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Date : 20210127


Dossier : IMM‑4876‑19

Référence : 2021 CF 90

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2021

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

A. B., C. D. (MINEUR), E. F. (MINEUR),

ET G. H. (MINEUR)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs — une mère et trois enfants mineurs — sont des citoyens du Nigéria qui sollicitent l’annulation de la décision rendue le 17 juillet 2019 par la Section d’appel des réfugiés (la SAR). La SAR a rejeté leur appel et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), datée du 31 octobre 2018, selon laquelle les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger, aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] La SPR avait conclu que les allégations formulées par la demanderesse principale (la DP) n’étaient pas crédibles et, subsidiairement, que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) dans deux villes différentes (les villes proposées comme PRI).

[3] La SAR a confirmé la décision de la SPR en concluant que la question déterminante était la PRI. Après avoir examiné le dossier de façon indépendante, la SAR a jugé que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son analyse de l’existence de PRI viables dans les villes proposées.

[4] Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera rejetée.

II. Le contexte

[5] Les demandeurs avaient basé leur demande d’asile sur une crainte fondée de persécution et la possibilité d’être tués au Nigéria, car la demanderesse mineure risquait d’être initiée dans un culte religieux païen.

[6] Les agents de persécution font partie de la famille de l’époux de la DP.

[7] L’initiation, qui avait commencé alors qu’ils visitaient la famille de l’époux, comportait divers rituels et une mutilation génitale féminine. La DP avait fait cesser les rituels et ramené sa famille à la maison.

[8] La DP et les deux autres demandeurs mineurs craignent d’être la cible de sacrifices et de rituels, parce qu’ils n’ont pas soumis la demanderesse mineure à l’initiation.

[9] Les demandeurs et l’époux de la DP avaient quitté le Nigéria pour se rendre aux États‑Unis après que la DP eut reçu deux menaces téléphoniques. Après avoir reçu un autre appel téléphonique aux États‑Unis, les demandeurs étaient entrés au Canada. L’époux de la DP ne les avait pas accompagnés.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[10] La SAR a accepté de nouveaux éléments de preuve provenant de l’oncle et de la mère de la DP, au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR.

[11] La SAR n’a pas accepté une déclaration solennelle de la DP, expliquant son témoignage de vive voix et critiquant le raisonnement de la SPR, après avoir conclu qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences du paragraphe 110(4), parce qu’elle avait été normalement accessible au moment du rejet de la demande.

[12] Après avoir jugé que les nouveaux éléments de preuve n’étaient pas essentiels à la demande d’asile, la SAR a rejeté la demande d’audience connexe.

[13] La SAR a souligné que la question déterminante devant la SPR avait été la crédibilité, mais que la SPR avait conclu subsidiairement qu’il existait une PRI viable.

[14] La SAR a examiné le dossier de façon indépendante et jugé que la question déterminante était l’existence d’une PRI. Elle a accepté les déclarations des demandeurs concernant leurs expériences personnelles.

[15] La SAR a également fait remarquer que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria (le GJ TB7‑19851) pourrait être pertinent au vu des faits. Bien qu’elle n’était pas tenue de l’appliquer, la SAR a reconnu que la SPR et la SAR étaient censées l’appliquer lorsque les faits examinés ressemblaient suffisamment à ceux contenus dans le GJ TB7‑19851. Puisque les demandeurs ont affirmé craindre les membres d’un culte religieux païen, des acteurs non étatiques, la SAR a conclu que le GJ TB7‑19851 pourrait être pertinent.

[16] Après avoir examiné la preuve et pris en compte les arguments des demandeurs, la SAR a tranché, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse de persécution, ni de menace à la vie ou de risque de traitements ou peines cruels et inusités, ni de risque d’être soumis à la torture dans l’une ou l’autre des deux villes proposées comme PRI. La SAR a essentiellement conclu que la crainte subjective des demandeurs ne reposait sur aucun fondement objectif, parce que, même si les agents de persécutions étaient motivés à les trouver, les efforts jusque‑là avaient été limités au harcèlement des membres de la famille proche.

[17] La SAR a jugé qu’aucun élément de preuve, autre que les affirmations de la DP, ne démontrait que l’agent de persécution avait les moyens de repérer les demandeurs dans les villes proposées comme PRI. Elle a donc conclu que l’agent de persécution n’était pas en mesure de les retrouver dans ces villes.

[18] La SAR a noté que les éléments de preuve objectifs faisant état de crimes tels que des enlèvements et des vols qualifiés corroboraient l’existence d’un risque général associé à la criminalité. La SAR a jugé que le profil des demandeurs ne correspondait pas à celui de personnes qui couraient un risque accru d’être victimes de ces crimes, comme les membres de familles riches, les politiciens, les médecins, les enseignants, etc.

[19] Les demandeurs n’ont pas fait valoir qu’ils seraient exposés à une discrimination fondée sur le sexe dans l’une ou l’autre des deux villes proposées comme PRI. Par conséquent, la SAR a conclu que les demandeurs ne seraient exposés à aucune possibilité sérieuse de persécution en raison de leur sexe et qu’il n’existerait pas de possibilité sérieuse de persécution, ni de menace à la vie ou de risque de traitements ou peines cruels et inusités, ni de risque d’être soumis à la torture dans l’une ou l’autre des deux villes proposées comme PRI.

[20] Le défendeur a admis, lors de l’audition de la présente affaire, que la SAR avait commis une erreur en concluant qu’aucun élément de preuve objectif ne démontrait que les agents de persécution exerçaient quelque influence dans l’une des villes proposées comme PRI, car il y avait un élément de preuve par affidavit à cet effet. Toutefois, cette conclusion ne s’étendait pas à l’autre ville proposée comme PRI, puisque la DP avait témoigné que, n’eût été l’agent de persécution, elle pourrait vivre dans la ville proposée comme PRI restante. À l’avenir, j’utiliserai donc le terme « ville proposée comme PRI » plutôt que « villes proposées comme PRI ».

IV. Les questions en litige

[21] Les demandeurs soulèvent trois questions.

[22] Premièrement, ils soutiennent qu’ils ont soulevé des questions liées au manquement à l’équité procédurale dans leurs observations devant la SAR et que celle‑ci ne les avait pas abordées, reconnaissant ainsi implicitement que la SPR avait porté atteinte aux droits des demandeurs en matière d’équité.

[23] Deuxièmement, les demandeurs contestent le caractère raisonnable de la décision de la RAD, selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI viable dans la ville proposée comme PRI par la SPR. Ils allèguent, compte tenu du nombre de conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR avant d’établir l’existence d’une PRI, que la SAR a soit commis une erreur de droit, soit examiné la preuve à courte vue.

[24] Troisièmement, les demandeurs ont appris, peu avant l’audition de la présente affaire, que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria avait été révoqué et ils affirment que la décision de la SAR devrait être annulée pour ce seul motif.

V. La norme de contrôle

[25] La Cour d’appel fédérale a établi que la norme de contrôle que doit appliquer la Cour à une décision de la SAR est la décision raisonnable : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 aux para 30, 35.

[26] Récemment, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a examiné de façon approfondie le droit régissant le contrôle judiciaire des décisions administratives. Elle a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle judiciaire d’une décision administrative, sous réserve de certaines exceptions qui ne s’appliquent pas au vu des faits en l’espèce, et il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, aux para 23, 100.

[27] Citant le paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], l’arrêt Vavilov a également confirmé qu’une décision raisonnable est une décision qui est justifiée, transparente et intelligible, et la cour de révision doit centrer son attention sur la décision même qui a été rendue, notamment sur sa justification. Pour infirmer une décision, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence : Vavilov, au para 100.

[28] Dans l’ensemble, la décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, aux para 15, 85.

VI. La SAR n’a pas omis de se pencher sur les questions liées au manquement à l’équité procédurale par la SPR

[29] Dans leurs observations devant la SAR concernant la question du manquement à l’équité procédurale par la SPR, les demandeurs ont avancé deux motifs : (1) la manière dont la SPR avait apprécié la preuve; (2) le fait que la SPR n’avait pas tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe telles qu’elles s’appliquent à la situation de la DP.

[30] La plainte des demandeurs quant à la façon dont la SPR avait apprécié la preuve n’était pas précise, outre la mention que la SPR avait commis une erreur en ne tenant pas compte [traduction] « de variables importantes dans l’analyse de la PRI ». Aucun détail n’a été fourni. Par conséquent, ces allégations s’assimilent, au mieux, à un désaccord avec le poids accordé par la SPR. Elles n’appuient aucune conclusion de manquement à l’équité procédurale et ne comportent aucun élément sur lequel la SAR aurait dû se pencher.

[31] En ce qui concerne l’allégation relative aux Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, la question du genre n’avait pas été abordée dans les observations de l’ancien conseil des demandeurs devant la SPR. Néanmoins, la SPR avait indiqué avoir suivi ces directives pour apprécier la demande d’asile. Il n’y a pas de manquement à l’équité procédurale lorsque la SPR tient compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe sans se pencher sur un argument qui n’a pas été présenté.

[32] La SAR a examiné l’argument de la DP selon lequel la SPR avait manqué de sensibilité à l’égard de la nature de sa demande d’asile, ce qui était contraire aux Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. La SAR a jugé que, puisque la PRI était déterminante, la seule question en litige était de savoir si la SPR avait appliqué adéquatement les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe dans son analyse de la PRI. La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis une telle erreur, car elle avait pris en compte la situation des demandeurs, y compris le sexe.

[33] La SAR a noté que la SPR avait expressément demandé au conseil de présenter des observations écrites sur les PRI qu’elle avait examinées lors de l’audience. La SAR a jugé que les demandeurs n’avaient pas soulevé de préoccupations particulières liées au sexe concernant la ville proposée comme PRI.

[34] Le dossier sous‑jacent appuie la conclusion de la SAR. Les observations écrites faites à la SPR, qui, je le souligne, avaient été présentées par le conseil précédent, n’abordaient que le risque de persécution auquel seraient exposés les demandeurs, en récapitulant généralement la preuve et en suggérant le poids qui devrait lui être accordé. Les observations n’avaient pas abordé la ville proposée comme PRI. La seule observation relative à une PRI avait été celle prétendant que les agents de persécution faisaient partie d’un réseau élargi. À part l’affirmation de la DP à cet effet, aucun élément de preuve n’avait été présenté à la SPR.

[35] Compte tenu de ce qui précède, je juge que les demandeurs n’ont pas démontré que la SAR avait commis une erreur concernant toute allégation d’un manquement à l’équité procédurale par la SPR.

VII. L’appréciation de la PRI par la SAR était raisonnable

A. Les principes applicables à une PRI

[36] Lorsqu’elle a examiné la viabilité de la ville proposée comme PRI, la SAR a défini et appliqué le critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF).

[37] Le premier volet exige que les demandeurs prouvent l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution dans la ville proposée comme PRI. Autrement dit, il incombe aux demandeurs de démontrer qu’ils seront persécutés; il n’appartient pas au défendeur d’établir qu’ils ne seront pas persécutés.

[38] Le deuxième volet exige que les demandeurs démontrent qu’ils ne pourraient pas raisonnablement chercher refuge dans l’endroit désigné comme PRI en tenant compte de l’ensemble des circonstances, y compris de leur propre situation.

[39] Pour établir qu’une PRI envisagée n’est pas viable, un demandeur doit convaincre le décideur, la SAR en l’espèce, qu’au moins un des deux volets du critère n’est pas rempli : Aigbe c Canada, 2020 CF 895 au para 9.

[40] Un demandeur doit satisfaire à un seuil très élevé afin de prouver le caractère déraisonnable d’une PRI. Il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un demandeur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyennté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF) au para 15.

B. Les répercussions des conclusions de la SPR quant à la crédibilité sur l’analyse de la PRI

[41] Les demandeurs se plaignent du fait que la SAR n’a abordé aucune des questions de crédibilité qu’ils ont soulevées. Se fondant sur la décision Giraldo Cortes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 329, ils affirment qu’une conclusion erronée quant à la crédibilité entacherait l’ensemble de la décision, ce qui aurait pour effet d’infirmer la « conclusion subsidiaire » de la SPR.

[42] Pour les motifs qui suivent, je ne partage pas ce point de vue.

[43] Lorsque la SAR a confirmé la conclusion de la SPR quant à l’existence d’une ville proposée comme PRI viable, elle était d’accord avec cette conclusion particulière. La SAR ne s’est pas appuyée sur les conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité et n’a pas tiré de telles conclusions. Elle a plutôt accepté les diverses déclarations faites par la DP ainsi que les affidavits de son oncle et de sa mère concernant son expérience personnelle avec l’agent de persécution. Il n’y avait pas de conclusion défavorable quant à la crédibilité pouvant entacher l’ensemble de la décision ou avoir des répercussions sur les conclusions relatives à l’existence d’une PRI.

[44] Dans les observations présentées à la SAR, les demandeurs ont fait valoir que la SPR aurait dû effectuer une analyse approfondie de la crainte subjective des demandeurs. La SAR a raisonnablement conclu qu’une telle analyse n’était pas nécessaire, car la crainte subjective des demandeurs n’avait aucun fondement objectif. Elle a noté que les nouveaux affidavits mentionnaient le motif possible de l’agent de persécution, mais que les persécuteurs avaient jusque‑là seulement harcelé des membres de la famille proche.

[45] La SAR a jugé que la présomption de véracité en faveur des demandeurs ne s’étendait pas à leurs affirmations selon lesquelles les persécuteurs étaient liés à un réseau élargi. Il s’agit d’une conclusion raisonnable, car les arguments n’étaient essentiellement que de simples affirmations nullement étayées par la preuve.

[46] Compte tenu du dossier et des observations présentées à la SAR et à la SPR, je ne suis pas convaincue que le caractère déraisonnable de la conclusion de la SAR selon laquelle la ville proposée comme PRI était viable pour les demandeurs a été démontré.

VIII. La révocation du guide jurisprudentiel sur le Nigéria n’a pas d’incidence sur la décision de la SAR

A. L’avis de révocation

[47] En date du 6 avril 2020, le GJ TB7‑19851 sur le Nigéria a été révoqué, parce que des faits nouveaux sur le Nigéria, y compris ceux ayant trait à la capacité des femmes célibataires à déménager dans les diverses villes proposées comme PRI dans le GJ sur le Nigéria, ont amoindri la valeur de la décision à titre de guide jurisprudentiel.

[48] L’avis de révocation précisait que le cadre d’analyse du guide révoqué serait désormais désigné comme des motifs d’intérêts de la SAR. L’avis a également mentionné que les commissaires de la SAR peuvent utiliser ce cadre d’analyse pour apprécier les faits de chaque affaire et les renseignements les plus récents sur le pays d’origine. Le cadre d’analyse comprend le critère juridique pour établir une PRI viable ainsi que sept facteurs qui doivent être pris en considération.

[49] Puisque cette question a été soulevée la veille de l’audition de la présente demande, j’ai accordé aux avocats, après une courte discussion avec eux lors de l’audience, la possibilité de déposer des observations écrites après l’audience.

B. Analyse des arguments des parties

[50] Les demandeurs se sont appuyés sur la décision Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 576 [Liu], dans laquelle le juge Norris avait conclu, après l’analyse du raisonnement et de la décision de la SPR, que celle‑ci s’était laissé indûment influencer par le GJ dont il était question. Puisqu’elle touchait au cœur de la décision, l’erreur était une question déterminante suffisante pour annuler la décision de la SPR. En fait, le juge Norris avait souligné que, à plusieurs reprises, les conclusions de la SPR avaient un libellé presque identique à celui du GJ sur la Chine.

[51] J’accepte la déclaration des demandeurs selon laquelle, bien que la décision de la SAR ait été rendue avant la révocation du GJ, la décision Liu permet d’affirmer que j’ai la compétence pour déterminer si la décision de la SAR a été indûment influencée par le GJ.

[52] Les demandeurs m’ont demandé d’appliquer la norme de la décision correcte à cet égard, mais ils ont mal interprété la décision Liu. Le juge Norris avait examiné la question de la norme de contrôle applicable et avait conclu qu’il n’était pas important de savoir s’il s’agissait de la décision correcte ou de la décision raisonnable, puisque le résultat serait le même, quelle que soit la norme. Cette conclusion reposait sur le fait qu’une influence indue était soit une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire, soit une atteinte indue à l’indépendance d’un décideur quasi judiciaire de tirer des conclusions de fait, toutes deux déraisonnables.

[53] Le défendeur distingue la décision Liu de la présente affaire, au motif que le GJ sur la Chine avait été révoqué parce qu’il contenait une erreur concernant l’utilisation de la technologie de reconnaissance faciale à l’aéroport de Beijing. Le GJ sur la Chine indiquait que la technologie de reconnaissance faciale était en place et qu’il était invraisemblable que des demandeurs recherchés par les autorités soient en mesure de quitter la Chine en utilisant leurs propres passeports. Toutefois, la réponse à une demande d’information sur laquelle se fondait le GJ sur la Chine précisait que la technologie n’était plus utilisée au moment où ces demandeurs avaient quitté la Chine. La révocation du GJ sur la Chine était attribuable à cette erreur, ainsi qu’à un certain nombre de mises à jour apportées au cartable national de documentation sur la Chine qui ont diminué la valeur du guide pour l’avenir.

[54] Je suis d’accord avec le défendeur. Le GJ sur la Chine contenait une erreur factuelle fondamentale dont la sévérité soulevait des doutes sur l’ensemble du GJ.

[55] Les demandeurs soulignent que la SPR et la SAR ont toutes deux fait référence au GJ, et ils font valoir qu’elles ont été indûment influencées par celui‑ci. Ils affirment que l’utilisation du GJ par la SAR dans son analyse et la prise en compte de tous les facteurs énumérés dans le GJ démontrent que celui‑ci a entaché l’ensemble de la décision de la SAR, qui doit donc être annulée.

[56] Dans la décision Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1126, le juge en chef avait fait remarquer que le GJ sur le Nigéria « fai[sait] constamment référence à la nécessité pour chaque affaire d’être jugée sur le fondement de ses faits particuliers ». Pour cette raison, le juge en chef avait apporté les précisions suivantes :

[119] Compte tenu des passages que j’ai soulignés dans les différentes citations ci‑dessus, je conclus que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria n’entrave pas illicitement le pouvoir discrétionnaire des commissaires ni ne restreint indûment leur liberté de statuer sur les affaires dont ils sont saisis selon leur conscience. Au contraire, le guide jurisprudentiel indique clairement que chaque affaire doit être tranchée en fonction de ses faits particuliers. Dans la mesure où on s’attend à ce que les commissaires fassent quelque chose de particulier, il s’agit simplement d’appliquer le critère établi pour évaluer une PRI, de tenir compte de la jurisprudence et de la documentation sur le pays mentionnées dans le guide jurisprudentiel, puis de prendre leurs propres décisions sur la base des faits particuliers de l’affaire.

(Non souligné dans l’original.)

[57] En l’espèce, la SAR a fait remarquer que, bien que le GJ n’ait pas été contraignant, il abordait des facteurs qui étaient souvent pris en compte dans l’examen du caractère raisonnable d’une PRI. De plus, la SAR a noté que les demandeurs avaient soulevé trois autres questions à prendre en considération : le sexe, leur situation financière et l’absence d’un réseau de soutien. La question du sexe n’a pas été examinée, car elle avait été prise en compte par la SAR au moment d’apprécier le risque de persécution.

[58] La SAR a examiné chacun des sept facteurs énoncés dans le GJ, ainsi que les deux facteurs supplémentaires présentés par les demandeurs. Elle a apprécié chaque facteur de façon indépendante, en tenant compte de la situation particulière des demandeurs. Après avoir examiné le transport et les déplacements, la langue, les études et l’expérience de travail, le logement ainsi que la religion, la SAR a conclu qu’aucun de ces facteurs n’étayait une conclusion défavorable quant au caractère raisonnable de la ville proposée comme PRI.

[59] La SAR a fait remarquer que les demandeurs pourraient prendre un vol direct vers la ville proposée comme PRI, qu’ils parlaient l’anglais, la langue officielle du Nigéria, que la DP était bien instruite et possédait plusieurs années d’expérience sur le marché du travail, qu’être chrétien n’était pas un problème, parce que la moitié de la population de la ville proposée comme PRI était chrétienne, et que, bien que le logement présente souvent des difficultés pour des ménages dirigés par des femmes sans soutien masculin, la DP avait trois frères qui se trouvaient toujours au Nigéria et qui pourraient fournir une certaine aide pour obtenir une habitation.

[60] En ce qui concerne l’identité autochtone, les demandeurs ont prétendu que le gouvernement du Nigéria les persécuterait et que, bien qu’ils parlent l’anglais, la langue n’était pas utilisée dans le commerce et les affaires. La SAR a jugé qu’il était étayé, dans une certaine mesure, que l’accès des demandeurs à des emplois et à des programmes gouvernementaux ainsi qu’à des fonctions politiques serait limité en raison de leur identité autochtone, mais que cela, quoique discriminatoire, n’équivalait pas à de la persécution. La SAR a aussi conclu que l’identité autochtone était moins importante dans de grandes villes et que les non‑autochtones pouvaient généralement trouver du travail dans le secteur privé.

[61] Lorsque la SAR examiné la question des soins médicaux et de la santé mentale, elle a fait remarquer que les demandeurs n’avaient pas présenté d’arguments précis à cet égard, mais la preuve objective démontre que, de façon générale, les établissements de soins de santé se concentrent dans les grandes villes, telles que celle proposée comme PRI.

[62] La SAR a aussi abordé les répercussions financières que subiraient les demandeurs en résidant dans la ville proposée comme PRI, où le coût de la vie était relativement élevé. La SAR a tenu compte des études et de l’expérience professionnelle de la DP et a jugé qu’elle aurait l’occasion d’obtenir un emploi bien rémunéré qui compenserait pour le coût élevé.

[63] Enfin, la SAR a examiné la question de l’absence d’un réseau de soutien dans la ville proposée comme PRI et a conclu que le fait que la DP avait trois frères au Nigéria, qui étaient favorables à la cause des demandeurs, en ajoutant le fait que les téléphones cellulaires étaient largement disponibles au Nigéria, cela ne penchait pas en faveur d’une conclusion selon laquelle la ville proposée comme PRI était déraisonnable.

[64] Les demandeurs ont fait valoir séparément dans la présente demande que le GJ avait été révoqué parce que la situation au Nigéria avait considérablement changé depuis son adoption, de telle manière qu’il n’était plus juste et approprié d’appliquer le GJ aux demandeurs d’asile du Nigéria, en particulier aux femmes cherchant refuge dans d’autres régions du Nigéria. Cependant, aucun élément de preuve n’a été présenté concernant la nature de ces changements ou l’incidence que ceux‑ci pourraient avoir sur les demandeurs personnellement, relativement au caractère raisonnable de la ville proposée comme PRI.

[65] Après avoir examiné le guide jurisprudentiel et les arguments présentés par les parties, j’ai conclu, tout comme le juge Zinn dans la décision Ossai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 435, au paragraphe 26, que l’examen par la SAR des éléments de preuve relatifs au deuxième volet du critère pour déterminer s’il existe une PRI n’était pas une « récit[ation] de façon mécanique » des facteurs énoncés dans le GJ sur le Nigéria suivie d’une conclusion sommaire; il s’agissait plutôt d’une application suffisamment détaillée d’un « ensemble complet de critères prospectifs » à la situation des demandeurs.

[66] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la révocation du GJ n’a pas eu d’incidence sur le caractère raisonnable de la décision de la SAR.

IX. Conclusion

[67] Les demandeurs n’ont pas été en mesure de présenter une preuve réelle et concrète de conditions dans la ville proposée comme PRI restante pouvant mettre en danger leur vie et leur sécurité s’ils s’y relocalisaient temporairement.

[68] La Cour suprême a confirmé de nouveau dans l’arrêt Vavilov qu’« [i]l est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait ». Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur » : Vavilov, au para 125.

[69] Il n’y avait pas de telles circonstances exceptionnelles en l’espèce.

[70] La SAR a examiné le dossier de façon raisonnable et indépendante, a tenu compte des Directives no 4 du président, a raisonnablement appliqué le GJ maintenant révoqué à la situation factuelle précise des demandeurs et a fourni ses propres motifs détaillés qui l’ont menée à conclure que la ville proposée comme PRI était viable.

[71] La décision de la SAR est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des faits et du droit. Ainsi, la norme de la décision raisonnable exige de la cour de révision qu’elle fasse preuve de retenue envers la décision faisant l’objet du contrôle : Vavilov, au para 85.

[72] Bien que la SAR n’ait pas tenu compte d’un affidavit qui avait une incidence sur la viabilité d’une des villes proposées comme PRI, cet affidavit n’avait pas de répercussions sur l’analyse relative à l’autre ville, et les demandeurs n’ont pas allégué que c’était le cas. Je suis convaincue que l’omission n’était pas suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au par 100.

[73] Pour les motifs susmentionnés, je suis convaincue que la décision de la SAR est raisonnable.

[74] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et les faits de la présente affaire n’en soulèvent aucune.

X. L’anonymisation

[75] La présente demande sera rejetée, parce qu’il n’y avait aucun élément de preuve démontrant que les demandeurs pourraient être repérés dans la ville proposée comme PRI. Bien que la SPR ait conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles, la SAR n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité et a accepté les déclarations faites par les demandeurs. Sans se prononcer sur la crédibilité des allégations de persécution ou de risque, la SAR a jugé que l’existence de la ville proposée comme PRI était déterminante.

[76] Après avoir examiné la question, y compris la nature du préjudice que pourrait subir la demanderesse mineure, je suis convaincue que, si la situation au Nigéria changeait au point où il serait possible pour les agents de persécution de repérer les demandeurs dans la ville proposée comme PRI, il y aurait une possibilité sérieuse que la demanderesse mineure subisse un préjudice grave si le public était informé des noms de l’ensemble des demandeurs et de l’emplacement de la ville proposée comme PRI. Je juge qu’un tel préjudice l’emporte sur l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires.

[77] Par conséquent, les noms des demandeurs seront retirés de l’intitulé et remplacés par les initiales aléatoires A. B., C. D., E. F. et G. H. De plus, la ville proposée comme PRI ne sera pas nommée.

[78] Il sera donc ordonné au greffe de modifier l’inscription dans le Système de gestion des instances de la Cour pour substituer « A. B. », « C. D. », « E. F. » et « G. H. » aux noms des demandeurs.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4876‑19

LA COUR STATUE :

  1. L’intitulé est anonymisé afin de remplacer les noms des demandeurs par les lettres A. B., C. D., E. F. et G. H.

  2. Il est ordonné au greffe de modifier l’inscription dans le Système de gestion des instances de la Cour pour substituer les lettres susmentionnées aux noms des demandeurs.

  3. La présente demande est rejetée.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  5. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM‑4876‑19

 

INTITULÉ :

A. B., C.D. (MINEUR), E.F. (MINEUR), G. H. (MINEUR) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE entre OTTAWA ET TORONTO

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 juillet 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 27 janvier 2021

COMPARUTIONS :

Richard Odeleye

 

Pour les demandeurs

 

John Loncar

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Odeleye

Avocat

North York (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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