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Date : 20210310


Dossier : T-2135-16

Référence : 2021 CF 217

Ottawa (Ontario), le 10 mars 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

JÉRÔME BACON ST-ONGE

demandeur

et

LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT, RENÉ SIMON, ÉRIC CANAPÉ, GÉRALD HERVIEUX, JEAN-NOËL RIVERIN, RAYMOND ROUSSELOT, MARIELLE VACHON ET DIANE RIVERIN

défendeurs

et

RENÉ SIMON, GÉRALD HERVIEUX, RAYMOND ROUSSELOT, MARIELLE VACHON, DIANE RIVERIN

ET

ME KENNETH GAUTHIER

intimés

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Sommaire

[1] Les intimés René Simon, Gérald Hervieux, Raymond Rousselot, Marielle Vachon et Diane Riverin doivent répondre, pour une seconde fois, à une accusation d’outrage au tribunal. Au moment des faits qui leur sont reprochés, ils étaient membres du Conseil des Innus de Pessamit. M. Simon en était le chef. En raison de leur refus de se conformer à un jugement de ma collègue la juge Martine St-Louis ordonnant la tenue d’une élection, ils ont été déclarés coupables d’outrage au tribunal par mon collègue le juge Roger R. Lafrenière. Celui-ci les a condamnés à payer une amende destinée à être distribuée à des organismes sans but lucratif de la communauté.

[2] Les intimés membres du conseil ont interjeté appel de l’ordonnance du juge Lafrenière. Ils ont également demandé un sursis de son exécution, affirmant qu’en cas de succès en appel, il leur serait difficile de recouvrer le montant de l’amende des organismes auxquels elle devait être versée. Or, à l’expiration du terme accordé par le juge Lafrenière pour payer l’amende, la Cour d’appel fédérale n’avait pas encore tranché la demande de sursis. Les intimés membres du conseil ont alors décidé de déposer le montant de l’amende dans le compte en fidéicommis de leur procureur, Me Kenneth Gauthier, au lieu de payer ce montant au greffe de la Cour, tel qu’exigé par l’ordonnance du juge Lafrenière. Pour cette raison, les intimés membres du conseil et leur procureur sont maintenant accusés d’un second outrage au tribunal.

[3] Je déclare les intimés coupables d’outrage au tribunal, à l’exception de Mme Riverin. La preuve démontre hors de tout doute raisonnable qu’ils ont mis en place un stratagème afin d’éviter de se conformer à l’ordonnance du juge Lafrenière. Ils étaient parfaitement conscients de la portée de cette ordonnance. Ils ont choisi de désobéir à une ordonnance de la Cour afin de protéger leur intérêt personnel. En prenant cette décision, ils se sont substitués à la Cour d’appel fédérale et ont défié l’autorité de notre Cour.

[4] Je rejette les moyens de défense soulevés par les intimés. La portée de l’ordonnance n’a pas été rendue confuse par des événements subséquents et son paragraphe 6 ne visait pas à mettre en place une procédure ou des sanctions alternatives qui écarteraient l’outrage au tribunal. Les intimés n’ont pas fait preuve de diligence raisonnable pour se conformer à l’ordonnance. Ils ont plutôt cherché à s’y soustraire. Le fait qu’ils s’y soient conformés par la suite n’entraîne pas un acquittement, mais pourra constituer un facteur pertinent lors de la détermination de la peine.

[5] À l’audience, Me Gauthier a présenté une déclaration d’« amende honorable ». Cependant, au lieu d’admettre le caractère illégal de sa conduite, il a plutôt cherché à justifier celle-ci par la défense des intérêts de ses clients. Or, l’intérêt du client n’autorise pas un avocat à désobéir à une ordonnance de la Cour ou à aider ses clients à le faire : Carey c Laiken, 2015 CSC 17, [2015] 2 RCS 79 [Carey].

[6] Quant à Mme Riverin, elle ne dispose pas, à l’heure actuelle, des moyens financiers pour se conformer à l’ordonnance du juge Lafrenière. J’exerce donc mon pouvoir discrétionnaire de ne pas la déclarer coupable.

II. Contexte

[7] Pour bien comprendre les circonstances donnant lieu à l’accusation et aux divers moyens de défense invoqués par les intimés, il est nécessaire de décrire brièvement le différend relatif à la gouvernance de la Nation innue de Pessamit qui a donné lieu à la présente instance. Ce faisant, je n’entends pas statuer à nouveau sur des questions tranchées par mes collègues. À cet égard, leur jugement est définitif, sous réserve d’une décision de la Cour d’appel fédérale.

[8] Il est par ailleurs évident que les relations entre les parties et leurs procureurs sont très acrimonieuses. Elles ont donné lieu à diverses autres instances au sujet desquelles je n’ai pas à me prononcer. Me Gauthier a d’ailleurs sagement renoncé à faire la preuve de certaines de ces instances. S’engager dans cette voie aurait transformé l’audience en commission d’enquête sur la gouvernance de Pessamit, ce qui n’est pas le rôle de notre Cour.

[9] On notera également qu’à l’intitulé, les personnes accusées d’outrage au tribunal sont désignées comme étant les intimés. Ceux-ci comprennent les cinq membres du conseil qui sont accusés d’avoir désobéi à l’ordonnance du juge Lafrenière. Ceux-ci sont désignés comme défendeurs à la demande principale et, lorsque la précision est nécessaire, je les désignerai comme les « intimés membres du conseil ». Les intimés comprennent de plus Me Gauthier, qui n’est pas partie à la demande principale.

A. La gouvernance de la Nation innue de Pessamit

[10] Jusqu’en 1994, les élections du conseil de la Nation innue de Pessamit étaient régies par les dispositions de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5. En 1994, la Nation innue de Pessamit a adopté un code électoral prévoyant, entre autres choses, la tenue d’élections à tous les deux ans. Le ministre a alors soustrait la Nation innue de Pessamit aux dispositions de la Loi sur les Indiens, ce qui a pavé la voie à l’application du code électoral.

B. La tentative de modifier le code électoral et le jugement de la juge St-Louis

[11] M. Simon a été élu au poste de chef en 2012, puis réélu en 2014. Sous sa gouverne, le conseil a entrepris une réforme majeure du code électoral, notamment pour porter à quatre ans la durée du mandat du chef et des conseillers. Même si un référendum a été tenu en 2015 pour approuver le nouveau code, la procédure prévue à cet effet par le code de 1994 n’a pas été suivie.

[12] Malgré les objections de M. Bacon St-Onge et d’autres personnes, le conseil a mis le nouveau code en vigueur et a tenu des élections régies par celui-ci en août 2016. Les défendeurs à la présente instance, dont le chef Simon, ont été élus. M. Bacon St-Onge, qui s’était présenté au poste de conseiller, a été défait.

[13] M. Bacon St-Onge a alors présenté une demande de contrôle judiciaire visant à faire annuler le code électoral de 2015 et l’élection de 2016. En décembre 2017, la juge St-Louis a fait droit à cette demande : Bacon St-Onge c Conseil des Innus de Pessamit, 2017 CF 1179. En substance, elle a conclu que le conseil ne disposait pas d’un pouvoir inhérent d’adopter un nouveau code électoral sans se conformer au processus prévu par le code de 1994 et que le code de 2015 n’était pas l’expression d’un « large consensus » au sein de la Nation, au sens que la jurisprudence de notre Cour donne à cette expression. Elle a déclaré que le code de 2015 était invalide, que le code de 1994 était toujours en vigueur et que, par conséquent, l’élection d’août 2016 était invalide. Elle a cependant suspendu les effets de sa déclaration d’invalidité afin de donner au conseil une occasion de suivre le processus de modification prévu par le code de 1994. À défaut de modification conforme, elle a ordonné que la prochaine élection se tienne en août 2018.

C. Le premier outrage au tribunal et l’ordonnance du juge Lafrenière

[14] Les défendeurs n’ont pas accepté le jugement de la juge St-Louis. Ils ont porté celui-ci en appel et ont demandé à un juge de la Cour d’appel fédérale d’en suspendre l’exécution. Le 23 avril 2018, le juge Richard Boivin a rejeté cette demande.

[15] Par la suite, le chef Simon a fait diverses déclarations publiques annonçant son intention de ne pas tenir d’élection en août 2018. Le 21 juin 2018, les défendeurs ont présenté une demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada à l’encontre de la décision du juge Boivin et ont demandé un sursis de celle-ci. Ils ont simultanément demandé au juge Boivin de réexaminer sa décision, demande que celui-ci a rejetée le 4 juillet 2018.

[16] Or, étant donné que la date prévue pour la tenue de l’élection approchait rapidement, M. Bacon St-Onge a présenté une requête en outrage au tribunal. Les défendeurs ont été convoqués à une audience devant mon collègue le juge Roger R. Lafrenière, les 9 et 10 août 2018. Après avoir entendu les parties, le juge Lafrenière a déclaré les défendeurs individuels coupables d’outrage au tribunal.

[17] Quelques jours plus tard, les défendeurs ont déclenché une élection pour le 17 septembre 2018. MM. Simon, Hervieux et Rousselot et Mmes Riverin et Vachon ont été réélus, alors que MM. Canapé et Riverin ont été défaits. M. Bacon St-Onge a été élu au poste de conseiller.

[18] L’audience sur la détermination de la peine a eu lieu les 22 et 23 octobre 2018. Le juge Lafrenière a pris l’affaire en délibéré et, le 7 juin 2019, a rendu l’ordonnance suivante (Bacon St-Onge c Conseil des Innus de Pessamit, 2019 CF 794) :

1. ACQUITTE le Conseil des Innus de Pessamit d’outrage au tribunal.

2. DÉCLARE les défendeurs René Simon, Éric Canapé, Gérald Hervieux, Diane Riverin, Jean-Noël Riverin, Raymond Rousselot et Marielle Vachon coupables d’outrage au tribunal pour avoir fait défaut de respecter le jugement de la juge St-Louis du 21 décembre 2017.

3. CONDAMNE les défendeurs Éric Canapé, Gérald Hervieux, Diane Riverin, Jean-Noël Riverin, Raymond Rousselot et Marielle Vachon à payer chacun une amende de 10 000$ dans les 90 jours suivant la date de la présente ordonnance, au greffe de la Cour, lequel montant devra être versé par la suite au procureur du demandeur pour distribution à parts égales aux organismes sans but lucratif de la communauté de Pessamit qui se trouvent à l'Annexe C des représentations écrites du demandeur.

4. CONDAMNE le défendeur René Simon à payer une amende de 20 000$ dans les 90 jours suivant la date de la présente ordonnance, au greffe de la Cour, lequel montant devra être versé par la suite au procureur du demandeur pour distribution à parts égales aux organismes sans but lucratif de la communauté de Pessamit qui se trouvent à l'Annexe C des représentations écrites du demandeur.

5. CONDAMNE les défendeurs René Simon, Éric Canapé, Gérald Hervieux, Diane Riverin, Jean-Noël Riverin, Raymond Rousselot et Marielle Vachon, à payer solidairement au demandeur au titre des frais, la somme de 35 000$ dans les 90 jours suivant la date de la présente ordonnance.

6. ORDONNE que le dossier soit renvoyé au juge soussigné en cas de manquement de la part des défendeurs à l’ordonnance précédemment décrite afin qu’il soit statué en conséquence.

[19] En imposant de telles peines, le juge Lafrenière a tenu compte de la gravité de l’outrage commis par les défendeurs, de son caractère flagrant et répétitif, des déclarations publiques inacceptables du chef Simon au sujet de la juge St-Louis et du fait que les défendeurs ont agi en toute connaissance de cause et sont demeurés défiants lors de l’audience d’outrage. Il a également souligné que la demande de suspension présentée à la Cour d’appel fédérale ou à la Cour suprême du Canada ne dispensait pas les défendeurs de se conformer au jugement de la juge St-Louis tant que celui-ci n’avait pas été suspendu par un tribunal d’appel compétent.

[20] Entre temps, le 23 août 2018, le juge Russell Brown de la Cour suprême du Canada a refusé de surseoir à la décision rendue par le juge Boivin le 23 avril 2018. Le 1er novembre 2018, la Cour suprême a refusé l’autorisation d’appel de cette décision. Le 23 janvier 2019, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel du jugement de la juge St-Louis : 2019 CAF 13.

D. Les événements donnant lieu à la présente requête en outrage au tribunal

[21] La présente requête en outrage au tribunal est fondée sur les manœuvres de MM. Simon, Hervieux et Rousselot et de Mmes Vachon et Riverin en vue d’éviter de payer les amendes et les frais prévus dans l’ordonnance du juge Lafrenière et sur l’aide que leur avocat, Me Gauthier, leur a apportée à cette fin. Les principaux faits qui sous-tendent les accusations ne sont pas véritablement contestés et peuvent être résumés ainsi.

[22] Me Gauthier a pris connaissance de l’ordonnance du juge Lafrenière le jour où elle a été rendue. Il en a informé ses clients le jour même ou dans les jours suivants. Il a rapidement été décidé de porter l’affaire en appel et de demander la suspension de l’ordonnance. Deux des défendeurs, MM. Canapé et Riverin, ont cependant indiqué qu’ils se dissocieraient de cette démarche et qu’ils entendaient se conformer au jugement.

[23] Un avis d’appel a donc été déposé le 8 juillet 2019. Or, pour diverses raisons, les défendeurs craignaient d’être incapables de récupérer le montant des amendes s’ils payaient celles-ci et que l’ordonnance du juge Lafrenière était ensuite renversée en appel. C’est pourquoi une requête en sursis a été déposée le 13 août 2019.

[24] Le délai pour payer les amendes et les frais devait expirer le 5 septembre 2019. À l’approche de cette échéance, et étant donné que la Cour d’appel fédérale n’avait pas encore tranché la demande de sursis, Me Gauthier a offert à ses clients de conserver le montant des amendes et des frais dans son compte en fidéicommis, jusqu’à ce qu’une décision soit rendue.

[25] Ainsi, M. Simon a versé la somme de 25 000 $, représentant l’amende et sa part des frais. Mme Vachon a versé la somme de 15 000 $. M. Hervieux a transmis à Me Gauthier une série de chèques post-datés et a payé immédiatement la somme de 1000 $. Malgré les démarches de Me Gauthier, M. Rousselot n’a versé aucune somme. Mme Riverin, quant à elle, a affirmé dès le départ qu’elle n’avait pas les moyens de payer les sommes dues. Je reviendrai plus en détail sur la situation particulière de M. Rousselot et de Mme Riverin.

[26] Entre temps, MM. Canapé et Riverin ont chacun payé l’amende de 10 000 $ au greffe de la Cour et ont fait savoir qu’ils n’étaient plus représentés par Me Gauthier.

[27] Ces événements ont fait l’objet de plusieurs échanges de correspondance entre les parties. Le 28 août, le procureur de M. Bacon St-Onge a écrit à Me Gauthier pour lui rappeler l’échéance, laissant entendre que les défendeurs commettraient un outrage au tribunal s’ils ne payaient pas la totalité des sommes dues. Le 2 septembre, Me Gauthier a écrit à son vis-à-vis pour l’informer des sommes qu’il détenait dans son compte en fidéicommis. Il poursuivait ainsi :

Nous conserverons cette somme dans notre compte en fidéicommis jusqu’à ce que la Cour d’appel fédérale se soit prononcée sur la demande de sursis et/ou qu’elle nous ait donné des instructions durant l’instance.

Soyez également avisé que toute procédure en outrage au tribunal et/ou mesure d’exécution seront fortement contestées sans préjudice aux droits de notre cliente d’entreprendre contre votre client et vous-même un recours en dommages-intérêts pour abus et malice.

[28] Il n’est pas nécessaire de faire état des échanges subséquents entre les parties, sauf pour mentionner que, le 6 septembre, le procureur de M. Bacon St-Onge a écrit au juge Lafrenière pour lui demander de statuer sur le défaut de se conformer à son ordonnance.

[29] Le 13 septembre, la juge Marianne Rivoalen de la Cour d’appel fédérale a rejeté la demande de sursis.

[30] Dans les jours suivants, après être rentré au pays à la suite de vacances à l’étranger et avoir tenté en vain de rejoindre M. Rousselot, Me Gauthier a pris les dispositions afin de verser les sommes qu’il détenait en fidéicommis au greffe de la Cour, pour ce qui est des amendes, et directement à M. Bacon St-Onge, pour ce qui est des frais. Le montant des amendes a été reçu au greffe de la Cour le 24 septembre.

[31] Le 26 septembre, le juge Lafrenière a tenu une audience par conférence téléphonique afin d’entendre les représentations des parties concernant le non-respect de son ordonnance. L’audience a été de courte durée. Apprenant que les défendeurs avaient interjeté appel de son ordonnance tout en refusant de s’y conformer, il a suggéré au procureur de M. Bacon St-Onge de prendre les mesures qui s’imposaient, sans préciser lesquelles, et a annoncé qu’il se dessaisissait du dossier.

[32] À l’audience devant moi, le procureur de Me Gauthier a affirmé que son client n’avait pas eu droit à une audience équitable le 26 septembre. J’avoue avoir du mal à comprendre cette affirmation. Le juge Lafrenière n’a pris aucune décision ce jour-là, outre le fait de se dessaisir du dossier. Je ne vois rien d’inapproprié dans cette décision. Une fois dessaisi, le juge Lafrenière n’avait plus à écouter les procureurs des parties. Comme on le verra plus loin, cette situation n’a aucune incidence sur les questions que j’ai à trancher.

[33] Dans les jours qui ont suivi, M. Bacon St-Onge a présenté des requêtes ex parte en outrage au tribunal contre Me Gauthier, d’une part, et contre MM. Simon, Hervieux et Rousselot et Mmes Vachon et Riverin, d’autre part. Le 25 octobre 2019, la juge en chef adjointe Jocelyne Gagné a accueilli ces requêtes et a ordonné aux intimés de comparaître devant la Cour pour répondre des accusations suivantes :

Que les intimés René Simon, Gérald Hervieux, Marielle Vachon, Diane Riverin et Raymond Rousselot sont coupables d’un second outrage au tribunal pour avoir fait défaut de se conformer au Jugement Lafrenière (Règle 466b)); et

Que l’intimé Me Kenneth Gauthier est coupable d’un outrage au tribunal pour avoir agi de façon à entraver la bonne administration de la justice ou à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour, en conservant les sommes versées par René Simon, Marielle Vachon et Gérald Hervieux dans son compte en fidéicommis (Règle 466c));

[34] J’ai subséquemment rejeté la demande de Me Gauthier pour la tenue d’un procès séparé : Bacon St-Onge c Conseil des Innus de Pessamit, 2020 CF 802.

III. L’outrage au tribunal : principes juridiques

[35] Avant d’entreprendre l’analyse des faits reprochés aux intimés et de leurs moyens de défense, il convient de rappeler les fondements de l’outrage au tribunal, de définir les éléments essentiels de l’infraction, de souligner le pouvoir discrétionnaire du juge statuant sur une accusation d’outrage et de préciser l’incidence de ce que l’on appelle communément l’« amende honorable ».

A. Fondements

[36] Notre constitution est fondée sur la primauté du droit. Ce principe se traduit par « la suprématie du droit sur les actes du gouvernement et des particuliers » : Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217, au paragraphe 71. Or, il surviendra inévitablement des désaccords concernant la portée des règles de droit relativement à des situations particulières. Pour que la primauté du droit remplisse sa promesse d’assurer « une société stable, prévisible et ordonnée » (ibid., paragraphe 70), il faut qu’une institution puisse trancher ces désaccords d’une manière qui s’impose à tous. C’est là le rôle des tribunaux. Par conséquent, il ne saurait y avoir de primauté du droit si les citoyens ne respectent pas les décisions des tribunaux.

[37] L’outrage au tribunal est une procédure qui permet de sanctionner les citoyens qui désobéissent aux ordonnances des tribunaux ou qui minent leur autorité par tout autre moyen. Dans l’arrêt Morasse c Nadeau-Dubois, 2016 CSC 44 au paragraphe 81, [2016] 2 RCS 232 [Morasse], le juge Richard Wagner, maintenant juge en chef de la Cour suprême du Canada, écrivait que « la condamnation pour outrage au tribunal fait partie des outils essentiels pour assurer la primauté du droit dans une société démocratique et pour garantir que l’ordre social prime sur le chaos ».

[38] Lorsqu’elle est mise en œuvre par les tribunaux de juridiction civile, la procédure de l’outrage au tribunal revêt à la fois des aspects civils et criminels. Ainsi, selon la règle 469 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, la preuve des éléments essentiels de l’infraction doit être faite hors de tout doute raisonnable. La règle 470(2) prévoit que l’accusé ne peut être contraint à témoigner.

B. Éléments constitutifs de l’outrage

[39] La règle 466 définit les cas d’outrage au tribunal qui nous occupent :

466 Sous réserve de la règle 467, est coupable d’outrage au tribunal quiconque :

466 Subject to rule 467, a person is guilty of contempt of Court who

[...]

[...]

b) désobéit à un moyen de contrainte ou à une ordonnance de la Cour;

(b) disobeys a process or order of the Court;

c) agit de façon à entraver la bonne administration de la justice ou à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour;

(c) acts in such a way as to interfere with the orderly administration of justice, or to impair the authority or dignity of the Court;

[...]

[...]

[40] Lorsqu’une personne est accusée d’outrage au tribunal pour avoir désobéi à une ordonnance du tribunal, la Cour suprême du Canada a défini ainsi les éléments de l’infraction, dans l’arrêt Carey, aux paragraphes 33 à 35 :

Le premier élément veut que l’ordonnance dont on allègue la violation [traduction] « formule de manière claire et non équivoque ce qui doit et ne doit pas être fait » [...].

Le deuxième élément veut que la partie à qui on reproche d’avoir violé l’ordonnance doive avoir été réellement au courant de son existence [...].

Enfin, la personne qui aurait commis la violation doit avoir intentionnellement commis un acte interdit par l’ordonnance ou intentionnellement omis de commettre un acte comme elle l’exige [...].

[41] Mon collègue le juge James W. O’Reilly a résumé les éléments essentiels de l’outrage au tribunal par une formule plus succincte dans la décision Lifegear Inc c Urus Industrial Corp, 2004 CF 21 au paragraphe 24, confirmée par 2005 CAF 63 [Lifegear]: « Connaître les termes d’une ordonnance de la cour et ne pas s’y conformer constitue un outrage au tribunal. »

[42] Dans l’arrêt Carey, au paragraphe 38, la Cour a précisé que l’intention de désobéir à l’ordonnance ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction. Pour être déclaré coupable, il suffit que l’accusé ait eu l’intention de poser le geste prohibé par l’ordonnance. Par conséquent, ni l’erreur de droit, ni le fait de suivre des conseils juridiques ne constituent des moyens de défense : Carey, aux paragraphes 38 et 44.

[43] Il convient également de rappeler qu’une ordonnance judiciaire doit être respectée tant qu’elle n’a pas été infirmée ou suspendue par un tribunal d’appel compétent. On ne peut excuser un outrage au tribunal en arguant que l’ordonnance à laquelle on a désobéi n’aurait pas dû être rendue : Canada (Commission des droits de la personne) c Taylor, [1990] 3 RCS 892 à la p 974 (j McLachlin, dissidente sur une autre question) [Taylor]; Institut professionnel de la fonction publique du Canada c Bremsak, 2012 CAF 147 au paragraphe 8 [Bremsak]. Autrement dit, le juge statuant sur une requête en outrage au tribunal ne siège pas en appel de l’ordonnance que l’accusé n’a pas respectée.

[44] Selon la règle 466b), seule une personne visée par une ordonnance peut être condamnée pour y avoir désobéi. Néanmoins, un tiers ayant aidé une partie à désobéir à une injonction peut être déclaré coupable d’outrage en vertu de la règle 466c). C’est ce qui se dégage de l’extrait suivant de la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Valmet Oy c Beloit Canada Ltd, (1988), 82 NR 235 (CAF) :

La seule personne qui puisse désobéir à une ordonnance d’un tribunal est la partie que vise cette ordonnance. Toutefois, un tiers qui s’est sciemment fait le complice d’une partie pour désobéir à une injonction peut être déclaré coupable d’outrage, non pas parce qu’il a violé l’injonction, mais plutôt parce qu’il a agi de manière à entraver le cours de la justice.

[45] Dans l’arrêt Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd c Cutter (Canada) Ltd, [1983] 2 RCS 388, la Cour suprême du Canada a également reconnu qu’une personne qui participait à la violation d’une injonction pouvait être déclarée coupable d’outrage au tribunal, même si elle n’était pas nommément visée par l’injonction. La Cour déclare, aux pages 396 et 397 :

L’outrage relatif à des injonctions a toujours été de portée plus générale que la violation réelle d’une injonction. [En l’espèce, le défendeur] n’est pas personnellement lié par l’injonction et il ne pouvait donc pas être personnellement coupable de violation. Néanmoins, le juge Cattanach a reconnu qu’il pouvait quand même être déclaré coupable d’outrage, si en toute connaissance de l’existence de l’injonction, il a contrevenu à ses conditions. Bien qu’il ne s’agisse pas formellement de la violation d’une injonction, une telle conduite constitue un outrage au tribunal parce qu’elle tend à entraver le cours de la justice [...].

[46] Lorsque l’accusation est portée en vertu de la règle 466c), il n’est pas nécessaire de prouver une intention de désobéir ou une intention d’entraver la bonne administration de la justice. Les principes résumés par la Cour suprême dans l’arrêt Carey s’appliquent également à cette situation. La Cour d’appel fédérale l’a rappelé dans l’affaire Apotex Inc c Merck & Co, Inc, 2003 CAF 234, au paragraphe 60 [Apotex] :

... la jurisprudence établit qu’il n’est pas nécessaire de prouver que l’auteur allégué de l’outrage au tribunal avait l’intention, en commettant son acte « d’entraver la bonne administration de la justice ou de porter atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour ». Ce degré d’intention est trop exigeant pour les affaires d’outrage au tribunal de nature civile. Il suffit plutôt de conclure que l’intention de la Cour était claire et que l’auteur de l’outrage au tribunal a commis l’acte interdit en connaissance de cause.

C. Le pouvoir discrétionnaire du juge statuant sur une requête en outrage au tribunal

[47] On dit souvent que l’outrage au tribunal est une mesure de dernier recours, qu’il s’agit d’une sanction qui doit être mise en œuvre avec parcimonie et qu’il ne doit pas devenir une simple mesure d’exécution des jugements : Carey, au paragraphe 36; Vidéotron Ltée c Industries Microlec Produits Électroniques Inc, [1992] 2 RCS 1065 à la p 1078; Morasse, aux paragraphes 19 et 21.

[48] Afin d’assurer le respect de ce principe de modération, la jurisprudence reconnaît que le juge saisi d’une requête en outrage au tribunal « conserve généralement un certain pouvoir discrétionnaire pour refuser de tirer une conclusion d’outrage » : Carey, au paragraphe 37. Il ne semble pas exister de définition exhaustive des circonstances dans lesquelles ce pouvoir peut être exercé. À titre d’exemple, le tribunal pourrait refuser de tirer une conclusion d’outrage lorsque l’ordonnance en cause vise le paiement d’une somme d’argent et que le demandeur n’a pas tenté d’avoir recours aux moyens habituels d’exécution des jugements : ASICS Corporation c 9153-2267 Québec inc, 2017 CF 5 au paragraphe 35 [ASICS].

[49] Ce principe de modération prend une couleur particulière dans les affaires relatives à la gouvernance des Premières Nations. Notre Cour ne doit pas devenir l’instrument des protagonistes d’un débat politique. Néanmoins, le bon fonctionnement des institutions politiques des Premières Nations dépend du respect de la primauté du droit. Des mesures fermes sont parfois nécessaires pour éviter que la gouvernance soit laissée à l’arbitraire. Un équilibre délicat doit être établi entre ces divers impératifs.

D. Le respect subséquent de l’ordonnance et l’« amende honorable »

[50] En tranchant des affaires d’outrage au tribunal, les juges tiennent souvent compte du fait que l’accusé s’est subséquemment conformé à l’ordonnance à laquelle il a initialement désobéi ou qu’il reconnaît ses torts. Avant de préciser l’effet de ce facteur sur la culpabilité ou la détermination de la peine, il est nécessaire de clarifier le sens des expressions « amende honorable » et « purge the contempt ».

[51] L’expression « amende honorable » tire son origine du droit français de l’Ancien Régime. Elle désignait une peine infâmante, imposée à une personne ayant commis un crime ayant causé scandale, qui consistait à reconnaître publiquement son crime, bien souvent avant de se voir imposer une autre peine : Claude-Joseph de Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, Paris, Durand Neveu, 1771, p. 78. De nos jours, l’expression a un sens plus général. Selon larousse.fr, « faire amende honorable » signifie simplement « reconnaître ouvertement ses torts » ou encore, selon le Multidictionnaire de la langue française, « demander pardon, reconnaître ses torts ». En droit canadien, cependant, l’expression « amende honorable » est souvent utilisée pour traduire « purge the contempt », par exemple dans l’arrêt Carey. Cette expression a un sens plus précis et vise le cas où une personne met fin à la situation d’outrage au tribunal ou se conforme à une ordonnance après y avoir désobéi. Ainsi, il faut demeurer vigilant quant au double sens que peut revêtir le concept d’« amende honorable ».

[52] Si faire amende honorable signifie reconnaître ses torts, on ne se surprendra pas que le procédé soit surtout employé à l’étape de la détermination de la peine. En effet, il y a quelque contradiction à reconnaître ses torts tout en plaidant non coupable. Ainsi, un tribunal peut faire preuve de clémence envers une personne qui, après avoir été déclarée coupable d’outrage au tribunal, reconnaît qu’elle a agi illégalement et s’engage à modifier sa conduite pour l’avenir.

[53] Par ailleurs, un allégement de peine peut aussi être consenti à une personne qui fait amende honorable – au sens de « purge the contempt » – en se conformant à ses obligations dans un certain délai : voir, par exemple, Trans-High Corporation c Hightimes Smokeshop and Gifts Inc, 2015 CF 919 aux paragraphes 37 et 38; CIT Financial Ltd c Western Waste Recyclers Inc, 2008 CanLII 29104 (CSJ Ont) au paragraphe 18. D’ailleurs, c’est entre autres afin de donner à la personne déclarée coupable une chance de se conformer à l’ordonnance que la détermination de la peine constitue une phase distincte de la procédure : Boily v Carleton Condominium Corporation 145, 2014 ONCA 574, au paragraphe 121; Envacon Inc v 829693 Alberta Ltd, 2018 ABCA 313, aux paragraphes 65 et 66.

[54] L’amende honorable, dans un sens ou dans l’autre, ne constitue toutefois pas un moyen de défense qui permet de se soustraire à une condamnation pour outrage au tribunal. Une telle situation « n’efface pas les éléments essentiels de l’outrage » : Lifegear, au paragraphe 24; Boily, au paragraphe 121. Comme le souligne avec justesse la Cour supérieure de l’Ontario, [traduction] « même si l’accusé s’est finalement conformé à l’ordonnance, cela ne signifie pas que l’outrage n’a jamais eu lieu » : Andersson v Aquino, 2019 ONSC 886, au paragraphe 28. Dans le cas contraire, un accusé pourrait éviter une déclaration de culpabilité en se conformant à l’ordonnance du tribunal à la toute dernière minute. Tolérer de telles pratiques minerait la primauté du droit.

IV. Analyse

[55] Nous pouvons maintenant entreprendre l’analyse des éléments essentiels de l’infraction et des moyens de défense.

[56] Lors de l’audience de justification, Me Gauthier a livré le principal témoignage en défense et son procureur a présenté des observations détaillées visant à obtenir son acquittement. MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon n’ont pas témoigné. Leur procureure s’est essentiellement ralliée aux observations présentées par le procureur de Me Gauthier. Mme Riverin a brièvement témoigné au sujet de son incapacité de payer. M. Rousselot, quant à lui, ne s’est pas présenté à l’audience.

[57] Je me propose donc d’analyser d’abord les questions qui sont communes à tous les intimés. J’analyserai ensuite l’effet de la déclaration d’« amende honorable » de Me Gauthier, pour traiter ensuite de la situation particulière de Mme Riverin et de celle de M. Rousselot.

A. Questions communes

(1) La portée de l’accusation d’outrage et le pouvoir discrétionnaire

[58] Il est tout d’abord nécessaire de circonscrire la portée des gestes qui, dans les circonstances de l’espèce, peuvent raisonnablement donner lieu à une condamnation pour outrage au tribunal. Rappelons, à cet égard, que l’outrage au tribunal est une mesure de dernier recours et qu’on doit d’abord mettre en œuvre les mesures habituelles d’exécution des jugements, notamment lorsqu’il s’agit d’obtenir le paiement d’une somme d’argent.

[59] Or, l’ordonnance du juge Lafrenière exigeait des intimés membres du conseil qu’ils paient des sommes d’argent, soit à titre d’amende, soit à titre de dépens. Si l’on n’avait reproché aux intimés que le simple défaut de payer ces sommes, j’aurais été d’avis d’exercer mon pouvoir discrétionnaire afin de les acquitter. M. Bacon St-Onge aurait dû recourir aux mesures normales d’exécution plutôt que de présenter une requête en outrage au tribunal. D’ailleurs, M. Bacon St-Onge a subséquemment obtenu un bref de saisie-arrêt de sommes dues à M. Simon afin d’assurer le paiement d’une partie des dépens.

[60] Ce que l’on reproche aux intimés, cependant, n’est pas un simple défaut de paiement. C’est plutôt un stratagème visant à mettre les montants dus à l’abri, dans l’attente d’une décision de la Cour d’appel fédérale relativement à la demande de sursis, plutôt que de les verser au greffe de la Cour ou à M. Bacon St-Onge, selon le cas. Ce stratagème s’inscrit dans une série de gestes par lesquels les intimés membres du conseil faisaient primer leur propre intérêt et leur propre vision des choses sur les décisions des tribunaux. C’est précisément ce mépris envers les règles de droit et l’autorité des tribunaux qui a donné lieu aux décisions rendues par les juges St-Louis et Lafrenière. Il m’est impossible de fermer les yeux sur la persistance de cette attitude.

[61] Dans ces circonstances, j’estime qu’il n’y a pas lieu d’exercer mon pouvoir discrétionnaire en faveur des intimés. Il est donc nécessaire de déterminer si les intimés ont commis les éléments essentiels de l’infraction et d’évaluer leurs moyens de défense.

(2) La preuve des faits constitutifs de l’infraction

[62] Les principaux faits qui constituent les éléments essentiels de l’infraction ont été prouvés hors de tout doute raisonnable. La plupart de ces faits sont constatés dans des actes de procédure ou des pièces de correspondance versées au dossier de la Cour. Me Gauthier a témoigné pour sa défense et a admis ces faits, invoquant plutôt diverses formes d’excuses ou de justifications. Son témoignage fait également preuve à l’égard des autres intimés.

[63] Il n’y a aucun doute que les intimés étaient au courant de l’ordonnance du juge Lafrenière. Me Gauthier a admis en avoir pris connaissance le jour de son prononcé et a témoigné en avoir informé les autres intimés dans les jours qui ont suivi. À titre de procureur des autres intimés, il a d’ailleurs signé l’avis d’appel et la demande de sursis de cette ordonnance. Les autres intimés ont chacun signé un affidavit au soutien de la demande de sursis, qui renvoie explicitement à l’ordonnance du juge Lafrenière.

[64] Il n’y a aucun doute sérieux quant à la portée de l’ordonnance du juge Lafrenière. Dans l’affidavit qu’ils ont signé au soutien de la demande de sursis, les intimés membres du conseil ont décrit leur compréhension des sommes qu’ils devaient payer. Il n’y a aucune ambiguïté à ce sujet. D’ailleurs, M. Simon et Mme Vachon ont versé ces montants dans le compte en fidéicommis de Me Gauthier, alors que M. Hervieux a préparé une série de chèques post-datés pour le même montant.

[65] Même si cela n’est pas véritablement contesté, je signale par ailleurs que les intimés étaient parfaitement conscients du fait que la simple présentation d’une demande de sursis ne les dispensait pas de leur obligation de se conformer à l’ordonnance du juge Lafrenière, tant que la Cour d’appel fédérale n’avait pas accordé un sursis. C’est précisément une situation de ce genre qui a donné lieu à la première condamnation pour outrage au tribunal. Or, au paragraphe 67 de ses motifs, le juge Lafrenière a rappelé aux intimés que le fait d’attendre le résultat de la demande de sursis présentée à la Cour suprême du Canada ne les dispensait pas de tenir une élection au moment indiqué par la juge St-Louis.

[66] Quant au troisième élément de l’infraction, il n’y a aucun doute que les intimés membres du conseil ont volontairement omis de se conformer à l’ordonnance du juge Lafrenière. Ils n’ont pas payé l’amende au greffe de la Cour ni le montant des frais à M. Bacon St-Onge avant l’expiration du délai accordé par le juge Lafrenière pour ce faire. MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon ont plutôt versé ces sommes dans le compte en fidéicommis de Me Gauthier, ou entrepris des démarches à cet effet. M. Rousselot et Mme Riverin n’ont effectué aucun paiement. Leur cas sera étudié en détail plus loin dans les présents motifs.

[67] Quant à Me Gauthier, le troisième élément de l’infraction consiste plutôt à s’être fait complice des autres intimés en fournissant à ceux-ci les moyens de ne pas respecter l’ordonnance du juge Lafrenière. Encore une fois, il n’y a aucune place pour le doute. Me Gauthier savait que les sommes qu’il a reçues dans son compte en fidéicommis étaient une partie des amendes et des frais que ses clients devaient payer aux termes de cette ordonnance, au plus tard le 5 septembre 2019. Il savait qu’en agissant ainsi, il aidait ses clients à contrevenir à l’ordonnance.

[68] Aucun doute n’a donc été soulevé quant aux éléments essentiels de l’infraction.

(3) La confusion alléguée

[69] Les intimés tentent de justifier leur conduite en invoquant la « confusion » qui découlait de certains aspects de l’ordonnance du juge Lafrenière ou de l’évolution de la situation au cours de l’été 2019. Je rejette ces arguments, qui constituent davantage une tentative des intimés de se justifier après le fait qu’un problème réel qui les empêchait de se conformer à l’ordonnance.

[70] La première source de confusion alléguée découle du fait que le montant des amendes, après avoir été versé au greffe de la Cour, devait ensuite être remis à M. Bacon St-Onge pour être distribué à certains organismes de bienfaisance au sein de la communauté de Pessamit. En raison de l’absence de personnalité juridique de ces organismes et du peu de ressources à leur disposition, les intimés craignaient qu’il soit impossible de recouvrer le montant des amendes si l’ordonnance du juge Lafrenière devait être subséquemment infirmée en appel. Les intimés ont d’ailleurs invoqué ce motif à l’appui de la demande de sursis présentée à la Cour d’appel fédérale.

[71] Cette situation n’est pas une source de confusion. Il n’y avait pas d’ambiguïté dans l’ordonnance du juge Lafrenière quant aux montants à payer ou à l’identité des organismes qui devaient en bénéficier. En réalité, ce dont les intimés se plaignent, c’est que l’exécution immédiate de l’ordonnance puisse rendre la restitution illusoire à la suite d’un appel. Il peut s’agir d’un motif pour demander à un tribunal d’appel d’en suspendre l’exécution en attendant que l’appel soit tranché. Ce n’est cependant pas un motif pour refuser de se conformer à l’ordonnance tant que celle-ci demeure en vigueur. Les difficultés invoquées par les intimés ne rendent pas l’ordonnance ambiguë de manière rétroactive. Accepter les arguments des intimés équivaudrait à renier les enseignements des arrêts Taylor et Bremsak et à permettre aux justiciables de de substituer à un juge de la Cour d’appel et de décider eux-mêmes qu’il est approprié de suspendre une ordonnance rendue à leur encontre.

[72] La deuxième source de confusion alléguée découle du caractère solidaire de la condamnation aux dépens prononcée par le juge Lafrenière. Dans les jours qui ont précédé l’échéance du 5 septembre 2019, MM. Canapé et Riverin auraient discuté directement avec M. Bacon St-Onge ou son procureur en vue de se conformer à l’ordonnance. Ils ont d’ailleurs versé le montant de l’amende au greffe de la Cour et informé Me Gauthier qu’ils lui retiraient le mandat de les représenter.

[73] À cet égard, la difficulté alléguée découle du refus de M. Bacon St-Onge et de son procureur de divulguer aux intimés la nature de l’entente qu’ils ont pu conclure avec MM. Canapé et Riverin au sujet des dépens. La solidarité est définie à l’article 1523 du Code civil du Québec, qui prévoit notamment que « l’exécution par un débiteur libère les autres envers les créanciers ». Ainsi, si MM. Canapé et Riverin ont versé une certaine somme à M. Bacon St-Onge à titre de dépens, cette somme réduit d’autant la dette solidaire des intimés. De la même manière, si M. Bacon St-Onge a fait remise de la dette de MM. Canapé et Riverin, l’article 1690 prévoit que cette remise profite aux intimés, « pour la part de celui qui a été déchargé ». Les intimés affirment donc qu’ils ne pouvaient connaître, en date du 5 septembre 2019, le montant qu’ils devaient payer à titre de dépens. J’ajouterais que le témoignage que M. Bacon St-Onge a donné à ce sujet à l’audience était évasif – c’est le moins qu’on puisse dire – et n’a pas permis de lever l’incertitude à ce sujet.

[74] Je saisis bien la nature de la difficulté invoquée par les intimés. Je constate cependant qu’elle n’a pas eu d’incidence sur leur comportement au moment de poser les gestes qui leur sont reprochés. MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon ont choisi de ne verser qu’une somme de 5000 $ chacun à titre de dépens, c’est-à-dire la somme de 35 000 $ divisée également entre les sept débiteurs solidaires. En agissant ainsi, ces trois intimés présumaient que les autres débiteurs, y compris MM. Canapé et Riverin, verseraient aussi leur part ou en obtiendraient remise. En pratique, ils ont traité l’obligation solidaire comme si elle n’était que conjointe.

[75] Si MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon sont déclarés coupables d’outrage au tribunal, c’est pour avoir versé la somme de 5000 $ chacun dans le compte en fidéicommis de Me Gauthier plutôt qu’au greffe de la Cour, ou plus précisément, dans le cas de M. Hervieux, d’avoir fourni une série de chèques postdatés pour ce montant. Ils ne sont pas déclarés coupables d’avoir omis de payer une somme supérieure indéterminée. Quant à Me Gauthier, il est déclaré coupable d’avoir conservé ces sommes, et non une somme supérieure indéterminée, dans son compte en fidéicommis.

[76] Par ailleurs, l’argument d’incertitude n’affecte aucunement le montant des amendes. Les intimés n’avaient aucun doute sur le montant des amendes qu’ils devaient payer. La condamnation pour outrage au tribunal pourrait se fonder uniquement sur la mise en place d’un stratagème relativement à ce montant.

[77] L’argument d’incertitude ou de confusion rate donc sa cible. Il constitue davantage une excuse trouvée a posteriori qu’un problème auquel les intimés faisaient véritablement face au moment des faits qui sous-tendent l’accusation d’outrage. Ce qui est reproché aux intimés est d’avoir employé un stratagème afin de mettre le montant des amendes et des dépens à l’abri en attendant la décision de la Cour d’appel fédérale. Il n’y a pas de doute que les sommes déposées dans le compte en fidéicommis de Me Gauthier étaient des sommes visées par l’ordonnance du juge Lafrenière, même si elles n’en constituaient pas la totalité. En agissant ainsi, MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon contrevenaient à l’ordonnance du juge Lafrenière d’une manière qui ne constitue pas un simple problème de perception d’une somme d’argent, et Me Gauthier a entravé la bonne administration de la justice en leur prêtant son concours dans la mise en place de ce stratagème. La déclaration de culpabilité ne dépend aucunement du fait que des sommes additionnelles auraient pu être dues.

(4) Le paragraphe 6 de l’ordonnance du juge Lafrenière

[78] Les intimés s’appuient également sur le paragraphe 6 de l’ordonnance du juge Lafrenière. Afin de faciliter la lecture, j’en reproduis à nouveau le texte :

ORDONNE que le dossier soit renvoyé au juge soussigné en cas de manquement de la part des défendeurs à l’ordonnance précédemment décrite afin qu’il soit statué en conséquence.

[79] En s’appuyant sur ce paragraphe, les intimés font valoir que le juge Lafrenière aurait écarté l’outrage au tribunal comme sanction de la violation de son ordonnance ou qu’il aurait établi un régime alternatif de sanctions ou une procédure préalable à l’imposition de toute sanction. Ces arguments, dont la logique n’est pas toujours apparente, n’ont aucun fondement. Ils cherchent à donner au paragraphe 6 un sens que ni son texte, ni son contexte n’autorisent. Comme la Cour d’appel du Québec l’a souligné dans l’affaire Zhang c Chau, 2003 CanLII 47974, au paragraphe 32, 229 DLR (4th) 298 : [traduction] « Une partie ne peut pas se réfugier derrière une interprétation restrictive et littérale pour contourner l’ordonnance ainsi que pour la tourner en dérision de même que l’administration de la justice ».

[80] On retrouve souvent une formulation semblable à celle du paragraphe 6 dans les jugements québécois en matière d’outrage au tribunal. Comme l’explique la juge Chantal Châtelain, il s’agit pour le tribunal de demeurer saisi du dossier et d’éviter la règle du functus officio: Droit de la famille — 182198, 2018 QCCS 4405, au paragraphe 9. Si l’on peut déduire quoi que ce soit de l’emploi d’une telle formule, c’est que le juge Lafrenière entendait que tout manquement à son ordonnance soit puni.

[81] Ainsi, l’idée que le paragraphe 6 constitue en quelque sorte une promesse d’immunité à l’égard d’une accusation subséquente d’outrage au tribunal frôle l’absurde. On peut difficilement envisager qu’un juge rende une ordonnance et autorise du même souffle sa violation. Il est vrai que le juge Lafrenière, au paragraphe 88 des motifs de son ordonnance, a indiqué pourquoi il n’imposait pas une peine d’emprisonnement. Cela n’écarte pas la possibilité que les intimés puissent commettre un outrage subséquent en ne respectant pas son ordonnance.

[82] Rien n’indique non plus que le juge Lafrenière ait entendu remplacer la procédure prévue aux règles 466 et suivantes par une procédure de son cru. En prévoyant qu’il demeurait saisi en cas de « manquement », il ne prescrivait aucunement le véhicule procédural par lequel il pourrait être saisi. Par exemple, en plus d’une requête subséquente en outrage au tribunal, d’autres demandes auraient pu découler de son ordonnance, comme une demande de directives ou une mesure d’exécution.

[83] À l’audience, le procureur de Me Gauthier a soutenu que le juge Lafrenière s’attendait à ce qu’il y ait des « manquements » à son ordonnance, que les préoccupations des intimés relativement au paiement des amendes à des organismes communautaires constituaient de tels « manquements », de même que les questions relatives à la part de chaque débiteur solidaire, et que le juge Lafrenière aurait dû statuer sur ces « manquements » avant que toute autre mesure ne soit prise. Ces arguments ne résistent pas à l’examen. En fait, ils font porter un poids considérable à un seul mot.

[84] Tout d’abord, ces arguments donnent un sens inhabituel au mot « manquement ». Être en désaccord avec une ordonnance de la Cour ne constitue pas un « manquement », mais tout au plus un moyen d’appel. Lorsqu’une obligation de verser une somme d’argent est assortie d’un terme, ce n’est qu’à l’expiration du terme que l’on peut constater un manquement ou un défaut.

[85] Deuxièmement, si j’ai bien compris l’argument de Me Gauthier, le paragraphe 6 de l’ordonnance envisagerait une modification subséquente de l’ordonnance, possiblement pour tenir compte des préoccupations des intimés ou pour excuser un « manquement ». Or, ce n’est pas ce que le paragraphe 6 dit. En fait, les décisions québécoises, comme celle qui est citée plus haut, emploient principalement une telle formule comme accessoire d’une ordonnance d’accomplir des travaux d’utilité sociale. De toute manière, dans l’arrêt Carey, aux paragraphes 61 et 62, la Cour suprême a réaffirmé l’importance du caractère définitif des jugements en matière d’outrage au tribunal et a indiqué que ce n’était que dans des circonstances exceptionnelles qu’un juge pouvait réviser une conclusion d’outrage.

[86] Enfin, je note qu’au moment des faits, les intimés n’ont jamais agi en fonction de l’interprétation du paragraphe 6 qu’ils mettent aujourd’hui de l’avant. Tout au long de l’été 2019, ils n’ont jamais présenté de demande au juge Lafrenière concernant un « manquement ». Ils ont plutôt demandé à la Cour d’appel fédérale de surseoir à l’exécution de l’ordonnance. Ce n’est que le 5 septembre en après-midi que Me Gauthier a transmis une lettre au juge Lafrenière, lui demandant d’octroyer le sursis dans l’attente d’une décision de la Cour d’appel fédérale. Les arguments fondés sur le paragraphe 6 paraissent donc avoir été imaginés a posteriori.

(5) La diligence raisonnable et la durée de l’outrage

[87] Les intimés ont aussi présenté des arguments relatifs à la diligence raisonnable dont ils auraient fait preuve afin de se conformer à l’ordonnance du juge Lafrenière.

[88] Ces arguments sont en partie liés aux préoccupations des intimés quant aux conséquences de se conformer à l’ordonnance et à la possibilité de recouvrer le montant des amendes en cas de succès en appel. En réalité, ce sont là des tentatives de justifier le non-respect de l’ordonnance. Or, la défense de diligence raisonnable a trait aux efforts en vue de se conformer à une ordonnance du tribunal, et non aux efforts en vue de la contourner ou de s’y soustraire.

[89] Quoi qu’il en soit, je suis loin d’être certain que les faits étayent la prétention des intimés. Le juge Lafrenière a rendu son ordonnance le 7 juin 2019. Alors que le juge avait donné aux intimés un délai de trois mois pour payer, ceux-ci ont attendu un mois avant de déposer leur avis d’appel et un autre mois avant de déposer leur demande de sursis. Les intimés devaient savoir que la Cour d’appel fédérale pouvait prendre plusieurs semaines avant de traiter cette demande. Attendre deux mois avant de présenter cette demande n’est pas faire preuve de diligence raisonnable.

[90] Un autre volet des prétentions des intimés a trait aux démarches entreprises pour se conformer à l’ordonnance du juge Lafrenière, après que la Cour d’appel fédérale a refusé la demande de sursis. Les intimés ont alors agi rapidement pour mettre fin à la situation d’outrage, compte tenu du retour de vacances de Me Gauthier et de la difficulté à rejoindre M. Rousselot. Cependant, comme je l’ai expliqué plus haut au paragraphe [54] , cette question n’a pas d’incidence sur la culpabilité et ne change rien au fait que les intimés ont mis en place un stratagème visant à conserver le montant des amendes et des dépens dans le compte en fidéicommis de Me Gauthier en attendant la décision de la Cour d’appel fédérale. La brève durée de la situation d’outrage est un facteur dont il peut être tenu compte au moment de déterminer la peine.

[91] Quant à eux, MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon soutiennent que l’outrage au tribunal devrait être évalué au moment de l’audience ou, possiblement, au moment de la conférence téléphonique avec le juge Lafrenière le 26 septembre 2019. Cette proposition est dépourvue de fondement. Elle équivaut à la proposition que j’ai rejetée au paragraphe [54] , à savoir que l’on doit acquitter celui qui n’a désobéi que temporairement à une ordonnance de la Cour. Un outrage est un outrage même s’il est circonscrit dans le temps. Le fait que ces trois intimés se sont conformés à l’ordonnance du juge Lafrenière dès que la Cour d’appel fédérale a rejeté la demande de sursis pourra être pris en considération dans la détermination de la peine.

(6) La divulgation incomplète

[92] Les intimés s’en prennent également à la divulgation incomplète des faits dans les affidavits de M. Bacon St-Onge au soutien des requêtes en outrage au tribunal présentées à la juge en chef adjointe Gagné. Le premier de ces affidavits a été signé le 26 septembre 2019 et contient la déclaration suivante :

À ce jour, M. René Simon, M. Gérald Hervieux, M. Raymond Rousselot, Mme Marielle Vachon et Mme Diane Riverin n’ont toujours pas respecté le jugement de Monsieur le juge Lafrenière, daté du 7 juin 2019.

[93] Un affidavit fort similaire a été signé le 3 octobre 2019. Or, dès le 26 septembre, M. Bacon St-Onge pouvait difficilement ignorer que les sommes déposées dans le compte en fidéicommis de Me Gauthier avaient été versées au greffe de la Cour, pour ce qui est des amendes, ou lui avaient été payées directement, pour ce qui est des dépens. En effet, Me Gauthier a informé le procureur de M. Bacon St-Onge de ces paiements par courriel dès le 23 septembre.

[94] Ainsi, l’affirmation contenue dans l’affidavit de M. Bacon St-Onge n’est pas fausse, mais elle ne dévoile pas toute la vérité. M. Bacon St-Onge passait sous silence le fait qu’à ce moment, M. Simon et Mme Vachon avaient entièrement payé leur amende, que M. Hervieux avait effectué un premier versement et qu’une somme de 10 000 $ lui avait été payée à titre de dépens.

[95] Or, une personne qui présente une demande ex parte est tenue à une obligation de divulgation complète, c’est-à-dire qu’elle doit divulguer à la Cour l’ensemble des faits pertinents, que ceux-ci favorisent sa cause ou celle de l’adversaire : Ruby c Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75 au paragraphe 27, [2002] 4 RCS 3; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Harkat, 2014 CSC 37 aux paragraphes 101 et 102, [2014] 2 RCS 33.

[96] Cette réticence s’ajoute au refus de M. Bacon St-Onge, lors de l’audience, de révéler la nature des ententes prises avec MM. Canapé et Riverin. Feignant l’ignorance à ce sujet, il a également refusé de s’informer auprès de son procureur, malgré la demande de la Cour.

[97] Quel que puisse être le doute que ces incidents jettent sur la sincérité de M. Bacon St-Onge, cela n’a pas d’incidence sur ma décision. Comme je l’ai expliqué plus haut, ni la courte durée de la situation d’outrage, ni l’incertitude quant au montant des frais à payer ne constituent un moyen de défense. Le manquement de M. Bacon St-Onge à son obligation de divulgation complète pourra être pris en compte au moment d’adjuger les dépens de la présente requête.

B. Le cas de l’intimé Gauthier

[98] Je passe maintenant à l’analyse d’un moyen de défense particulier présenté par Me Gauthier. Lors de son témoignage, celui-ci a fait une déclaration qu’il a présentée comme une « amende honorable ». Il a affirmé qu’il n’avait jamais eu l’intention de manquer de respect à la Cour, qu’il y avait une animosité importante entre les parties et leurs procureurs, qu’il n’avait jamais vécu pareille situation en trente ans de carrière et qu’il avait toujours agi dans l’intérêt de ses clients. Selon lui, les amendes imposées pouvaient représenter les économies d’une vie et il souhaitait en arriver à une solution négociée qui tiendrait compte des préoccupations de ses clients. Il a ajouté qu’il représente une Première Nation qui « a sa perception des choses » et qu’il doit faire le pont entre celle-ci et le système juridique. Il a déclaré qu’il s’excusait s’il avait posé des gestes qui allaient à l’encontre de l’ordonnance du juge Lafrenière, mais qu’il souhaitait protéger les intérêts de ses clients.

[99] En l’espèce, l’« amende honorable » de Me Gauthier ne vise pas à mettre fin à la situation d’outrage découlant du non-respect de l’ordonnance du juge Lafrenière; cela a été accompli dès la fin septembre 2019. Si je comprends bien, il s’agit plutôt de reconnaître ouvertement ses torts. Mais est-ce bien ce qu’il a fait?

[100] En réalité, Me Gauthier ne reconnaît pas l’illégalité de sa conduite. Il plaide non coupable à l’accusation d’outrage. Il ajoute que dans l’hypothèse où il aurait violé l’ordonnance du juge Lafrenière, il présente ses excuses, mais cherche toujours à se justifier en invoquant l’intérêt de ses clients.

[101] Il est vrai qu’un avocat a un devoir de loyauté envers ses clients. Cependant, ce devoir cède le pas devant le devoir de l’avocat de respecter la loi, la primauté du droit et l’autorité des tribunaux. Même si, en statuant sur une requête en outrage au tribunal, la Cour n’est pas liée par les règles déontologiques de la profession d’avocat, ces règles peuvent néanmoins jeter un éclairage utile. Le Code de déontologie des avocats, RLRQ, c B-1, r 3.1, dans son préambule, prévoit que « le respect des règles de droit et le maintien d’un État de droit » est la première valeur qui anime la profession. L’article 12 oblige l’avocat à soutenir « le respect de la règle de droit » et l’article 14 lui interdit d’« aider ou, par un encouragement ou un conseil, [de] faciliter une conduite qu’il sait ou devrait savoir illégale ou frauduleuse de la part du client ». L’article 23 subordonne le devoir de loyauté au respect des règles de droit. Le chapitre III du Code énonce les devoirs de l’avocat envers l’administration de la justice et précise, à l’article 118, que « L’avocat ne doit pas, directement ou indirectement, faire en sorte qu’une personne se soustraie à une ordonnance d’un tribunal. » En réalité, la primauté du droit serait réduite à néant si une personne pouvait désobéir aux ordonnances des tribunaux en invoquant son intérêt propre ou celui de ses clients. Dans l’arrêt Carey, la Cour suprême a rejeté la défense de l’avocat qui consistait essentiellement à prétendre avoir agi dans l’intérêt de son client.

[102] L’affirmation de Me Gauthier selon laquelle qu’il n’a pas voulu manquer de respect à la Cour ne saurait non plus constituer un moyen de défense. L’intention de nuire à l’administration de la justice n’est pas un élément essentiel de l’infraction : Carey, au paragraphe 38; Apotex, au paragraphe 60. De toute manière, cette affirmation est difficilement conciliable avec le stratagème mis en place par Me Gauthier pour éviter à ses clients d’avoir à se conformer à l’ordonnance du juge Lafrenière.

[103] Me Gauthier a également mentionné qu’il devait « faire le pont » entre ses clients et le système juridique canadien, sans préciser davantage les difficultés que cela pouvait entraîner. La preuve me permet toutefois d’entrevoir ce dont il s’agit. Je conçois aisément que représenter des clients qui affirment publiquement qu’ils ne respecteront pas un jugement de la Cour puisse placer un avocat dans une situation délicate. Le dilemme était sans doute particulièrement aigu pour Me Gauthier, dont une grande partie du travail provient de mandats confiés par la Nation innue de Pessamit. Néanmoins, de telles situations ne dispensent pas un avocat de l’obligation de respecter la loi ni de l’interdiction d’aider ses clients à se soustraire à une ordonnance de la Cour.

[104] En somme, la déclaration de Me Gauthier ne constitue pas véritablement une amende honorable, ni un moyen de défense à l’accusation d’outrage au tribunal.

C. Le cas particulier de l’intimée Riverin

[105] Mme Riverin a témoigné pour sa défense. Elle reconnaît qu’elle ne s’est pas conformée à l’ordonnance du juge Lafrenière. Elle affirme cependant qu’elle n’a tout simplement pas les moyens financiers de payer les sommes qu’elle doit.

[106] Mme Riverin a expliqué qu’avant son élection au conseil en 2016, elle occupait des emplois rémunérés à un salaire d’environ 16 $ par heure. Lors de son élection, elle croyait détenir un mandat de quatre ans. À titre de conseillère, elle recevait un salaire annuel d’environ 80 000 $. Elle a expliqué que durant les deux premières années de son mandat, elle entendait dépenser l’essentiel de son salaire, puis économiser en vue de sa retraite durant les deux années suivantes. Elle affirme qu’entre 2016 et 2018, elle a aidé financièrement des membres de sa famille et d’autres membres de la communauté dans le besoin, notamment des étudiants. Elle n’a donc pas amassé d’économies durant cette période, avant d’être défaite à l’élection de 2018. Je n’ai aucune difficulté à croire Mme Riverin, qui n’a d’ailleurs pas été contre-interrogée à ce sujet. Elle agissait conformément à l’éthique de partage qui imprègne la société innue.

[107] À l’heure actuelle, Mme Riverin ne bénéficie que de prestations de sécurité de la vieillesse, pour un montant annuel d’environ 16 000 $. Bien qu’elle possède une maison sur le territoire de Pessamit, elle affirme qu’en raison de la politique d’attribution des maisons et d’autres facteurs, il lui serait impossible de liquider cet actif sans se priver de logement. Cette affirmation n’a pas été contredite.

[108] En principe, Mme Riverin aurait dû mettre ces faits en preuve devant le juge Lafrenière lors de l’audience sur la détermination de la peine, qui s’est tenue après sa défaite électorale. Elle ne l’a pas fait. Elle ne peut me demander de réviser l’ordonnance du juge Lafrenière.

[109] Néanmoins, je suis d’avis d’exercer ma discrétion afin d’acquitter Mme Riverin de l’accusation d’outrage au tribunal. J’estime qu’en raison de sa situation financière, Mme Riverin était dans l’impossibilité de se conformer à l’ordonnance du juge Lafrenière. Je note également que Mme Riverin n’a pas participé au stratagème du compte en fidéicommis. Je tiens à souligner qu’en concluant ainsi, je ne modifie pas l’ordonnance du juge Lafrenière, qui impose toujours à Mme Riverin l’obligation de payer une amende de 10 000 $ ainsi que sa part des frais.

D. Le cas particulier de l’intimé Rousselot

[110] M. Rousselot n’était pas présent à l’audience et n’était pas représenté par avocat. Quelques jours avant l’audience, l’avocat qui avait comparu pour M. Rousselot a demandé la permission de cesser de le représenter, puisqu’il n’avait jamais retourné ses appels. J’ai accordé cette requête, qui a été signifiée en personne à M. Rousselot. Les procureurs des parties ont fait état d’informations selon lesquelles M. Rousselot était hospitalisé et devait subir une opération chirurgicale majeure. D’ailleurs, dans l’affidavit qu’il a signé au soutien de la demande de sursis à la Cour d’appel fédérale, M. Rousselot affirme être âgé de 67 ans et avoir de graves problèmes de santé.

[111] J’ai été d’avis de poursuivre les procédures à l’égard de M. Rousselot malgré son absence. Notre Cour a affirmé à plusieurs reprises qu’elle peut déclarer une personne coupable d’outrage au tribunal même si cette personne ne se présente pas à la Cour pour justifier sa conduite : James Fisher & Sons PLC c Pegasus Lines Ltd, 2002 CFPI 650, au paragraphe 24; Louis Vuitton Malletier, SA c Bags O’Fun Inc, 2003 CF 1335, au paragraphe 39; Canada (Ministre du Revenu national) c Wigemyr, 2004 CF 930; Bowdy’s Tree Service Ltd c Theriault International Ltd, 2020 CF 146, au paragraphe 15. Des faits qui m’ont été révélés lors de l’audience m’ont conforté dans cette décision.

[112] Ainsi, Me Gauthier a témoigné qu’au mois d’août 2019, il s’est entendu non seulement avec MM. Simon et Hervieux et Mme Vachon, mais aussi avec M. Rousselot, pour que ceux-ci versent les amendes et les frais dans son compte en fidéicommis. M. Rousselot lui a alors fait parvenir un chèque, pour ensuite lui demander de ne pas l’encaisser, car il n’était pas certain de détenir les fonds nécessaires dans son compte. Me Gauthier n’a pas encaissé le chèque. Dans les jours suivants, M. Rousselot a fait parvenir un chèque de 1000 $, que sa banque a refusé d’honorer. Après que la Cour d’appel fédérale a refusé le sursis et que Me Gauthier a pris des dispositions pour payer les amendes au greffe de la Cour, il a eu des difficultés importantes à communiquer avec M. Rousselot, celui-ci ne retournant plus ses appels. En bout de ligne, M. Rousselot n’a rien payé.

[113] Par ailleurs, M. Bacon St-Onge a témoigné du fait que M. Rousselot possède un bar et une entreprise de déneigement et d’excavation et que ces entreprises sont toujours en exploitation.

[114] Ces faits me convainquent, hors de tout doute raisonnable, que M. Rousselot a commis l’infraction qui lui est reprochée. Contrairement à Mme Riverin, son défaut de se conformer à l’ordonnance du juge Lafrenière ne découle pas d’une impossibilité de payer ou d’un manque de ressources financières.

[115] De plus, malgré la sympathie que l’on peut éprouver pour M. Rousselot en raison de son état de santé, tout semble indiquer que celui-ci est déterminé, depuis un an et demi, à se soustraire à l’autorité de la Cour, au point de refuser de parler à son propre avocat. Dans ces circonstances, j’estime qu’il n’est pas indiqué d’exercer ma discrétion résiduelle en faveur de M. Rousselot. Je le déclare donc coupable d’outrage au tribunal.

V. Conclusion

[116] Pour ces motifs, je déclare MM. René Simon, Gérald Hervieux et Raymond Rousselot, Mme Marielle Vachon et Me Kenneth Gauthier coupables d’outrage au tribunal, alors que Mme Diane Riverin est acquittée. Une nouvelle audience sera convoquée afin de déterminer la peine qu’il convient d’imposer.

[117] Je suis conscient qu’à lui seul, le présent jugement ne mettra pas fin au conflit qui déchire la communauté. Le respect de la primauté du droit, garanti par le recours aux tribunaux, constitue une condition nécessaire, mais non suffisante, du rétablissement de l’harmonie. Il faut surtout que toutes les parties concernées établissent un dialogue respectueux. Il s’agit là d’une entreprise difficile, mais incontournable, qu’aucune injonction ne peut imposer.


ORDONNANCE dans le dossier T-2135-16

LA COUR ORDONNE que :

1. René Simon, Marielle Vachon, Gérald Hervieux et Raymond Rousselot sont déclarés coupables d’outrage au tribunal, selon la règle 466b) des Règles des Cours fédérales.

2. Me Kenneth Gauthier est déclaré coupable d’outrage au tribunal, selon la règle 466c) des Règles des Cours fédérales.

3. Diane Riverin est acquittée de l’accusation d’outrage au tribunal.

4. L’affaire est renvoyée à l’administratrice judiciaire afin qu’une date soit fixée pour l’audience de détermination de la peine.

« Sébastien Grammond »

Juge



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-2135-16

 

INTITULÉ :

JÉRÔME BACON ST-ONGE c LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT, RENÉ SIMON, ÉRIC CANAPÉ, GÉRALD HERVIEUX, JEAN-NOËL RIVERIN, RAYMOND ROUSSELOT, MARIELLE VACHON, DIANE RIVERIN ET ME KENNETH GAUTHIER

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

par visioconférence entre ottawa (Ontario), montréal (Québec), Québec (Québec) et Baie-Comeau (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 février 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 MARS 2021

 

COMPARUTIONS :

François Boulianne

Pour le demandeur

 

Michel Décary, c.r.

Annie-Claude Trudeau

POUR L’INTIMÉ

mE KENNETH GAUTHIER

 

Jean-Yves Groleau

Pour L’INTIMÉE

DIANE RIVERIN

 

Cynthia Labrie

POUR LES INTIMÉS

RENÉ SIMON, GÉRALD HERVIEUX ET MARIELLE VACHON

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

François Boulianne

Québec (Québec)

Pour le demandeur

BCF s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

POUR L’INTIMÉ

ME KENNETH GAUTHIER

Bureau d’aide juridique

Baie-Comeau (Québec)

Pour l’intiméE

DIANE RIVERIN

 

Avocats Baie-Comeau

Baie-Comeau (Québec)

pour LES intiméS

RENÉ SIMON, GÉRALD HERVIEUX

ET MARIELLE VACHON

 

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