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Date : 20020322

Dossier : IMM-6117-00

Référence neutre : 2002 CFPI 317

Ottawa (Ontario), le 22 mars 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE

ENTRE :

                                                        JOSEPHA MARIA DOS REIS

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                              - et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                  ORDONNANCE ET MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE

[1]                 La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire, selon l'article 82.1 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, de la décision d'un agent d'immigration (l'agent) en date du 6 novembre 2000, par laquelle l'agent avait refusé d'accéder à la requête présentée par la demanderesse selon le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, en vue d'une dispense d'application, pour des raisons d'ordre humanitaire, de la règle touchant le droit d'établissement.


[2]                 La demanderesse sollicite une ordonnance annulant la décision de l'agent d'immigration et renvoyant l'affaire à un autre agent d'immigration, pour nouvelle décision conforme aux principes de l'équité administrative ainsi qu'aux directives que la Cour pourra juger à propos.

Rappel des faits

[3]                 La demanderesse est arrivée au Canada le 5 novembre 1994. Elle a obtenu le statut de visiteur, un statut qui est demeuré valide jusqu'en 1995. La demanderesse n'a pas obtenu la prorogation de son statut de visiteur, mais elle a continué de demeurer au Canada.

[4]                 En février 1996, la demanderesse a rencontré Jose Luis Rocha. La demanderesse et M. Rocha ont commencé de se fréquenter. En août 1997, ils ont entrepris de faire vie commune. Selon la demanderesse, le couple a commencé de connaître des difficultés en décembre 1997, quand M. Rocha devint violent envers elle. La demanderesse a quitté M. Rocha et déménagé en mars 1998. En août 1998, la demanderesse a donné naissance (au Canada) à l'enfant de M. Rocha. La fille de la demanderesse est citoyenne canadienne.


[5]                 La demanderesse a vécu avec son frère, l'épouse de celui-ci et leurs trois enfants avant et après avoir fait vie commune avec M. Rocha. Le frère de la demanderesse est invalide et inapte au travail. La demanderesse affirme qu'elle aide la famille de son frère en effectuant pour elle des tâches ménagères et en participant aux frais du ménage.

[6]                 La demanderesse a sollicité, selon le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, et pour des raisons d'ordre humanitaire, une dispense d'application de la règle relative au droit d'établissement.

[7]                 Ainsi qu'il appert d'une lettre adressée à la demanderesse et portant la date du 6 novembre 2000, l'agent a décidé que la dispense demandée ne serait pas accordée.

Arguments de la demanderesse

[8]                 La demanderesse affirme que sa requête n'a pas été considérée selon les principes de l'équité administrative ou procédurale. Elle dit qu'elle n'a pas eu véritablement l'occasion de présenter les diverses preuves intéressant son cas ni de faire en sorte que son cas soit étudié pleinement et équitablement.


[9]                 Selon la demanderesse, la Cour suprême du Canada a jugé, dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, que l'agent qui examinait la demande de Mme Baker fondée sur des considérations humanitaires n'était pas tenu dans cette affaire d'organiser une entrevue avec Mme Baker parce que tous « les renseignements nécessaires pour la prise de décision » figuraient dans les documents communiqués par l'avocat. Cependant, la demanderesse n'a pas dans la présente affaire bénéficié d'une entrevue, et la conséquence, selon elle, c'est que la décision a été prise en l'absence de tous les renseignements utiles et qu'elle n'est pas équitable pour la demanderesse.

[10]            La demanderesse affirme que l'agent a tiré une conclusion défavorable sur sa crédibilité et que, vu l'importance de la décision qui allait être rendue, la demanderesse aurait dû bénéficier d'une entrevue pour lui donner l'occasion de dissiper les doutes de l'agent concernant sa crédibilité.

[11]            Selon la demanderesse, l'agent a été informé que, en raison de menaces proférées par M. Rocha, son avocat lui avait conseillé de ne pas donner suite à sa demande en vue d'obtenir la garde de l'enfant et une pension alimentaire pour enfant, jusqu'à ce que sa situation au regard de l'immigration « devienne stable » . La demanderesse avance que l'agent a aussi été informé que, puisque la demande d'immigration avait été présentée, l'avocat de la famille irait de l'avant avec la demande de garde et de pension alimentaire. La demanderesse affirme que tel fut le cas, mais que l'agent, bien qu'informé de ce fait dans la lettre de l'avocat du 7 juillet 2000, a entrepris de rendre cette décision sans chercher à savoir si un résultat avait été obtenu.


[12]            La demanderesse avance que, dans les cas où il y a rupture de mariage, les agents doivent se demander s'il y a un enfant canadien susceptible de pâtir du renvoi du Canada de son père ou de sa mère. Selon la demanderesse, l'agent n'a pas prêté une attention particulière à l'intérêt et à la situation de l'enfant de la demanderesse.

[13]            La demanderesse avance que la preuve communiquée à l'agent montrait que la demanderesse était entièrement autonome et que son admission au Canada n'aurait pas d'incidence négative sur la santé, la sécurité et le bon ordre de la société canadienne.

[14]            La demanderesse affirme que la décision de l'agent de rejeter sa demande de dispense fondée sur des considérations humanitaires n'était pas raisonnable.

Arguments du défendeur

[15]            Le défendeur affirme que la norme de contrôle à appliquer pour l'évaluation d'une décision qui fait suite à une demande fondée sur des considérations humanitaires est la norme de la décision raisonnable simpliciter.

[16]            Selon le défendeur, les renseignements dont ne disposait pas l'agent d'immigration et qui sont postérieurs à la décision ne sont pas valablement soumis à la Cour.


[17]            Selon le défendeur, une entrevue n'est pas nécessaire pour les demandes fondées sur des considérations humanitaires. Il affirme que la demanderesse n'a pas apporté une preuve suffisante au soutien de ses prétentions et qu'il est faux de prétendre que la décision est erronée parce que la demanderesse aurait pu communiquer davantage de renseignements ou de meilleurs renseignements.

[18]            Selon le défendeur, le décideur doit tenir compte de l'intérêt supérieur des enfants en tant que facteur important, mais non en tant que facteur primordial. Il avance que l'agent a été réceptif, attentif et sensible à l'intérêt de l'enfant. Le défendeur avance aussi que l'agent a donné plus de poids à ce facteur que ne le requiert l'arrêt Baker, puisqu'il a écrit : « Je sais que l'intérêt supérieur de l'enfant est un aspect primordial » .

[19]            Le défendeur avance qu'il n'est pas suffisamment établi que l'intérêt supérieur de l'enfant serait menacé si elle devait quitter le Canada avec sa mère.

[20]            Le défendeur affirme que les pièces produites par la demanderesse n'ont pas apporté la preuve que la demanderesse comptait être parrainée par M. Rocha, et il dit que les prétendus sévices n'ont pas été prouvés.

[21]            Le défendeur affirme que l'agent n'a pas commis d'erreur sujette à révision et il dit que la décision était raisonnable. Selon lui, le critère de contrôle judiciaire à appliquer pour évaluer l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi est un critère étroit et que ce critère ne donne pas à la Cour le droit de revoir le fond de la décision.


Dispositions législatives applicables

[22]            Le paragraphe 9(1) de la Loi sur l'immigration est ainsi formulé :

9. (1) Sous réserve du paragraphe (1.1), sauf cas prévus par règlement, les immigrants et visiteurs doivent demander et obtenir un visa avant de se présenter à un point d'entrée.

9. (1) Except in such cases as are prescribed, and subject to subsection (1.1), every immigrant and visitor shall make an application for and obtain a visa before that person appears at a port of entry.

  

[23]            Le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration prévoit ce qui suit :

(2) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, autoriser le ministre à accorder, pour des raisons d'ordre humanitaire, une dispense d'application d'un règlement pris aux termes du paragraphe (1) ou à faciliter l'admission de toute autre manière.

114.(2) The Governor in Council may, by regulation, authorize the Minister to exempt any person from any regulation made under subsection (1) or otherwise facilitate the admission of any person where the Minister is satisfied that the person should be exempted from that regulation or that the person's admission should be facilitated owing to the existence of compassionate or humanitarian considerations.

Point en litige

[24]            L'agent a-t-il commis une erreur sujette à révision?


Analyse et décision

[25]            La norme de contrôle à appliquer à la décision de l'agent est la norme de la décision raisonnable simpliciter.

[26]            L'agent a notamment fait les observations suivantes :

[TRADUCTION]

En août 1998, naissait leur fille Ashley Marie. M. Rocha refuse de s'en déclarer le père. Ashley est une enfant née au Canada. J'ai accordé à cet aspect un grand poids et beaucoup de réflexion. J'ai aussi tenu compte de la présence de cette enfant, en accord avec l'arrêt Baker. Je sais que l'intérêt supérieur de l'enfant est un aspect primordial. Ashley est une citoyenne canadienne, et elle le restera quel que soit son lieu de résidence. Ses droits de Canadienne ne sont pas niés. La décision finale d'emmener Ashley au Portugal appartient à sa mère. Il est pris note que Ashley a vécu avec son oncle et sa famille depuis sa naissance. Selon sa propre déclaration, elle a des liens avec eux et avec ses cousins. Il n'est pas suffisamment établi que l'intérêt supérieur d'Ashley sera menacé si elle devait quitter le Canada avec sa mère.

S'agissant de la question de la pension alimentaire pour enfant, je sais que le père a l'obligation juridique de subvenir aux besoins de sa fille. On m'informe qu'il est improbable que la demanderesse soit en position de faire exécuter contre M. Rocha une ordonnance alimentaire si elle était renvoyée du Canada, et je suis consciente de cet aspect. Cependant, la preuve ne permet pas d'affirmer que sa présence au Canada renforcerait sa position. Il convient de noter que la requérante a eu deux ans pour régler cet aspect.


[27]            Lorsqu'elle a examiné la question de la pension alimentaire pour enfant et celle de l'obligation juridique du père, l'agent a noté qu'il serait improbable que la demanderesse soit en mesure de faire exécuter une ordonnance alimentaire si elle était renvoyée du Canada. Or, l'agent a estimé que cela ne suffisait pas à justifier une dispense d'application de la règle relative au droit d'établissement. L'agent a aussi conclu que la preuve ne permettait pas d'affirmer que la demanderesse serait en mesure de recevoir et de recouvrer une pension alimentaire au Canada. L'agent aurait pu explorer davantage cet aspect s'il avait consenti une entrevue à la demanderesse. Il serait excessif de croire que l'enfant ne bénéficierait pas d'une pension alimentaire de son père si une demande en ce sens était faite aux tribunaux canadiens. L'agent aurait dû examiner davantage ce point et, à mon avis, son manquement en la matière constitue une erreur sujette à révision.

[28]            Dans l'arrêt Baker c. Canada, Madame le juge L'Heureux-Dubé s'exprime ainsi, aux paragraphes 67 et 68 :

Afin de décider si la démarche de l'agent d'immigration respectait les limites imposées par le libellé de la loi et les valeurs du droit administratif, une analyse contextuelle est requise comme l'exige en général l'interprétation des lois [...] À mon avis, l'exercice raisonnable du pouvoir conféré par l'article exige que soit prêtée une attention minutieuse aux intérêts et aux besoins des enfants. Les droits des enfants, et la considération de leurs intérêts, sont des valeurs d'ordre humanitaire centrales dans la société canadienne. Une indication que l'intérêt des enfants est une considération importante dans l'exercice des pouvoirs en matière humanitaire se trouve, par exemple, dans les objectifs de la Loi, dans les instruments internationaux, et dans les lignes directrices régissant les décisions d'ordre humanitaire publiées par le ministre lui-même [...]

Un des objectifs de la Loi est notamment, selon l'al. 3c) :

de faciliter la réunion au Canada des citoyens canadiens et résidents permanents avec leurs proches parents de l'étranger;

Bien que cette disposition traite de l'objectif du Parlement de réunir des citoyens et des résidents permanents avec leurs proches parents de l'étranger, elle permet, à mon avis, en utilisant une interprétation large et libérale des valeurs sous-jacentes à cette loi et à son objet, de présumer que le Parlement estime important également de garder ensemble des citoyens et des résidents permanents avec leurs proches parents qui sont déjà au Canada. L'objectif à l'al. 3c) énonce l'obligation d'accorder une grande importance au maintien des enfants en contact avec leurs deux parents, si cela est possible, et au maintien du lien entre les membres d'une proche famille.

L'agent avait l'obligation d'accorder une grande importance à la nécessité de préserver les liens de l'enfant de la demanderesse avec ses deux parents.


[29]            S'agissant des droits de l'enfant née au Canada, l'enfant aurait tout intérêt à ne pas être séparée de sa mère. Si la demanderesse devait quitter le Canada, et si l'enfant partait avec sa mère au Portugal, alors la mère pourrait ne pas être en mesure de recevoir et de faire exécuter une pension alimentaire. De plus, l'enfant serait géographiquement séparée de son père et ne serait peut-être pas en mesure de le visiter. Si la demanderesse était autorisée à rester au Canada, alors elle serait en meilleure position de percevoir une pension alimentaire (qui vraisemblablement profiterait à l'enfant), et l'enfant serait davantage susceptible d'être visitée par son père. Dans les conditions actuelles, une pleine prise en compte de l'enfant née au Canada donne à penser qu'il est conforme à l'intérêt supérieur de cette enfant d'accorder à la demanderesse, pour des raisons d'ordre humanitaire, une dispense d'application de la règle relative au droit d'établissement.

[30]            Au paragraphe 75 de l'arrêt Baker, Madame le juge L'Heureux-Dubé s'est attardée comme il suit sur l'importance d'une prise en compte de l'intérêt des enfants :

Les principes susmentionnés montrent que, pour que l'exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l'intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l'intérêt supérieur des enfants l'emportera toujours sur d'autres considérations, ni qu'il n'y aura pas d'autres raisons de rejeter une demande d'ordre humanitaire même en tenant compte de l'intérêt des enfants. Toutefois, quand l'intérêt des enfants est minimisé, d'une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

  

[31]            À mon avis, l'intérêt de l'enfant canadien de la demanderesse a été minimisé dans la décision de l'agent, d'une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre et, en conséquence, la décision est déraisonnable.

[32]            Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[33]            La demanderesse a soumis à mon attention trois questions graves de portée générale, en me demandant de les certifier pour le cas où la demande de contrôle judiciaire ne serait pas accordée. Puisque la demande de contrôle judiciaire est accordée, il ne m'est pas nécessaire d'examiner ces questions.

ORDONNANCE

[34]            IL EST ORDONNÉ que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l'affaire soit renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

                                                                                 « John A. O'Keefe »             

                                                                                                             Juge                          

Ottawa (Ontario)

le 22 mars 2002

  

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


  

                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                            IMM-6117-00

  

INTITULÉ :                                                    Josepha Maria Dos Reis c. M.C.I.

  

LIEU DE L'AUDIENCE :                           Toronto (Ontario)

  

DATE DE L'AUDIENCE :                           le 14 novembre 2001

  

ORDONNANCE ET

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :            Monsieur le juge O'Keefe

  

DATE DES MOTIFS :                                  le 22 mars 2002

  

ONT COMPARU :

Mme Geraldine Sadoway                                                                  POUR LA DEMANDERESSE

Mme Angela Marinos                                                                        POUR LE DÉFENDEUR

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Services juridiques communautaires de Parkdale                           POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg                                                                        POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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