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Date : 20210212


Dossier : T-1966-19

Référence : 2021 CF 146

Ottawa (Ontario), le 12 février 2021

En présence de l’honorable madame la juge Roussel

ENTRE :

MICHEL THIBODEAU

demandeur

et

ADMINISTRATION DES AÉROPORTS RÉGIONAUX D’EDMONTON

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Contexte

[1] La Cour est saisie d’une requête présentée par la défenderesse, l’Administration des aéroports régionaux d’Edmonton [AARE], en vertu de l’article 97 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles]. L’AARE sollicite une ordonnance qui vise notamment à forcer le demandeur, Michel Thibodeau, à répondre à plusieurs questions posées lors d’un contre-interrogatoire sur affidavit ainsi qu’à produire une quantité de documents demandés dans l’assignation à comparaître.

[2] Cette requête survient dans le contexte d’une demande introduite le 6 décembre 2019 par M. Thibodeau en vertu de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl) [LLO]. Sa demande est fondée sur cinq (5) plaintes soumises au Commissaire aux langues officielles [Commissaire] le 22 janvier 2018 pour violation de ses droits linguistiques. Celles-ci portent sur la prédominance de l’anglais dans les médias sociaux de l’AARE, le contenu inégal en français et en anglais du site web de l’aéroport d’Edmonton (y compris l’adresse URL), la publication de documents d’intérêt public en anglais seulement sur le site web de l’aéroport ainsi que l’affichage unilingue anglais à l’intérieur et à l’extérieur de l’aéroport.

[3] Dans sa demande, M. Thibodeau cherche à obtenir une déclaration selon laquelle l’AARE n’a pas respecté ses obligations prévues dans la LLO. En raison de la violation de ses droits linguistiques, M. Thibodeau demande une réparation en vertu du paragraphe 77(4) de la LLO au montant de 7 500 $ en dommages-intérêts ainsi qu’une lettre d’excuses formelles de l’AARE.

[4] Le 17 janvier 2020, M. Thibodeau signifie un affidavit assermenté au soutien de sa demande. Cet affidavit traite essentiellement des plaintes faites par M. Thibodeau au Commissaire. On y retrouve en pièces jointes les plaintes ainsi que le rapport d’enquête du Commissaire confirmant que celles-ci sont fondées et que l’AARE a manqué à ses obligations en vertu de la LLO. Dans son affidavit, M. Thibodeau témoigne également de l’impact qu’ont eu sur lui ces violations et de l’importance de faire respecter ses droits linguistiques.

[5] Le 26 février 2020, l’AARE transmet à M. Thibodeau une lettre dans laquelle elle admet sa responsabilité à l’égard des allégations soulevées dans l’avis de demande, et offre ses excuses à M. Thibodeau. Elle explique ensuite qu’elle considère qu’il serait inapproprié dans les circonstances de verser la somme demandée pour les motifs suivants :

Cependant, la Défenderesse croit que de vous verser des dommages-intérêts serait inapproprié dans les circonstances. La Défenderesse a pris connaissance des recommandations du Commissaire aux langues officielles (« Commissaire ») dans son rapport final d’enquête d’octobre 2019 en ce qui concerne vos plaintes. La Défenderesse a déjà pris des mesures pour mettre en œuvre ces recommandations et continuera de suivre les recommandations du Commissaire.

Bien que la Défenderesse estime que toute violation de la Loi sur les langues officiellesLLO ») en est une de trop, elle ne croit pas pour autant qu’un individu devrait pouvoir accumuler un revenu important en cherchant délibérément des violations de la LLO afin de récolter une sorte de commission. Eu égard à vos nombreuses plaintes contre des institutions fédérales et à vos nombreux recours aux tribunaux, la Défenderesse estime que vous êtes non seulement un activiste, mais également un plaideur professionnel en droits linguistiques. Bien que votre dévouement à la cause des droits linguistiques soit louable, les sommes que vous réclamez ne servent pas toujours à faire avancer cette cause.

La Défenderesse est une société à but non lucratif et ses ressources financières ne sont pas illimitées. La Défenderesse estime que la somme de 7 500$ que vous réclamez serait mieux investie si elle servait à implémenter les recommandations du Commissaire. Ainsi, un plus grand nombre de Canadiens et Canadiennes pourront en bénéficier et d'orienter les ressources là où elles sont vraiment nécessaires.

Veuillez noter que la Défenderesse ne minimise pas l’importance de vos droits linguistiques ni de ceux des autres canadiens [sic] et canadiennes [sic]. Bien au contraire, la Défenderesse reconnait leur nature identitaire et constitutionnelle. C’est donc pourquoi la Défenderesse travaillera avec le Commissariat aux langues officielles afin d’améliorer ses prestations de services et ses communications avec le publique [sic] voyageur.

[6] L’AARE signifie également le même jour à M. Thibodeau une assignation à comparaître pour un contre-interrogatoire sur affidavit. L’AARE demande à M. Thibodeau d’apporter avec lui plusieurs documents relatifs, entre autres, aux sommes monétaires reçues ou à recevoir à titre de règlement pour des violations de ses droits linguistiques depuis 2011, ainsi que les plaintes déposées en son nom, au nom de son épouse ou de son fils au Commissaire.

[7] En raison des délais et retards occasionnés par la pandémie, le contre-interrogatoire qui devait avoir lieu le 4 mars 2020 est prévu le 20 novembre 2020.

[8] M. Thibodeau dépose un affidavit complémentaire le 6 novembre 2020 dans lequel il y joint la lettre d’excuses de l’AARE.

[9] Le 20 novembre 2020, M. Thibodeau se présente au contre-interrogatoire sans les documents demandés. Il refuse également, lors du contre-interrogatoire, de répondre à plusieurs questions posées par l’AARE relativement à d’autres plaintes qu’il a déposées à l’égard d’autres institutions fédérales et au contexte entourant ces plaintes. De façon générale, les questions et documents qui font l’objet d’une objection se regroupent en trois (3) catégories. La première catégorie porte sur l’historique des plaintes déposées par M. Thibodeau alors que la deuxième vise plutôt les réparations financières obtenues suite au règlement desdites plaintes. Enfin, la troisième catégorie concerne les comparutions de M. Thibodeau devant des comités parlementaires et la transcription d’un appel avec un avocat dans un autre dossier.

[10] L’AARE soutient que les questions posées et les documents demandés sont pertinents et légitimes dans le contexte d’un contre-interrogatoire sur affidavit, qu’ils se rapportent à la principale question en litige dans la procédure sous-jacente, soit l’octroi de dommages-intérêts en vertu du paragraphe 77(4) de la LLO et qu’ils sont pertinents au contenu de la lettre d’excuses qui se retrouve dans l’affidavit complémentaire de M. Thibodeau.

II. Analyse

[11] Les contre-interrogatoires sur affidavit sont régis par les articles 83 à 100 des Règles. L’article 97 des Règles prévoit que si une personne refuse de répondre à une question légitime durant l’interrogatoire oral ou de produire un document demandé, la Cour peut ordonner à cette personne, entre autres, de subir un nouvel interrogatoire oral à ses frais et de répondre à toute question à l’égard de laquelle une objection est jugée injustifiée et à toute question légitime découlant de sa réponse.

[12] La portée du contre-interrogatoire sur affidavit a fait l’objet de nombreuses décisions judiciaires (CBS Canada Holdings Co c Canada, 2017 CAF 65 au para 29 [CBS]; Thibodeau c Administration de l’aéroport international d’Halifax, 2019 CF 1149 (CanLII) au para 13; Ottawa Athletic Club inc (Ottawa Athletic Club) c Athletic Club Group inc, 2014 CF 672 aux para 130-133 [Ottawa Athletic Club]; Sierra Club of Canada c Canada (ministre du Commerce), [1998] ACF no 1673 (QL) aux para 9, 13 [Sierra]; Merck Frosst Canada Inc c Canada (ministre de la Santé), [1997] ACF no 1847 (QL) aux para 4, 7-8 [Merck Frosst 1997]; Merck Frosst Canada Inc c Canada (ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1996] ACF no 1038 (QL) au para 9).

[13] Récemment, la Cour d’appel fédérale endossait dans CBS les principes énoncés par cette Cour dans Ottawa Athletic Club aux paragraphes 130 à 133 sur l’étendue des obligations du déposant d’un affidavit quand il s’agit de fournir des documents ou de répondre à des questions lors d’un contre-interrogatoire. Il est généralement reconnu que la portée d’un contre-interrogatoire sur affidavit est plus restreinte qu’un interrogatoire au préalable, que « l’auteur d’un affidavit qui formule certaines déclarations sous serment ne devrait pas échapper à un contre-interrogatoire légitime au sujet des renseignements qu’il fournit volontairement dans son affidavit » et « qu’il peut être contre-interrogé non seulement sur des questions précisément énoncées dans son affidavit, mais également sur les questions connexes que soulèvent ses réponses » (CBS au para 29, citant Ottawa Athletic Club au para 132).

[14] Il est également reconnu que la personne doit aussi « répondre franchement à toutes les questions dont on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’elle eût connaissance et qui se rapportent à la principale question en litige dans la procédure qui concerne son affidavit » (Swing Paints Ltd c Minwax Co, [1984] 2 FC 521 au para 19). Elle peut aussi être contre-interrogée sur des documents pertinents même si ces documents ne sont pas mentionnés dans l’affidavit déposé (Sierra au para 9).

[15] Le paragraphe 77(4) de la LLO se lit comme suit :

(4) Le tribunal peut, s’il estime qu’une institution fédérale ne s’est pas conformée à la présente loi, accorder la réparation qu’il estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

(4) Where, in proceedings under subsection (1), the Court concludes that a federal institution has failed to comply with this Act, the Court may grant such remedy as it considers appropriate and just in the circumstances.

[Soulignement ajouté.]

[Emphasis added.]

[16] Dans Agence canadienne de l’inspection des aliments c Forum des maires de la péninsule acadienne, 2004 CAF 263 [Forum], la Cour d’appel fédérale a souligné que le texte de cette disposition était identique à celui qu’on retrouve au paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte] et que la Cour dispose ainsi d’une très grande latitude dans le choix de réparation qu’elle « estime convenable et juste eu égard aux circonstances » d’octroyer en vertu du paragraphe 77(4) de la LLO (Forum au para 56).

[17] Le cadre analytique en quatre (4) étapes pour déterminer si l’octroi de dommages-intérêts constitue une réparation « convenable et juste » au sens du paragraphe 24(1) de la Charte est énoncé dans l’arrêt Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27 [Ward] :

À la première étape de l’analyse, il doit être établi qu’un droit garanti par la Charte a été enfreint. À la deuxième, il faut démontrer pourquoi les dommages‑intérêts constituent une réparation convenable et juste, selon qu’ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation. À la troisième, l’État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages‑intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables ni justes. La dernière étape consiste à fixer le montant des dommages‑intérêts.

[18] Ce cadre analytique a été entériné par cette Cour dans Thibodeau c Air Canada, 2011 CF 876 au paragraphe 86.

[19] L’AARE soutient notamment que les questions posées et les documents demandés sont pertinents à la troisième étape de l’analyse de l’arrêt Ward, laquelle permet à une institution fédérale de démontrer que certaines considérations font contrepoids à l’octroi de dommages-intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables ni justes. Elle souligne que la Cour suprême du Canada a reconnu que la liste de considérations qui peuvent faire contrepoids était non exhaustive et serait établie au fil de l’évolution de la jurisprudence. Elle a cependant noté qu’au moins deux (2) considérations étaient pertinentes : l’existence d’autres recours et les préoccupations relatives au bon gouvernement.

[20] L’AARE allègue que M. Thibodeau a tenté dans le passé, sans succès, d’obtenir des montants très élevés à titre de réparation pour l’atteinte de ses droits linguistiques (Thibodeau c Air Canada, 2004 CF 800 au para 3). Selon l’AARE, M. Thibodeau aurait depuis changé sa méthode et, plutôt que de demander des montants importants, il déposerait des centaines de plaintes et demanderait, pour chacune d’elle, un montant de 1 500 $, « infligeant ainsi une mort à mille blessures […] aux institutions fédérales ». À cet égard, elle fait valoir que M. Thibodeau a admis durant son contre-interrogatoire qu’il avait une cinquantaine de plaintes en réserve contre l’AARE, et qu’il demanderait 1 500 $ par plainte, pour un total de 75 000 $.

[21] L’AARE soutient également que les questions sont aussi pertinentes à la deuxième étape de l’analyse dans Ward, soit le volet d’indemnisation. M. Thibodeau doit démontrer « pourquoi les dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste » en ce qu’ils remplissent au moins une des fonctions suivantes : (1) l’indemnisation; (2) la défense du droit en cause; et (3) la dissuasion contre toute nouvelle violation. Or, lors de son contre-interrogatoire, M. Thibodeau a soutenu que le volet « indemnisation » faisait partie du fondement de sa demande de dommages-intérêts. De plus, il allègue dans son affidavit :

12. Je me sens lésé dans mes droits lorsque je suis face à un tel affichage unilingue anglais et/ou prédominant anglais. Cela me cause de la frustration, du stress et de la perte de la jouissance de vie.

[22] L’AARE soutient être en droit de contre-interroger M. Thibodeau sur toute question connexe qui démontre qu’il n’a subi aucun dommage, mais qu’il est en fait un activiste qui cherche délibérément des violations de la LLO, dépose des centaines de plaintes au Commissaire et qui par la suite allègue avoir subi une « perte de jouissance de vie » pour en tirer profit. L’AARE estime être en droit de tester la crédibilité de M. Thibodeau sur la question des dommages-intérêts.

[23] En réponse, M. Thibodeau est d’avis que les questions dépassent la portée permise d’un contre-interrogatoire et ne sont pas pertinentes au litige. Il soutient que l’argument de l’AARE est un argument de distraction. Plutôt que de confronter sa propre conformité à la LLO, l’AARE s’attaque à la personne qui a dénoncé les manquements. M. Thibodeau souligne que l’AARE ne soumet aucune autorité qui explique en quoi les motivations qu’elle tente de lui imputer sont pertinentes à l’octroi de dommages-intérêts. Accepter l’argument de l’AARE reviendrait selon lui à réduire la portée dissuasive de la LLO en déplaçant le blâme sur le comportement d’un demandeur.

[24] M. Thibodeau soutient également que la production des documents et informations demandés n’est pas proportionnelle au remède demandé, soit l’octroi de dommages-intérêts de 7 500 $. De plus, elle irait à l’encontre de l’esprit de l’article 3 des Règles qui prévoit que les règles doivent être interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

[25] Enfin, M. Thibodeau soutient que certaines réponses et certains documents demandés sont en partie couverts par un privilège relatif au règlement et la confidentialité des règlements.

[26] Après examen des informations demandées et considération des représentations écrites et orales des parties, la Cour estime qu’il y a lieu d’ordonner à M. Thibodeau de répondre à certaines des questions demandées par l’AARE.

[27] Même si le recours prévu à l’article 77 de La LLO est régi, sur le plan procédural, par les règles applicables aux demandes de contrôle judiciaire et se veut une procédure sommaire et expéditive, il ne s’agit pas d’une demande de contrôle judiciaire. Il s’apparente plutôt à une action (Forum au para 15). Le juge entend l’affaire de novo et n’est pas limité à la preuve offerte lors de l’enquête devant le Commissaire (Forum au para 20).

[28] Par ailleurs, dans l’arrêt Thibodeau c Air Canada, 2014 CSC 67 au paragraphe 97, la Cour suprême du Canada a reconnu que la LLO n’imposait pas l’octroi de dommages-intérêts dans tous les cas.

[29] En l’instance, la seule question en litige porte sur l’octroi d’une réparation « convenable et juste eu égard aux circonstances » puisque l’AARE reconnait sans réserve dans sa lettre d’excuses qu’elle a manqué à ses obligations linguistiques ainsi que l’importance qu’il faut accorder aux droits linguistiques.

[30] La Cour est d’accord avec l’AARE que le nombre de plaintes déposées par M. Thibodeau au Commissaire ainsi que les sommes monétaires reçues ou à recevoir constituent des renseignements pertinents à la détermination de l’octroi d’une réparation « convenable et juste eu égard aux circonstances » selon le paragraphe 77(4) de la LLO. Ils sont pertinents aux étapes 2, 3 et 4 du cadre analytique de l’arrêt Ward.

[31] Par ses questions, l’AARE veut établir que M. Thibodeau cherche délibérément des violations de la LLO pour ensuite obtenir un dédommagement. Elle s’attaque à la crédibilité de son témoignage sur le préjudice qu’il allègue avoir subi. Il ne s’agit pas, comme le suggère M. Thibodeau, d’une expédition de pêche. Dans le cadre de son contre-interrogatoire, M. Thibodeau a indiqué ce qui suit :

Q. Donc, juste pour clarifier, parce que j’ai vu toutes ces plaintes-là, vous ne visitiez pas le site web de l’aéroport parce que vous vouliez voyager à l’aéroport quand vous avez constaté ces violations-là, vrai?

R. C’est vrai. Le contexte dans lequel j’ai fait la recherche c’était pour vérifier, voir si l’aéroport d’Edmonton respectait mes droits linguistiques.

Q. D’accord. C’était la seule et unique raison pour votre visite sur le site web?

R. Dans ce cas ici, oui.

Q. Puis vous vous attendiez à trouver des violations de vos droits linguistiques?

R. Je présumais qu’il y en aurait. Pour que vous sachiez, parce que si je crois comprendre votre questionnement, c’était pourquoi ma recherche là, ça part de je m’étais aperçu qu’à l’aéroport international d’Halifax, dans un dossier précédent, il y avait beaucoup de violations de mes droits linguistiques. Je me suis dit s’il y a tant de violations que ça à l’aéroport d’Halifax, peut-être que c’est la même chose à l’aéroport d’Edmonton et c’est pour ça que j’ai été vérifié.

[32] M. Thibodeau reconnait dans son contre-interrogatoire qu’il a délibérément cherché des violations de la LLO sur le site web et sur les médias sociaux de l’AARE et qu’il a déposé des plaintes similaires contre l’aéroport d’Halifax, qui n’est pas partie au présent litige. Il affirme également que chaque fois qu’il voit une violation et qu’il a l’opportunité de le faire, il dépose une plainte. S’il y a plusieurs violations, il peut déposer plusieurs plaintes contre la même institution fédérale. Il reconnait d’ailleurs avoir déposé une cinquantaine de plaintes contre l’AARE et qu’il entend demander la somme de 1 500 $ pour chaque violation que le Commissaire jugerait bien fondée. Il indique de plus avoir réglé certaines plaintes hors cours lorsque le processus judiciaire devenait trop lourd.

[33] Par ailleurs, M. Thibodeau affirme dans son affidavit se sentir lésé dans ses droits lorsqu’il fait face à un affichage qui viole ses droits linguistiques. Il affirme que cela lui cause de « la frustration, du stress et la perte de la jouissance de la vie » et il reconnait avoir déposé plusieurs plaintes auprès du Commissaire pour faire valoir ses droits linguistiques et les faire respecter.

[34] La Cour considère qu’il y a donc un fondement factuel aux allégations de l’AARE et que celui-ci découle de son affidavit et des réponses qu’il a données lors du contre-interrogatoire.

[35] Comme la Cour d’appel fédérale l’a rappelé dans CBS, l’auteur d’un affidavit qui formule certaines déclarations sous serment ne peut échapper à un contre-interrogatoire légitime au sujet des renseignements qu’il fournit volontairement dans son affidavit. Il peut également être contre-interrogé sur les questions connexes que soulèvent ses réponses (CBS au para 29).

[36] De plus, ayant volontairement inclus la lettre d’excuses dans son affidavit complémentaire, M. Thibodeau doit se soumettre aux questions qui en découlent. Or, dans sa lettre d’excuses, l’AARE reconnait que toute violation de la LLO en est une de trop, mais indique qu’elle « ne croit pas pour autant qu’un individu devrait pouvoir accumuler un revenu important en cherchant délibérément des violations de la LLO afin de récolter une sorte de commission ».

[37] M. Thibodeau argumente que dans l’affaire Thibodeau c Administration de l’aéroport international d’Halifax, 2019 CF 1149 (CanLII), cette Cour a refusé d’ordonner qu’il réponde à une question portant sur le nombre de plaintes faites contre l’administration portuaire en cause parce que cette question versait dans le domaine de l’interrogatoire au préalable. Cependant, le contexte de cette décision était différent. L’interrogatoire sur affidavit portait sur les conditions d’admissibilité d’un affidavit complémentaire au regard de l’article 312 des Règles et non sur la demande sous-jacente de réparation.

[38] Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’il est légitime pour l’AARE de tester la crédibilité de M. Thibodeau sur le préjudice qu’il allègue avoir subi (Merck Frosst 1997 au para 8; Merck Frosst Canada Inc v Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1994] ACF no 662 au para 26). Il sera loisible au juge du fond d’évaluer quel poids accorder à l’information découlant de ses réponses pour déterminer quelle réparation est « convenable et juste ».

[39] Ceci étant dit, la Cour est d’accord avec M. Thibodeau que l’exercice de fournir les réponses demandées doit être proportionnel à la demande et aux enjeux contestés.

[40] Or, il appert que M. Thibodeau a déjà produit dans le contexte du dossier T-1023-19 (Thibodeau c St. John’s International Airport Authority) une liste faisant état de 253 plaintes qu’il a déposées au Commissaire entre 2017 et 2019. Lors du contre-interrogatoire, l’AARE a présenté un tableau à M. Thibodeau et lui a demandé de confirmer qu’il s’agissait d’une liste identique. M. Thibodeau ne peut donc prétendre que le « processus d’énumération de toutes les plaintes effectuées contre toutes les institutions fédérales » constitue une obligation démesurée face à la détermination de la réparation appropriée.

[41] M. Thibodeau devra donc répondre aux questions 171 à 176 du contre-interrogatoire. Le tableau fournira ainsi les réponses aux questions 163, 164, 165,169, 170, 177 et 179 et à l’item 1(b) du tableau déposé par l’AARE au soutien de la présente requête.

[42] Considérant de plus que l’AARE recherche maintenant seulement le montant total annuel des sommes reçues ou à recevoir à titre de règlement ou de dommages-intérêts pour les cinq (5) dernières années, la Cour ne considère plus que la demande est démesurée.

[43] La Cour estime mal fondé l’argument de M. Thibodeau selon lequel la divulgation demandée aurait pour effet d’enfreindre le privilège relatif au règlement. La Cour ne voit pas en quoi la divulgation du montant annuel révèlera quoi que ce soit par rapport aux ententes de règlements individuels. Dans la mesure où il y a plusieurs plaintes et que le pourcentage de plaintes réglées n’est pas communiqué, il n’y a aucune manière de savoir quelle plainte a donné lieu à quel règlement.

[44] M. Thibodeau devra donc répondre aux questions 184 et 185 et fournir le total annuel des sommes reçues ou à recevoir à titre de règlement ou de dommages-intérêts pour la violation de ses droits linguistiques pour les cinq (5) dernières années.

[45] Concernant les questions 124, 186 à 187, 206 à 208, l’AARE n’a pas convaincu la Cour de la pertinence des informations demandées pour les fins de la question à être déterminée par le juge du fond. L’usage par M. Thibodeau de précédents pour rédiger les procédures de Cour, son opinion sur le traitement fiscal des dédommagements reçus, le nombre de lettres d’excuses qu’il a reçues d’institutions fédérales ainsi que le nombre de fois qu’il a comparu devant des comités parlementaires sont, de l’avis de la Cour, des questions qui vont au-delà des limites de la pertinence, tant pour déterminer l’octroi d’une réparation que pour mettre en cause la crédibilité de M. Thibodeau.

[46] Les dernières questions concernent la transcription d’une conversation qui, selon l’AARE, aurait eu lieu entre M. Thibodeau et l’avocat de l’Administration portuaire de St. John’s, Terre-Neuve, dans le cadre du dossier T-1023-19. Ce document a été présenté à M. Thibodeau lors de son contre-interrogatoire. Selon l’AARE, cette transcription démontre la façon dont M. Thibodeau s’y prend pour intimider et obtenir d’institutions fédérales un dédommagement de 1 500 $ par plainte déposée au Commissaire.

[47] M. Thibodeau soutient pour sa part s’être opposé à l’admissibilité de ce document dans le dossier T-1023-19 puisqu’il s’agit d’un appel enregistré à son insu.

[48] L’AARE soutient qu’il ne s’agit pas d’information privilégiée, car M. Thibodeau dit dans le cadre de cette conversation qu’il ne fait aucune offre de règlement. L’AARE soutient également que le document se retrouve dans le dossier de Cour T-1023-19.

[49] Puisque le document fait l’objet d’une objection dans un autre dossier, la Cour n’entend pas se prononcer sur son admissibilité ou la pertinence des questions 255 à 257.

III. Conclusion

[50] En terminant, la Cour tient à souligner que le fait de permettre à l’AARE d’obtenir des réponses à certaines de ses questions ne veut pas dire qu’à l’avenir les intimés pourront demander dans tous les cas que les demandeurs fassent un inventaire complet de leurs revendications de leurs droits linguistiques. Cette décision n’a certainement pas pour objet de décourager des demandeurs à faire valoir leurs droits. Dans tous les cas, la pertinence et la proportionnalité doivent s’évaluer en fonction des circonstances particulières du dossier. En l’instance, la Cour n’est pas convaincue, compte tenu des affidavits soumis par M. Thibodeau et des réponses qu’il a données lors de son contre-interrogatoire, que les questions posées par l’AARE sont clairement non pertinentes à la seule question en litige, soit l’octroi de dommages-intérêts à M. Thibodeau. Le juge du fond a le droit d’avoir accès à tous les renseignements pertinents qui lui permettront d’arriver à une décision juste (Sierra au para 11). Il lui appartiendra de déterminer, eu égard à l’ensemble de toutes les circonstances, le poids qu’il accordera à ces informations et quelle réparation il y a lieu d’accorder, le cas échéant.

[51] L’AARE a indiqué à cette Cour lors de l’audience qu’elle jugeait que les réponses aux questions demandées pourraient être données par écrit. La Cour est du même avis. M. Thibodeau devra donc répondre par écrit, dans les trente (30) jours de cette ordonnance, aux questions identifiées comme légitimes dans les présents motifs. Une demande en vertu de l’article 77 de la LLO se veut une procédure sommaire même si elle s’apparente à certains égards à une action. Il est important que les parties agissent avec célérité de façon à faire avancer la demande au stade de l’audition le plus rapidement possible.

[52] Concernant les dépens de cette requête, l’AARE réclame un montant fixe de 1 000 $.

[53] M. Thibodeau propose que les dépens soient prononcés en sa faveur, peu importe l’issue de la requête, vu l’importance des questions soulevées en l’instance.

[54] Comme la requête a donné lieu à des résultats partagés, la Cour n’accordera pas de dépens.


ORDONNANCE au dossier T-1966-19

LA COUR ORDONNE que :

  1. La requête de l’AARE est accordée en partie;

  2. M. Thibodeau doit répondre par écrit, dans les trente (30) jours de cette ordonnance, aux questions identifiées comme légitimes dans les motifs de cette ordonnance; et

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1966-19

INTITULÉ :

MICHEL THIBODEAU c ADMINISTRATION DES AÉROPORTS RÉGIONAUX D’EDMONTON

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 FÉVRIER 2021

ORDONNANCE ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 12 FÉVRIER 2021

COMPARUTIONS :

Marie-Pier Dupont

Pour le demandeur

Patrick Levesque

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caza Saikaley S.R.L./LLP

Lawyers | Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Pour la défenderesse

 

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