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Date : 20210317


Dossier : IMM-7829-19

Référence : 2021 CF 235

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

DILBER BAYRAM

RESAT CAN BAYRAM

JALAN BAYRAM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté leur appel de la décision rendue la Section de la protection des réfugiés (la SPR) à leur sujet. Dans cette décision, la SPR a conclu qu’ils n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni qualité de personnes à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La SAR a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles et qu’ils n’avaient pas établi le bien‑fondé d’une demande d’asile sur place.

[2] Les demandeurs font valoir que la SAR a refusé de manière déraisonnable d’admettre les nouveaux éléments de preuve présentés dans le cadre de l’appel et qu’elle a conclu de manière déraisonnable qu’ils n’étaient pas crédibles.

[3] Après analyse, qui sera exposée en détail ci‑dessous, je suis d’avis que la SAR a accordé peu, voire aucun, poids aux éléments de preuve corroborants des demandeurs, et ce, de manière déraisonnable. Par conséquent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Faits

A. Les demandeurs

[4] Les demandeurs, qui sont tous citoyens de la Turquie, sont une famille composée de trois personnes : Mme Dilber Bayram est la mère de M. Resat Can Bayram (19 ans) et de Mme Jalan Bayram (14 ans).

[5] Les demandeurs craignent d’être persécutés en Turquie en raison des actions politiques de Mme Bayram et de leur profil en tant que Kurdes alévis. Mme Bayram dit qu’elle a soutenu les partis politiques pro-Kurdes en Turquie, y compris le Parti démocratique des peuples (le HDP), pour lesquels elle a assisté à des manifestations et distribué des dépliants lors de l’élection de 2015.

[6] Mme Bayram prétend que la police turque l’a détenue à deux occasions : la première fois, durant la manifestation au parc Gezi en juin 2013, et la deuxième fois, après la manifestation des « mères du samedi », le 25 juillet 2015. Dans les deux cas, la police a détenu Mme Bayram pendant plusieurs heures, l’a interrogée au sujet de ses affiliations à des organisations politiques pro-Kurdes, l’a battue et lui a infligé de mauvais traitements. La deuxième fois, la police l’a également agressée sexuellement.

[7] Durant la deuxième détention, les policiers ont avisé Mme Bayram qu’ils commenceraient à la surveiller. Mme Bayram prétend qu’elle a ensuite commencé à remarquer des hommes étranges qui l’observaient lorsqu’elle quittait son domicile.

[8] Le 21 août 2015, les demandeurs et l’époux de Mme Bayram sont venus au Canada. Mme Bayram a tenté de convaincre son époux de permettre à la famille de demander l’asile au Canada, mais il a refusé. Selon Mme Bayram, son époux est un homme d’affaires et il voulait voyager librement entre la Turquie et le Canada.

[9] En mai 2016, Mme Bayram a appris que la police s’était rendue à son domicile à Istanbul et avait interrogé sa voisine, Mme Nuray Kanmazer, pour savoir où elle se trouvait. Après cet incident, Mme Bayram a pressé davantage son époux de présenter une demande d’asile, mais il a continué de refuser de le faire. Le couple a fini par se séparer en raison de ce désaccord, et Mme Bayram a présenté une demande d’asile avec ses enfants en juin 2016.

B. Décision de la Section de la protection des réfugiés, première décision de la Section d’appel des réfugiés et premier contrôle judiciaire

[10] Dans une décision datée du 7 septembre 2017, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs au motif qu’ils n’étaient pas crédibles. La SPR a relevé de nombreuses incohérences dans le témoignage de Mme Bayram et a jugé que les éléments de preuve à l’appui présentés par les demandeurs ne l’emportaient pas sur ces préoccupations en matière de crédibilité. Enfin, la SPR a jugé que l’identité des demandeurs en tant que Kurdes alévis n’établissait pas le bien‑fondé d’une demande d’asile sur place.

[11] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Dans une décision datée du 2 octobre 2018, la SAR a confirmé la décision de la SPR. Les demandeurs ont ensuite présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SAR à la Cour. Le défendeur a consenti à l’ordonnance demandée par les demandeurs dans cette demande parce que la SAR avait commis une erreur de justice naturelle en rendant sa décision. Dans une ordonnance datée du 21 janvier 2019, la juge Strickland a annulé la décision de la SAR et renvoyé l’affaire à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire.

C. Décision faisant l’objet du contrôle : la nouvelle décision de la Section d’appel des réfugiés

[12] Dans une décision datée du 25 novembre 2019, la SAR a statué à nouveau sur l’appel de la décision de la SPR interjeté par les demandeurs et elle a de nouveau confirmé que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni qualité de personnes à protéger. Cette décision est l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[13] À titre préliminaire, la SAR a refusé d’admettre les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs dans le cadre de l’appel, y compris un affidavit souscrit par M. Ali Can Orhan, daté du 9 novembre 2017.

[14] Pour conclure que les demandeurs n’étaient pas crédibles, la SAR a relevé de nombreuses incohérences dans le témoignage de Mme Bayram. En particulier, elle a jugé que le témoignage de Mme Bayram était incohérent en ce qui concerne la raison pour laquelle les demandeurs n’avaient demandé l’asile que dix mois après être arrivés au Canada, les circonstances de la séparation de Mme Bayram d’avec son époux, la raison pour laquelle Mme Bayram avait été suivie par la police en Turquie, la raison pour laquelle Mme Bayram avait demandé des visas canadiens et l’omission de la part de Mme Bayram de mentionner dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) qu’elle avait été observatrice des élections pour le HDP en 2015.

[15] La SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les éléments de preuve à l’appui présentés par les demandeurs ne l’emportaient pas sur les préoccupations susmentionnées en matière de crédibilité. Ces éléments de preuve contiennent les documents suivants :

  1. un affidavit souscrit par M. Cavit Bayram, le cousin de Mme Bayram, daté du 25 mai 2017;

  2. une lettre de soutien de M. Ilhami Akpinar, un membre du HDP, datée du 26 juillet 2017;

  3. un courriel de Mme Nuray Kanmazer, une voisine de Mme Bayram en Turquie, daté du 22 mai 2017.

[16] Enfin, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs n’ont pas établi le bien-fondé d’une demande d’asile sur place.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[17] La demande de contrôle judiciaire soulève les deux questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle conclu de manière déraisonnable que les demandeurs n’étaient pas crédibles?

  2. La SAR a-t-elle refusé de manière déraisonnable d’admettre les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs?

[18] Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je suis du même avis (Akintola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 971 au para 7, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]; Ifogah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1139 aux para 35, 43).

[19] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais elle est néanmoins rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La cour doit déterminer si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris sa justification et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Ce qui est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont disposait le décideur et des répercussions de la décision sur les personnes concernées par cette décision (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[20] Lorsqu’une décision contient des motifs, ceux‑ci sont le point de départ du contrôle (Vavilov, au para 84). Les motifs des décisions n’ont pas besoin d’être parfaits; tant qu’ils permettent à la cour de révision de comprendre pourquoi le décideur a pris sa décision et de déterminer si la conclusion appartient aux issues acceptables, la décision sera normalement considérée comme raisonnable (Beddows c Canada (Procureur général), 2020 CAF 166 au para 25, citant Vavilov au para 91). Toutefois, lorsque le décideur omet de justifier, dans les motifs, un élément essentiel de sa décision, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance, la décision sera normalement considérée comme déraisonnable (Vavilov, au para 98).

[21] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir que la décision contient des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et elle ne devrait pas modifier ses conclusions de fait à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Les cours de révisions doivent donc faire preuve d’une « grande déférence » lorsqu’elles contrôlent les conclusions quant à la crédibilité (Azenabor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1160 au para 6, citant N’kuly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1121 au para 21).

IV. Analyse

A. La Section d’appel des réfugiés a-t-elle conclu de manière déraisonnable que les demandeurs n’étaient pas crédibles?

[22] Les demandeurs soutiennent que la SAR a apprécié de manière déraisonnable les éléments de preuve suivants qui corroborent leur demande d’asile : (1) l’affidavit de M. Cavit Bayram, le cousin de Mme Bayram; (2) la lettre de soutien de M. Akpinar, un membre du HDP; et (3) le courriel de Mme Kanmazer, la voisine de Mme Bayram en Turquie. J’examinerai à tour de rôle chacun de ces arguments.

(1) L’affidavit de M. Cavit Bayram

[23] M. Cavit Bayram prétend être un Kurde alévi qui a soutenu le HDP en Turquie avant de demander et d’obtenir l’asile au Canada. Dans son affidavit, M. Cavit Bayram affirme que Mme Bayram est sa cousine, qu’ils ont assisté ensemble à des réunions pro-kurdes en Turquie et que Mme Bayram a été détenue en 2013 et en 2015 par la police turque. Il déclare également que la police turque l’a arrêté durant une manifestation le 8 mars 2016 et l’a interrogé pour savoir où se trouvait Mme Bayram.

[24] La SAR a conclu que l’affidavit de M. Cavit Bayram n’était pas crédible parce que les demandeurs n’ont pas mentionné l’arrestation du 8 mars 2016 dans l’exposé circonstancié contenu dans leur formulaire FDA et lorsqu’ils ont témoigné devant la SPR, et que Mme Bayram elle-même n’était pas crédible. Au paragraphe 35 de sa décision, la SAR écrit ceci :

Les appelants n’ont fourni aucune explication de cette omission et de cette incohérence. J’estime qu’il s’agit d’une omission et d’une incohérence importantes, surtout compte tenu du fait que l’appelante principale affirme que ce sont les renseignements qu’elle a reçus d’un voisin, en mai 2016, selon lesquels la police est venue chez elle pour la chercher et qui l’ont amenée à présenter une demande de protection. Je m’attendais à ce que, si le cousin de l’appelante principale était questionné au sujet de cette dernière, cela soit mentionné dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA et dans son témoignage à la SPR. Compte tenu de cette incohérence et de cette omission, et du fait que l’appelante principale n’était pas non plus un témoin crédible en ce qui concerne ses prétendus activités politiques et incidents de persécution, j’estime que l’affidavit du cousin n’est pas crédible.

[25] À mon avis, la SAR s’est fondée de manière déraisonnable sur ses préoccupations en matière de crédibilité concernant Mme Bayram pour douter de la fiabilité de l’affidavit de M. Cavit Bayram.

[26] En ce qui a trait à l’omission de l’arrestation du 8 mars 2016 dans le formulaire FDA des demandeurs, il est bien établi en droit que la SAR peut tirer une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité des demandeurs en raison de l’omission d’événements centraux de leur demande d’asile dans leur formulaire FDA et leur témoignage (Ogaulu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 547 au para 18, citant Zeferino c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 456 au para 31; voir également Villarroel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 417 au para 17). Toutefois, il n’est pas raisonnable d’appliquer cette inférence à l’ensemble des éléments de preuve corroborants de la demanderesse.

[27] Les éléments de preuve corroborants, comme l’affidavit de M. Cavit Bayram, doivent être examinés indépendamment des préoccupations quant à la crédibilité de la demanderesse avant d’être rejetés; sinon, les éléments de preuve corroborants ne seraient pas considérés comme crédibles simplement parce que les demandeurs ne le sont pas (He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 2 [He] au para 25, citant Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1138 aux para 31-37; Lu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 846 aux para 33-35; Sterling c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 329 au para 12). Par exemple, dans la décision Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311 [Chen] aux para 19-20, le juge Rennie de la Cour (maintenant juge à la Cour d’appel) a jugé qu’il était déraisonnable de la part de la SPR de conclure que la preuve n’était pas crédible parce qu’elle corroborait des événements déjà jugés non crédibles par la SPR. Ce faisant, le raisonnement de la SPR a été « inversé » (Chen, au para 20).

[28] Les demandeurs s’appuient sur la décision Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390 [Oranye] au para 27, pour affirmer qu’il n’est pas raisonnable de considérer que l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA et le témoignage devant la SPR des demandeurs a un lien avec la crédibilité de l’affidavit de M. Cavit Bayram. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’on peut établir une distinction entre l’affaire Oranye et celle qui nous occupe : en l’espèce, la SAR n’a pas dissimulé une conclusion relative à l’authenticité en jugeant que l’affidavit avait une faible valeur probante, mais elle a plutôt affirmé de manière transparente que l’affidavit n’était pas crédible. Cependant, j’estime que l’affaire Oranye est instructive, dans la mesure où le formulaire FDA et le témoignage devant la SPR des demandeurs ne sauraient logiquement avoir une incidence sur la crédibilité de l’affidavit, conclusion qui va dans le sens des précédents cités ci‑dessus.

[29] Je suis d’avis que la décision Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 576 [Liu], sur laquelle le défendeur s’est fondé ne permet pas de trancher l’affaire qui nous occupe. Dans la décision Liu, le juge Norris a déclaré qu’« une conclusion générale selon laquelle un demandeur d’asile manque de crédibilité peut avoir une incidence sur l’évaluation des autres éléments de preuve produits par ce demandeur d’asile, y compris la preuve documentaire, et peut ultimement entraîner le rejet de la demande » (au para 90, citant Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 71 [Rahman] au para 28). Pour parvenir à cette conclusion, toutefois, le juge Norris a mis en garde les décideurs contre les « raisonnement[s] circulaire[s] » et a souligné que le principe exposé dans la décision Rahman ne peut raisonnablement s’appliquer aux décisions citées dans He (Liu, aux para 89-90).

[30] Le facteur qui permet d’établir une distinction entre la présente affaire et celles citées dans la décision He est que la SAR s’est aussi fondée sur la conclusion selon laquelle le formulaire FDA et le témoignage devant la SPR des demandeurs ne faisaient pas état de l’arrestation de M. Cavit Bayram le 8 mars 2016. Le défendeur affirme que ce manque de corroboration est un motif raisonnable pour attaquer la crédibilité de M. Cavit Bayram (Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 [Magonza] au para 19).

[31] Dans la mesure où la SAR s’appuie sur un manque de corroboration pour fonder ses préoccupations relatives à la crédibilité concernant M. Cavit Bayram, j’estime que les raisons pour lesquelles elle le fait sont déraisonnablement liées à ses préoccupations en matière de crédibilité concernant les demandeurs. La SAR ne s’est pas concentrée sur la façon dont l’auteur de l’affidavit traite d’un événement non corroboré par la preuve et n’a pas évalué la crédibilité de M. Cavit Bayram par rapport à cette nouvelle allégation. La SAR a plutôt conclu que, vu l’importance de l’arrestation du 8 mars 2016, elle s’attendait à ce que les demandeurs aient traité de cet événement dans leur preuve, reproche aux demandeurs de ne pas l’avoir fait, puis se sert de l’omission des demandeurs pour conclure que M. Cavit Bayram n’est pas crédible.

[32] À la lumière de ce qui précède, je conclus que l’évaluation par la SAR de l’affidavit de M. Cavit Bayram n’est pas suffisamment transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Je ne suis pas en mesure de déterminer si la SAR a effectué une évaluation indépendante de la crédibilité de l’affidavit, ou si elle a simplement étendu ses préoccupations en matière de crédibilité liées aux demandeurs à son évaluation de l’affidavit. Cette ambiguïté est d’ailleurs exacerbée par la conclusion de la SAR selon laquelle M. Cavit Bayram n’est pas crédible parce que Mme Bayram elle-même n’est pas crédible.

(2) La lettre de soutien de M. Akpinar

[33] Dans sa lettre, rédigée sur un papier ayant l’en-tête du HDP, M. Akpinar dit qu’il est de descendance kurde, qu’il appuie le mouvement politique kurde depuis 2000 et qu’il travaille maintenant pour le HDP. M. Akpinar corrobore que Mme Bayram a été une organisatrice politique pour le HDP en Turquie et qu’elle a été arrêtée en 2013 et en 2015.

[34] Même si la SAR n’a pas conclu que la lettre de M. Akpinar n’était pas authentique, elle lui a accordé peu de poids au motif qu’elle n’était pas suffisamment fiable. La SAR fournit deux motifs pour expliquer cette conclusion. D’abord, la SAR a reproché aux demandeurs de ne pas avoir présenté la version originale de la lettre ou le courriel auquel la lettre était jointe. Ensuite, la SAR critique le défaut de M. Akpinar de décrire comment il était au courant des actions politiques et des arrestations de Mme Bayram.

[35] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que la présente affaire est analogue à celle exposée dans la décision Oranye, en ce sens que la SAR a occulté les conclusions relatives à l’authenticité en mettant en question le fait de savoir si la lettre avait bel et bien été envoyée par M. Akpinar et le HDP. Dans l’affaire Oranye, la SAR a accordé une faible valeur probante aux affidavits présentés par les demandeurs en raison du fait qu’ils n’avaient pas fourni les enveloppes dans lesquelles les affidavits avaient été postés (au para 19). En concluant que la décision de la SAR est déraisonnable, j’ai déclaré ceci au paragraphe 21 :

[…] La seule chose qu’une enveloppe postale illustre, c’est la provenance du document; cependant, en l’espèce, les affidavits sont présumément importants en raison de leur [contenu] et non de leur provenance. La provenance des affidavits et le moyen par lequel ils sont arrivés au Canada seraient importants uniquement si la Section de la protection des réfugiés soupçonnait la demanderesse de mentir à leur sujet, ce qui concernerait la crédibilité de la demanderesse. Si, par exemple, la Section de la protection des réfugiés ne croyait pas que les lettres avaient vraiment été envoyées par le cousin de la demanderesse au Nigéria, une conclusion de fait claire à cet égard aurait dû être tirée et soutenue par le dossier de la preuve. En l’espèce, la Section de la protection des réfugiés n’a pas tiré une telle conclusion, et je ne peux voir la raison pour laquelle l’absence de l’enveloppe postale était pertinente pour la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés. […]

[Souligné dans l’original.]

[36] À mon avis, la SAR a commis en l’espèce la même erreur que dans l’affaire Oranye. La seule considération pertinente par rapport au courriel est l’origine de la lettre, ce qui concerne l’authenticité de la lettre. Si la SAR doutait de l’origine de la lettre, à savoir qu’elle ne croyait pas que M. Akpinar avait envoyé la lettre, elle aurait dû tirer une conclusion claire à cet égard en disant que la lettre n’est pas authentique et en n’y accordant aucun poids (Magonza, aux para 30‑-31). La SAR ne peut pas raisonnablement reprocher aux demandeurs de n’avoir pas établi l’origine de la lettre tout en admettant la lettre comme étant authentique et en y accordant un certain poids.

(3) Le courriel de Mme Kanmazer

[37] Dans son courriel, Mme Kanmazer se désigne comme voisine et amie de Mme Bayram. Elle dit que la police s’est présentée au domicile de Mme Bayram en Turquie et a demandé où elle se trouvait. D’après Mme Kanmazer, la police est revenue plusieurs fois après sa visite initiale pour savoir si Mme Bayram était retournée chez elle.

[38] La SAR n’a accordé aucun poids au courriel de Mme Kanmazer, principalement au motif qu’il n’établissait pas de façon probante les arrestations et les actions politiques de Mme Bayram. Au paragraphe 40 de sa décision, la SAR a écrit ceci :

En particulier, le courriel ne corrobore aucune des allégations de l’appelante principale au sujet de ce qui lui est arrivé en Turquie. La lettre mentionne simplement que la police s’est présentée à la maison de l’appelante à Istanbul et a demandé où celle‑ci se trouvait. La lettre ne comporte aucun renseignement sur les raisons pour lesquelles la police s’est présentée à la demeure de l’appelante principale. Selon le contenu de la lettre, la police aurait pu se présenter chez l’appelante pour toutes sortes de raisons.

[39] La SAR a aussi attaqué la crédibilité du courriel parce que Mme Kanmazer n’a pas précisé si la police avait expliqué les raisons pour lesquelles elle s’était présentée au domicile de Mme Bayram et qu’aucun document connexe n’y était joint pour authentifier l’identité de Mme Kanmazer.

[40] À mon avis, la conclusion de la SAR selon laquelle le courriel de Mme Kanmazer n’a aucune valeur probante n’est pas intrinsèquement cohérente ou justifiée au regard des éléments de preuve pertinents sur les conditions dans le pays (Vavilov, au para 85). L’élément 13.1 du cartable national de documentation du 31 mars 2017 sur la Turquie décrit comment la police a mené des rafles chez des militants politiques pro-Kurdes à Istanbul et mentionne que des [traduction] « milliers » d’entre eux ont subi un procès relativement à des accusations de terrorisme [traduction] « excessivement larges », y compris des personnes pour lesquelles [traduction] « il y a peu d’éléments de preuve du fait qu’elles ont apporté un soutien logistique ou matériel au terrorisme ». Même s’il est certainement possible que la police se soit présentée à maintes reprises au domicile de Mme Bayram et ait demandé où elle se trouvait pour « toutes sortes de raisons », la preuve sur les conditions dans le pays révèle que certaines de ces raisons sont plus probables que d’autres. En fait, la SPR a reconnu ces éléments, et elle écrit au paragraphe 70 de sa décision qu’elle est [traduction] « troublée par la détérioration de la situation en Turquie et la discrimination historique dont sont victimes [les Kurdes alévis] qui semble se poursuivre encore aujourd’hui », particulièrement envers les personnes qui participent à des activités politiques pro-Kurdes.

[41] Le défendeur affirme qu’il est [traduction] « absurde » d’obliger la SAR à avoir une hypothèse sur la raison pour laquelle la police s’est présentée au domicile de Mme Bayram. Je ne suis pas du même avis. La SAR est tenue d’évaluer les éléments de preuve au dossier et de déterminer, selon la prépondérance des probabilités, si la police s’est présentée au domicile de Mme Bayram. Il s’agit de tirer une inférence, et non d’émettre une simple hypothèse. La SAR a jugé que le courriel n’avait aucune valeur probante parce que rien ne lui permet d’inférer la raison pour laquelle la police aurait pu se présenter au domicile de Mme Bayram. Cette conclusion est déraisonnable parce qu’elle n’est pas justifiée au regard de la preuve sur les conditions dans le pays décrite précédemment, qui révèle que la police en Turquie recherche des militants pro‑Kurdes, ce que Mme Bayram prétend être, et les persécute.

[42] Pour parvenir à sa conclusion, la SAR semble évaluer de nouveau le courriel de Mme Kanmazer en fonction de la conclusion tirée à l’avance selon laquelle Mme Bayram n’est pas crédible en ce qui concerne ses affiliations politiques, plutôt que de tenir compte de la façon dont le courriel corrobore l’exposé circonstancié de Mme Bayram. La conclusion de la SAR selon laquelle il est également possible que la police se soit présentée au domicile de Mme Bayram en raison des actes politiques de cette dernière par opposition à toute autre raison n’est cohérente qu’à la lumière de la présupposition selon laquelle Mme Bayram n’est pas une militante pro‑Kurde. Cette approche est déraisonnable parce que la SAR doit examiner le courriel indépendamment des préoccupations relatives à la crédibilité de Mme Bayram avant de le rejeter (He, au para 25).

[43] Vu ma conclusion selon laquelle la SAR a évalué de manière déraisonnable les éléments de preuve corroborants des demandeurs, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions soulevées par les demandeurs. À mon avis, l’évaluation par la SAR des éléments de preuve corroborants contient des lacunes qui sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision est déraisonnable (Vavilov, au para 100).

V. Remarque incidente

[44] Il serait négligent de ma part de ne pas mentionner mes préoccupations par rapport au libellé employé par la SAR dans sa décision relativement aux « Kurdes inactifs ». Aux paragraphes 54‑55 de sa décision, la SAR écrit :

Je trouve peu d’éléments de preuve qui donnent à penser que les Kurdes et les Kurdes alévis inactifs sur le plan politique sont aujourd’hui la cible de mauvais traitements en Turquie. Ce sont plutôt les alevis qui sont politiquement et socialement actifs qui semblent être les plus à risque. Il est presque certain que les Kurdes et les alévis inactifs sur le plan politique ont été témoins d’une insécurité accrue et de violations de leurs droits d’engagement social et d’accès aux services et aux médias kurdes et alévis. Toutefois, ces circonstances n’augmentent normalement pas le niveau de persécution. Les éléments de preuve ne m’amènent pas à conclure que les Kurdes et les alévis inactifs sur le plan politique font régulièrement l’objet de détention arbitraire, de mauvais traitements ou de torture, ni de discrimination équivalant à de la persécution.

Le profil des appelants est celui de Kurdes alévis inactifs sur le plan politique. L’appelante principale n’a pas établi de façon crédible qu’elle est exposée à un risque en raison de son statut de personne active sur le plan politique. Je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que le profil des appelants est tel qu’il serait peu probable qu’ils attirent l’attention des autorités turques s’ils retournaient en Turquie aujourd’hui.

[45] Le raisonnement implicite dans la déclaration de la SAR est que le fait d’être actif sur le plan politique et social ne correspond pas à la norme. Mme Bayram ne prétend pas être une insurgée qui recourt à la violence au détriment de moyens démocratiques; elle dit avoir distribué des dépliants pour le parti politique qu’elle appuie, s’être portée bénévole en tant qu’observatrice des élections et avoir assisté à des manifestations pacifiques. Autrement dit, Mme Bayram prétend avoir participé à des activités politiques qui sont normales au Canada, voire encouragées. Le fait de se livrer à de telles activités ne devrait donc pas être interprété comme quelque chose d’anormal, peu importe l’endroit où une personne le fait.

[46] Par ailleurs, le Canada n’accorde pas l’asile à des personnes parce qu’elles ne correspondent pas à la norme; il accorde l’asile principalement aux personnes qui craignent d’être persécutées du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social particulier ou de leurs opinions politiques. Ces catégories d’identité se retrouvent chez tout le monde, quoique leur manifestation et les circonstances soient différentes. Il n’est pas anormal que des personnes expriment ces facettes de leur identité, et le libellé utilisé par la SAR devrait refléter cette réflexion.

VI. Conclusion

[47] Je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable. Par conséquent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

[48] Les parties n’ont pas relevé de question de portée générale aux fins de certification, et je suis d’accord que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans l’affaire IMM-7829-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7829-19

 

INTITULÉ :

DILBER BAYRAM, RESAT CAN BAYRAM AND JALAN BAYRAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE Toronto ET ottawa (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 FÉVRIER 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 17 MARS 2021

 

COMPARUTIONS :

Clifford Luyt

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Melissa Mathieu

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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