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Date : 20210223


Dossier : IMM-146-19

Référence : 2021 CF 167

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 23 février 2021

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

MODUPE REKIAT SALIU

OMOTATO MARY BALOGUN

OLUWADARASIMI TABITHA BALOGUN

BOLUWATIFE ELIAS BALOGUN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Modupe Rekiat Saliu [Mme Saliu], sa fille Omotato Mary Balogun [Mme Balogun], ainsi que les enfants mineurs de Mme Balogun, Oluwadarasimi Tabitha Balogun, âgée de 7 ans, et Boluwatife Elias Balogun, âgé de 11 ans, sont tous des citoyens du Nigéria et de foi chrétienne. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] datée du 14 août 2019 rejetant l’appel qu’ils ont interjeté à l’égard de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] en date du 21 décembre 2018 rejetant leur demande d’asile.

[2] La question déterminante en l’espèce est celle de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] pour les demandeurs à Port Harcourt.

[3] Pour les motifs qui suivent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Faits

[4] Mme Saliu a 67 ans, est née à Lagos, et elle appartient au groupe ethnique yoruba. Elle parle le yoruba, et sa connaissance de l’anglais est au mieux rudimentaire. Elle a perdu ses parents à l’âge de cinq ans dans un accident de voiture, et son époux et son frère sont décédés en 1999. Elle a subi de la violence conjugale aux mains de son époux de son vivant, et vit depuis lors avec le stigmate associé au veuvage dans la société yoruba. Même si elle a deux sœurs qui résident toujours au Nigéria, sa fille, Mme Balogun, a été son seul soutien au cours des 20 dernières années.

[5] Mme Saliu craint pour sa vie après avoir été attaquée et accusée par son gendre (l’époux de Mme Balogun) et sa famille d’avoir hébergé son petit-fils Boluwatife et d’avoir empêché qu’il soit, en tant que fils premier-né, initié aux rites de la confrérie des Ogbonis, une tradition familiale du côté de son père; le beau-père de Mme Balogun est un grand chef de la confrérie des Ogbonis. Mme Saliu affirme que la fraternité est une secte secrète qui compte dans ses rangs des politiciens, des juges, des gens d’affaires et des membres des services de police très influents dans la société nigériane.

[6] Mme Balogun est âgée de 37 ans, elle est instruite et elle vit en milieu urbain. Elle détient un diplôme universitaire après avoir fait ses études en anglais, et a travaillé dans le secteur bancaire au Nigéria de sept à dix ans avant son arrivée au Canada. Depuis lors, elle travaille dans l’une des grandes banques à charte canadiennes en tant que représentante au service des assurances.

[7] Mme Balogun a elle aussi subi de la violence aux mains de son époux depuis son mariage en 2010. Les efforts qu’elle a déployés pour mettre fin à la violence ont été vains, puisque ni la police locale, ni le centre de médiation citoyenne du gouvernement de l’État de Lagos, ni son beau-père n’ont pu circonscrire les mauvais travers de son époux. Mme Balogun a aussi déclaré avoir subi des violences sexuelles aux mains de son beau-père.

[8] Mme Balogun craint désormais pour sa vie et celle de ses enfants. Elle affirme que, le matin du 24 mars 2017, son époux l’a abordée et a commencé à faire pression sur elle pour que le jeune Boluwatife, qui avait alors sept ans, soit amené à son père, un grand chef très riche et très influent de la confrérie des Ogbonis, pour qu’il soit initié aux rites de l’organisation. Mme Balogun a remis la chose à plus tard, et a conduit ses enfants pour qu’ils résident avec leur grand-mère, Mme Saliu, qui habitait dans la ville de Magboro, située à quelque 40 kilomètres au nord de Lagos.

[9] Le lendemain matin, lorsqu’elle était chez elle, Mme Balogun a supplié son époux de ne pas laisser leur fils être initié aux rites de la confrérie des Ogbonis; son époux l’a alors à nouveau battue, et elle a dû se rendre d’urgence à l’hôpital.

[10] À sa sortie de l’hôpital six jours plus tard, le 31 mars 2017, Mme Balogun a rapporté l’agression perpétrée par son époux à la police, ce qui n’a fait qu’exacerber la colère de celui-ci. Dès sa mise en liberté par la police après avoir acquitté la caution, son époux a réuni les effets personnels de Mme Balogun et les a mis sur le pas de la porte d’entrée de leur domicile. Mme Balogun a dû dormir chez une voisine cette nuit-là.

[11] Le lendemain, Mme Balogun a aperçu son époux au volant de sa voiture et, après avoir baissé la vitre, celui-ci [traduction] « m’a dit qu’il me donnait seulement 48 heures de plus pour lui remettre son fils si je voulais encore vivre dans le même pays que lui. Il m’a dit qu’il ne voulait plus de moi comme épouse, mais qu’il ne m’accorderait pas le divorce ».

[12] Les demandeurs se sont enfuis à Ibadan, dans l’État d’Oyo, à quelque 130 kilomètres au nord de Lagos et, avec l’aide de l’oncle de Mme Balogun qui réside à Ibadan, ont dormi pendant plus de deux semaines dans une église locale pour se cacher de l’époux de Mme Balogun. Les demandeurs ont ensuite emménagé au domicile du neveu de Mme Saliu à Warri, dans l’État du Delta, quelque 430 kilomètres à l’est de Lagos le 17 avril 2017; ils avaient fui Ibadan après que Mme Balogun eut reçu un appel téléphonique de son époux qui lui a dit qu’il savait qu’elle était à Ibadan et qu’il lui ferait subir encore plus de violence.

[13] Munis de visas pour les États-Unis [É.‑U.] obtenus avant les événements, Mme Balogun et ses enfants sont partis pour les É.‑U. le 24 avril 2017, où ils ont habité chez des amis de son oncle. Trois jours plus tard, Mme Saliu, qui était retournée chez elle à Magboro, a téléphoné à Mme Balogun aux É.-U. pour lui faire savoir que quatre hommes inconnus s’étaient présentés chez elle pour savoir où elle était, et qu’ils l’avaient battue parce qu’elle avait refusé de leur fournir la moindre information.

[14] Se sentant en danger, Mme Saliu s’est elle aussi enfuie aux É.–U. le 29 avril 2017 pour y rejoindre sa fille après que celle‑ci eut pris les dispositions nécessaires.

[15] Étonnamment, Mme Balogun a laissé sa mère et ses enfants aux É.-U. pour retourner à Lagos le 20 mai 2017, prétendument parce qu’elle avait conservé chez elle des documents confidentiels sur des clients et qu’elle devait les renvoyer à son employeur. La raison pour laquelle elle ne s’est pas bornée à les envoyer par messager à Lagos est un mystère, d’autant plus qu’elle a reconnu qu’elle savait qu’elle s’exposait à des risques en retournant au Nigéria.

[16] Mme Balogun est demeurée chez sa cousine à Lagos pendant trois mois. Pendant qu’elle était au Nigéria, elle a présenté une demande de visas pour sa famille et elle pour le Canada. Le 5 août 2017, elle a reçu un appel d’un inconnu qui lui a dit qu’ils savaient qu’elle était de retour au Nigéria et qu’il [traduction] « espérait qu’elle avait amené le garçon ». Pour des raisons nébuleuses, Mme Balogun a retiré immédiatement sa demande de visas pour le Canada.

[17] Les raisons pour lesquelles Mme Balogun n’a pas tout simplement changé son numéro de téléphone sont, là encore, un mystère. Il n’est pas clair non plus pourquoi elle n’a pas demandé l’asile aux É.‑U. Quoi qu’il en soit, Mme Balogun est retournée aux É.‑U., où elle est restée pendant environ deux mois, jusqu’au 6 octobre 2017, date à laquelle les demandeurs ont franchi la frontière américaine pour entrer au Canada et ont demandé l’asile.

III. Les décisions contestées

[18] Les demandeurs prétendent qu’ils craignent l’époux de Mme Balogun, la famille de l’époux de Mme Balogun et la confrérie des Ogbonis.

[19] Le 29 novembre 2018, la SPR a rejeté leur demande d’asile. La crédibilité n’était pas en cause puisque la SPR a accepté aux fins de son analyse que les allégations formulées par les demandeurs et le témoignage de Mme Balogun étaient véridiques, à l’exception d’affirmations conjecturales ne reposant pas sur des faits. En fin de compte, la SPR a conclu que les demandeurs avaient une PRI viable à Port Harcourt, une grande ville située à quelque 615 kilomètres à l’est de Lagos.

[20] En premier lieu, la SPR a accordé peu de poids à l’affirmation de Mme Balogun selon laquelle la famille de son époux avait des relations importantes au sein du gouvernement, de l’appareil judiciaire et de la police et pourrait par conséquent les retrouver où qu’ils soient au Nigéria, puisqu’aucun élément de preuve n’a été produit à l’appui d’une telle affirmation. La SPR a conclu qu’il serait improbable que l’époux de Mme Balogun ait la capacité de retrouver les demandeurs dans la PRI.

[21] La SPR a conclu que l’information contenue dans le Cartable national de documentation [le CND] sur le Nigéria relativement à l’influence exercée par la confrérie des Ogbonis au sein du gouvernement, de l’appareil judiciaire et de la police était contradictoire et comportait des éléments selon lesquels l’organisation est aujourd’hui moins puissante que par le passé. De plus, et en dépit du fait que l’information soit sujette à interprétation dans le CND, la SPR a conclu que l’adhésion à la confrérie des Ogbonis était volontaire, ce qui contredit l’argument voulant que l’organisation pourchasserait les demandeurs. La SPR a aussi conclu qu’il n’y avait pas de preuve que l’organisation ait déjà recherché qui que ce soit à l’échelle du pays pour forcer cette personne à joindre ses rangs ou à se soumettre à ses rituels.

[22] En fin de compte, la SPR a conclu qu’il serait improbable que la confrérie des Ogbonis pourchasse les demandeurs à Port Harcourt, particulièrement étant donné que les membres de l’organisation ne se trouvent généralement pas dans cette région du pays.

[23] En ce qui concerne le caractère raisonnable de Port Harcourt en tant que PRI viable, la SPR a conclu que compte tenu du niveau d’éducation et de l’expérience professionnelle de Mme Balogun, ainsi que du fait qu’elle parle l’anglais, langue officielle du Nigéria, il ne serait probablement pas excessivement difficile pour les demandeurs de déménager et pour Mme Balogun de se trouver du travail dans cette ville.

[24] Le 14 août 2019, la SAR a confirmé la décision de la SPR et a rejeté l’appel des demandeurs.

[25] En ce qui concerne l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils continueraient d’être persécutés dans la PRI, la SAR a rejeté les arguments des demandeurs. En premier lieu, la SAR n’a pas admis que la SPR avait appliqué incorrectement le guide jurisprudentiel [le GJ] sur le Nigéria. Le GJ concerne les demandeurs d’asile qui craignent des acteurs non étatiques au Nigéria, et il n’y avait pas d’élément de preuve étayant l’affirmation des demandeurs selon laquelle la confrérie des Ogbonis est en quelque sorte un acteur étatique, sinon l’affirmation voulant que les membres de l’organisation exercent une grande influence au sein du gouvernement, de l’appareil judiciaire et de la police.

[26] La SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel la SPR n’avait rien dit au sujet des trois affidavits d’appui déposés par la famille et des amis évoquant plusieurs tentatives par les appelants de déménager ailleurs au Nigéria au motif que les documents ne font que corroborer le fait que les appelants étaient recherchés dans l’État d’Oyo, de Lagos et du Delta, mais ne mentionnent aucune préoccupation en ce qui concerne la sécurité des demandeurs dans l’État de Rivers où se situe la ville de Port Harcourt. La SAR a conclu que l’ensemble des éléments de preuve fournis dans les affidavits ne faisait que corroborer le récit des demandeurs, qui a été tenu pour avéré par la SPR dès le départ. Par conséquent, il n’était pas nécessaire que la SPR y fasse précisément référence, d’autant plus qu’ils n’ajoutaient rien en ce qui concerne la PRI proposée.

[27] La SAR a aussi conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en examinant la réponse aux demandes d’information [la RDI] figurant dans le CND sur le Nigéria et en concluant que l’adhésion à la confrérie des Ogbonis était volontaire. La SAR a aussi rejeté l’affirmation des demandeurs selon laquelle il convient d’examiner la nature volontaire de la confrérie des Ogbonis du point de vue de Boluwatife, qui n’avait que sept ans à l’époque. La SAR a conclu que la SPR avait eu raison de prendre en compte la nature volontaire de la confrérie des Ogbonis en établissant la question de savoir si l’organisation voulait recruter de force le jeune garçon et, surtout, si elle chercherait à retrouver les demandeurs dans tout le Nigéria.

[28] De plus, puisque la SPR a aussi fondé sa conclusion sur la question sur d’autres éléments de preuve outre la nature volontaire de l’organisation, particulièrement l’absence d’éléments de preuve de l’influence que pourrait exercer le beau-père de Mme Balogun auprès des autorités pour retrouver l’épouse et les enfants de son fils, la SAR n’a relevé aucune erreur dans la conclusion de la SPR selon laquelle il était improbable que la confrérie des Ogbonis aurait la capacité de retrouver le garçon à Port Harcourt ou la volonté de le faire.

[29] De plus, la SAR a rejeté l’affirmation des demandeurs selon laquelle la SPR avait omis de prendre en considération les antécédents de violence conjugale et le fait que de futures procédures de garde et de divorce révéleraient où se trouvent les demandeurs à son époux et à sa famille. En premier lieu, et en dépit du fait qu’elle a reconnu que la violence conjugale faisait partie de la triste histoire de Mme Balogun avec son époux, la SAR a conclu qu’il serait improbable que son époux puisse, quoi qu’il en soit, la retrouver à Port Harcourt – le risque de préjudice doit être prospectif. Qui plus est, en ce qui concerne la perspective de procédures de divorce et leurs conséquences possibles, la SAR a souligné que cet argument n’avait pas été présenté devant la SPR, et qu’elle ne pouvait pas reprocher, par conséquent, à la SPR de ne pas avoir pris en compte la question. La SAR a précisé que la SPR n’était pas censée prendre en compte des arguments qui ne reposent pas sur les éléments de preuve dont elle disposait.

[30] Par conséquent, en ce qui concerne le premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu que bien que les demandeurs aient établi que la famille de l’époux de Mme Balogun pouvait toujours être à leur recherche, ils n’avaient pas démontré que ces personnes avaient la capacité de les trouver dans la PRI.

[31] En ce qui concerne le caractère raisonnable de Port Harcourt et le second volet du critère relatif à la PRI, la SAR n’a pas été convaincue par l’allégation non étayée des demandeurs selon laquelle les conditions à Port Harcourt étaient [traduction] « déraisonnables dans toutes les circonstances ».

[32] Les seules précisions qui ont été données au sujet de la difficulté potentielle d’un déménagement à Port Harcourt se rapportaient à Mme Saliu, une femme âgée de 67 ans sans le soutien d’un homme, pratiquement sans éducation ou sans expérience de travail et parlant seulement le yoruba. Toutefois, la SAR a examiné les circonstances personnelles et la situation de Mme Saliu dans leur contexte. L’absence d’une présence masculine dans la vie de Mme Saliu remonte à juin 1999, lorsque celle‑ci a perdu son frère et son époux. Dès ce moment, la seule personne qui l’ait soutenue était Mme Balogun.

[33] De plus, les demandeurs continuent de vivre comme une unité familiale au Canada, et continueront vraisemblablement de le faire au Nigéria. Mme Balogun parle l’anglais, a un diplôme universitaire et a presque toujours travaillé dans des banques depuis plus de dix ans au Nigéria comme au Canada. Elle est « le soutien et l’épine dorsale de la famille ». Dans de telles circonstances, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi l’existence de conditions qui rendraient Port Harcourt déraisonnable en tant que PRI possible pour Mme Saliu.

[34] La SAR a également rejeté les arguments des demandeurs quant à la vulnérabilité de Mme Balogun, particulièrement à la lumière de ses antécédents de violence conjugale. Elle a reconnu qu’il pourrait s’avérer plus difficile de déménager en tant que femme mariée, mais séparée, ayant deux enfants mineurs à sa charge. Elle a toutefois estimé qu’« un tel niveau d’éducation et une telle expérience de travail », y compris au Canada, contribueraient probablement à compenser la réticence des employeurs et des locateurs à accueillir une femme célibataire qui a des enfants. Quoi qu’il en soit, la SAR ajoute qu’il n’y a aucune mention dans le CND que le simple fait d’avoir des enfants suffit en soi à créer une contrainte excessive dans les circonstances.

[35] Enfin, la SAR a estimé que la SPR avait examiné correctement les éléments de preuve se rapportant aux difficultés pouvant survenir en raison de la langue et de l’identité autochtone, et a conclu qu’aucun élément de preuve supplémentaire n’avait été produit à l’appui de cet argument en appel.

IV. Questions en litige

[36] Les demandeurs contestent la décision de la SAR en raison de deux motifs. En premier lieu, ils affirment que la SAR, et la SPR avant elle, s’est excessivement appuyée sur le GJ TB7-19851 et a mal interprété la RDI. En second lieu, ils prétendent, plus particulièrement, que la SAR n’a pas appliqué correctement le critère relatif à la PRI.

V. Norme de contrôle

[37] La norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10 et 23; Boluwaji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 416 au para 15.

VI. Analyse

A. La SAR s’est-elle excessivement appuyée sur le GJ et a-t-elle mal interprété la RDI?

[38] Les demandeurs affirment que la SAR et la SPR ont restreint leur pouvoir discrétionnaire en appliquant aveuglément le GJ et la RDI sans nuance et sans procéder à une analyse.

[39] Les demandeurs ont répété devant moi l’argument qu’ils avaient avancé devant la SAR selon lequel la SPR n’avait pas appliqué le GJ correctement puisque, contrairement à leur situation, le GJ ne portait que sur la persécution aux mains d’acteurs non étatiques. De plus, les agents de persécution décrits dans le GJ étaient uniquement des membres de la famille tandis qu’en l’espèce, les demandeurs sont persécutés par l’époux de Mme Balogun, certes, mais aussi par la confrérie des Ogbonis qui peut être considérée comme équivalant à un acteur étatique étant donné l’influence qu’elle exerce auprès de personnes de haut rang pouvant aider à trouver les demandeurs.

[40] Je ne vois rien de déraisonnable dans la conclusion tirée par la SAR à cet égard, ni de distinction significative entre la situation des demandeurs et celle des demandeurs visés dans le guide jurisprudentiel. De plus, les demandeurs n’ont présenté aucun élément de preuve donnant à penser que la confrérie des Ogbonis exerce une influence sur des acteurs étatiques de sorte qu’elle pourrait trouver les demandeurs dans la PRI.

[41] Puis, les demandeurs prétendent qu’en se fondant sur la RDI, la SAR a conclu de façon déraisonnable que l’adhésion à la confrérie des Ogbonis était volontaire, de ce fait étayant sa conclusion selon laquelle l’organisation ne serait vraisemblablement pas portée à pourchasser les demandeurs. Là encore, on ne m’a pas convaincu que la conclusion de la SAR est déraisonnable; les demandeurs me demandent tout simplement d’interpréter la RDI comme ils l’interprètent, au lieu de la façon dont la SAR l’a interprétée. Je ne vois rien de déraisonnable dans la façon dont la SAR a interprété la RDI.

[42] Enfin, et même si les demandeurs n’avaient pas soulevé cet argument, le ministre a concédé que le GJ avait été révoqué le 8 avril 2020, à la suite de la décision de la SAR (Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Avis de révocation d’un guide jurisprudentiel – Nigéria, 8 avril 2020), mais cela n’affecte pas le caractère raisonnable de la décision de la SAR étant donné que celle-ci a analysé en profondeur la situation des demandeurs (Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1126 au para 171 (infirmée en partie pour d’autres motifs par l’arrêt 2020 CAF 196); Oyewoley c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 21 aux para 18 et 19).

[43] J’estime que la SAR ne s’est pas excessivement fondée sur le GJ au point de restreindre son pouvoir discrétionnaire. La SAR a examiné les circonstances personnelles des demandeurs pour conclure qu’ils avaient une PRI viable à Port Harcourt. Cela ressort clairement dans l’ensemble de la décision. Je ne peux pas accepter que la SAR a appliqué le GJ et la RDI aveuglément.

B. La SAR a-t-elle appliqué le critère relatif à la PRI incorrectement ?

[44] Le juge McHaffie a récemment énoncé le critère en deux volets permettant d’établir l’existence d’une PRI dans la décision Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 [Olusola] :

[8] Pour établir s’il existe une PRI viable, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que (1) le demandeur ne sera pas exposé à la persécution (selon une norme de la « possibilité sérieuse ») ou à un danger ou un risque au titre de l’article 97 (selon une norme du « plus probable que le contraire ») dans la PRI proposée; et (2) en toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur d’asile, les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge : Thirunavukkarasu, aux pages 595 à 597; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643, aux para 10 à 12.

[9] Les deux « volets » du critère doivent être remplis pour appuyer la conclusion qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable. Le seuil du deuxième volet du critère de la PRI est élevé. Il faut « une preuve réelle et concrète de l’existence » de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité des demandeurs tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16789 (CAF), [2001] 2 CF 164 (CAF), au para 15. Lorsque l’existence d’une PRI est soulevée, il incombe au demandeur de démontrer qu’elle n’est pas viable : Thirunavukkarasu, aux pages 594 et 595.

[45] Lorsque la question de l’existence d’une PRI est soulevée, le fardeau de démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, la PRI est déraisonnable dans un cas donné incombe au demandeur d’asile, et le fardeau est exigeant : Olusola au para 7; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF) aux pages 597 à 599; Ogundairo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 612 au para 18; Jean-Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1106 au para 20; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 aux para 26 et 42 [Singh]; Adebayo c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 330 au para 53.

[46] L’on ne peut conclure à une possibilité sérieuse que les demandeurs d’asile soient persécutés que si l’on peut démontrer que les agents de persécution ont les moyens et la motivation de les chercher dans la PRI proposée (Feboke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 155 au para 43 [Feboke]; Nimako c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 540 au para 7; Mayorga Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 987 aux para 30 et 31).

[47] La Cour n’a pas pour mission de soupeser à nouveau les éléments de preuve, ni de s’immiscer dans les conclusions de fait de la SAR pour y substituer les siennes (Singh aux para 32 et 39; Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 113 au para 99).

(1) Premier volet du critère

[48] Les demandeurs soutiennent que la SAR leur a imposé un fardeau plus lourd dans l’appréciation de la capacité et de la motivation de la confrérie des Ogbonis et de la famille de l’époux de Mme Balogun à les trouver et à leur porter préjudice à Port Harcourt, plus particulièrement en attendant d’eux qu’ils fournissent un « élément de preuve clair » que la famille de l’époux a les relations voulues au sein du gouvernement, de l’appareil judiciaire et de la police pour les trouver dans la PRI.

[49] Je ne peux souscrire à la position des demandeurs. En appréciant la question de savoir si la famille de l’époux de Mme Balogun exerçait de l’influence sur des fonctionnaires, des juges et des policiers parce qu’elle avait versé des contributions financières à des partis politiques par le passé qui lui permettraient de trouver les demandeurs à Port Harcourt, la SAR a souligné qu’il n’y avait « [a]ucun élément de preuve clair […] selon lequel la famille a des relations qui seraient en mesure de l’aider à trouver les appelants aujourd’hui et disposées à le faire ».

[50] Les observations formulées par la SAR ne sont pas la preuve qu’un fardeau de preuve plus lourd a été imposé aux demandeurs. La SAR faisait simplement allusion au fait qu’il n’y avait rien d’autre que des hypothèses formulées par les demandeurs pour appuyer une telle affirmation. Le fait que la SAR a conclu qu’il n’y avait « [a]ucun élément de preuve clair » pour satisfaire au fardeau de preuve incombant aux demandeurs ne voulait pas dire qu’elle a appliqué le mauvais cadre juridique. En fait, la SAR a expressément affirmé dans la décision qu’elle doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que la PRI n’est pas viable.

[51] En l’espèce, les demandeurs n’ont pas produit d’éléments de preuve à l’appui de leur affirmation selon laquelle ils pourraient être retrouvés où qu’ils soient dans leur pays. Le simple fait d’alléguer que la famille de l’époux de Mme Balogun a versé de l’argent à des politiciens par le passé n’équivaut pas à démontrer que c’est le cas encore aujourd’hui, et que ces contributions financières se solderaient par une volonté et une capacité de la part des autorités à trouver les demandeurs d’asile où qu’ils soient au Nigéria (Feboke au para 43; Ogundairo au para 19; Osagie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 635 aux para 15 et 16).

[52] En l’espèce, je ne vois rien de déraisonnable dans les conclusions de la SAR selon lesquelles les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils seraient exposés à un risque sérieux de persécution à leur retour à Port Harcourt, étant donné l’absence de preuves à l’appui de leurs allégations et les éléments de preuve documentaire qui ont été pris en compte dans l’analyse de la SAR.

[53] La SAR a conclu que la recherche effectuée par la famille de l’époux de Mme Balogun pour trouver les demandeurs à Lagos après leur départ pour le Canada « tend à montrer » que la famille n’a pas nécessairement les moyens voulus pour retrouver les demandeurs où qu’ils soient au Nigéria. Les demandeurs estiment qu’une telle conclusion est conjecturale et déraisonnable. Je n’ai pas été convaincu que l’affirmation de la SAR était déraisonnable.

[54] Il convient de souligner que la conclusion de la SAR quant au fait que la famille n’a pas la capacité de trouver les demandeurs à Port Harcourt ne repose pas uniquement sur cette question, mais est essentiellement fondée sur le motif que les demandeurs n’ont pas produit d’éléments de preuve, outre de simples allégations, à l’appui de la proposition selon laquelle la famille était assez puissante pour pouvoir les trouver où qu’ils soient au Nigéria. Là encore, je dois dire que le fardeau de prouver le bien-fondé de leur dossier incombe aux demandeurs, et ceux-ci doivent produire des éléments de preuve à l’appui de leurs allégations.

[55] Je ne vois aucune raison de modifier la conclusion de la SAR en ce qui a trait à cette question.

(2) Second volet du critère

[56] Devant moi, les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas soulevé ni analysé en profondeur un certain nombre d’éléments recensés dans le GJ relativement à un déménagement à Port Harcourt, y compris l’accessibilité des transports et des déplacements, la langue, l’éducation et l’emploi, le logement, la religion, l’identité autochtone et l’accessibilité des soins médicaux et de santé mentale.

[57] Cela pourrait bien être vrai, en partie, mais les éléments qui sont recensés et analysés dans le GJ et qui n’ont pas été abordés par la SAR ne figuraient tout simplement pas dans les arguments avancés par les demandeurs quant aux raisons pour lesquelles Port Harcourt ne serait pas une PRI raisonnable. Par conséquent, je ne peux pas reprocher à la SPR ni à la SAR de ne pas avoir pris en compte des questions qui n’ont pas été soulevées par les demandeurs. En fin de compte, il ne revient ni à la SPR ni à la SAR de passer au crible le CND pour chercher les raisons pour lesquelles une PRI proposée est déraisonnable.

[58] Les demandeurs soutiennent, toutefois, que l’identité autochtone et la culture représentent des obstacles sérieux au déménagement à Port Harcourt. À l’appui de leur affirmation, ils renvoient aux onglets 12.6 et 13.1 du CND. Ils citent le document « NGA104216.EF » et l’onglet 2.1 des « U.S. Country Reports » selon lesquels la discrimination fondée sur l’identité autochtone existe au Nigéria. Toutefois, la question n’a jamais été soulevée devant la SAR, et encore moins devant la SPR. Je ne vois pas comment la Cour pourrait l’examiner maintenant (Constant c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 990 au para 25).

[59] Les demandeurs estiment déraisonnable la conclusion de la SAR selon laquelle ils ne connaîtront pas de difficultés indues en déménageant à Port Harcourt parce que Mme Saliu et Mme Balogun sont des femmes, notamment dans le domaine de l’accès au logement. De plus, ils affirment que la SAR a déraisonnablement conclu que les difficultés pour Mme Balogun découlant d’un déménagement à Port Harcourt seront atténuées parce qu’elle parle l’anglais, qui est la langue officielle du Nigéria; ils prétendent que la langue officielle d’un pays n’est pas un élément déterminant de la mesure dans laquelle une personne peut se faire comprendre dans ce pays, et citent le Canada en tant qu’exemple. Je ne suis toujours pas convaincu.

[60] En fin de compte, j’estime que la SAR a pris en compte les circonstances personnelles des demandeurs et a conclu qu’il ne serait pas déraisonnable qu’ils déménagent à Port Harcourt puisque Mme Balogun compte 18 années de scolarité, soit dix de plus que la moyenne des femmes au Nigéria. Mme Balogun a aussi occupé des emplois stables dans des banques au Nigéria et au Canada, ce qui a fait d’elle « le soutien et l’épine dorsale de la famille ». Il n’était pas déraisonnable que la SAR conclue que ces facteurs faciliteraient grandement le déménagement des demandeurs à Port Harcourt, en dépit du fait que Mme Balogun est une femme célibataire qui a des enfants.

[61] La SAR a aussi pris en compte la crainte de Mme Balogun de retourner au Nigéria en raison d’allégations de violence conjugale, mais elle a conclu qu’il ne serait pas déraisonnable qu’elle déménage à Port Harcourt comme il ne serait pas excessivement difficile pour elle de déménager au Nigéria pour échapper aux menaces qu’elle a reçues dans une région donnée de membres de sa famille (Ngaju c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 29 aux para 20 à 23 et 28).

[62] De plus, les demandeurs soutiennent que la SAR a déraisonnablement conclu que la crainte éprouvée par les demandeurs à l’égard de différentes organisations criminelles ou terroristes dans la PRI proposée constituait un risque généralisé auquel tous les Nigérians sont exposés, et qu’il est déraisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs déménagent dans une zone du Nigéria qui n’est pas sécuritaire. Les demandeurs n’ont toutefois pas établi qu’ils avaient été personnellement pris pour cibles par des organisations criminelles ou terroristes. Je ne vois rien de déraisonnable dans les conclusions de la SAR sur cette question (Olusola au para 7; Barragan Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 502 au para 46; Correa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 252 au para 77).

[63] En fin de compte, et en ce qui concerne MmeSaliu, les demandeurs ont concédé que sa fille prenait soin d’elle depuis des années, et qu’il n’y avait aucune raison de croire qu’ils cesseraient de vivre en tant qu’une unité familiale au Nigéria.

[64] La SPR et la SAR ont clairement examiné les questions de l’âge, des études, des perspectives d’emploi et de langue, questions qu’avaient expressément soulevées les demandeurs. Je suis convaincu que la SAR a pris en compte les caractéristiques personnelles des demandeurs, ainsi que le CND, le GJ et les RDI sur la situation au Nigéria de manière sérieuse. Je n’apprécierai pas à nouveau les éléments de preuve tout simplement parce que les demandeurs ne sont pas d’accord avec les conclusions de la SAR.

VII. Conclusions

[65] La demande est rejetée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-146-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Isabelle Mathieu


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-146-19

 

INTITULÉ :

MODUPE REKIAT SALIU, OMOTATO MARY BALOGUN, OLUWADARASIMI TABITHA BALOGUN, BOLUWATIFE ELIAS BALOGUN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUe par vidéoconférence à montréal (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 13 janvier 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

le 23 février 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Claudette Menghile

 

POUR Les demandeurs

Me Jocelyne Murphy

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Claudette Menghile, avocate

Montréal (Québec)

 

pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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