Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

Date : 20060605

Dossier : T-1890-05

Référence : 2006 CF 688

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 juin 2006

En présence de monsieur le juge Barnes

 

ENTRE :

GARRY REECE, pour son propre compte

et pour le compte de la BANDE INDIENNE DES LAX KW’ALAAMS, et

HAROLD LEIGHTON, pour son propre compte

et pour le compte de la BANDE INDIENNE DE METLAKATLA

 

demandeurs

et

 

SA MAJESTÉLA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par

le MINISTRE DE LA DIVERSIFICATION DE L’ÉCONOMIE DE L’OUEST CANADIEN,

et le MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT; et

l’ADMINISTRATION PORTUAIRE DE PRINCE RUPERT

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Dans la présente instance, les demandeurs demandent différents recours extraordinaires en lien avec une décision rendue par le défendeur, le ministre de la Diversification de l’économie de l’Ouest canadien (le ministre), de conclure une entente avec l’Administration portuaire de Prince Rupert (Administration) pour le développement du projet de reconversion et d’agrandissement du terminal de Fairview proposé à Prince Rupert, en Colombie‑Britannique. Dans la requête en révision judiciaire sous‑jacente, un certain nombre de questions environnementales sont soulevées, y compris une allégation voulant que le processus décisionnel ait contrevenu à la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C., 1992, ch. 37.

 

[2]               Dans la requête dont je suis saisi, le ministre demande une ordonnance visant à obliger les demandeurs à retourner un document qui, selon le ministre, a été divulgué par erreur et qui constituait un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada (renseignement confidentiel du Cabinet).

 

[3]               Les principaux faits à propos de ce qui s’est produit ne sont pas contestés, même si certaines nuances sont sujettes à interprétation.

 

[4]               Dans le cadre de la procédure sous‑jacente et en application de l’article 317 des Règles des Cours fédérales de 1998 (DORS/98-106), les demandeurs ont présenté une demande concernant le document dont était saisi le ministre en appui de la décision attaquée. Conformément à l’obligation de divulgation, l’avocate du ministre, Wendy Divoky, a présenté une demande au bureau du ministre pour la livraison des documents pertinents. Un document décrit comme une note d’information pour le ministre (note d’information) en date du 22 septembre 2005 figurait parmi les documents divulgués par les représentants du ministre.

 

[5]               Mme Divoky a témoigné dans son affidavit qu’elle était consciente de l’éventualité que la note d’information ainsi que deux autres documents puissent être des renseignements confidentiels du Cabinet et, de ce fait, éventuellement protégés contre toute divulgation en application de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C., 1985, ch C-5. Cette disposition dispose ce qui suit :

39. (1) Le tribunal, l’organisme ou la personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production de renseignements sont, dans les cas où un ministre ou le greffier du Conseil privé s’opposent à la divulgation d’un renseignement, tenus d’en refuser la divulgation, sans l’examiner ni tenir d’audition à son sujet, si le ministre ou le greffier attestent par écrit que le renseignement constitue un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada.

 

Définition

 (2) Pour l’application du paragraphe (1), un « renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada » s’entend notamment d’un renseignement contenu dans :

 

a) une note destinée à soumettre des propositions ou recommandations au Conseil;

 

b) un document de travail destiné à présenter des problèmes, des analyses ou des options politiques à l’examen du Conseil;

 

c) un ordre du jour du Conseil ou un procès-verbal de ses délibérations ou décisions;

 

d) un document employé en vue ou faisant état de communications ou de discussions entre ministres sur des questions liées à la prise des décisions du gouvernement ou à la formulation de sa politique;

 

e) un document d’information à l’usage des ministres sur des questions portées ou qu’il est prévu de porter devant le Conseil, ou sur des questions qui font l’objet des communications ou discussions visées à l’alinéa d);

 

f) un avant-projet de loi ou projet de règlement.

 

Définition de « Conseil »

 (3) Pour l’application du paragraphe (2), « Conseil » s’entend du Conseil privé de la Reine pour le Canada, du Cabinet et de leurs comités respectifs.

 

Exception

 (4) Le paragraphe (1) ne s’applique pas :

 

a) à un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada dont l’existence remonte à plus de vingt ans;

 

b) à un document de travail visé à l’alinéa (2)b), dans les cas où les décisions auxquelles il se rapporte ont été rendues publiques ou, à défaut de publicité, ont été rendues quatre ans auparavant.

 

 

39. (1) Where a minister of the Crown or the Clerk of the Privy Council objects to the disclosure of information before a court, person or body with jurisdiction to compel the production of information by certifying in writing that the information constitutes a confidence of the Queen’s Privy Council for Canada, disclosure of the information shall be refused without examination or hearing of the information by the court, person or body.

 

Definition

 (2) For the purpose of subsection (1), “a confidence of the Queen’s Privy Council for Canada” includes, without restricting the generality thereof, information contained in

 

(a) a memorandum the purpose of which is to present proposals or recommendations to Council;

 

(b) a discussion paper the purpose of which is to present background explanations, analyses of problems or policy options to Council for consideration by Council in making decisions;

 

(c) an agendum of Council or a record recording deliberations or decisions of Council;

 

(d) a record used for or reflecting communications or discussions between ministers of the Crown on matters relating to the making of government decisions or the formulation of government policy;

 

(e) a record the purpose of which is to brief Ministers of the Crown in relation to matters that are brought before, or are proposed to be brought before, Council or that are the subject of communications or discussions referred to in paragraph (d); and

 

(f) draft legislation.

 

Definition of “Council”

 (3) For the purposes of subsection (2), “Council” means the Queen’s Privy Council for Canada, committees of the Queen’s Privy Council for Canada, Cabinet and committees of Cabinet.

 

Exception

 (4) Subsection (1) does not apply in respect of

 

(a) a confidence of the Queen’s Privy Council for Canada that has been in existence for more than twenty years; or

 

(b) a discussion paper described in paragraph (2)(b)

 

(i) if the decisions to which the discussion paper relates have been made public, or

 

(ii) where the decisions have not been made public, if four years have passed since the decisions were made.

 

 

Malgré la sensibilité de Mme Divoky à l’égard de ces dispositions, elle a néanmoins inclus une copie expurgée de la note d’information dans la production de documents du défendeur en vertu de l’article 318 des Règles. Dans l’attestation délivrée en vertu de l’article 318 des Règles du défendeur, le chef de cabinet du ministre, Alastair Mullin, a attesté que la production complète des copies des documents avait été faite, à l’exception de ce qui suit :

[traduction]

 

[…] les catégories de documents suivants que Sa Majesté la Reine s’oppose à transmettre :

 

-                tous les documents ou parties de ceux‑ci qui constituent des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada au sens de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada. Une attestation à l’égard de tels documents sera délivrée en application du paragraphe 39(1) de la Loi;

 

-                tous les documents ou parties de ceux‑ci qui sont assujettis au secret professionnel de l’avocat;

 

-                tous les documents fournis à titre confidentiel par des tiers.

 

 

[6]               Dans l’annexe accompagnant l’attestation délivrée sous le régime de l’article 318, on trouve la description suivante de la note d’information :

[traduction]

Note d’information à l’intention du ministre

-           Des parties du document ont été expurgées, car elles constituaient des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine. La défenderesse, Sa Majesté la Reine du chef du Canada, s’oppose à la transmission de ces parties du document no 1, car elle fait valoir qu’elles peuvent constituer des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada au sens de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada. Une attestation à l’égard de tels documents sera délivrée en application du paragraphe 39(1) de la Loi.

-           Des parties qui sont assujetties au secret professionnel de l’avocat ont été expurgées.

 

[7]               Les deux autres documents à l’égard desquels le ministre a demandé une protection étaient également dûment indiqués dans l’annexe mentionnée ci-dessus, mais aucun d’eux n’a été produit en tout ou en partie au motif qu’il s’agissait de renseignements confidentiels du Cabinet.

 

[8]               À un certain moment entre la divulgation des documents du ministre au moyen d’une lettre en date du 9 décembre 2005 et le 22 décembre 2005, Mme Divoky a décidé que la note d’information expurgée n’aurait pas dû être divulguée. Son affidavit offre l’explication suivante quant à ce qui s’est produit :

[traduction]

 

5.         Au moyen d’une lettre en date du 9 décembre 2005 (reçue par la Cour le 12 décembre 2005), j’ai fourni aux demandeurs et au défendeur, l’Administration portuaire de Prince Rupert, une copie certifiée des documents demandés au ministre de la Diversification de l’économie de l’Ouest canadien. Dans ma lettre de présentation, j’ai indiqué que les documents ou parties de ceux‑ci qui constituent des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine en application de l’article 39 de la LPC ne seraient pas divulgués. Le premier document énuméré à l’annexe à l’attestation délivrée en vertu de l’article 318 était la « note d’information » en date du 22 septembre 2005. Ci‑joint, à la pièce « B », figure une copie de la lettre de présentation du 9 décembre 2005, le certificat en application de l’article 318 des Règles et l’annexe I à l’attestation délivrée en vertu de l’article 318 des Règles.

 

6.         J’ai découvert par la suite que la note d’information en date du 22 septembre 2005 n’aurait pas dû être incluse dans le dossier certifié, car elle n’avait pas fait l’objet d’un processus d’examen qui aurait permis au greffier du Conseil privé de décider si ce document constituait des renseignements confidentiels en application du paragraphe 39(1) de la LPC.

 

7.         La divulgation par inadvertance a eu lieu, car, dans ma tentative de respecter les échéanciers serrés imposés par les Règles des Cours fédérales relativement à une réponse aux demandes en vertu de l’article 317 des Règles, j’ai omis de confirmer auprès du bureau du Conseil privé s’il avait tiré une conclusion à savoir si la note d’information du 22 septembre 2005 constituait des renseignements confidentiels du Cabinet. Lorsque des représentants du bureau du Conseil privé m’ont informée que la divulgation de la note d’information, même expurgée, n’aurait pas dû se produire, j’ai écrit immédiatement au greffe de la Cour et aux avocats des autres parties pour leur demander de retourner la note d’information. Vous trouverez ci‑joint à la pièce « C » une copie de ma lettre en date du 22 décembre 2005.

 

[9]               Mme Divoky a cherché à récupérer la note d’information de manière informelle en écrivant à l’avocat des demandeurs, mais cette demande a été rejetée. Le 24 février 2006, le greffier du Conseil privé de la Reine et le secrétaire du cabinet, Alex Himelfarb, a présenté une demande selon laquelle la note d’information dans son intégralité constituait des renseignements confidentiels du Cabinet et a délivré une attestation en ce sens en application du paragraphe 39(1) de la Loi sur la preuve au Canada. L’attestation délivrée par le greffier en vertu de l’article 39 revendiquait une protection similaire à l’égard de deux autres documents qui avaient été désignés auparavant par l’avocate du ministre comme des renseignements confidentiels du cabinet, mais qui n’avaient pas été produits.

 

[10]           C’est sur la force de l’attestation délivrée par M. Himelfarb que la présente requête est présentée pour demander la récupération de la note d’information par ordonnance de la Cour.

 

[11]           La présente requête soulève deux questions à trancher. Dans un premier temps, je dois décider si la divulgation de la note d’information décrite plus tôt peut justement être décrite comme ayant été commise par inadvertance et, dans un deuxième temps, si elle peut être réglée ou corrigée par la délivrance ex post facto de l’attestation délivrée en vertu de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada.

 

[12]           Le but, la portée et le processus relatifs à la protection des documents contre la divulgation en vertu de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada ont été abordés de manière exhaustive par la Cour suprême du Canada dans Babcock c. Canada (Procureur général) [2002] 3 R.C.S. 3, [2002] A.C.S. no 58, 2002 CSC 57 (C.S.C.).

 

[13]           Les faits sous‑jacents à l’arrêt Babcock, précité, ne sont pas différents des faits en l’espèce. Dans Babcock, la Couronne fédérale, en qualité de défenderesse, a demandé une protection à l’égard d’un certain nombre de documents en application de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, même si certains de ces documents avaient déjà été produits dans sa liste de documents. En ce qui concerne ces documents, la Couronne a fait valoir que l’attestation délivrée en vertu de l’article 39 par le greffier à l’égard de ces documents s’appliquait rétroactivement.

 

[14]           Dans une décision unanime de la Cour (la juge L’Heureux-Dubé exprimant son désaccord à l’égard d’une question, mais étant en accord avec l’issue, la juge en chef McLachlin a observé que l’unique objet de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada vise à empêcher la divulgation des renseignements confidentiels du Cabinet. Elle a également fait observer que la justification historique pour le maintien de la confidentialité des communications du Cabinet était d’encourager un discours sans entraves et candide non influencé par des préoccupations que ce qui a été dit puisse se retrouver dans le domaine public. Cet objet est également maintenu par le serment du secret prêté par les ministres concernés.

 

[15]           Même si la Cour a expressément refusé d’aborder la question de la divulgation par inadvertance d’un document confidentiel du Cabinet, elle a soutenu que lorsque la Couronne avait délibérément divulgué des renseignements confidentiels du Cabinet, elle a perdu son droit d’invoquer l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada. Ce point est présenté de façon répétée tout au long de la décision de la juge en chef, comme on peut le constater dans les passages suivants (non souligné dans l’original) :

26        Une quatrième condition essentielle à la validité de l’attestation tient au fait que l’art. 39 s’applique à la divulgation des documents. Lorsqu’un document a déjà été divulgué, l’art. 39 cesse de s’y appliquer. Il n’est alors plus nécessaire d’en demander la production, compte tenu de sa divulgation antérieure. Lorsque l’art. 39 ne s’applique pas, il se pourrait que le gouvernement puisse faire valoir d’autres motifs justifiant la protection contre toute nouvelle divulgation en s’appuyant sur la common law : Duncan c. Cammell, Laird & Co., [1942] A.C. 624 (H.L.), p. 630; Leeds c. Alberta (Minister of the Environment) (1990), 69 D.L.R. (4th) 681 (B.R. Alb.); Sankey c. Whitlam (1978), 142 C.L.R. 1 (H.C. Austr.), p. 45. Cette question ne se pose toutefois pas dans le cadre du présent pourvoi. De même, l’instance ne soulève pas la question de la divulgation accidentelle, car la Couronne a divulgué certains documents délibérément au cours de l’instance.

 

27        Ces principes m’amènent à conclure que, règle générale, l’attestation est valide si : (1) elle émane du greffier ou d’un ministre; (2) elle vise des renseignements décrits au par. 39(2); (3) elle est délivrée dans l’exercice de bonne foi d’un pouvoir délégué; (4) elle vise à empêcher la divulgation de renseignements demeurés jusque‑là confidentiels.

 

[…]

 

29        Quant au délai imparti pour la délivrance de l’attestation, les seules limites sont celles fixées au par. 39(4). Sous réserve de ces limites, il semble que les renseignements qui relèvent du par. 39(2) peuvent faire l’objet d’une attestation longtemps après la date à laquelle remonte leur existence ou celle à laquelle le Cabinet en a pris connaissance. Par ailleurs, comme nous l’avons vu, si les renseignements ont déjà été divulgués, l’art. 39 ne s’y applique plus, car son seul but est d’en empêcher la divulgation.

 

[…]

 

32        […] Si une attestation n’est pas délivrée régulièrement et que les documents soient communiqués, la Couronne ne peut se prévaloir de la protection prévue par l’art. 39. Toutefois, en communiquant certains documents, la Couronne n’a pas renoncé à son droit d’invoquer l’art. 39 relativement à d’autres documents.

 

33        On a soutenu qu’à moins de reconnaître le large pouvoir de renonciation envisagé par les juges majoritaires de la Cour d’appel, les parties qui s’opposent à la Couronne dans un litige se trouveront dans la situation intenable de ne pouvoir compter sur la production des documents par la Couronne, peu importe l’importance de ces documents pour l’établissement de leur thèse ou le retard avec lequel la Couronne invoque son immunité. Cette préoccupation est atténuée par le fait que le par. 39(1) ne peut s’appliquer rétroactivement à des documents déjà produits dans le cadre d’un litige; il ne s’applique que lorsqu’une partie désire obtenir la divulgation forcée de documents.

 

[…]

 

35        L’article 39 protège les « renseignements » en empêchant leur divulgation. Il se peut que certains renseignements touchant un sujet particulier aient été divulgués, alors que d’autres touchant le même sujet ne l’ont pas été. Le libellé du par. 39(1) ne permet pas d’affirmer que la divulgation de certains renseignements empêche d’autres renseignements non divulgués de bénéficier de la protection de l’art. 39. Si les renseignements connexes ont été divulgués dans d’autres documents, l’art. 39 ne s’applique pas et les documents contenant les renseignements doivent être produits. Si les renseignements connexes sont inclus dans des documents qui ont à juste titre fait l’objet d’une attestation par application de l’art. 39, le gouvernement n’est pas tenu de les divulguer.

 

[…]

 

47                Comme nous l’avons vu, l’art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada ne s’applique pas aux documents gouvernementaux déjà divulgués. Il ne s’applique pas non plus aux cinq documents visés par l’attestation qui étaient en la possession des demandeurs ou sous leur contrôle. Ces documents ont été divulgués par le gouvernement dans le contexte d’un litige. Par conséquent, les dispositions de l’art. 39 concernant la divulgation ne s’appliquent pas et ces documents doivent être produits.

 

 

[16]           Même si elle est antérieure à la décision dans l’arrêt Babcock, précité, la décision de la Cour d’appel fédérale dans Best Cleaners and Contractors Ltd. c La Reine [1985] 2 C.F. 293 (C.A.F.) (QL) continue d’offrir une certaine orientation pour l’application de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada lorsque, dans le contexte d’un litige, la Couronne divulgue des renseignements confidentiels du Cabinet à la partie adverse, mais cherche ultérieurement à revenir sur cette position. Dans cette décision, la Cour a souligné qu’elle n’avait pas affaire à des renseignements qui avaient été divulgués de manière inadéquate ou illicitement, mais, plutôt, de « de renseignements dont on aurait pu, et peut-être même dû, préserver la confidentialité » entre les parties au litige (voir la page 12). En concluant que la Couronne ne pouvait pas invoquer cette disposition de la Loi sur la preuve au Canada (le paragraphe 36.3(1) à l’époque) pour empêcher l’utilisation des documents divulgués précédemment, le juge Mahoney a formulé l’observation à la page 13 :

            C’est faire preuve de beaucoup d’irréalisme que de prétendre que le dépôt d’un certificat a pour effet d’effacer la production de renseignements déjà légalement divulgués à la partie adverse dans une procédure judiciaire. Tous ceux qui possèdent un intérêt légitime dans ces renseignements les ont en mains sauf la Cour. Le fait de préserver la confidentialité de ces renseignements uniquement vis‑à‑vis de la Cour, dans un tel cas, sous-entend l’intention du Parlement d’autoriser le dépôt d’un certificat en vue de faire obstruction à l’administration de la justice et ce, sans aucun motif légitime apparent. Le Parlement n’a pas exprimé une telle intention et la lui prêter est tout simplement choquant.

 

            À mon avis, le certificat produit dans le cadre de la présente action ne fait pas obstacle à la recevabilité en preuve des documents (a), (b), (c) ou (d) ni à la recevabilité de documents précisés dans le certificat si ils ont dans les faits été produits à l’interrogatoire au préalable, ni à la recevabilité de l’interrogatoire au préalable traitant de ces documents recevables.

 

[17]           Plus récemment dans Pelletier c Canada (Procureur général) (C.A.F.) [2005] 3 C.F. 317, [2005] A.C.F. no 569, 2005 CAF 118 (C.A.F.), la Cour d’appel fédérale a examiné la question de la divulgation de renseignements confidentiels du Cabinet où le document en question a été divulgué par erreur à M. Pelletier. Dans cette espèce, l’affidavit à l’appui établissait clairement que la divulgation avait été commise par inadvertance et la Cour n’a pas hésité à confirmer l’application ex post facto de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada. Ce faisant, toutefois, la Cour a confirmé sa conclusion antérieure dans Best Cleaners, précitée, dans le passage suivant au paragraphe 29 :

[29]      Avec respect, nous ne croyons pas que cette décision soit d’un grand secours en l’espèce puisque nous ne sommes pas en présence d’un document légalement divulgué dans une procédure judiciaire, mais plutôt en présence d’un document divulgué par erreur, en dehors du contexte d’une procédure judiciaire, même s’il a fini par aboutir dans une procédure judiciaire visant à en déterminer le caractère confidentiel ou non.

 

[18]           Dans la mesure où les décisions précitées peuvent être conciliées, j’y suis bien entendu lié.

 

[19]           Parce que la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Babcock, précité, n’a pas traité du problème de divulgation par inadvertance des renseignements confidentiels du Cabinet, la décision Pelletier, précitée, a force obligatoire sur ce point. À mon avis, Babcock et Best Cleaners sont tout à fait cohérents dans leur traitement des divulgations délibérées des renseignements confidentiels du Cabinet faites dans le contexte d’un litige en cours. Dans ces affaires, la Couronne ne peut pas invoquer l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, car elle n’a pas établi l’une des exigences essentielles aux fins d’une attestation valide – qu’une divulgation calculée n’a pas déjà eu lieu (voir le paragraphe 26 dans Babcock).

 

[20]           Cela m’amène à la question de la qualification appropriée de ce qui s’est passé en l’espèce : la décision d’expurger et de divulguer la note d’information était-elle une erreur commise par inadvertance commise par l’avocate de la Couronne, car, si tel était le cas, ce document peut toujours être protégé par une attestation subséquente délivrée en vertu de l’article 39.

 

[21]           Pour répondre à cette question, il est essentiel d’examiner ce que Mme Divoky a affirmé dans son affidavit à propos de la divulgation de la note d’information et, aussi, ce qu’elle n’a pas dit.

 

[22]           Nous savons d’après ce qui a été fait que Mme Divoky, en sa qualité d’avocate de la Couronne, a examiné la question relative aux renseignements confidentiels du Cabinet et l’application de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, car elle mentionnait les deux dans sa lettre à la Cour et dans son annexe accompagnant la divulgation des documents en vertu de l’article 318 des Règles. Même si nous ignorons qui a expurgé la note d’information, cela a été justifié par la nécessité de protéger les renseignements confidentiels du Cabinet. La production des deux autres documents a été expressément retenue contre la production pour le même motif.

 

[23]           Il est également manifeste que le chef de cabinet du ministre était au fait de la décision de divulguer la note d’information expurgée, car il a signé l’attestation délivrée en vertu de l’article 318 des Règles à laquelle l’annexe était jointe.

 

[24]           L’affidavit de Mme Divoky décrivait ce qui s’est produit comme étant [traduction] « par inadvertance », car elle a [traduction] « a omis de confirmer auprès du bureau du Conseil privé à savoir si le greffier du Conseil privé avait tiré une conclusion à savoir si la note d’information en date du 22 septembre 2005 constituait des renseignements confidentiels du Cabinet » (voir le paragraphe 7). Il est possible que cela ait constitué une erreur dans le processus, mais elle n’appuie pas une qualification de la décision de divulguer la note d’information comme ayant été par inadvertance.

 

[25]           Soit dit en passant, le défaut du greffier de suivre un processus d’examen interne peut ne pas suffire à excuser ce qui s’est produit, car le greffier n’est pas la seule partie qui est autorisée à invoquer l’article 39. En l’espèce, le chef de cabinet du ministre a signé l’attestation délivrée en vertu de l’article 318 des Règles, et il est très possible qu’il ait joui du pouvoir du ministre pour ce faire, mais l’affidavit Divoky reste muet sur ce point. Cela pourrait être important, car l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada confère à tout ministre le pouvoir équivalent dont jouit le greffier du Conseil privé. Par conséquent, il est intéressant que la lettre en date du 22 décembre 2005 de Mme Divoky visant à récupérer la note d’information mention le pouvoir du ministre et du greffier, mais ne mentionne ensuite que le défaut de faire intervenir à bon droit le greffier comme le motif pour demander le retour du document.

 

[26]           Une décision délibérée d’expurger et de divulguer la note d’information ne peut pas être décrite comme ayant été par inadvertance. Manifestement, l’avocate de la Couronne a examiné ce qu’elle faisait et comprenait que la note d’information pouvait vraisemblablement être protégée contre la divulgation. Le chef de cabinet du ministre et elle semble avoir participé à la prise d’une décision très délibérée et retenir deux documents en tant que renseignements confidentiels du Cabinet et d’expurger la note d’information afin d’éliminer certaines références qui étaient considérées comme confidentielles. S’il y a eu une inadvertance quelconque, cela n’a pas été le fait de prendre la décision de divulguer la note d’information, mais uniquement le fait de ne pas mener jusqu’à sa conclusion une certaine forme de processus d’examen interne, et même ce point n’est pas abordé clairement et sans équivoque dans l’affidavit de Mme Divoky.

 

[27]           Compte tenu de l’importance accordée à cette question avant la divulgation dans l’arrêt Babcock, précité, je ne crois pas que la décision prise en l’espèce puisse être incluse de manière appropriée dans l’exception relative à l’« inadvertance » reconnue par la Cour d’appel fédérale dans Pelletier, précitée. Au lieu de cela, la décision prise en l’espèce de divulguer la note d’information me semble cadrer parfaitement dans la conclusion dans Best Cleaners, précitée, en tant que document légalement divulgué dans une procédure judiciaire par une avocate jouissant du pouvoir apparent de le faire. Il ne s’agit pas du type de divulgation d’un document protégé qui survient occasionnellement en raison d’une erreur pure et simple. Je reconnais que d’autres considérations peuvent également s’appliquer lorsqu’un document confidentiel illégalement divulgué ou publié à tort dans le domaine public (p. ex. le maintien de l’intégrité du processus judiciaire), comme il était le cas dans Bruyere c. Sa Majesté la Reine, [2004] A.C.S. no 2194 (C.F.).

 

[28]           Les parties au litige doivent savoir qu’ils peuvent se fier à l’efficacité des décisions et actions délibérées prises par l’avocat dans le déroulement d’une affaire. S’il en était autrement, un litige deviendrait essentiellement impossible à gérer, les parties revenant fréquemment sur les positions adoptées par leur avocat, ou chaque partie exigeant la vérification du pouvoir pour chacune des étapes prise par l’autre.

 

[29]           Je ne vois aucune raison pour laquelle la Couronne ou son avocat devrait être placé dans une certaine position leur conférant un avantage juridique par rapport à toute autre avocate qui se voit confier la gestion de l’affaire de son client et où une certaine forme de processus d’autorisation des étapes procédurales par le client n’a apparemment pas été suivie. Ces types de décisions éclairées par un avocat lient presque toujours le client jusqu’à une décision non autorisée de compromettre la défense d’un client, inclusivement.

 

[30]           Il n’y a rien dans l’application ou la reconnaissance d’une décision comme celle prise en l’espèce par Mme Divoky qui minerait l’intégrité du processus judiciaire ou qui justifierait une dérogation du rapport dans Babcock, précité, voulant qu’une fois que la divulgation a été faite ne puisse pas être annulée par un recours à l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada. Comme on l’a souligné dans l’arrêt Babcock, précité, le ministre pourrait avoir d’autres options pour tenter d’exclure la note d’information de la preuve à l’audience, mais l’article 39 n’est plus une de ces options.

 

[31]           Par conséquent, la présente requête est rejetée avec dépens payables aux demandeurs.

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente requête est rejetée avec dépens payables aux demandeurs.

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1890-05

 

INTITULÉ :                                       GARRY REECE ET AL c SA MAJESTÉ LA REINE ET AL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 9 mai 2006

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 5 juin 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Christopher Rupar                                                               pour le défendeur

                                                                                                (partie requérante)

 

Me Maegen M. Giltrow                                                 pour le demandeur

(partie défenderesse)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John Sims, cr                                                                            pour le défendeur

Procureur général du Canada                                                    (Couronne)

 

Clark Wilson LLP                                                                    pour le défendeur

Vancouver (Colombie‑Britannique)                                           (Administration portuaire de      Prince Rupert)

 

Ratcliff and Company   LLP                                                     pour le demandeur

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.