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Date : 20210303


Dossier : IMM‑7828‑19

Référence : 2021 CF 199

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 mars 2021

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

AHMAD QUIS BAREKZAI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, qui a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. La SAR a conclu que les demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au sens de l’article 96 et de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la décision].

II. Faits

[2] Le demandeur est un citoyen de l’Afghanistan et il affirme craindre d’être persécuté par les talibans en raison d’un article de journal qu’il a rédigé dans lequel il critiquait les talibans.

[3] Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, le demandeur déclare qu’il a commencé à contribuer à un petit journal en Afghanistan [le journal] aux alentours d’avril 2016. Le frère du demandeur y était journaliste.

[4] Vers octobre 2016, le journal a publié un article rédigé par le demandeur mettant en garde les gens contre le fait que les talibans recrutent des jeunes pour des missions suicides, recrutant des enfants sous prétexte de leur enseigner l’islam et en les détournant ensuite vers des missions suicides [l’article].

[5] Le demandeur affirme que, une semaine après la publication de l’article, il a reçu un appel téléphonique d’une personne qui mentionnait qu’il avait [traduction] « rédigé un article contre les talibans et l’émirat islamique de l’Afghanistan et qu[’il] devait cesser de faire cela ». Le demandeur a répondu que son mandat était d’écrire et qu’il écrivait la vérité. Peu après, le demandeur a reçu un autre appel téléphonique similaire.

[6] Une semaine plus tard, le demandeur a reçu un troisième appel téléphonique. La personne au bout du fil a expliqué que le demandeur avait été averti deux fois, mais qu’il continuait de travailler pour le journal et que, par conséquent, il était [traduction] « condamné à mort ».

[7] Le demandeur a changé son numéro de téléphone, mais une semaine plus tard, le 7 novembre 2016, il a reçu deux messages texte dans lesquels il était mentionné qu’il ne pourrait pas s’échapper en changeant son numéro, qu’il ne resterait pas en vie, qu’il avait rédigé un article contre les émirats islamiques de l’Afghanistan, qu’il était un espion pour les infidèles et qu’il avait signé son propre arrêt de mort. Le demandeur affirme qu’il était inquiet du fait qu’ils possédaient son adresse; par conséquent, il a dormi chez un ami et est parti pour Kaboul le lendemain. Il possédait déjà un visa pour l’Inde et a donc fui vers ce pays après avoir passé une nuit à Kaboul.

[8] En juin 2017, le demandeur est retourné en Afghanistan pour récupérer des documents en vue de présenter une demande de visa américain. Il affirme que le but de l’obtention du visa américain était à la fois de fuir l’Afghanistan et de rejoindre sa fiancée aux États‑Unis.

[9] Selon le demandeur, il ne savait pas si les talibans le poursuivraient et il espérait qu’il serait en sécurité pendant qu’il récupérait les documents. Le 15 octobre 2017, un homme a frappé à sa porte et l’a empoigné. Un autre homme tenant ce qui semblait être un AK 47 tenait la porte d’un véhicule noir ouverte, et une troisième personne occupait le siège du conducteur. Le demandeur a précisé qu’il a commencé à crier à l’aide et que des voisins étaient venus l’aider, puis les trois hommes sont partis. Il est demeuré chez son ami cette nuit‑là, est parti pour Kaboul le lendemain et s’est ensuite rendu en Inde le jour suivant.

[10] Le frère du demandeur a fait deux rapports de police pour le demandeur, qui se trouvait alors en Inde. Il a fait le premier rapport après les appels et les textos en novembre 2016. Le deuxième a été fait après la tentative d’enlèvement en octobre 2017. Le frère a affirmé que, après le premier rapport, la police a déclaré qu’elle ne pouvait pas assurer la sécurité de chaque citoyen et qu’elle ne pouvait pas l’aider. Le demandeur n’a pas précisé ce que la police a dit, le cas échéant, après le dépôt du deuxième rapport.

[11] Le demandeur s’est ensuite rendu aux États‑Unis. Sa relation avec sa fiancée a pris fin, et il n’a pas demandé l’asile aux États‑Unis, car il ne pouvait pas anticiper de résultats sous l’administration Trump. Il s’est rendu au Canada où il a un ami et a demandé l’asile. Il a été entendu par la SPR en juillet 2018.

[12] La SPR a jugé que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. La question déterminante était celle de la crédibilité du demandeur. La SPR n’a pas cru que le demandeur était un écrivain qui avait soumis l’article au journal et qui l’avait publié. La SPR a estimé que les réponses du demandeur étaient généralement conformes aux déclarations écrites, mais que certains éléments de preuve manquaient de détails plausibles et convaincants, et que la lettre de référence était [traduction] « fausse ».

[13] Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR à la SAR.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[14] Le demandeur soutenait que la SPR n’avait pas pris en considération tous les éléments de preuve et avait rejeté à tort sa demande d’asile pour manque de crédibilité. Dans sa décision, la SAR a rejeté l’appel et a confirmé la décision contestée. La SAR a infirmé certaines des conclusions de la SPR, mais a souscrit à la conclusion du tribunal.

[15] La SAR a admis l’affirmation générale selon laquelle les journalistes et les organes de presse publient des articles malgré les représailles auxquelles ils peuvent être exposés ainsi que les éléments de preuve sur les conditions dans le pays montrant que les talibans et l’État islamique recourent aux menaces, à l’intimidation et aux attaques violentes à l’endroit des entreprises médiatiques et des journalistes.

[16] La SAR a admis que le demandeur avait rédigé un article anti‑taliban qui a été publié dans le journal.

[17] Toutefois, la SAR a conclu qu’il était invraisemblable que le demandeur n’ait pas demandé au journal s’il avait été ciblé par les talibans.

[18] La SAR a également conclu que l’ensemble des éléments de preuve n’appuyaient pas une conclusion selon laquelle la crainte subjective du demandeur était crédible et qu’il était effectivement menacé par les talibans.

[19] La SAR a conclu en outre que la décision du demandeur de retourner à son domicile familial en juin 2017 était incohérente avec son témoignage selon lequel il craignait que les talibans le trouvent là‑bas, et que son explication selon laquelle il pensait que la situation était calme ne permettait pas de répondre à l’incohérence. La SAR a estimé que le témoignage du demandeur selon lequel il avait échappé à l’enlèvement était invraisemblable et a finalement conclu que, « en raison des conclusions défavorables sur la crédibilité de l’allégation de risque d’être ciblé, qui est essentielle pour la demande d’asile du demandeur, je n’ai pas à effectuer une analyse des risques distincte au titre de l’article 97. Je n’ai pas non plus besoin de procéder à une analyse des risques au titre de l’article 97 en raison du profil de risque résiduel, puisque le demandeur n’a pas ce profil de risque ». En conséquence, la SAR a rejeté l’appel et a confirmé la décision contestée.

IV. Questions en litige

[20] La seule question en litige est celle de savoir si la décision était raisonnable.

V. Norme de contrôle

[21] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada], le juge Rowe a déclaré que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], a établi un cadre révisé pour établir la norme de contrôle à appliquer aux décisions administratives. Le point de départ est une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable. Cette présomption peut être réfutée dans certaines circonstances, mais aucune n’est présente en l’espèce. Par conséquent, la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

[22] Dans l’arrêt Postes Canada, le juge Rowe explique ce qui est nécessaire pour conclure qu’une décision est raisonnable et ce qu’un tribunal doit faire lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[23] La Cour suprême du Canada a affirmé, au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique ». La cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » :

[104] De même, la logique interne d’une décision peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel – comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Il ne s’agit pas d’inviter la cour de révision à assujettir les décideurs administratifs à des contraintes formalistes ou aux normes auxquelles sont astreintes des logiciens érudits. Toutefois, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient ».

[105] En plus de la nécessité qu’elle soit fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Dunsmuir, par. 47; Catalyst, par. 13; Nor‑Man Regional Health Authority, par. 6. Les éléments du contexte juridique et factuel d’une décision constituent des contraintes qui ont une influence sur le décideur dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués.

VI. Analyse

[24] Le fondement de la décision de la SPR était le manque de crédibilité du demandeur, et cette conclusion s’appuyait en grande partie sur deux conclusions relatives à la vraisemblance. La SAR a annulé plusieurs des conclusions en matière de crédibilité tirées par la SPR, mais a néanmoins conclu que le demandeur n’était pas crédible après avoir effectué sa propre analyse de la crédibilité.

[25] Le demandeur soutient que les deux conclusions en matière de crédibilité tirées par la SAR comportaient des lacunes et avaient mené à une décision déraisonnable parce que les deux conclusions et les conclusions subsidiaires qui en découlent devaient être annulées et ne pas être prises en compte.

A. Invraisemblance de la discussion avec le journal

[26] Selon le demandeur, la SAR [traduction] « a semblé souscrire » à la conclusion de la SPR selon laquelle il était invraisemblable qu’il n’ait pas demandé au journal s’il avait reçu des menaces en raison de son article.

[27] Le demandeur soutient qu’il n’y avait aucune preuve que le journal avait reçu ou non des menaces. Je suis de cet avis. Par conséquent, les conclusions relatives à la vraisemblance tirées par la SAR doivent être étayées par les éléments de preuve dont dispose le tribunal, y compris les éléments de preuve sur les conditions dans le pays, le raisonnement ou le sens commun, et ne devraient être tirées que dans les cas particulièrement clairs : voir Divsalar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 653 [juge Blanchard] :

21 Avant d’examiner les conclusions que la SSR a tirées au sujet de la crédibilité et de la vraisemblance, je crois qu’il est utile d’examiner la norme de contrôle qui s’applique à pareilles conclusions.

22 La jurisprudence de la Cour a clairement établi que la SSR a entièrement compétence pour déterminer la vraisemblance d’un témoignage; dans la mesure où les inférences qui sont faites ne sont pas déraisonnables au point de justifier une intervention, les conclusions tirées par la SSR ne peuvent pas faire l’objet d’un examen judiciaire. [Voir Aguebor c. ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315, pages 316 et 317, paragraphe 4.]

23 Il existe également certaines décisions faisant autorité selon lesquelles la Cour intervient et annule une conclusion relative à la vraisemblance lorsque les motifs invoqués ne sont pas étayés par la preuve dont était saisi le tribunal. Dans la décision Yada et autre c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1998), 1998 CanLII 7247 (CF), 140 F.T.R. 264, Monsieur le juge MacKay a dit ce qui suit, page 270, paragraphe 25 :

Lorsque la conclusion de non‑crédibilité repose sur des invraisemblances relevées par le tribunal, la Cour peut, à l’occasion d’un contrôle judiciaire, intervenir pour annuler la conclusion si les motifs invoqués ne sont pas étayés par les éléments de preuve dont était saisi le tribunal, et la Cour ne se trouve pas en pire situation que le tribunal connaissant de l’affaire pour examiner des inférences et conclusions fondées sur des critères étrangers aux éléments de preuve tels que le raisonnement ou le sens commun.

24 En outre, il est reconnu que le tribunal qui rend une décision fondée sur l’absence de vraisemblance doit agir avec prudence. Je crois qu’il est utile de reproduire le passage suivant tiré de L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham : Butterworths Canada Ltd. 1992), page 8.10, paragraphe 8.22, qui traite des conclusions relatives à la vraisemblance et de l’effet de la preuve documentaire dont le tribunal dispose :

[traduction]

8.22 Les conclusions relatives à la vraisemblance ne devraient être tirées que dans les cas particulièrement clairs – lorsque les faits tels qu’ils ont été présentés sortent tellement de l’ordinaire que le juge des faits peut avec raison conclure qu’il est impossible que l’événement en question se soit produit, ou lorsque la preuve documentaire dont dispose le tribunal démontre que les événements n’ont pas pu se produire de la façon dont l’affirme l’intéressé. Les conclusions relatives à la vraisemblance devraient donc être étayées par la preuve documentaire. En outre, le tribunal qui rend une décision fondée sur l’invraisemblance doit agir avec prudence, compte tenu en particulier du fait que les revendicateurs viennent de milieux culturels différents, de sorte que des actions qui pourraient sembler invraisemblables si elles étaient jugées selon des normes canadiennes pourraient être vraisemblables lorsqu’elles sont considérées par rapport aux antécédents de l’intéressé.

[28] Dans la décision Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 [Valtchev], le juge Muldoon a conclu de la même façon :

8 Le tribunal a fait allusion au principe posé dans l’arrêt Maldonado c. M.E.I., (1979) [1980] 2 C.F. 302 (C.A.), à la page 305, suivant lequel lorsqu’un revendicateur du statut de réfugié affirme la véracité de certaines allégations, ces allégations sont présumées véridiques sauf s’il existe des raisons de douter de leur véracité. Le tribunal n’a cependant pas appliqué le principe dégagé dans l’arrêt Maldonado au demandeur et a écarté son témoignage à plusieurs reprises en répétant qu’il lui apparaissait en grande partie invraisemblable. Qui plus est, le tribunal a substitué à plusieurs reprises sa propre version des faits à celle du demandeur sans invoquer d’éléments de preuve pour justifier ses conclusions.

9 Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est‑à‑dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22].

[29] Dans la décision Tang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1478, j’ai déclaré ce qui suit :

[16] Une allégation peut être jugée invraisemblable si elle est dénuée de sens à la lumière de la preuve dont disposait la Commission ou si elle déborde le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre. Autrement, la conclusion d’invraisemblance n’est rien de plus qu’une hypothèse non fondée. La demanderesse s’appuie sur la décision Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155, rendue par la juge Gleason, maintenant juge à la Cour d’appel, au paragraphe 11 [Zacarias] :

[11] Ainsi, la Commission peut conclure qu’une affirmation est invraisemblable si cette affirmation est dénuée de sens à la lumière de la preuve déposée ou si (pour emprunter la formule utilisée par le juge Muldoon dans la décision Valtchev) « les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ». De plus, la Cour a déjà statué que la Commission doit invoquer « des éléments de preuve fiables et vérifiables au regard desquels la vraisemblance des témoignages des demandeurs pourraient être appréciés » [sic], sinon la conclusion au sujet de l’invraisemblance pourrait n’être que « de la spéculation non fondée » (voir la décision Gjelaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 37, [2010] ACF no 31, au paragraphe 4; voir également la décision Cao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 694, [2012] ACF no 885 (la décision Cao), au paragraphe 20).

[30] Le demandeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que les conclusions relatives à la vraisemblance tirées par la SAR ne satisfont pas à la norme établie parce que, en premier lieu, il n’était pas nécessaire pour lui de demander si le journal lui‑même avait reçu des menaces. En outre, les faits en l’espèce sont loin des « cas particulièrement clairs » qui pourraient justifier une conclusion d’invraisemblance, et la SAR a commis une erreur en tirant une telle conclusion.

[31] Bien que le défendeur soutienne que le demandeur [traduction] « passe à côté de l’essentiel », le fait est qu’il n’y avait pas de preuve quant à savoir si le journal avait ou non reçu des menaces ou été visé par les talibans. Cette conclusion particulière relative à la vraisemblance, à mon humble avis, a été créée de toutes pièces, c’est‑à‑dire sans fondement et de manière hypothétique. Cette conclusion n’était ni une affaire de sens commun ni fondée sur la rationalité. Elle est indéfendable dans le cadre d’une enquête sur le caractère raisonnable d’un contrôle judiciaire parce qu’elle n’est pas conforme au droit bien établi sur les conclusions relatives à la vraisemblance examinées ci‑dessus. Les conclusions tirées en dehors des paramètres des contraintes juridiques constituent une décision déraisonnable et, en tout respect, c’est le cas ici. Par conséquent, la conclusion relative à la vraisemblance est annulée et ne doit pas être prise en compte.

B. Invraisemblance de la tentative d’enlèvement

[32] La SAR a également conclu qu’il était invraisemblable que les talibans aient été dissuadés d’enlever le demandeur le 15 octobre 2017 parce que des témoins étaient présents.

[33] À cet égard, il est mentionné ce qui suit dans la décision :

[47] J’estime également que le récit de l’appelant, qui raconte avoir échappé à l’enlèvement par les talibans, est invraisemblable, compte tenu des éléments de preuve qu’il a présentés et de ceux relatifs aux conditions dans le pays. La SPR était [TRADUCTION] « préoccupée par la facilité avec laquelle le demandeur d’asile aurait échappé à une escouade de militants probablement armés qui avaient pour mission de l’enlever » et elle fait remarquer que [traduction] « la présence de voisins et de spectateurs ne semble pas dissuader les talibans d’atteindre les cibles de leurs opérations ». L’appelant soutient que la conclusion de la SPR est erronée, puisque [TRADUCTION] « ce ne sont pas tous les assassinats ou toutes les missions d’enlèvement qui réussissent » et que les talibans n’étaient pas [TRADUCTION] « infaillibles » dans les attentats terroristes.

[48] J’ai examiné le récit de la tentative alléguée d’enlèvement par les talibans dans l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA de l’appelant et son témoignage au sujet de l’incident allégué à la lumière de la lettre des personnes qui auraient été témoins de la tentative d’enlèvement. Selon l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA, c’est [TRADUCTION] « vers le 15 octobre 2017 » que trois hommes, dont l’un [TRADUCTION] « armé avec ce qui ressemblait à un AK 47 », ont tenté de forcer l’appelant à monter dans une voiture noire qui les attendait.

[49] Au cours de l’audience, la SPR a demandé à l’appelant d’expliquer comment il se fait qu’une [TRADUCTION] « escouade de talibans qui étaient là pour l’enlever », armés et avec l’intention [TRADUCTION] « de punir un infidèle », ait été [TRADUCTION] « découragée par la présence de spectateurs ». L’appelant a déclaré qu’il avait été [TRADUCTION] « chanceux » et que [TRADUCTION] « Dieu [l’]avait aidé ». Selon l’appelant, au moins une des personnes qui ont tenté de l’enlever tenait une arme à feu automatique. En l’absence d’éléments de preuve que des personnes ou des groupes sont intervenus pour empêcher l’enlèvement, j’estime invraisemblable que les prétendus ravisseurs aient été dissuadés par la simple présence de spectateurs.

[50] Ce récit est d’autant plus improbable compte tenu de la documentation sur les conditions dans le pays, qui fait état de moult cas de civils afghans enlevés et même tués sur‑le‑champ ou peu après l’enlèvement par des organisations antigouvernementales comme les talibans. Pour cette raison, j’estime que le récit de l’appelant sur l’enlèvement n’est pas crédible et qu’à aucun moment les talibans n’ont tenté de l’enlever.

[34] À mon humble avis, cette conclusion relative à la vraisemblance est déraisonnable pour trois raisons.

[35] Premièrement, pour l’essentiel, la SAR émet des hypothèses sur ce que pensent les talibans en question ou, autrement dit, en demandant ce que des talibans raisonnables feraient dans les circonstances. À mon avis, l’affaire Venegas Beltran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1475 [le juge Rennie, tel était alors son titre] est analogue : la Cour a conclu qu’il était déraisonnable que le tribunal émette des hypothèses quant aux agissements d’un « extorqueur raisonnable » :

[7] En ce qui concerne les conclusions tirées au sujet de la vraisemblance, la présente affaire constitue une illustration du principe énoncé par le juge Edmond Blanchard dans Divsalar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 653 : il existe « certaines décisions faisant autorité selon lesquelles la Cour intervient et annule une conclusion relative à la vraisemblance lorsque les motifs invoqués ne sont pas étayés par la preuve dont était saisi le tribunal ». Plus récemment, ainsi que le juge James O’Reilly l’a fait observer dans Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 819, au paragraphe 7, la Cour se trouve en aussi bonne situation que la Commission pour décider s’il est raisonnable de croire un scénario ou une série d’événements particuliers.

[8] En l’espèce, la Commission a émis l’hypothèse qu’un extorqueur raisonnable aurait précisé la somme d’argent exigée ainsi que le mode de paiement dès le premier appel téléphonique. La Commission a également jugé invraisemblable que les extorqueurs téléphonent au demandeur pour l’avertir qu’il serait tué parce qu’il avait signalé à la police les menaces dont il avait fait l’objet. Par ces réflexions, la Commission a beaucoup présumé du mode d’opération de l’extorqueur. Sa conclusion que les faits relatés étaient invraisemblables ne résiste pas à un examen suivant le critère de la raisonnabilité.

[36] Deuxièmement, cette conclusion relative à la vraisemblance fait référence à une lettre déposée à l’origine par le demandeur et prend en considération celle‑ci en demandant qu’elle soit traitée comme un nouvel élément de preuve. Cependant, la SAR a exclu la lettre du dossier. Elle a ensuite comparé cette même lettre au récit de l’enlèvement livré par le demandeur. Je ne suis pas convaincu que la SAR aurait dû appuyer une conclusion d’invraisemblance liée à un document exclu du dossier.

[37] Troisièmement, la Cour a été saisie d’un certain nombre de déclarations et d’éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays qui contredisent ce que la SAR a jugé invraisemblable : voir, par exemple, le cartable national de documentation, qui fournit des exemples de cibles des talibans et d’incidents connexes, mais qui n’explique pas le modus operandi des talibans ni s’ils donnent suite à chaque tentative d’enlèvement. Les éléments de preuve documentaire n’établissent pas que les talibans enlèvent et exécutent toujours leurs victimes. Par conséquent, cette invraisemblance ne peut tenir, et il faut en faire abstraction parce qu’elle n’est pas conforme aux contraintes juridiques.

[38] À mon avis, deux autres conclusions importantes et résiduelles tirées par la SAR sont également annulées lorsque ces deux conclusions relatives à l’invraisemblance sont écartées : premièrement, l’absence de profil résiduel suffisant du demandeur en tant que simple journaliste n’ayant pas écrit contre les talibans, et deuxièmement, la conclusion selon laquelle il n’avait pas de crainte subjective lorsqu’il est retourné en Afghanistan pour récupérer ses documents américains – compte tenu du fait que la tentative d’enlèvement a eu lieu après son retour et qu’il est parti immédiatement après l’enlèvement qui a échoué.

VII. Conclusion

[39] Je suis persuadé que, sans ces deux conclusions relatives à l’invraisemblance et sans les deux autres conclusions qui ont été rejetées, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. Autrement, les conclusions ci‑après ne peuvent pas appuyer sans risque le rejet de la demande d’asile du demandeur parce que les conclusions en matière de crédibilité tirées par la SAR ne sont pas justifiées par les faits et vu les contraintes juridiques qu’elle doit respecter. Comme la décision n’est pas étayée par le dossier, elle n’est ni transparente ni intelligible; par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, et la décision doit être annulée.

VIII. Question à certifier

[40] Aucune partie n’a proposé de questions de portée générale, et aucune n’est soulevée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑7828‑19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SAR est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée, et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7828‑19

 

INTITULÉ :

AHMAD QUIS BAREKZAI c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 22 FÉVRIER 2021 DEPUIS OTTAWA (ONTARIO) (TRIBUNAL) ET TORONTO (ONTARIO) (PARTIES)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 MARS 2021

 

COMPARUTIONS :

D. Clifford Luyt

POUR LE DEMANDEUR

Prathima Prashad

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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