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Date : 20210212

Dossiers : IMM-5332-20

IMM-728-21

Référence : 2021 CF 144

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Fredericton (Nouveau-Brunswick), le 12 février 2021

En présence de madame la juge McDonald

Dossier : IMM-5332-20

ENTRE :

MUJAHED KAYED AJLOUNI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM-728-21

ET ENTRE :

MUJAHED KAYED AJLOUNI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le demandeur a déposé deux requêtes par lesquelles il sollicite un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en Jordanie prise à son encontre. Son renvoi est actuellement fixé au 13 février 2021.

[2] De façon sous-jacente à ces requêtes, le demandeur a déposé deux demandes de contrôle judiciaire, par lesquelles il sollicite le contrôle des décisions suivantes : 1) la décision datée du 2 mars 2020 rendue à l’issue de l’examen des risques avant renvoi (l’ERAR) (dossier de la Cour IMM-5332-20) et 2) la décision de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) datée du 3 février 2021 (la décision sur le report) (dossier de la Cour IMM-728-21).

[3] Les plaidoiries à propos des deux requêtes ont été entendues par vidéoconférence le 9 février 2021. La présente ordonnance et les motifs connexes s’appliquent aux deux requêtes déposées dans les dossiers IMM-5332-20 et IMM-728-21.

Le contexte pertinent

[4] Le demandeur est un citoyen de la Jordanie et a 30 ans. Il est arrivé au Canada en juillet 2019 avec sa mère, sa sœur et les deux garçons de sa sœur. Le demandeur n’était pas admissible à demander l’asile en raison d’une demande d’asile antérieurement déposée. Le demandeur avait droit à un ERAR et s’en est prévalu. Selon la décision rendue à l’issue de l’ERAR, il ne serait pas exposé au risque d’être soumis à la persécution ou à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il est renvoyé en Jordanie.

[5] Après avoir été informé que son renvoi du Canada était planifié, le demandeur a demandé un report de l’exécution de la mesure auprès de l’ASFC. Dans la décision sur le report, l’agent de l’ASFC a conclu que les risques que le demandeur invoquait au sujet de son retour en Jordanie avaient déjà été pris en compte dans la décision rendue à l’issue de l’ERAR. L’agent de l’ASFC a également conclu que les autres arguments soulevés par le demandeur ne constituaient pas des obstacles temporaires au renvoi.

[6] Relativement aux présentes requêtes, le demandeur fait valoir que la décision rendue à l’issue de l’ERAR et la décision sur le report faisaient toutes deux abstraction du risque de préjudice auquel il est exposé en Jordanie aux mains de son beau-frère et de son oncle. Il prétend que ce risque est de nature religieuse et émane de sa famille, étant donné qu’il a refusé d’accepter un mariage arrangé, qu’il a soutenu sa sœur dans sa décision de cesser de porter le hijab et qu’il a aidé cette dernière à divorcer de son époux.

Le critère juridique à satisfaire pour obtenir un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi

[7] Le critère juridique applicable en ce qui concerne une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est énoncé dans l’arrêt Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1988) 86 NR 302 (CAF). Le critère exposé dans l’arrêt Toth exige du demandeur qu’il satisfasse au critère conjonctif à trois volets suivant : 1) il y a une question sérieuse à trancher; 2) le demandeur subirait un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé, et 3) la balance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.

[8] Le critère énoncé dans l’arrêt Toth s’applique aux deux requêtes déposées par le demandeur. Cependant, l’évaluation du premier volet du critère, à savoir, s’il existe une question sérieuse, s’effectue différemment dans le contexte de la décision rendue à l’issue de l’ERAR que dans le contexte de la décision sur le report. Quant aux deux autres volets du critère énoncé dans l’arrêt Toth, soit le préjudice irréparable et la balance des inconvénients, ils s’appliquent de la même manière à l’examen de la réparation demandée par le demandeur dans les deux requêtes. Je note également que, malgré l’existence de deux décisions sous-jacentes, le demandeur s’appuie sur les mêmes arguments pour contester à la fois la décision rendue à l’issue de l’ERAR et la décision sur le report.

La question sérieuse

[9] Pour établir qu’il existe une question sérieuse en lien avec la décision rendue à l’issue de l’ERAR, le demandeur doit simplement démontrer que sa demande de contrôle judiciaire sous-jacente à cette décision n’est ni futile ni vexatoire (Copello c Canada (Ministre des Affaires étrangères), [1998] ACF nº 1301).

[10] Le demandeur prétend que la décision rendue à l’issue de l’ERAR est erronée, puisque l’agent a omis de reconnaître que les risques allégués avaient un lien avec l’un des motifs de protection reconnus par l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). Selon le demandeur, les motifs en lien avec les risques allégués sont la religion ainsi que l’appartenance à un groupe social, c’est-à-dire sa famille. Le demandeur fait valoir que l’agent chargé de l’ERAR a commis une erreur dans son appréciation des faits, ce qui l’a mené à conclure, erronément, que le demandeur bénéficierait de la protection de l’État.

[11] Le demandeur soutient qu’il a été menacé par son beau-frère. Il allègue également avoir failli être renversé par une voiture et avoir été battu par deux hommes durant un déplacement en transport en commun. Toutefois, l’agent chargé de l’ERAR a souligné que le demandeur n’avait pas soulevé la menace posée par son beau-frère durant son entrevue avec les autorités américaines. L’agent a également mentionné que le demandeur avait informé les autorités américaines qu’il ne craignait pas de retourner en Jordanie.

[12] Le demandeur s’est également appuyé, dans sa demande d’ERAR, sur des documents relatifs à la situation dans le pays concernant le droit tribal en Jordanie. Cependant, comme l’a relevé l’agent chargé de l’ERAR, le demandeur n’a fourni aucune preuve de son appartenance à une tribu en particulier et de la raison pour laquelle cette appartenance l’empêcherait de bénéficier de la protection de l’État. En fait, l’agent chargé de l’ERAR a souligné que la preuve sur laquelle s’est appuyé le demandeur traite de femmes faisant preuve de désobéissance envers les hommes, un sujet qui ne concerne pas le demandeur, de sexe masculin.

[13] Quant à la question de la protection de l’État, l’agent chargé de l’ERAR a relevé que la Jordanie est un pays à faible taux de criminalité et qu’il n’existe aucune preuve selon laquelle les forces policières jordaniennes ne voudraient pas aider le demandeur quant aux menaces formulées par les membres de sa famille, ou ne seraient pas en mesure de le faire.

[14] L’agent chargé de l’ERAR a pris en considération les risques soulevés par le demandeur. L’agent a conclu que ces risques n’étaient pas liés à la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un groupe social ou les opinions politiques du demandeur au sens de l’article 96 de la LIPR. L’agent chargé de l’ERAR a également conclu que le demandeur n’était pas exposé au risque de traitements cruels et inusités au sens de l’article 97 de la LIPR.

[15] Le demandeur prétend que les questions qu’il soulève en lien avec la décision de l’agent chargé de l’ERAR ne sont pas frivoles ni vexatoires et qu’elles satisfont au volet du critère de l’arrêt Toth portant sur l’existence d’une question sérieuse.

[16] Bien que je reconnaisse que le critère pour établir qu’il existe une question sérieuse en lien avec la décision rendue à l’issue de l’ERAR soit peu rigoureux, cela ne signifie pas que des arguments uniquement axés sur la façon dont le décideur a traité les éléments de preuve permettent de satisfaire à ce critère. Fondamentalement, le demandeur conteste la façon dont l’agent chargé de l’ERAR a traité les éléments de preuve. Il incombait au demandeur de présenter des éléments de preuve convaincants et probants établissant qu’il est exposé à un risque en Jordanie en raison de motifs reconnus par l’article 96 ou 97 de la LIPR. L’agent n’a pas été convaincu, vu l’ensemble de la preuve sur laquelle s’est appuyé le demandeur, qu’un tel risque avait été établi.

[17] Je ne souscris pas à l’affirmation du demandeur selon laquelle l’agent chargé de l’ERAR a commis une erreur lors de son examen des risques et de la protection de l’État. Dans le contexte des éléments de preuve fournis, la décision de l’agent chargé de l’ERAR est raisonnable. Les allégations de risque formulées par le demandeur étaient vagues, contradictoires et génériques. Dans les circonstances, je ne suis pas d’avis que la façon dont l’agent chargé de l’ERAR a traité les éléments de preuve soulève une question sérieuse.

[18] De plus, même si je devais conclure que les questions soulevées par le demandeur en lien avec la décision rendue à l’issue de l’ERAR ne sont pas frivoles ou vexatoires, le demandeur ne satisfait pas au volet du critère relatif au préjudice irréparable, ce dont je discuterai plus loin.

[19] Le critère pour établir qu’il existe une question sérieuse en lien avec la décision sur le report rigoureux, puisque, si le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est accordé, cela se traduit par l’octroi de la réparation demandée par le demandeur dans le contrôle judiciaire sous-jacent, soit le report de son renvoi du Canada (Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] ACF nº 295 (CF 1re inst.).

[20] Pour décider s’il existe une question sérieuse dans un dossier où une demande de report a été refusée, la Cour doit tenir compte du fait que le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi d’une personne est limité et que la norme de contrôle applicable à l’égard de la décision d’un agent d’exécution est celle de la décision raisonnable, ce qui fait en sorte qu’un demandeur doit faire valoir des arguments très solides (Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81 au para 67).

[21] Le demandeur fait valoir que le raisonnement dans la décision sur le report est tout aussi erroné que celui dans la décision rendue à l’issue de l’ERAR en ce qui a trait à la question de son risque de préjudice s’il retourne en Jordanie. L’agent ayant examiné la demande de report a souligné que le demandeur s’appuyait sur les mêmes facteurs de risque que ceux précédemment pris en compte par l’agent chargé de l’ERAR. À cet égard, l’agent ayant examiné la demande de report a correctement mentionné que son pouvoir discrétionnaire était limité par certaines restrictions en affirmant ce qui suit [traduction] : « Je peux évaluer si le renvoi du demandeur à ce stade-ci exposerait ce dernier à un risque de mort, de sanctions extrêmes ou de traitements inhumains. Je souligne que les nouvelles allégations de risque présentées dans le cadre de la demande de report qui n’avaient pas déjà été examinées par l’agent chargé de l’ERAR sont insuffisantes. »

[22] Je conviens avec l’agent ayant examiné la demande de report que les allégations de risque soulevées par le demandeur au soutien de sa demande de report étaient identiques aux risques dont avait déjà pleinement tenu compte l’agent chargé de l’ERAR. Par conséquent, je suis convaincue que l’agent ayant examiné la demande de report a, sans outrepasser son pouvoir discrétionnaire limité, raisonnablement évalué les risques soulevés par le demandeur et a rendu une décision raisonnable (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286).

[23] Le demandeur n’a pas établi l’existence d’une question sérieuse à l’égard de la décision sur le report, ce qui était nécessaire pour satisfaire au premier volet du critère de l’arrêt Toth.

[24] En conclusion, le demandeur n’a pas réussi à me convaincre de l’existence d’une question sérieuse au sujet de la décision rendue à l’issue de l’ERAR ou bien de la décision sur le report.

[25] Le fait d’avoir conclu que le demandeur n’a pas réussi à établir que la décision rendue à l’issue de l’ERAR ou la décision sur le report soulevait une question sérieuse est suffisant pour refuser d’accorder au demandeur la réparation demandée dans les présentes requêtes. Toutefois, je vais tout de même aborder ci-dessous les questions liées au préjudice irréparable soulevées par le demandeur.

Le préjudice irréparable

[26] Le demandeur invoque son état psychologique actuel, l’intérêt supérieur de ses neveux ainsi que les risques associés à la COVID-19 au soutien de son argument selon lequel il subirait un préjudice irréparable.

[27] En ce qui concerne son état psychologique, le demandeur s’appuie sur un rapport le visant et faisant état d’une dépression sévère et d’un trouble de stress post-traumatique. L’agent a pris en compte le rapport soumis par le demandeur. Cependant, l’agent a souligné qu’il n’existait aucune preuve selon laquelle le demandeur souffrirait d’un préjudice psychologique permanent s’il était renvoyé. L’agent ayant examiné la demande de report a également relevé qu’il n’existait aucune preuve selon laquelle le demandeur ne pourrait pas avoir accès aux traitements nécessaires en Jordanie. L’absence de preuve à l’appui de cette allégation ne permet pas de conclure que le demandeur subirait un préjudice irréparable.

[28] En ce qui concerne ses neveux et leur intérêt supérieur, l’agent a raisonnablement relevé que les neveux du demandeur continueraient d’habiter au Canada et que leur mère continuerait de s’occuper d’eux. Ils auront également accès aux programmes sociaux canadiens. Dans les circonstances, cet argument ne fait pas état d’un préjudice irréparable.

[29] Le demandeur prétend que les risques associés à la COVID-19 équivalent à un préjudice irréparable. Toutefois, comme l’a raisonnablement souligné l’agent, le taux de cas de COVID-19 par habitant en Jordanie est actuellement inférieur à celui au Canada.

[30] Enfin, outre les autres motifs soulevés par le demandeur dans sa demande de report de renvoi, ce dernier invoque également sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaires déposée en décembre 2020 ainsi qu’une demande de parrainage d’un époux « projetée » pour demander à ce que son renvoi soit reporté. L’agent ayant examiné la demande de report a raisonnablement mentionné qu’une demande récemment déposée fondée sur des motifs d’ordre humanitaires, à propos de laquelle aucune décision ne sera rendue de façon imminente, ne justifie pas un report. De même, le fait d’avoir l’intention de présenter une demande de parrainage d’un époux ne peut pas être invoqué pour étayer une demande de report.

[31] De manière globale, le demandeur n’a pas établi de façon claire et non hypothétique qu’il subira un préjudice irréparable s’il est renvoyé du Canada.

La balance des inconvénients

[32] Dans les circonstances, la balance des inconvénients penche en faveur du ministre et des obligations que lui impose la LIPR et, plus particulièrement, de l’obligation que lui impose l’article 48 de la LIPR d’appliquer les ordonnances de renvoi dès que possible.

[33] Le demandeur n’a pas satisfait au critère énoncé dans l’arrêt Toth. Par conséquent, ses requêtes sont rejetées.


ORDONNANCE dans les dossiers IMM-5332-20 et IMM-728-21

LA COUR ORDONNE que les requêtes du demandeur soient rejetées.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS

DOSSIERS :

IMM-5332-20

MUJAHED KAYED AJLOUNI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

IMM-728-21

MUJAHED KAYED AJLOUNI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence entre fredericton (nouveau-brunswick) et TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 FÉVRIER 2021

ordonnance ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

LE 12 FÉVRIER 2021

COMPARUTIONS :

Oleksandr Bondarenko

POUR LE DEMANDEUR

Norah Dorcine

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS :

Michael Loebach

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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