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Date : 20210210


Dossier : T-696-19

Référence : 2021 CF 134

Ottawa (Ontario), le 10 février 2021

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

JUSTIN GERMA

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Justin Germa, est un détenu dans une institution fédérale. Il désire obtenir le contrôle judiciaire d’une décision prise le 20 février 2019 par la Commission des libérations conditionnelles du Canada (la « Commission »), un organisme continué en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LC 1992, ch 20). La décision dont contrôle judiciaire est demandé est celle de la Section d’appel de la Commission, qui agissait en appel d’une décision rendue en première instance (16 octobre 2018). Celle-ci avait révoqué la libération d’office du demandeur. La Section d’appel confirmait cette décision parce que le demandeur n’avait pas invoqué des raisons justifiant une intervention. La décision du 16 octobre 2018 fournit un certain contexte qui peut avoir son intérêt pour mieux comprendre l’état de la situation.

I. Les faits

[2] Il ne semble pas faire de doute que le demandeur est autochtone. De fait, les deux niveaux de la Commission y font référence. Mais il n’est pas disputé non plus que le demandeur n’a appris qu’il était autochtone uniquement en 2016, alors qu’il purgeait une peine d’emprisonnement dans un pénitencier et qu’il y a rencontré son père naturel.

[3] Il n’est pas nécessaire d’évoquer davantage les événements qui ont mené à la révocation de la libération d’office. Qu’il suffise de dire que le demandeur, qui est maintenant dans la quarantaine (il est né le 9 mai 1977) en est à sa quatrième sentence dans un pénitencier, purgeant une peine de 12 ans et quatre mois se terminant en août 2021. Il avait aussi de nombreuses condamnations alors qu’il était un jeune contrevenant. Le demandeur allègue que la Commission n’avait pas adéquatement considéré son statut d’autochtone; elle aurait aussi utilisé des outils actuariels de façon inappropriée dans le cadre d’une évaluation psychologique, ce qui serait contraire aux enseignements de l’arrêt Ewert c Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 RCS 165.

II. Les décisions

[4] Le demandeur a reproduit à son mémoire les paragraphes tirés de la décision en première instance comme étant pertinents au débat selon son point de vue. D’abord, les paragraphes relatifs à ce que la Commission a désigné comme les circonstances particulières des contrevenants autochtones :

The Board also took into account the particular circumstances of aboriginal offenders, historical and systemic factors.

[traduction]

La Commission a également tenu compte des circonstances particulières des contrevenants autochtones, notamment des facteurs historiques et systémiques.

(Décision de la Commission, p. 2/7)

[…]

Your file indicates that, in 2016, after reconnecting with your biological father who was incarcerated in the same institution as you, you found out that you have Aboriginal roots. As you had been separated from him at a very young age, you were not aware of your family history. Therefore, it seems that you are fourth-generation MicMac. According to your caseworkers. you [sic] never lived in an urban community or a reserve and were also not raised as an Aboriginal. You were not impacted by the residential school system nor the sixties Aboriginal scoop.

According to information on file, during your last incarceration, you participated in ceremonies and circles in the brotherhood. However, after a couple of participation [sic] you told the Native Elder that you felt that you were not connected to the culture and had no interest in pursuing your involvement. You were not involved in a healing plan.

[traduction]

[…]

Il est indiqué dans votre dossier que c’est en 2016 que vous avez appris que vous aviez des racines autochtones, après avoir repris contact avec votre père biologique qui était incarcéré dans le même établissement que vous. Comme vous étiez très jeune lorsque vous avez été séparé de votre père, vous ne connaissiez pas votre histoire familiale. Il semble donc que vous soyez Mi’kmaq de quatrième génération. Selon vos travailleurs sociaux, vous n’avez jamais vécu dans une communauté urbaine ou une réserve, et vous n’avez pas été élevé non plus dans la culture autochtone. Vous n’avez pas fait l’expérience des pensionnats indiens et n’avez pas été touché par la rafle des années 1960 visant les enfants autochtones.

Selon les renseignements inscrits à votre dossier, lors de votre dernière incarcération, vous avez participé à des cérémonies et à des cercles de la fraternité autochtone. Cependant, après quelques participations, vous avez dit à l’aîné autochtone que vous ne vous sentiez pas lié à cette culture et que vous ne souhaitiez plus poursuivre votre participation. Vous n’avez pas suivi de plan de guérison.

(Décision de la Commission, p. 3/7)

[…]

In its decision, the Board has taken into account that after reconnecting with your biological father in the institution in 2016, you learned that you were an aboriginal. You never lived in an urban community or a reserve. You were not impacted by the residential school system or 60s aboriginal scoop. You were initially involved in various cultural activities in the penitentiary, before deciding that you did not feel connected with that culture and reduced your cultural activities. You have never participated in the healing plan.

[traduction]

[…]

Dans sa décision, la Commission a tenu compte du fait que vous avez appris que vous étiez autochtone en 2016, après avoir repris contact avec votre père biologique au pénitencier. Vous n’avez jamais vécu dans une communauté urbaine ou une réserve. Vous n’avez pas fait l’expérience des pensionnats indiens et n’avez pas été touché par la rafle des années 1960 visant les enfants autochtones. Vous avez au départ participé à diverses activités culturelles au pénitencier, mais vous avez ensuite réduit vos activités culturelles après avoir constaté que vous ne ressentiez pas de lien avec cette culture. Vous n’avez jamais participé au plan de guérison.

(Décision de la Commission, p. 7/7)

Quant aux « outils actuariels », le demandeur relève le paragraphe suivant :

The Statistical Information on Recidivism (SIR) for your case suggests that one out of every three offenders with similar characteristics as yours will not commit an indictable offence within three years of release. The risk for public safety is considered high.

[traduction]

Selon l’échelle d’information statistique sur la récidive (ISR), un contrevenant sur trois présentant des caractéristiques comparables aux vôtres ne commettra pas d’infraction punissable par mise en accusation au cours des trois années suivant sa libération. Le risque pour la sécurité publique est considéré comme élevé.

(Décision de la Commission, pp. 3-4/7)

Quant à la Section d’appel, le paragraphe de sa décision qui a été relevé par le demandeur est celui-ci :

The Appeal Division finds that the Board demonstrated that it was aware of its obligation in your case as described in Twins v. The Attorney General of Canada 2016 FC 537 (Twins), in B.. [sic] v. Gladue, [1999] 1 SCR 688 (Gladue), and in Board policy, to consider the systemic and background factors which may have played a part in bringing you in interaction with the criminal justice system. in [sic] your case, the Appeal Division finds that the Board's decision demonstrates that it had weighed and considered that in 2016, after reconnecting with your biological father who was incarcerated in the same institution as you, you found out that you have Aboriginal roots. As you had been separated from him at a very young age, you were not aware of your family history. The Boad [sic] noted that you are fourth-generation MicMac. According to your caseworkers, you never lived in an urban community or a reserve and were not raised as an Aboriginal. You were not impacted by the residential school system nor the sixties Aboriginal scoop. The Board also considered that according to information on file, during your last incarceration, you participated in ceremonies and circles in the brotherhood. However, after a couple of activities, you told the Native Elder that you felt that you were not connected to the culture and had no interest in pursuing your involvement, [sic] You were not involved in a healing plan.

[traduction]

La section d’appel juge que la Commission a démontré qu’elle connaissait les obligations qu’elle avait à votre égard, et qui sont décrites dans la décision Twins c (Procureur général), 2016 CF 537 (Twins), dans l’arrêt R. c Gladue, [1999] 1 RCS 688 (Gladue) ainsi que dans la politique de la Commission, à savoir qu’elle doit tenir compte des facteurs systémiques et historiques qui pourraient avoir contribué à vos démêlés avec la justice; plus précisément, la section d’appel conclut que la décision de la Commission montre que cette dernière a tenu compte du fait que vous avez appris que vous aviez des racines autochtones en 2016, après avoir repris contact avec votre père biologique qui était incarcéré dans le même établissement que vous. Comme vous étiez très jeune lorsque vous avez été séparé de votre père, vous ne connaissiez pas votre histoire familiale. La Commission a mentionné que vous êtes Mi’kmaq de quatrième génération. Selon vos travailleurs sociaux, vous n’avez jamais vécu dans une communauté urbaine ou une réserve, et vous n’avez pas été élevé dans la culture autochtone. Vous n’avez pas fait l’expérience des pensionnats indiens et n’avez pas été touché par la rafle des années 1960 visant les enfants autochtones. La Commission a également tenu compte du fait que, selon les renseignements inscrits à votre dossier, vous avez participé à des cérémonies et à des cercles de la fraternité autochtone lors de votre dernière incarcération. Cependant, après quelques participations, vous avez dit à l’aîné autochtone que vous ne sentiez aucun lien avec la culture et que vous ne souhaitiez plus poursuivre votre participation. Vous n’avez pas suivi de plan de guérison.

(Décision de la section d’appel, pp. 3-4/5)

Je note que la Section d’appel n’a pas référé à un outil actuariel. Cela n’est pas étonnant. Les représentations écrites auprès de la Section d’appel n’en parlent pas; cherchant appui sur R c. Gladue, [1999] 1 RCS 688 et R. c Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 RCS 433, deux décisions en matière de sentencing, le demandeur plaide en appel que les origines autochtones font en sorte que « les commissaires se doivent d’orienter leur interprétation des faits au mandat de redressement, qui est de faciliter la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants dans la communauté de manière à protéger la société » (Soumissions offertes au nom de M. Germa à la Section d’appel, pièce R-8, affidavit de J. Germa, 18 juillet 2019, page 4 de 5). Par ailleurs, la Section d’appel a indiqué ceci à la fin de sa décision :

[…] With respect to your ASH [Aboriginal Social History], the Appeal Division finds that it was reasonable for the Board to find that your release plan that did not fit your needs given your criminal history and your current behaviour. With the exception of the community program, you had not identified any culturally specific interventions that could respond to your specific needs as an Aboriginal offender. The Board had recently implemented an alternative to reincarceration when cancelling a suspension with a reprimand, but to no avail as you were unable to modify your conduct in the community. At the conclusion of its analysis, the Appeal Division finds that it was reasonable to conclude that your risk had become undue, and to revoke your statutory release.

[traduction]

[…] À l’égard de vos antécédents sociaux autochtones, la section d’appel conclut qu’il était raisonnable pour la Commission de juger que votre plan de libération conditionnelle ne répondait pas à vos besoins, compte tenu de vos antécédents criminels et de votre comportement actuel. À l’exception du programme communautaire, vous n’avez indiqué aucune intervention propre à la culture qui pourrait satisfaire à vos besoins précis en tant que contrevenant autochtone. La Commission a récemment mis en place une solution de rechange à la réincarcération, qui consiste à annuler une suspension en y ajoutant une réprimande; cette mesure ne peut toutefois pas s’appliquer dans votre cas, car vous avez été incapable de modifier votre conduite dans la communauté. La section d’appel conclut son analyse en jugeant qu’il était raisonnable de conclure que le risque que vous présentez était devenu inacceptable et de révoquer votre libération d’office.

III. Le caractère théorique de la demande de contrôle judiciaire

[5] Le problème qui se pose à M. Germa est que sa situation a changé de façon significative depuis la décision dont il demande le contrôle judiciaire (celle de la Section d’appel du 20 février 2019). De fait, les parties conviennent que la demande de contrôle judiciaire est manifestement théorique.

[6] À la suite de la décision (ou des décisions) dont contrôle judiciaire est demandé, trois décisions de la Commission ont été rendues dans le cas de M. Germa. Le 4 octobre 2019, une demande de semi-liberté et de libération conditionnelle totale a été rejetée. La décision réfère à des incidents, y inclus des infractions disciplinaires, ayant requis des interventions. Le 21 janvier 2020, la Section d’appel confirmait la décision du 4 octobre 2019. Enfin, une troisième décision intervenait le 29 juillet 2020, fixant certaines conditions à la libération d’office. La remise en liberté a donc eu lieu en août dernier.

[7] L’avocate du demandeur a avisé la Cour que la situation du demandeur a encore changé récemment. Lors de l’audition du 17 décembre 2020, où la Cour a requis des parties des notes supplémentaires sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour d’entendre la demande de contrôle judiciaire malgré son caractère théorique, le demandeur bénéficiait de la libération d’office. Depuis lors, celle-ci a encore été suspendue. On ne nous a pas informés des raisons pour lesquelles le demandeur a vu sa libération d’office lui être retirée. Il doit être entendu dans les 90 jours de la suspension : la date n’a pas été dévoilée à la Cour.

[8] Je note que dans les trois décisions rendues depuis le 20 février 2019, l’identité autochtone du demandeur a été notée.

IV. La discrétion judiciaire devrait-elle être exercée?

[9] À l’audition du 17 décembre dernier, il est apparu à la Cour que la question du caractère théorique se soulevait de manière telle qu’il fallait entendre les parties sur ce qu’elles pensaient pouvoir réaliser avec une telle demande de contrôle judiciaire. D’une part, la situation du demandeur est plutôt unique en ce qu’il a appris qu’il avait l’identité autochtone alors qu’il était dans la trentaine avancée. D’autre part, les faits qui donnaient ouverture à sa demande de contrôle judiciaire ont changé de façon significative. La question se pose alors de déterminer le remède qui pourrait être demandé. Dit autrement, le demandeur cherche-t-il à transformer son contrôle judiciaire en une forme de renvoi sur la façon de traiter les autochtones dans le cadre du système relatif à la libération conditionnelle de détenus? S’il s’agit d’une forme de renvoi, faudrait-il le considérer malgré que la situation de ce demandeur apparaisse comme unique? Serait-ce approprié de procéder à un tel renvoi dans les circonstances, sans avoir un dossier factuel complet?

[10] À mon avis, la discrétion résiduaire de la Cour d’entendre la demande de contrôle judiciaire malgré qu’elle soit théorique ne devrait pas être exercée dans ce cas d’espèce.

[11] L’arrêt de principe en la matière est bien sûr Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski]. Une affaire devient théorique lorsque la décision à être rendue ne peut plus avoir d’effet pratique sur les droits des parties parce que, par exemple, des événements sont survenus de sorte qu’il n’existe plus de litige actuel (« live controversy ») :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal puisse refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l’introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique générale s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J’examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

(Borowski, p. 353)

[Je souligne.]

[12] Depuis la décision dont contrôle judiciaire est demandé, en février 2019, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts. Le litige actuel qui pouvait exister alors, en fonction du dossier qui était devant la Cour, n’est plus; le substratum du litige n’existe plus. De fait, la question est devenue abstraite et le litige ne peut mener à une décision qui le règle. Comme indiqué plus haut, les parties sont d’accord que le présent litige est devenu théorique.

[13] Je m’empresse d’ajouter que le temps qui a été pris pour que cette affaire aboutisse n’est pas que fonction de la pandémie qui sévit. Des prorogations de délai ont été requises et obtenues au nom du demandeur à diverses étapes du processus. Ce n’est donc que le 3 février 2020 que le dossier du demandeur a été déposé à la Cour. Les décisions subséquentes de la Commission du 4 octobre 2019 et 21 janvier 2020 avaient déjà été rendues, si bien que le demandeur concédait déjà en février 2020 que son recours était devenu théorique. Ce caractère théorique n’a fait que s’amplifier au cours de 2020.

[14] Une cour peut cependant choisir d’entendre un litige devenu théorique si « [elle] estime que les circonstances le justifient » (Borowski, p. 353). La Cour suprême dégage trois critères pour appliquer cette discrétion de façon judiciaire :

  • a) Le débat contradictoire demeure-t-il?

  • b) Qu’en est-il de l’économie des ressources judiciaires?

  • c) Quelle est la fonction véritable de la cour dans l’élaboration du droit?

Il convient de noter que la Cour suprême considère elle-même les critères comme étant une « généralisation convaincante parce qu’une liste exhaustive aurait comme conséquence d’entraver indûment, pour l’avenir, le pouvoir discrétionnaire de la Cour » (Borowski, p. 359).

A. Arguments du demandeur

[15] D’entrée de jeu, le demandeur dit vouloir obtenir le contrôle judiciaire de deux décisions, celle du 16 octobre 2018 et celle du 20 février 2019. Quoiqu’il puisse être douteux que cela puisse être (règle 302 Règles des Cours fédérales, DORS/98-106; Canada (Agence des services frontaliers) c C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, [2011] 2 RCF 332), cette question n’a pas vraiment d’incidence sur la décision d’appliquer le pouvoir discrétionnaire outre que de se demander en quoi consisterait le remède en l’espèce : l’appel ne traitait que de l’identité autochtone alors que la décision du 16 octobre touchait aussi à des outils actuariels auxquels la première instance aurait référé de façon déraisonnable. Il n’est donc pas certain du tout que la question de l’utilisation des outils actuariels, qui était à peine effleurée dans la décision du 16 octobre 2018, soit validement devant la Cour puisque cette question n’était pas soulevée dans les soumissions écrites présentées à la Section d’appel qui n’en aura pas traité dans sa décision.

[16] Le demandeur présente trois arguments. D’abord, il prétend « aux effets accessoires » d’une décision que la Cour rendrait, puisque l’action est maintenant théorique, sur des décisions à venir de la Commission dans le dossier de M. Germa qui lui aura évolué. On ne sait trop pourquoi. Il argumente aussi que l’économie des ressources judiciaires le favorise puisqu’il y a un risque qu’une telle situation se reproduise. Finalement, M. Germa argumente que les questions en litige sont importantes, ce qui justifierait que l’affaire soit entendue parce que, dit-il, ces questions vont au-delà de son cas particulier. Le demandeur n’explique pas en quoi les considérations – outre l’économie des ressources judiciaires – répondent aux critères dégagés dans Borowski.

B. Arguments du défendeur

[17] Le défendeur se sera attaché de plus près aux trois critères. Essentiellement, il considère que le demandeur est à la recherche d’une forme de renvoi alors même que la décision attaquée n’a plus aucun effet entre les parties. Tout débat contradictoire entre les parties a pris fin. En effet, il s’agit d’un contrôle judiciaire d’une décision particulière relative à des circonstances particulières qui n’existent plus vu l’évolution du dossier. On ne tranche pas un débat judiciaire dans le vide.

[18] Les ressources judiciaires seraient mieux utilisées lorsqu’une décision pourra avoir des effets réels : la question soulevée en l’espèce risque d’ailleurs fort d’être soulevée. Le défendeur dit « qu’il serait mal avisé d’allouer des ressources supplémentaires à une question théorique, alors même que d’autres dossiers permettraient d’y répondre de façon plus efficace, en conformité avec la fonction juridictionnelle de la Cour » (Représentations du défendeur, para 25).

[19] Cela amène le défendeur à traiter de la fonction juridictionnelle. Il argumente que le rôle d’une cour de révision est de contrôler la légalité d’une décision administrative. Il est hasardeux de spéculer sur les raisons qui pourraient être offertes par la Commission dans des décisions à venir.

C. Discussion

[20] Je n’ai pas été convaincu par le demandeur que la discrétion judiciaire devrait être accordée en sa faveur.

[21] Alors même que les faits qui avaient donné ouverture à la demande de contrôle judiciaire ont disparu et qu’il n’y a plus de débat à y avoir, le demandeur voudrait malgré tout que sa cause continue. À proprement parler, il n’y a plus de litige à trancher; par ailleurs, on peut penser que les parties seraient intéressées à débattre des questions posées si la Cour devait exercer sa décision en faveur du demandeur. Mais le problème en l’espèce n’est pas tant que l’on ne pourra trouver d’adversaire pour débattre d’une proposition. Il est plutôt que la trame factuelle qui donnait le contexte dans lequel un débat contradictoire pourrait avoir lieu n’existe plus. L’aspect tangible du litige a disparu. Mais cette considération relèverait davantage de la décision devant déterminer s’il continue d’y avoir un litige actuel, ce qui constitue l’étape initiale de l’analyse Borowski. Si on importe dans le premier critère de la deuxième étape (débat contradictoire) ce qui constitue l’élément fondamental de la première étape (litige actuel), on risque de tomber dans un cercle vicieux. Par ailleurs, le critère devient caduc s’il suffit pour y satisfaire de se trouver un adversaire.

[22] Le demandeur n’a pas traité de ce premier critère, se contentant d’espérer qu’une décision dans ce dossier pourrait avoir un impact sur des décisions futures. À mon sens, le défendeur n’a pas complètement tort lorsqu’il souligne que la tentative du demandeur n’est plus d’avoir un débat contradictoire en fonction des faits d’une affaire, mais plutôt de transformer le tout en renvoi devant cette Cour. Il me semble qu’on peut faire une analogie avec les litiges constitutionnels sans fondement factuel. La Cour suprême dans Mackay c Manitoba, [1989] 2 RCS 357 disait que les « décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel. Essayer de le faire banaliserait la Charte et produirait inévitablement des opinions mal motivées » (p. 361). Essentiellement, un contrôle judiciaire n’est pas un renvoi où on est à la recherche de prononcés plus généraux. J’en conclurais donc que, au mieux, le critère est neutre.

[23] La question des ressources judiciaires favorise nettement le défendeur. Le demandeur argue que ce genre de questions reviendra et qu’elles risquent de ne pas être tranchées. On ne sait pas pourquoi. De fait, on pourrait dire la même chose pour tout litige devenu théorique. Si d’autres affaires se présentaient, cela laisse plutôt à penser que la question pourra être abordée là où les faits donneront un contexte et où une décision sera nécessaire pour disposer d’un réel litige. Si, par exemple, le défendeur avait changé les conditions relatives à la libération la veille de l’audition pour éviter un jugement, on pourrait y voir là une raison de traiter du contrôle judiciaire malgré qu’il soit théorique. Mais rien de tel n’existe ici. Le retard à venir devant cette Cour, qui peut avoir fait en sorte que le passage du temps a permis au dossier de changer de teneur, doit être imputé dans une bonne mesure au demandeur lui-même qui aura dû obtenir des prorogations de délai à trois reprises. Dans Borowski, on peut lire à la page 361 :

Le simple fait, cependant, que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l'audition de l'appel s'il est devenu théorique. Il est préférable d'attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu'il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d'être résolu.

[Je souligne.]

L’observation est d’autant plus pertinente en notre espèce qu’on demande à la Cour de se prononcer, presque ex cathedra, en l’absence de faits donnant lieu au litige, une opération qui est souvent périlleuse. On cherche aussi quel remède serait approprié. Cela ressemble bien, à y regarder de plus près, à un renvoi sur l’identité autochtone dans une situation très particulière d’une personne qui en a appris l’existence seulement récemment. Cela aura été relevé dans les deux décisions, mais dans le contexte du danger que pouvait poser le demandeur, contexte qui a changé.

[24] Il est d’ailleurs important de considérer la véritable fonction d’une cour de justice dans l’élaboration du droit, qui constitue le troisième critère dans l’évaluation de l’exercice de la discrétion judiciaire. Plutôt que de discuter directement de ce critère, le demandeur se rabat sur ce qu’il considère être l’importance des questions en litige.

[25] Comme le dit la Cour suprême dans Borowski, « (a)u moment de décider d'exercer le pouvoir discrétionnaire d'entendre une affaire théorique, la Cour doit être consciente de la mesure dans laquelle elle pourrait s'écarter de son rôle traditionnel » (p. 363). Or, le rôle d’une cour de révision est de disposer d’un contrôle judiciaire sur la base du dossier factuel qui lui est présenté selon deux normes de contrôle possibles : celle de la décision raisonnable et celle de la décision correcte. Elle tranche sur la base des faits et du droit qui, le plus souvent, requièrent une norme de décision raisonnable même pour les questions de droit (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, para 25 [Vavilov]). Ici, le demandeur se réclame de la décision correcte prétendant tomber dans l’une des exceptions reconnues dans Vavilov. Ce n’est pas clair du tout qu’il a raison. S’il est nécessaire, en fonction des faits d’une affaire d’interpréter le droit, ce sera dans le contexte des faits d’une affaire qui donnent vie à celle-ci. Cela me semble être particulièrement le cas dans une affaire aux faits très particuliers, peut-être uniques. De chercher des généralisations dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire qui n’existe plus, à proprement parler, ne m’apparaît pas approprié. C’est sur la base d’un dossier étoffé qu’une décision éclairée peut être rendue sur un remède approprié. Ce n’est plus le cas ici.

[26] En l’espèce, ce n’est pas ce que recherche le demandeur. Il veut renvoyer à cette Cour une question théorique qui ne provient pas de faits ayant donné lieu à une décision administrative dans un contexte très particulier, sinon unique. Cela constitue un écart important par rapport au rôle traditionnel joué par une cour de révision.

[27] J’en viens donc à la conclusion qu’il n’y a pas lieu d’exercer la discrétion judiciaire pour entendre la demande de contrôle judiciaire malgré son caractère théorique. L’économie des ressources judiciaires et l’écart entre le rôle traditionnel d’une Cour et ce qui est demandé me font conclure ainsi.


JUGEMENT au dossier T-696-19

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée parce qu’elle est devenue théorique.

  2. Des dépens ne seront pas adjugés.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-696-19

INTITULÉ :

JUSTIN GERMA c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconférence entre ottawa (ontario) et montréal (québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 décembre 2020

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 10 février 2021

COMPARUTIONS :

Me Marie-Claude Lacroix

Pour le demandeur

Me Toni Abi Nasr

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Simao Lacroix

Avocate

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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