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Date : 20210310


Dossier : T-1440-19

Référence : 2021 CF 216

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 mars 2021

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

SWEET PRODUCTIONS INC. ET

ENCHANTED RISE GROUP LIMITED

demanderesses

et

LICENSING IP INTERNATIONAL S.À.R.L.,

9279-2738 QUÉBEC INC., 9219-1568 QUÉBEC INC.,

SOCIÉTÉ DE GESTION FDCO INC.,

FERAS ANTOON ET DAVID TASSILLO

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

Contexte

[1] Les défendeurs interjettent appel d’une ordonnance par laquelle une protonotaire a rejeté leur requête en radiation de la présente action pour retard injustifié, conformément aux articles 167 et 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles].

[2] Les demanderesses décrivent l’action comme une action pour [traduction] « violation du droit d’auteur à l’égard des œuvres cinématographiques apparaissant sur les sites Web PornHub des défendeurs ». La réclamation porte sur [traduction] « 186 œuvres en différentes langues du réseau PornHub des défendeurs et au moins 5 501 occurrences de violation réparties sur un réseau interconnecté ».

[3] À l’appui de leur requête, les défendeurs ont demandé l’autorisation de déposer un affidavit en réplique. Après avoir examiné les principes énoncés aux paragraphes 9 à 13 de l’arrêt Amgen Canada Inc c Apotex Inc, 2016 CAF 121 [Amgen], la protonotaire a refusé l’autorisation. Elle a fait remarquer que l’affidavit apportait la preuve d’autres retards après le dépôt de la requête, [traduction] « notamment dans la livraison du dossier de requête en réponse des demanderesses et à l’égard de promesses non respectées de fournir des précisions supplémentaires et des actes de procédure modifiés ». Elle a conclu que la requête en rejet [traduction] « concern[ait] principalement le retard dans la poursuite de l’instance jusqu’à la requête en radiation » et que la preuve de faits ultérieurs était donc peu utile. À son avis, ces faits supplémentaires n’étaient [traduction] « pas nécessaires pour statuer sur la requête de façon appropriée ».

[4] La protonotaire a noté à juste titre qu’elle devait répondre à trois questions aux termes de l’article 167 des Règles : (1) la partie requérante est-t-elle en défaut aux termes des Règles? (2) dans la négative, la poursuite de l’instance par les demanderesses accuse-t-elle un retard injustifié? et (3) dans l’affirmative, la Cour devrait-elle rejeter l’instance ou imposer « toute autre sanction »?

[5] La protonotaire a fait remarquer que huit mois s’étaient écoulés entre le dépôt de la déclaration, le 30 août 2019, et le dépôt de la requête en radiation, le 11 mai 2020. Elle a divisé cette période en deux. La première période s’étend du 30 août 2019 au 16 mars 2020, soit la veille de la suspension de toutes les instances devant la Cour fédérale par ordonnance du juge en chef en raison de la COVID-19 [la première période]. La deuxième période s’étend du 16 mars 2020 au 11 mai 2020 [la deuxième période].

[6] Pour ce qui est de la deuxième question, la protonotaire a conclu à l’existence d’un retard injustifié :

[traduction]

Il est évident que l’affaire n’a pas progressé de façon significative au cours des première et deuxième périodes : à l’exception de la réponse à la demande de précisions en octobre 2019 et de la signification de la déclaration modifiée en février 2020, les demanderesses n’ont pris aucune autre mesure pour s’assurer que l’affaire se déroule en temps opportun.

[7] La protonotaire a examiné la question de savoir s’il y avait une explication pour justifier le retard des demanderesses, mais elle n’en a trouvé aucune. Elle a conclu que la preuve des demanderesses [traduction] « n’[était] pas suffisamment détaillée ni rigoureuse par rapport à ce que l’on pourrait s’attendre d’une partie exposée à un arrêt des procédures ».

[8] Elle a fait remarquer que [traduction] « le retard pendant la deuxième période est en grande partie attribuable au fait que la pandémie de COVID-19 a interrompu la plupart des activités commerciales et judiciaires ». Toutefois, elle a aussi accepté que la majeure partie du retard a eu lieu au cours de la première période. Elle a conclu qu’il y avait [traduction] « très peu d’explications convaincantes, voire aucune, pour justifier le retard, en particulier au cours de la première période, de sorte que la Cour conclut que les demanderesses ne se sont pas acquittées de leur fardeau de justifier adéquatement le retard ».

[9] La protonotaire a déduit que le retard des demanderesses dans la poursuite de la présente instance était susceptible de porter préjudice aux défendeurs :

[traduction]

Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que les demanderesses ont omis de faire avancer leur cause de façon proactive et diligente, qu’elles n’ont pas justifié leur défaut de le faire et que le retard est susceptible de porter préjudice aux défendeurs.

[10] La protonotaire s’est alors penchée sur la troisième question, soit celle de savoir s’il fallait rejeter l’action ou imposer « toute autre sanction » aux demanderesses. Elle a fait observer que les défendeurs, dans le dossier de requête, avaient demandé une ordonnance de gestion de l’instance comme solution de rechange au rejet de l’action, mais que les demanderesses s’y opposaient. Elle a fait observer, à juste titre, que le consentement des demanderesses à cet égard n’était pas nécessaire.

[11] En imposant la gestion de l’instance, la protonotaire a déclaré ce qui suit au paragraphe 47 :

[traduction]

De l’avis de la Cour, avec l’établissement d’une ordonnance de gestion de l’instance fixant l’échéancier qui définit clairement les étapes et les dates limites, il est permis d’espérer que la présente affaire puisse dorénavant progresser à un rythme raisonnable vers une décision sur le fond. [Non souligné dans l’original.]

Les questions en litige dans le présent appel

[12] Les défendeurs soulèvent trois questions en appel, que je formule ainsi :

  1. Est-ce que la protonotaire aurait dû admettre l’affidavit en réplique?

  2. Est-ce que les exigences de l’article 167 des Règles étaient remplies, compte tenu des faits dont la Cour était saisie?

  3. Est-ce que l’action des demanderesses aurait dû être rejetée pour cause de retard?

Analyse

[13] Dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, la Cour d’appel fédérale a statué que la norme formulée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33, doit être appliquée aux appels interjetés à l’encontre des ordonnances discrétionnaires des protonotaires. Les questions de droit et les questions mixtes de fait et de droit doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte, et toutes les autres questions doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et dominante.

1. Admissibilité de l’affidavit en réplique

[14] Dans l’arrêt Amgen, le juge Stratas a fait observer au paragraphe 10 que « l’équité procédurale et le besoin de prendre une décision appropriée peuvent inciter la Cour à autoriser le dépôt d’une preuve en réplique lors d’une requête écrite ». Au paragraphe 13, il a fait remarquer que la Cour doit tenir compte de la question de savoir si l’élément de preuve l’aidera, si son admission causera un préjudice important ou grave à l’autre partie et si l’élément de preuve était disponible plus tôt ou aurait pu être découvert en démontrant une diligence raisonnable.

[15] La protonotaire a examiné chacun de ces facteurs et, au paragraphe 5 de sa décision, a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Même si j’accepte que la preuve en réplique proposée ne portera probablement pas préjudice aux demanderesses et qu’elle n’était pas disponible plus tôt, la Cour n’est tout simplement pas convaincue qu’elle aidera à déterminer de façon appropriée si les demanderesses ont omis de poursuivre l’instance en temps opportun, au sens de l’article 167 des Règles.

[16] Le raisonnement de la protonotaire est valable si l’on considère qu’il s’agit d’une preuve de retard injustifié avant le dépôt de la requête. Or, les défendeurs soutiennent que l’objet de l’affidavit en réplique n’était pas de présenter des éléments de preuve additionnels sur la question du retard, mais de faire valoir que la conduite des demanderesses après la requête était pertinente pour la question de la réparation appropriée une fois le retard injustifié établi. Ils affirment que les retards continus des demanderesses et leur défaut de respecter les délais qu’elles avaient elles-mêmes fixés appuient la demande de rejet de l’action.

[17] Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que « la tâche de déterminer la pertinence d’une preuve constitue en général une question de droit, dont la révision en appel fait intervenir la norme de la décision correcte » : voir Bande de Sawridge c Canada, 2006 CAF 228 au para 24. Par conséquent, la décision de la protonotaire sur l’admissibilité de la preuve en réplique doit être correcte pour résister à l’appel.

[18] À mon avis, même en acceptant que la preuve en réplique est admissible dans des circonstances limitées, je conclus que la décision de la protonotaire était incorrecte.

[19] Tout d’abord, comme je l’ai mentionné ci-dessus, elle n’a pas examiné la question de savoir si la preuve contenue dans l’affidavit en réplique était pertinente dans le contexte de l’évaluation de la réparation à accorder à l’égard du retard injustifié des demanderesses. Il s’agissait là d’une erreur. Les faits énoncés dans l’affidavit en réplique se rapportent à la période qui suit le dépôt de la requête et sont pertinents quant à la question de la réparation. Ils montrent que les retards se poursuivent, en dépit du dépôt d’une requête en rejet pour cause de retard.

[20] Deuxièmement, malgré le fait que la protonotaire a rejeté la preuve des défendeurs relative au comportement postérieur à la présentation de la requête, qui était défavorable aux demanderesses, comme l’indiquent les défendeurs, elle [traduction] « a expressément examiné des éléments de preuve se rapportant à la période postérieure au dépôt de la requête et a accordé aux demanderesses un crédit pour des faits qui sont survenus après le dépôt de la requête ». Plus précisément, elle renvoie au fait que les demanderesses ont déposé une nouvelle déclaration modifiée le 15 juin 2020 et conclut que [traduction] « des efforts ont été faits au printemps et au début de l’été 2020 pour faire avancer l’instance ».

[21] Toutefois, l’affidavit contesté porte sur les circonstances qui ont conduit au dépôt de cet acte de procédure. L’affidavit en réplique révèle que, dans leur lettre du 2 juin 2020, les demanderesses ont affirmé ce qui suit : [traduction] « nous fournirons notre deuxième déclaration modifiée lundi prochain [le 8 juin 2020] et nous nous attendons à ce qu’une défense soit déposée dans les délais prévus par les Règles ». La déclaration modifiée n’a pas été déposée au moment prévu, et les défendeurs ont dû faire un suivi. Les demanderesses ont alors répondu par un courriel daté du 11 juin 2020, dans lequel elles ont promis de remettre la déclaration le lendemain, ce qu’elles ont fait par voie électronique.

[22] L’affidavit en réplique montre également que les demanderesses ont omis à deux reprises de respecter leur engagement de déposer en temps opportun leurs documents en réponse à la requête en rejet. Encore une fois, ces faits confirment la conduite que les demanderesses continuent d’afficher dans la poursuite du présent litige.

[23] Je suis convaincu que les éléments de preuve contenus dans l’affidavit en réplique sont pertinents quant à la question de la réparation et que le dépôt de l’affidavit aurait dû être autorisé, d’autant plus que la protonotaire a examiné d’autres faits postérieurs au dépôt de la requête pour arriver à la conclusion que [traduction] « des efforts ont été faits au printemps et au début de l’été pour faire avancer l’instance » et qu’il était [traduction] « permis d’espérer que la présente affaire puisse dorénavant progresser à un rythme raisonnable » grâce à une ordonnance de gestion de l’instance.

2. Les exigences de l’article 167

Les défendeurs étaient-ils en défaut aux termes des Règles?

[24] La protonotaire a conclu que les défendeurs n’étaient pas en défaut aux termes des Règles. Elle a rejeté l’argument des demanderesses selon lequel les défendeurs étaient en défaut, n’ayant pas produit leur défense à la demande modifiée dans le délai de 30 jours prescrit par les Règles. Ce faisant, elle s’est appuyée sur le fait qu’une demande de précisions avait été signifiée et que les défendeurs attendaient une réponse. Elle a reconnu que la pandémie de COVID-19 avait paralysé les opérations. Enfin, elle a fait observer qu’après le dépôt de la requête, les demanderesses ont signifié et déposé leur nouvelle déclaration modifiée, faisant ainsi recommencer le compte à rebours.

[25] Les demanderesses, aux paragraphes 47 à 52 de leur mémoire en appel, réitèrent la position qu’elles ont adoptée à l’égard de la requête devant la protonotaire. Elles n’ont déposé aucun appel incident pour contester sa conclusion quant au défaut. Par conséquent, leur prétendue contestation de la conclusion de la protonotaire n’a pas été régulièrement soumise à la Cour dans le cadre du présent appel, et leurs observations ne sont donc pas pertinentes.

Y a-t-il eu un retard injustifié?

[26] Dans le présent appel, les demanderesses reconnaissent que la protonotaire a conclu, au vu du dossier dont elle était saisie, qu’il y avait eu un retard injustifié et que les exigences de l’article 167 des Règles avaient été remplies. Elles ont informé la Cour que, même si elles n’étaient pas d’accord avec la protonotaire, elles ne contestaient pas sa conclusion. En conséquence, les défendeurs ont établi que les exigences de l’article 167 des Règles étaient remplies.

Quelle est la réparation appropriée?

[27] Les défendeurs soutiennent que la protonotaire [traduction] « a commis une erreur de principe dans son analyse de la réparation qui devrait suivre une conclusion de retard injustifié ». Ils présentent trois arguments à l’appui de cette position :

  1. La protonotaire a effectué son analyse sans appliquer le virage culturel exigé par les arrêts Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7 [Hryniak], et R c Jordan, 2016 CSC 27 [Jordan].

  2. Son analyse n’a pas commencé par la présomption de rejet qui existe une fois que les exigences de l’article 167 des Règles sont remplies.

  3. Son analyse a été entachée par la prise en compte de facteurs non pertinents et par le fait qu’elle a omis d’examiner certains facteurs et éléments de preuve pertinents.

[28] Les demanderesses soutiennent que les défendeurs demandent à la Cour d’annuler la décision discrétionnaire de la protonotaire, une décision qu’il lui était loisible de rendre en vertu de l’article 167 des Règles. En outre, elles affirment que, en imposant la gestion de l’instance, la protonotaire a accepté la proposition des défendeurs, qui ont demandé, dans le mémoire qu’ils ont déposé à l’appui de la requête :

[traduction]

i. Une ordonnance visant le rejet de l’action des demanderesses pour cause de retard;

ii. Subsidiairement, si l’action n’est pas rejetée pour cause de retard, une ordonnance portant que l’action se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale.

[29] Je me pencherai maintenant sur les trois arguments invoqués par les défendeurs en ce qui concerne la réparation ordonnée par la protonotaire.

i. Les arrêts Hryniak et Jordan

[30] Au paragraphe 74 de leur mémoire, les demanderesses soulignent à juste titre que l’arrêt Jordan se rapporte à une affaire criminelle et que cette affaire mettait en jeu des considérations liées à la Charte :

[traduction]

L’application de critères semblables à ceux énoncés dans l’arrêt Jordan à une demande de nature civile, fondée sur la violation du droit d’auteur, est malavisée et confond le contexte civil, où les droits et les recours personnels prévus par la Charte s’appliquent, et les litiges commerciaux, où ils ne s’appliquent pas.

[31] Les défendeurs, invoquant l’arrêt Bureau de l’avocat des enfants c Balev, 2018 CSC 16 au para 82, soutiennent que les arrêts Jordan et Hryniak sont des cas d’application générale :

En l’espèce, le temps qui s’est écoulé avant que l’on entende la demande fondée sur la Convention de La Haye et qu’il soit statué sur les appels interjetés subséquemment a été trop long. Dans un autre contexte, la Cour a récemment déploré une culture de complaisance à l’égard de la lenteur du système de justice (voir R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 4). Pareille complaisance est toujours condamnable, mais certaines instances en souffrent moins que d’autres. Ce n’est pas le cas de l’instance engagée sur le fondement de la Convention de La Haye. [Non souligné dans l’original.]

[32] Que l’on se fonde sur l’arrêt Jordan ou non, la Cour suprême du Canada a clairement indiqué que la lenteur du système de justice « est toujours condamnable », que les parties ne doivent pas causer de retards et que le système de justice ne doit pas faire preuve de complaisance à l’égard des retards.

[33] L’arrêt Hryniak portait quant à lui sur l’exigence de proportionnalité dans la gestion judiciaire des instances, notamment sur les recours qu’offrent le jugement sommaire et l’instruction sommaire en matière civile. Au paragraphe 28 de sa décision, la Cour suprême a fait observer que la procédure judiciaire doit être « proportionnée, expéditive et abordable ». En outre, au paragraphe 31, elle a traité directement des circonstances où le pouvoir discrétionnaire peut être appliqué :

Même si la proportionnalité n’est pas expressément codifiée, l’application de règles de procédure qui font intervenir un pouvoir discrétionnaire [traduction] « englobe [...] un principe sous‑jacent de proportionnalité, selon lequel il faut tenir compte de l’opportunité de la procédure, de son coût, de son incidence sur le litige et de sa célérité, selon la nature et la complexité du litige » : Szeto c. Dwyer, 2010 NLCA 36, 297 Nfld. & P.E.I.R. 311, par. 53.

[34] Les demanderesses sont d’avis que la protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle a imposé une sanction pour le retard injustifié et elles soutiennent que sa décision est [traduction] « entièrement conforme au principe de la proportionnalité énoncé dans l’arrêt Hryniak ». Toutefois, les demanderesses ne renvoient qu’à un retard de quatre mois dans la première période, alors que la protonotaire a conclu à un retard au cours des deux périodes. De plus, la première période était de six mois et demi, et non de quatre mois, et la deuxième période était de deux mois. La protonotaire a conclu à l’existence d’un retard injustifié au cours des deux périodes, ce qui représente un retard de huit mois et demi. Elle a conclu que [traduction] « les demanderesses ont omis de faire avancer leur cause de façon proactive et diligente » et qu’elles n’ont pas justifié leur omission.

[35] Les demanderesses soulignent aussi que la protonotaire a mentionné l’arrêt Hryniak dans ses motifs, au paragraphe 49 :

[traduction]

Toutefois, pour reprendre les mots de la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Hyrniak c Mauldin, 2014 CSC 7, un « virage culturel » s’impose dans la façon dont les parties abordent le présent litige. Il y aura des attentes plus élevées en matière de collaboration, ainsi que des conséquences pour la conduite inacceptable, notamment sous forme de dépens, par exemple l’adjudication de dépens avocat-client et de dépens payables sans délai. Espérons qu’aucune de ces mesures ne sera nécessaire à partir de maintenant. [Non souligné dans l’original.]

[36] Je souscris à l’argument des défendeurs selon lequel le renvoi de la protonotaire à l’arrêt Hryniak était orienté vers l’avenir. Cela ressort clairement de sa déclaration selon laquelle [traduction] « un virage culturel s’impose dans la façon dont les parties abordent le présent litige ». Le virage culturel a été dicté par la Cour suprême avant le début du présent litige, et les parties devaient en tenir compte. Si la protonotaire avait autorisé le dépôt de l’affidavit en réplique, elle aurait alors eu la preuve du retard occasionné de façon continue par les demanderesses.

[37] Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que le fait de ne pas appliquer les principes énoncés dans l’arrêt Hyrniak aux faits survenus jusqu’à la date de la décision constituait une erreur de droit.

i. Présomption de rejet en cas de retard injustifié

[38] Les défendeurs font valoir que lorsque les exigences prévues à l’article 167 des Règles sont remplies, le résultat présumé est le rejet de l’instance. Ils font référence à la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Bensalah c Canada, [2000] ACF no 316 (CA). Dans cette affaire, l’appelant avait trois mois de retard pour ce qui est du dépôt de son mémoire et l’explication fournie n’était pas crédible. Au nom de la Cour d’appel, le juge Noёl, plus tard juge en chef, a conclu que, « [à] la lumière de l’absence d’explication crédible justifiant le non-respect des délais prévu [sic] par les Règles dans la poursuite de l’appel, je suis d’avis d’accorder la requête de l’intimé et de rejeter l’appel pour retard injustifié dans la poursuite de l’instance ». Les défendeurs soutiennent que [traduction] « la Cour d’appel est partie de l’hypothèse que, lorsque les exigences de l’article 167 des Règles sont remplies, le rejet s’ensuit automatiquement ». Ils soutiennent en outre que de [traduction] « nombreuses » autres affaires ont été tranchées sur la même base, notamment celles qui suivent : Ferrostaal Metals Ltd c Evdomon Corp, [2000] ACF no 589, conf Ferrostaal Metals Ltd c Evdomon Corp, [2000] ACF no 972 (1re inst), Behnke c Canada (Affaires extérieures), [2000] ACF no 1166, et Créations Magiques (CM) Inc c Madispro Inc, 2005 CF 281.

[39] Il est vrai que dans chacune des affaires citées par les défendeurs, l’instance a été rejetée pour cause de retard. Toutefois, je peux difficilement admettre qu’elles justifient l’existence d’une présomption selon laquelle le retard injustifié entraîne nécessairement le rejet.

[40] Néanmoins, à mon avis, étant donné le libellé de l’article 167 des Règles et le virage culturel dicté par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hyrniak, il convient d’appliquer l’article 167 des Règles comme le prétendent les défendeurs. Lorsqu’une partie a établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a eu un retard injustifié dans la poursuite d’une instance, l’instance est rejetée à moins que la Cour ne soit convaincue qu’il est plus approprié d’imposer une autre sanction. Le fardeau de convaincre la Cour qu’elle devrait ordonner une autre sanction incombe à la partie qui est exposée au rejet de son action.

[41] Pour évaluer le bien-fondé de la sanction proposée, il ne s’agit pas de savoir s’il [traduction] « est permis d’espérer » que l’affaire puisse dorénavant progresser à un rythme raisonnable. Le décideur doit plutôt être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la sanction imposée entraînera la poursuite de l’affaire à un rythme raisonnable.

[42] En l’espèce, les demanderesses ne se sont pas engagées à faire avancer l’action à un rythme raisonnable, elles n’ont présenté aucun plan de litige et elles se sont opposées à la gestion de l’instance. Ces faits, combinés à la preuve que les demanderesses n’ont toujours pas respecté les délais qu’elles s’étaient imposés après le dépôt de la requête, ne me convainquent tout simplement pas, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une autre sanction qui puisse garantir que les plaignantes feront avancer l’affaire à un rythme raisonnable.

iii. Examen des facteurs

[43] Les défendeurs soutiennent que la protonotaire a commis une erreur en examinant au moins quatre facteurs non pertinents :

[traduction]

Dans son analyse de la pertinence du rejet, la protonotaire a examiné les facteurs suivants : le fait que les défendeurs n’avaient pas fermé les yeux sur le retard, mais qu’ils « sembl[ai]ent être prêts à aller de l’avant nonobstant le retard » (au para 45); le fait que les demanderesses auraient pu présenter une requête en radiation ou une requête pour précisions (au para 45); le fait que la demanderesse a déposé une déclaration modifiée après le dépôt de la requête fondée sur l’article 167 des Règles (au para 46); le fait que la gestion de l’instance avait été demandée comme solution de rechange (aux para 47 et 48).

[44] Compte tenu de l’interprétation que j’ai donnée à l’article 167 des Règles, je reconnais qu’aucun de ces facteurs n’est pertinent. La seule preuve pertinente est celle qui vise à convaincre la Cour qu’une sanction de rechange est appropriée parce que, selon la prépondérance des probabilités, elle fera en sorte de faire avancer la procédure à un rythme raisonnable.

[45] En outre, je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que la protonotaire n’a pas pris en considération les éléments de preuve pertinents qui indiquaient que la gestion de l’instance n’était pas une sanction appropriée. N’ont pas été pris en considération les éléments de preuve contenus dans l’affidavit en réplique au sujet des retards injustifiés continus des demanderesses, le fait qu’elles n’ont fait aucun effort pour fournir l’assurance que l’action serait instruite rapidement et le fait qu’elles se sont opposées à la gestion de l’instance.

[46] Lorsque j’examine tous les éléments de preuve pertinents, je conclus que la gestion de l’instance n’est pas une sanction appropriée. De fait, il est difficile de concevoir que la gestion de l’instance pourrait être efficace alors que les demanderesses s’y opposent.

3. Dispositif

[47] Pour les motifs qui précèdent et pour rendre l’ordonnance que la protonotaire aurait dû rendre, la Cour ordonnera : (i) que l’affidavit en réplique de Lynn Chacra, souscrit le 13 juillet 2020, soit admis, (ii) que la conclusion tirée par la protonotaire par application de l’article 167 des Règles selon laquelle la poursuite de la présente action par les demanderesses accuse un retard injustifié soit confirmée, (iii) que l’action soit rejetée avec dépens pour cause de retard injustifié.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1440-19

LA COUR ORDONNE :

  1. L’appel de l’ordonnance de la protonotaire datée du 16 octobre 2020 est accueilli.

  2. La requête en autorisation de déposer l’affidavit en réplique de Lynn Chacra, souscrit le 13 juillet 2020, est accueillie.

  3. La conclusion selon laquelle les exigences de l’article 167 des Règles sont remplies et que la poursuite de la présente action par les demanderesses accuse un retard injustifié est confirmée.

  4. L’adjudication des dépens par la protonotaire est annulée.

  5. La présente action est rejetée, avec dépens en faveur des défendeurs;

  6. Les dépens liés à la requête en autorisation de déposer une preuve en réplique, d’un montant de 750 $, sont adjugés aux défendeurs.

  7. Les dépens du présent appel, fixés à 5 000 $, sont adjugés aux défendeurs.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1440-19

 

INTITULÉ :

SWEET PRODUCTIONS INC ET AL c

LICENSING IP INTERNATIONAL SÀRL ET AL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE Tenue par vidéoconférence

entre Ottawa (Ontario) et

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 janvier 2021

 

Ordonnance et motifs :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 MARS 2021

 

COMPARUTIONS :

Paul Smith

Paul G. Kent-Snowsell

POUR LES DEMANDERESSES

Michael Shortt

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lindsay Kenney LLP

Avocats

Langley (Colombie-Britannique)

POUR LES DEMANDERESSES

 

POUR LES DÉFENDEURS

Fasken Martineau DuMoulin LLP

Avocats

Montréal (Québec)

 

 

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