursement des droits de licences versés au titre du tarif 24 si leurs demandes de contrôle judiciaire relatives au tarif 22 devaient aboutir. Elles ne se sont pas non plus réservé le droit de récupérer les droits de licences versés au titre du tarif 24 si celui‑ci était subséquemment invalidé ou que des changements étaient apportés à la loi du fait du contrôle judiciaire visant le tarif 22 et du pourvoi devant la Cour suprême du Canada.

[98] Mme Brown n’a pas contesté qu’il existait un certain lien entre le tarif 22 et le tarif 24, en ce qu’ils renvoyaient à des questions identiques ou semblables. Mais du point de vue de la SOCAN, les deux tarifs étaient séparés et distincts. Ils ont été proposés séparément, ont emprunté leurs voies propres jusqu’à l’homologation, ont fait l’objet d’audiences distinctes devant la Commission du droit d’auteur et ont donné lieu séparément à des procédures d’appel et de contrôle judiciaire.

(c) Interprétation de l’entente de 2010

[99] Suivant l’entente de 2010, les demanderesses ont convenu de favoriser l’approbation du tarif 24 (2006‑2013). Cependant, les parties ne peuvent s’entendre sur l’interprétation, la portée et le but qu’était censée avoir cette entente.

[100] M. Jacob a déclaré durant son témoignage que lorsque l’autorisation de se pourvoir en appel de l’arrêt ACTS a été refusée par la Cour suprême du Canada, l’avocat de Bell a tendu la main à la SOCAN pour parvenir à un accord sur le taux du tarif 24. Bell désirait parvenir à un [traduction] « accord sur le taux » que les titulaires de licences allaient devoir payer, sans perdre de vue qu’ils faisaient encore valoir des arguments identiques à l’égard du tarif 22. Bell souhaitait maintenir sa relation avec la SOCAN et faire avancer les choses, mais n’avait aucunement l’intention de renoncer à sa contestation relative à la question du téléchargement. Du point de vue de Bell, rien dans l’entente de 2010 n’obligeait la société à continuer de verser des redevances à la SOCAN sans égard à l’évolution de la loi. Bell s’attendait à ce que la SOCAN accepte les décisions de la Cour et qu’elle prenne des dispositions à l’égard des paiements comme elle le ferait elle‑même.

[101] D’après M. Saini, Rogers avait l’intention de limiter la portée de l’entente de 2010 à la fixation du taux et au processus de paiement. Elle n’avait pas consenti par cette entente à renoncer au droit de contester la question du téléchargement.

[102] Mme Noviello s’est contentée de répéter que Québecor s’attendait à ce que les paiements au titre du tarif 24 soient traités de la même manière que d’autres types d’ajustements. Les redevances étaient versées suivant une interprétation de la loi et si celle‑ci s’avérait erronée, un ajustement était requis.

[103] Mme Brown a déclaré durant son témoignage qu’il n’était pas inhabituel pour la SOCAN de conclure une entente semblable à celle de 2010 avec les titulaires de licences. S’ils voulaient et pouvaient tous le faire, il était logique de procéder ainsi pour éviter une audience. Les ententes assurent une certaine certitude, laquelle est précieuse selon Mme Brown parce qu’elle permet à la SOCAN et aux titulaires de licences de poursuivre leurs activités et rend possible la distribution des redevances aux titulaires de droits.

[104] À ce qu’affirme Mme Brown, l’entente de 2010 constituait pour la SOCAN un accord quant aux paiements des droits de licences. L’entente s’appliquait à la plupart des fournisseurs de sonneries, mais pas à tous. Le fournisseur de sonneries qui n’était pas partie à l’entente aurait néanmoins été lié par le tarif que l’entente de 2010 proposait de faire homologuer par la Commission. Mme Brown a convenu que tous les titulaires de licences auraient obtenu le même avantage que les parties à cette entente. Elle a aussi reconnu que les fournisseurs de sonneries qui étaient partie à l’entente de 2010 n’avaient pas obtenu d’avantages particuliers; cependant, la certitude apportée par l’entente était bénéfique.

[105] Pour Mme Brown, la valeur d’une entente est incertaine si la SOCAN ne peut y donner suite. Elle ajoute que les demanderesses n’ont pas prévenu la SOCAN qu’elles s’attendaient à ce que les droits de licences versés conformément aux conditions de l’entente de 2010 soient remboursés, comme elles l’avaient fait dans des cas précédents.

(d) Importance des arguments soulevés dans le mémoire de la SOCAN

[106] Le représentant de la SOCAN a reconnu lors de la communication préalable que les observations contenues dans le mémoire de cette dernière avaient été rédigées avec grand soin. La SOCAN tenait les observations pour véridiques et s’attendait à ce que la Cour suprême du Canada se fie à ce qui avait été soumis.

[107] Lorsqu’il s’est fait demander durant l’interrogatoire principal s’il savait si la SOCAN avait présenté des observations à la Cour suprême quant au lien existant entre le tarif 22 et le tarif 24, M. Jacob a exprimé l’avis suivant :

[traduction]

C’est une question très intéressante parce que dans les observations qu’elle a présentées à la Cour suprême, la SOCAN affirmait très clairement que si le tarif 22 n’était plus valide, il n’y avait plus de raison de continuer à administrer ou à retenir les droits liés au tarif 24 ou d’en recevoir paiement. Dans ses présentations, la SOCAN a elle‑même déclaré que ces deux choses étaient liées ce qui, bien entendu, allait dans le sens de ce que nous avons toujours pensé. Elle a aussi déclaré qu’elle n’avait plus aucune raison de retenir les fonds, ce qui concorde encore une fois avec ce que nous croyions fondamentalement.

[108] Lors du contre‑interrogatoire, l’avocat des demanderesses a invité Mme Brown à consulter le mémoire de la SOCAN. Mme Brown a indiqué qu’elle n’avait jamais vu le document auparavant. À la question de savoir si elle pensait que l’interprétation du tarif 22.A et des tarifs 22.B à 22.G figurant dans le mémoire affecterait, si elle était acceptée, l’approche à l’égard du tarif 24, elle a déclaré en réponse qu’elle pensait qu’il s’agissait d’un argument dans un document juridique. Pressée de répondre à la question de savoir si la Cour devrait écarter les observations de la SOCAN, Mme Brown a répété : [TRADUCTION] « Je pense que c’est un argument juridique. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une position qui sera défendue à l’avenir ‑ une conséquence possible. Je ne pense pas que ce soit quelque chose de plus, quelque chose de certain. Ce n’est pas une décision ».

[109] Mme Brown s’est dite en désaccord avec l’idée selon laquelle des millions de dollars de droits de licences perçus aux termes du tarif 24 seraient nécessairement mis en péril si la Cour accueillait les arguments des appelantes, quoique ceux perçus aux termes du tarif 22.A et des tarifs 22.B à 22.G, mais pas distribués, seraient compromis. Elle a reconnu que le mémoire de la SOCAN faisait référence à des montants perçus et distribués et que les droits qui avaient déjà été distribués pourraient avoir été compromis. Elle a reconnu aussi que même si la durée de l’entente de 2010 allait bien au‑delà de l’arrêt de la Cour suprême du Canada, cette entente a dans les faits été résiliée lorsque les titulaires de licences ont arrêté de faire des paiements.

(2) Faits non contestés

[110] Mme Brown a décrit une procédure très sophistiquée de gestion et de répartition des redevances. La répartition entre les titulaires de droits est fonction de l’exécution de leurs œuvres. Les données d’exécution collectées chez les titulaires de licences permettent d’orienter les répartitions.

[111] La SOCAN conserve des registres de tous les droits de licences qu’elle perçoit et de la correspondance entre ces droits et des utilisations particulières. La SOCAN est dotée d’un processus qui lui permet d’identifier les titulaires de droits liés à des œuvres particulières, et de cerner le lien entre des œuvres données et des utilisations particulières. Ces registres lui permettent également de distribuer les droits de licences aux titulaires de droits sous réserve des ententes réciproques conclues avec les sociétés d’autres pays. Les registres examinés par Mme Brown révèlent que 12,819 des 13,7 millions de dollars de redevances sur les sonneries perçues par la SOCAN ont été distribués à ses titulaires de droits.

[112] La SOCAN adhère à des règles strictes de répartition qui orientent les modalités de distribution des redevances pour chaque type d’utilisation d’une œuvre donnée. Ces règles de répartition permettent aux membres de la SOCAN de savoir comment ils gagnent leurs redevances.

[113] Les répartitions s’effectuent à même différents fonds de répartition, dans lesquels tous les droits de licences versés pour un type d’exécution particulier sont regroupés; ces fonds communs peuvent alors être répartis pour ce type d’exécution. Il existe un fonds particulier pour les redevances sur les sonneries.

[114] Mme Brown a reconnu que la SOCAN ajuste parfois les comptes si un tarif est modifié à un moment donné et que les titulaires de licences lui ont versé des paiements sur la base d’un tarif provisoire. Si le tarif est ensuite homologué à un taux différent, la SOCAN [traduction] « égalisera le compte ». Cela pourrait signifier qu’elle devra de l’argent aux titulaires de licences ou que ces derniers lui en devront davantage. Ces ajustements sont opérés à l’égard du même tarif. Cependant, la SOCAN n’effectue pas d’ajustement entre tarifs. Si elle devait se servir des crédits associés à un type de tarif pour les appliquer à un autre, cette démarche nécessiterait une grande quantité de documents comptables pour satisfaire aux exigences des vérificateurs et affecterait également la répartition des redevances. Les revenus générés à l’égard d’un tarif sont déposés dans le fonds de répartition pertinent. Il est compliqué de compenser un tarif avec un autre.

[115] Mme Brown a également déclaré durant son témoignage qu’en cas de différend concernant les redevances, la SOCAN cessera ou gèlera les répartitions faites aux titulaires de droits à même le fonds de répartition, et qu’il s’agit généralement de litiges opposant les titulaires de droits eux‑mêmes. Cependant, lorsque la SOCAN propose des tarifs pour de nouvelles utilisations d’œuvres musicales, elle gèle les répartitions faites aux titulaires de droits jusqu’à ce que les procédures de contrôle judiciaire et d’appel soient achevées. C’est ce qui s’est produit avec le tarif 24. La SOCAN n’a distribué les paiements perçus des titulaires de licences que lorsqu’il est devenu manifeste que le tarif était définitif. Elle a distribué les redevances [traduction] « gelées » sur les sonneries après que la Cour suprême du Canada a rejeté la demande d’autorisation. En novembre 2009, la SOCAN a distribué environ 9,5 millions de dollars (pour tous les arriérés se rapportant aux années 2003 à 2008). Cette pratique a permis d’éviter la difficulté de devoir [traduction] « récupérer » des redevances distribuées aux membres et à d’autres titulaires de droits à travers le monde.

[116] Mme Brown a mis en contraste l’approche adoptée par la SOCAN quant à la répartition des redevances versées au titre du tarif 24 à celle relative au tarif 22.A et aux tarifs 22.B à 22.G. Après leur homologation par la Commission et les premiers paiements des titulaires de licences reçus par la SOCAN, cette dernière a gelé le fonds de répartition. Après l’arrêt ESA, elle a rendu les redevances perçues aux titulaires de licences (avec intérêt). Après l’arrêt Rogers CSC, les redevances perçues ont été distribuées aux titulaires de droits.

[117] Mme Brown a passé en revue la manière dont la SOCAN traite les redevances qui lui sont remboursées. Il existe deux cas de figure. Premièrement, s’il s’agit du même tarif, la SOCAN peut réduire à partir de ce moment‑là ses redevances à l’égard de cette utilisation. Deuxièmement, elle pourrait [traduction] « récupérer » l’argent et obtenir un remboursement directement des titulaires de droits. Cependant, Mme Brown a déclaré qu’il est inhabituel de compenser les redevances se rapportant à un tarif par celles d’un autre, car ce serait compliqué, quoique pas nécessairement impossible. Elle a reconnu que les procédures de tenue de dossiers de la SOCAN étaient sophistiquées, et que si cette dernière devait retrouver la trace du paiement d’une redevance à des titulaires de droits, elle disposerait des dossiers requis pour le faire.

III. Questions en litige

[118] Les questions à trancher ont été limitées par la Cour d’appel fédérale aux suivantes :

A. La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devrait‑elle s’appliquer à l’égard des actions engagées par les demanderesses?

B. Quel est l’effet de l’entente de 2010 quant à la capacité des demanderesses à engager la présente action contre la SOCAN?

C. La SOCAN a‑t‑elle bénéficié d’un enrichissement sans cause lorsqu’elle a reçu des redevances aux termes du tarif 24?

D. Les demanderesses ont‑elles le droit d’obtenir une ordonnance de suivi des redevances perçues aux termes du tarif 24?

IV. Analyse

[119] En guise de préambule à mon analyse, je tiens à préciser que les témoins des parties ont déposé de manière franche et honnête. Cependant, comme je l’explique plus loin, le dossier n’appuie tout simplement pas la position révisionniste qu’adoptent à présent les demanderesses sur la manière dont les choses se sont déroulées entre 2008 et 2012 à l’égard du tarif 24 et sur la raison de ce déroulement.

[120] Comme les deux premières questions litigieuses concernent les mêmes faits et considérations, je les aborderai conjointement.

A. La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devrait‑elle s’appliquer à l’égard des actions engagées par les demanderesses

B. Quel est l’effet de l’entente de 2010 quant à la capacité des demanderesses à engager la présente action contre la SOCAN?

[121] Dans l’arrêt Rogers CAF, la Cour d’appel fédérale a établi que la validité du tarif 24 (2003‑2005) et la question du téléchargement des sonneries, dont dépendait ladite validité, avaient été tranchées de manière définitive lorsque la Cour suprême du Canada avait refusé d’autoriser le pourvoi formé contre l’arrêt ACTS et les exigences de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée étaient remplies. Les raisons de principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont identiques à celles étayant la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause, à savoir « qu’un litige puisse avoir une fin et que personne ne puisse être tracassé deux fois par la même cause d’action » : Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63 au para 38.

[122] Cependant, la Cour d’appel fédérale a ajouté ce qui suit au paragraphe 92 :

Le droit est bien fixé : lorsqu’un juge a conclu à l’existence des conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, le juge doit quand même rechercher si la préclusion d’une question déjà tranchée doit jouer (Danyluk, au paragraphe 33).

[123] Dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, au paragraphe 18, la Cour suprême du Canada a insisté sur l’importance du caractère définitif des instances : « le droit exige des parties qu’elles mettent tout en œuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire […] un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative ». Le juge du procès conserve néanmoins le pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer cette doctrine si son application « dans l’affaire dont [il] est saisi[…], […] entraînerait une injustice » (Danyluk, au para 80; Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19 au para 30).

[124] D’aucuns estiment que la portée de ce pouvoir discrétionnaire se limite à des circonstances spéciales ou exceptionnelles et qu’il est davantage restreint lorsque la décision précédente a été rendue par une cour de justice plutôt que par un tribunal administratif (voir Danyluk, au para 62; Minott v. O’Shanter Development Co., 1999 CanLII 3686 (ON CA), [1999] O.J. No. 5 (QL) (C.A.) [Minott] au para 51).

[125] Il n’y a pas de liste définitive de facteurs permettant de décider s’il est juste dans un cas particulier d’appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. L’exercice du pouvoir discrétionnaire est nécessairement propre à chaque cas et dépend de l’ensemble des circonstances.

[126] La Cour suprême du Canada déclare que l’iniquité justifiant d’exercer le pouvoir discrétionnaire peut résulter de l’iniquité de l’instance intérieure, de l’iniquité de l’issue de cette instance ou des deux, par exemple lorsque les objets, la procédure ou les enjeux des deux instances diffèrent grandement (Penner, aux para 38‑42). Comme le fait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt Danyluk au paragraphe 67 : « [l]’objectif est de faire en sorte que l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée favorise l’administration ordonnée de la justice, mais pas au prix d’une injustice concrète dans une affaire donnée ».

[127] Aucune question n’a été soulevée par les demanderesses quant à l’équité de l’instance à l’origine de l’arrêt ACTS, et ce, à juste titre. Les demanderesses sont de grandes sociétés averties. Elles ont eu l’entière possibilité de contester la validité du tarif 24 (2003‑2005) et de présenter des arguments sur la question du téléchargement des sonneries devant la Commission du droit d’auteur et la Cour d’appel fédérale. Elles ont pleinement participé au processus et étaient représentées par d’habiles avocats.

[128] Même si l’arrêt ESA de la Cour suprême a été publié le 12 juillet 2012 (13 jours après que la Commission eut homologué le tarif 24 convenu), aucune partie n’a sollicité le contrôle judiciaire de la décision d’homologation du tarif 24 (2006‑2013) par la Commission. Il n’est pas contesté que la décision de cette dernière était définitive et les exigences de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée étaient remplies dans cette affaire également.

[129] Les demanderesses soutiennent que le fait d’autoriser l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée entraînerait une injustice. Si je comprends bien leur argument, cette injustice découle du fait : a) qu’elles ont, depuis le 14 novembre 2006, versé à la SOCAN des redevances conformément au taux fixé dans le tarif 24, sauf qu’elles se sont activement opposées à son droit de percevoir des redevances pour les sonneries au titre de la Loi sur le droit d’auteur; et b) que les parties (y compris la SOCAN) s’attendaient à ce que la SOCAN retourne aux demanderesses les redevances versées si le tarif 24 devait un jour être jugé invalide.

[130] J’estime respectueusement que le dossier ne comporte tout simplement aucune preuve actuelle confirmant que les demanderesses ont exprimé une objection ou une opposition au droit de la SOCAN de percevoir des redevances aux termes du tarif 24 après que la Cour suprême du Canada eut refusé d’accorder l’autorisation de se pourvoir contre l’arrêt ACTS, que la SOCAN savait qu’elle devait rendre les redevances perçues aux termes du tarif 24 quelles que soient les circonstances, et encore moins qu’elle ait jamais accepté de le faire.

[131] La SOCAN et les titulaires de licences entretenaient une relation d’affaires qui leur est imposée par la Loi. Cette relation était souvent antagoniste, comme l’attestent les nombreux différends ayant donné lieu à des litiges. Malgré cela, ils ont collaboré professionnellement pendant des années et adopté une pratique générale suivant laquelle les redevances étaient versées par les titulaires de licences sur la base d’un tarif provisoire projeté par la SOCAN et une fois le tarif final fixé en dernier lieu, ils s’entendaient sur un règlement des paiements qui tenait compte du taux en question.

[132] Les demanderesses savaient clairement que la SOCAN distribuait régulièrement des redevances à ses membres. En cas de litige portant sur un taux ou un tarif, les demanderesses s’assuraient de prévenir la SOCAN qu’elle pourrait être tenue de rembourser les redevances versées au cas où elles auraient gain de cause dans le contrôle judiciaire ou en appel. Il s’agissait d’une entente établie et non fluide comme l’a laissé entendre M. Jacob.

[133] Cette même pratique s’appliquait au tarif 24 (2003‑2005). La SOCAN a gelé la distribution des redevances aux membres lorsque les demanderesses ont sollicité le contrôle judiciaire de la première décision rendue par la Commission du droit d’auteur à l’égard du tarif 24. Lorsque les demanderesses ont épuisé leurs recours légaux en appel et que la décision de la Commission du droit d’auteur est devenue définitive et contraignante, la SOCAN s’est fiée à ces événements pour distribuer les redevances en sa possession.

[134] Les demanderesses soutiennent à présent qu’elles n’ont jamais renoncé à leur droit de réclamer un remboursement des redevances au titre du tarif 24 et que ce droit était en quelque sorte lié au succès de leur contestation du tarif 22. Cet argument n’est tout simplement pas étayé par la preuve actuelle.

[135] Les demanderesses se reposent pour ainsi dire sur le mémoire de la SOCAN pour montrer que cette dernière a reconnu qu’il existait un lien entre le tarif 22 et le tarif 24. Elles affirment que la SOCAN a reconnu que si la Cour suprême décidait de la débouter (ce qu’elle a fait) [traduction] « il n’y aurait aucun fondement juridique justifiant de conserver ou de continuer à percevoir des redevances pour la transmission Internet d’œuvres musicales par [...] les sonneries aux termes du tarif 24 ».

[136] Le mémoire de la SOCAN dit manifestement ce qu’il veut dire. Cependant, il existe une différence marquée entre des aveux et des arguments. Dans la décision 9005‑0428 Québec Inc c R (1998), [1999] GSTC 56, 99 GTC 3049, au paragraphe 23, la Cour canadienne de l’impôt a conclu :

[…] l’aveu ne peut porter que sur les faits et non sur le droit. Dans leur Traité de Droit Civil du Québec, Montréal, Wilson et Lafleur (limitée), 1965, tome 9, à la page 508 (paragraphe 600) les auteurs André Nadeau et Léo Ducharme enseignent ce qui suit :

[…] L’aveu étant la reconnaissance de l’existence de faits, il n’y a que ces derniers qui puissent en faire l’objet. Ce sont les seuls que l’aveu puisse faire considérer comme acquis. L’aveu est sans valeur quand il sort de la compétence de celui qui le fait. Il n’y a donc pas d’aveu sur le droit, car la volonté des parties doit rester étrangère à la décision des points de droit.

[137] Les déclarations telles que [traduction] « il n’y aurait aucun fondement juridique justifiant de conserver ou de continuer à percevoir des redevances » et [traduction] « plus tenues légalement de continuer à payer ces droits » sont des arguments, puisqu’elles échappent au ressort de leur auteur.

[138] Pour qu’il y ait un aveu, la partie qui l’a fait doit avoir agi de façon délibérée et l’avoir présenté comme une concession faite à la partie adverse : voir Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Limited, 2009 CF 117 au para 34; voir également Milosevic (Litigation Guardian of) c. Etheridge, [1991] OJ No 1871, 3 CPC (3d) 69 au para 4. À mon avis, la SOCAN n’a rien concédé aux demanderesses dans les observations qu’elle a présentées à la Cour.

[139] Quoi qu’il en soit, rien n’indique que les demanderesses se soient appuyées sur les observations de la SOCAN au moment où elles ont été faites ou qu’elles aient modifié leur position à l’égard du paiement des redevances sur les sonneries aux termes du tarif 24 avant que les arrêts ESA et Rogers CSC aient été rendus.

[140] La chronologie des événements ayant précédé le litige relatif au tarif 22 devant la Cour suprême du Canada ne peut être ignorée. En janvier 2010, plus d’un an après le dépôt de la décision concernant la demande de contrôle judiciaire du tarif 22, dans laquelle les demanderesses contestaient le droit de la SOCAN de percevoir des redevances pour le téléchargement d’œuvres musicales, ces dernières sont parvenues à une entente quant aux modalités du tarif 24 pour les années 2006‑2013, comme l’indique l’entente de 2010. Les demanderesses ont signé cette entente après avoir soumis leur argument contestant le droit de la SOCAN de percevoir des redevances pour les téléchargements dans l’instance sur le tarif 22. De plus, la SOCAN et les demanderesses ont soumis l’entente de 2010 à la Commission le 7 juin 2010, après l’audition du contrôle judiciaire sur le tarif 22, et plus d’un an avant que le mémoire de la SOCAN ne soit déposé devant la Cour suprême du Canada.

[141] Pendant les deux années où le tarif 24 convenu était soumis à l’examen de la Commission en attendant d’être homologué, les demanderesses ont respecté les conditions de l’entente de 2010 et versé à la SOCAN des redevances relativement à leur utilisation des sonneries, malgré le fait qu’elles contestaient à l’époque la compétence de la Commission d’homologuer le tarif 22.

[142] Compte tenu de la conduite des parties avant la publication des arrêts ESA et Rogers CSC, j’estime que nul ne s’est jamais explicitement ou tacitement attendu à ce que la SOCAN soit tenue de rembourser les redevances perçues au titre du tarif 24 auprès des demanderesses.

[143] L’extrait suivant de la transcription de l’interrogatoire préalable de M. Saini est éloquent.

[traduction]

138 Q. Donc, monsieur Saini, vous me disiez que d’un point de vue commercial, il était judicieux d’arrêter de contester le tarif 24 et d’accepter simplement de payer ces redevances, de ne plus le contester parce que les activités étaient en baisse.

R. Oui. Comme je l’ai dit, nous protestions depuis le début et --

139 Q. Vous perdiez depuis le début.

R. -- sans succès. Finalement, nous nous sommes dit les affaires ne sont pas non plus au rendez‑vous, elles sont en baisse et ce déclin a déjà commencé, donc il est temps de trouver un règlement.

140 Q. Et ça s’est réglé en fait?

R. Oui, je pense que ça s’est réglé par la suite.

141 Q. Monsieur Saini, savez‑vous si quelqu’un ayant été mêlé à ces négociations a déjà dit à la SOCAN, mais si nous gagnons sur le tarif 22 nous allons vouloir récupérer notre argent par rapport au tarif 24?

R. Je ne sais pas. Je pense que des lettres -- comme l’une des lettres que vous avez mentionnées plus tôt le disait, oui, si nous gagnons à l’avenir, alors oui, nous demanderons un remboursement. Il s’agit de la lettre que vous avez mentionnée plus tôt.

142 Q. C’est cela. Nous avons examiné ensemble la pièce 2000314 produite par Rogers dont l’auteur, M. Slawner, déclarait nous contestons le tarif 24 et si nous gagnons nous voudrons être remboursés.

R. C’est ça

143 Q. Ma question était semblable, mais juste un peu différente. Vous venez de me dire que Rogers, et je vais présumer que les autres opposantes avaient aussi décidé d’arrêter de contester le tarif 24 parce que vous vous étiez rendu jusqu’en Cour suprême, ou avez essayé de le faire, sans succès, pour reprendre vos mots. Donc vous alliez arrêter de contester le tarif 24.

Vous étiez d’accord avec moi il y a une minute, mais vous contestiez le tarif 22 exactement au même moment. N’est‑ce pas?

R. Oui.

144 Q. Donc ma question était la suivante : Lorsque Rogers a accepté de régler à l’amiable le tarif 24, qu’elle a arrêté de le contester, pour reprendre vos mots, est‑ce que quelqu’un a dit à la SOCAN, mais nous contestons encore le tarif 22 et si nous gagnons cette bataille nous allons vouloir récupérer l’argent que nous venons juste d’accepter de payer pour le tarif 24. Nous voudrons être remboursés.

R. Donc votre question est : Est‑ce que quelqu’un a dit à la SOCAN que, que ---

145 Q. Oui.

R. Je ne sais pas.

146 Q. Eh bien alors, j’aimerais que vous vous renseigniez s’il vous plaît, au sujet des personnes -- si quelqu’un ayant participé à ces discussions et qui travaille encore chez Rogers, si quelqu’un a déjà prévenu la SOCAN que Rogers voudrait récupérer son argent si elle avait gain de cause à l’égard des contrôles judiciaires intentés contre le tarif 22?

U/T ME MANTAS : On peut faire ça.

[144] Je répète que les demanderesses ont confirmé lors de la communication préalable qu’il n’existe aucune correspondance adressée par elles à la SOCAN, précisant notamment qu’elles se réservaient le droit de récupérer les droits de licence versés au titre du tarif 24 si ce dernier était subséquemment invalidé ou que la loi changeait à la suite du contrôle judiciaire du tarif 22 et du pourvoi y afférent devant la Cour suprême du Canada, pas plus qu’il n’existe la moindre preuve établissant que quiconque chez les demanderesses ait jamais averti la SOCAN que si leur contrôle judiciaire du tarif 22 devait aboutir, elles réclameraient alors le remboursement des droits de licences du tarif 24.

[145] Compte tenu du poids de la preuve, j’estime que les demanderesses ont pris la décision commerciale d’arrêter de contester le tarif 24 après leur échec dans l’arrêt ACTS et de passer à autre chose, même si la question du téléchargement était débattue à l’époque devant la Commission du droit d’auteur relativement au tarif 22. Les circonstances entourant la signature de l’entente de 2010 permettent de conclure simplement que toutes les parties considéraient cette entente comme un moyen de régler tout litige potentiel devant la Commission concernant les redevances sur les sonneries, afin de réduire au minimum les risques et d’assurer une certitude à long terme.

[146] La SOCAN a de tout temps agi de bonne foi. Par leur signature de l’entente de 2010 et leur conformité subséquente à cette entente, les demanderesses l’ont amenée à croire que l’entente de 2010 avait réglé entièrement et définitivement l’instance sur les sonneries pour les années 2006 et 2013. La SOCAN a modifié sa position en se basant sur cet avis et a distribué les redevances sur les sonneries à ses membres.

[147] Les demanderesses font valoir que les tribunaux ont refusé d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans des affaires où la loi avait été modifiée. Par exemple, dans Minott au paragraphe 51, la Cour a estimé que lorsque la loi applicable a été modifiée depuis l’instance initiale, une injustice pourrait survenir si les parties sont empêchées de débattre de la question sur le fond. En outre, lorsqu’une décision précédente est rendue manifestement erronée par une décision subséquente et contraignante, il serait injuste d’empêcher une partie de remettre l’affaire en litige : Apotex Inc. c. Merck & Co. Inc., 2002 CAF 210 aux para 35‑36.

[148] Cependant, dans Apotex Inc. c. Merck & Co (2001), 11 CPR (4th) 38, notre Cour a conclu qu’une modification subséquente de la loi ne suffit pas à justifier une dérogation à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Dans Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc., 2014 CF 883 au paragraphe 49, la Cour a également estimé que la question de savoir si la Cour suprême du Canada a subséquemment modifié la jurisprudence sur laquelle reposait un jugement définitif était dépourvue de pertinence.

[149] À mon avis, une modification de la loi n’est pas un motif suffisant pour rouvrir des décisions déjà rendues. Quoi qu’il en soit, j’ai les mains liées en l’espèce. Dans l’arrêt Rogers CAF, aux paragraphes 88‑90, la Cour d’appel fédérale a spécifiquement rejeté l’argument des demanderesses portant que les arrêts ESA et Rogers CSC permettaient d’invalider le tarif 24.

[150] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les demanderesses n’ont pas établi que des circonstances spéciales ou exceptionnelles justifiaient de déroger à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Je conviens également avec la SOCAN que cette doctrine et les principes élémentaires de justice empêchent les demanderesses de résilier leur entente de règlement. Il serait inéquitable dans les circonstances particulières de la présente affaire d’obliger la SOCAN à rendre les redevances sur les sonneries.

[151] Par conséquent, l’action des demanderesses est rejetée.

C. La SOCAN a‑t‑elle bénéficié d’un enrichissement sans cause lorsqu’elle a reçu des redevances aux termes du tarif 24?

[152] Les demanderesses ont principalement structuré leur action en faisant valoir un enrichissement sans cause. Elles soutiennent que leurs versements des redevances pour le téléchargement de sonneries ont entraîné l’enrichissement sans cause de la SOCAN attendu que ces paiements n’étaient pas requis par la loi.

[153] Dans l’arrêt Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25 [Garland], la Cour suprême du Canada a énoncé le critère en matière d’enrichissement sans cause : a) la partie défenderesse s’est‑elle enrichie? b) y a‑t‑il eu un appauvrissement correspondant de la partie demanderesse? c) y avait‑il absence de motif juridique justifiant l’enrichissement? Si l’une de ces questions reçoit une réponse négative, il n’y a pas d’enrichissement sans cause. Les parties ont axé leurs arguments sur le troisième volet du critère, c’est‑à‑dire la question de savoir si l’enrichissement était justifié par un motif juridique.

[154] Il incombait aux demanderesses d’établir une absence de motif juridique à première vue. À mon avis, elles ont échoué.

[155] Dans Rogers CF, le juge O’Reilly a conclu que le tarif 24 était devenu inapplicable après les arrêts Rogers CSC et ESA. Cependant, lorsqu’il a tiré cette conclusion, le juge n’avait pas eu accès à tout le dossier de preuve ni aux motifs de l’arrêt Rogers CAF rendu par la Cour d’appel fédérale. Cette dernière conclut au paragraphe 89 que les arrêts ESA et Rogers CSC de la Cour suprême du Canada ne portaient pas sur le tarif 24 (2003‑2005) ni sur le tarif 24 (2006‑2013). Elle a également estimé que le principe de Blackstone n’avait pas pour effet d’infirmer la jurisprudence.

[156] Le principe de Blackstone est décrit par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, au paragraphe 79 comme « procéd[ant] essentiellement de la conception classique — souvent appelée blackstonienne — selon laquelle les juges ne créent pas le droit, mais ne font que le découvrir, de sorte que les tribunaux appliquent le droit qui existait en réalité ou qu’ils redécouvrent. Les appelants prétendent qu’une déclaration de nullité leur donne droit au bénéfice de la loi dans son intégralité, selon une interprétation de la Constitution qui est réputée n’avoir jamais varié ».

[157] Une disposition de loi équivaut à un motif juridique d’enrichissement, pour autant qu’elle soit légalement valide (Garland, aux para 49‑50). Comme le tarif 24 n’a jamais réellement été infirmé ou modifié, il constituait un motif juridique de l’enrichissement allégué, jusqu’à ce que le juge O’Reilly conclue qu’il était inapplicable.

[158] Même si j’ai tort sur ce point, l’enrichissement allégué se justifie par un autre motif juridique. Dans l’arrêt Rathwell c. Rathwell [1978] 2 RCS 436 à la page 455, la Cour suprême du Canada a reconnu qu’un contrat qui prévoit l’enrichissement d’une partie et l’appauvrissement correspondant de l’autre pourrait constituer un motif juridique justifiant l’enrichissement en question.

[159] Dans la présente affaire, la SOCAN et les demanderesses ont conclu l’entente de 2010 sur les sonneries. Cette entente constituait clairement un compromis. Une action en enrichissement sans cause n’est pas un instrument de réaffectation du risque contractuel : Tega Homes (Attika) Inc v Spencedale Properties Ltd, 2018 ONSC 6048.

[160] La SOCAN a accepté de renoncer à son droit d’engager une instance devant la Commission et a accordé une réduction de 1 % de la redevance pour la moitié du terme. En retour, les demanderesses ont accepté de ne plus s’opposer au tarif 24. L’entente de 2010 a été signée durant la période où les demanderesses faisaient valoir devant la Commission, dans le cadre du groupe des opposantes au tarif 22, que les téléchargements n’étaient pas visés par le droit de communication. L’entente de 2010 avait pour objet de s’assurer que les demanderesses puissent continuer à communiquer et à vendre les sonneries à leurs clients à un taux de redevances connu et favorable. Il ressort clairement de l’entente de 2010 elle‑même et de la conduite des demanderesses que ces dernières entendaient être liées par l’entente.

[161] Au‑delà des attentes raisonnables des parties, une analyse sur l’enrichissement sans cause suppose également d’examiner des considérations d’intérêt public (Garland, au para 54). En l’espèce, conclure à l’enrichissement sans cause établirait un dangereux précédent qui aurait de graves conséquences sur l’administration collective des droits d’auteur. Si le titulaire d’une licence peut demander à ce que des redevances lui soient restituées des années après leur paiement — aux termes de tarifs fixés par la Commission et confirmés par les tribunaux — parce que la loi a été ultérieurement réexaminée après que les tarifs sont devenus définitifs, les sociétés de gestion ne seraient jamais dans une position sûre pour distribuer des redevances.

[162] Le changement de position est un moyen de défense indépendant à une allégation d’enrichissement sans cause. Dans l’arrêt Garland, la Cour suprême a décrit en ces termes cette défense à la page 659 :

[I]l est juste que nous nous demandions pourquoi il nous semblerait inéquitable de permettre la restitution dans des cas comme ceux‑là […] Il faut répondre que, lorsque la situation d’un défendeur innocent a changé à un point tel qu’il subirait une injustice si on l’obligeait à rembourser en partie ou en totalité ce qu’il a reçu, l’injustice qu’il subirait si on l’obligeait à effectuer ce remboursement l’emporte sur celle qui résulterait du refus d’ordonner la restitution au demandeur.

[163] Le fait que la SOCAN s’est appuyée sur le caractère définitif du tarif 24 et sur l’entente de 2010 avant de distribuer les redevances à ses membres est un facteur important qui milite contre l’octroi de la déclaration sollicitée par les demanderesses.

D. Si l’entente n’est pas un motif juridique, les demanderesses ont‑elles le droit à une ordonnance de suivi des redevances perçues aux termes du tarif 24?

[164] Compte tenu de mes conclusions précédentes, il n’est pas nécessaire d’examiner la demande d’ordonnance de suivi présentée par les demanderesses à l’égard des droits versés à la SOCAN puis distribués à ses membres.

V. Demande reconventionnelle

[165] Les demanderesses ont unilatéralement cessé de payer les droits de licence aux termes du tarif 24 après la publication de l’arrêt ESA en juillet 2012, malgré le fait : a) qu’elles ont continué à vendre des sonneries, b) qu’elles n’ont pas sollicité le contrôle judiciaire de la décision de 2012 par laquelle la Commission a homologué le tarif 24, et c) que la Commission a rejeté leur demande de modification du tarif 24.

[166] La SOCAN sollicite une ordonnance enjoignant aux demanderesses de payer les droits de licences exigibles au titre du tarif 24 pour la période allant du 12 juillet 2012 au 6 mars 2015, ou aux dates antérieures auxquelles chacune d’elles a cessé de vendre les sonneries. La SOCAN reconnaît qu’elle n’a pas le droit de percevoir de redevance pour toute période postérieure au 6 mars 2015, date à laquelle le juge O’Reilly a rendu sa décision dans Rogers CF.

[167] Comme j’ai conclu qu’il existait des motifs juridiques obligeant les demanderesses à payer les redevances du tarif 24 qui étaient exigibles avant les arrêts ESA et Rogers CSC, le même raisonnement s’applique à la période subséquente. Le tarif 24 (2006‑2013) demeure en vigueur jusqu’à ce qu’il expire le 31 décembre 2013, avec l’entente de 2010.

[168] Dans les circonstances, il est fait droit à la demande reconventionnelle dans la mesure où les redevances du tarif 24 étaient dues avant qu’il n’expire.

[169] Des intérêts seront payés conformément au tarif 24 (2006‑2013); ces intérêts sont non composés et calculés quotidiennement de la date à laquelle les redevances prévues au tarif 24 devaient être acquittées à celle à laquelle le montant est payé, à un taux de 1 % au‑dessus du taux officiel d’escompte en vigueur le dernier jour du mois précédent (tel qu’il est publié par la Banque du Canada).

VI. Dépens

[170] À l’audience, les parties ont fourni des observations scellées concernant les dépens.

[171] Les demanderesses ont proposé un compromis à la SOCAN en effectuant une offre de règlement avant le procès. La demanderesse a reconnu que si le jugement de la Cour n’était pas aussi favorable que les conditions de l’offre des demanderesses, les dépens devraient lui être adjugés suivant l’échelon médian de la colonne III du tarif B.

[172] L’offre des demanderesses est manifestement moins favorable que ma décision. Compte tenu du succès écrasant remporté par la SOCAN au procès, je conclus que les dépens suivront l’issue de la cause et seront adjugés en sa faveur.

[173] Aux termes du paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, la Cour « a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens [et] de les répartir ». Le paragraphe 400(3) envisage expressément une adjudication des dépens au lieu de leur taxation suivant le tarif B.

[174] Il est assez courant pour notre Cour d’adjuger des sommes globales en présence de parties commerciales averties. La jurisprudence récente a tendance à favoriser l’attribution de sommes globales en présence de plaideurs « ayant manifestement les moyens d’assumer le coût de leurs choix juridiques » : Nova Chemicals Corporation c. Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 au para 16 [Nova Chemicals] citant Eli Lilly and Company c. Apotex Inc., 2011 CF 1143 au para 36.

[175] Dans l’arrêt Nova Chemicals, la Cour d’appel fédérale a examiné la jurisprudence et déterminé que les sommes globales typiquement adjugées correspondent à un pourcentage allant de 25 % à 50 % des frais juridiques effectivement engagés.

[176] La SOCAN a réclamé une somme globale de 137 438,86 $, ce qui correspond à 25 % des frais juridiques qu’elle a effectivement engagés, et se situe à l’extrémité inférieure de la fourchette établie par la jurisprudence examinée dans l’arrêt Nova Chemicals, plus les débours de 20 427,24 $.

[177] Le montant réclamé est éminemment raisonnable puisqu’il est significativement inférieur à ce qu’auraient réclamé les demanderesses si elles avaient eu gain de cause. Les facteurs favorables à l’octroi de dépens qui dépassent le tarif comprennent notamment le nombre de questions juridiques soulevées durant l’instance, leur complexité relative ainsi que le fait que la SOCAN est une organisation à but non lucratif.

VII. Conclusion

[178] Pour les motifs qui précèdent, l’action des demanderesses est rejetée. Il est fait droit en partie à la demande reconventionnelle de la SOCAN, avec dépens.


JUGEMENT dans le dossier T‑2046‑12

LA COUR STATUE que :

  1. L’action des demanderesses est rejetée.

  2. La demande reconventionnelle de la défenderesse est accueillie en partie.

  3. Les demanderesses devront déclarer et payer à la défenderesse toutes les redevances prévues au tarif 24 qui n’ont pas été payées entre le 12 juillet 2012 et le 31 décembre 2013, avec intérêts, calculés au titre du tarif 24 (2006‑2013).

  4. La défenderesse a droit à ses dépens, fixés par la présente à 157 866,10 $.

« Roger R. Lafrenière »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2046‑12

 

INTITULÉ :

ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC., BELL MOBILITÉ INC. ET QUÉBECOR MEDIA INC. c SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE (ALIAS SOCAN)

 

DEMANDE RECONVENTIONNELLE :

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE (ALIAS SOCAN) c ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC., BELL MOBILITÉ INC. ET QUÉBECOR MEDIA INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 12 ET 13 septembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 mars 2021

 

COMPARUTIONS :

Peter N. Mantas

Gerald Kerr‑Wilson

Gabrielle Cyr

 

POUR LES DEMANDERESSES/

DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

D. Lynne Watt

Matthew Estabrooks

 

POUR LA DÉFENDERESSE /

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Peter N. Mantas

Gerald Kerr‑Wilson

Gabrielle Cyr

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES /

DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

D. Lynne Watt

Matthew Estabrooks

Gowling WLG

Ottawa (Ontario)

 

pour la défenderesse /

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

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