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Date : 20021106

Dossier : T-1116-00

Référence neutre : 2002 CFPI 1122

Montréal (Québec), le 6 novembre 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS

                     ACTION RÉELLE ET PERSONNELLE EN MATIÈRE MARITIME

ENTRE :

                                              CHAMPION INTERNATIONAL CORP.

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                                   et

                                                            LE NAVIRE « SABINA » ,

                                                           SES PROPRIÉTAIRES ET

                                    TOUTES AUTRES PERSONNES Y INTÉRESSÉES

                                                                                   et

                                               CARISBROOKE SHIPPING LIMITED

                                                                                                                                                     défendeurs

                                            MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]                 La demanderesse voudrait que les défendeurs, y compris le navire défendeur « Sabina » , soient condamnés solidairement, in rem et in personam, à lui payer la somme de 50 884,39 $US.


FAITS PERTINENTS

[2]                 La demanderesse est une société américaine dont le principal établissement est situé à One Champion Plaza, Stamford, Connecticut, États-Unis.

[3]                 À toutes les dates considérées, la demanderesse était l'expéditeur et le propriétaire à tous égards d'un chargement de pâte de bois en balles [ci-après la cargaison] devant être transporté de Menominee, au Michigan, à Emden, en Allemagne.

[4]                 À toutes les dates considérées, les défendeurs in personam étaient les propriétaires à tous égards du navire défendeur « Sabina » , et Carisbrooke Shipping Limited, de Cowes, Île de Wight, au Royaume-Uni [ci-après Carisbrooke Shipping], l'exploitant intérimaire représentant lesdits propriétaires.

[5]                 Les parties agissaient par l'entremise de leurs courtiers maritimes ou mandataires respectifs, à savoir : Hub Shipping Company Inc., de Cohasset, Massachusetts, États-Unis [ci-après Hub Shipping], pour la demanderesse, et Lewis & Clark Shipping Limited, d'Etobicoke, Ontario, Canada [ci-après Lewis and Clark Shipping], pour les défendeurs.


[6]                 Le 15 juin 2000 ou vers cette date, se fondant sur plusieurs communications échangées par télécopieur, par courrier électronique et par téléphone entre Hub Shipping et Lewis & Clark Shipping, la demanderesse affirme qu'une entente a été conclue sur toutes les modalités essentielles du transport de la cargaison à bord du navire des défendeurs, depuis Menominee jusqu'à Emden, à compter du début de juillet 2000. Les défendeurs sont d'avis qu'il n'y a pas eu d'entente.

[7]                 Carisbrooke Shipping envoyait le 17 juin 2000 un fac-similé daté du 16 juin 2000 à la société Lewis & Clark Shipping, l'informant qu'un meilleur tarif avait été offert aux propriétaires pour un affrètement à temps avec une partie tierce, Kent Line.

[8]                 Les défendeurs ont refusé de signer la note de réservation de fret « Conlinebooking » , dont un document pro forma avait été reçu et accepté par Lewis & Clark Shipping le 15 juin 2000.

[9]                 Par suite de la répudiation de l'accord par les défendeurs, la demanderesse n'a eu d'autre choix que de réserver (ou d'affréter) un navire de remplacement, moyennant un taux de fret plus élevé que ce qui avait été arrêté avec les défendeurs dans l'accord.

[10]            En conséquence, la demanderesse a subi un préjudice évalué à 50 884,39 $US.

[11]            Les défendeurs ont refusé de payer les dommages subis par la demanderesse bien que l'avocat de la demanderesse les eût invités à le faire par mise en demeure en date du 26 juin 2000.


POSITION DE LA DEMANDERESSE

[12]            La demanderesse est d'avis que, même s'il n'y a pas d'accord signé en bonne et due forme, il faut considérer l'ensemble des négociations. Un contrat exécutoire peut exister avant la signature d'un accord en bonne et due forme même s'il reste encore des modalités à négocier.

[13]            La demanderesse affirme aussi qu'il y avait rencontre des volontés sur la plupart des conditions essentielles de l'accord du 15 juin 2000, de telle sorte qu'il existait un contrat entre les parties.

[14]            La demanderesse affirme aussi que la défenderesse Carisbrooke Shipping a agi de mauvaise foi en engageant de nouvelles négociations avec un autre mandataire le 16 juin 2000 et en décidant de conclure une affaire avec cet autre mandataire alors qu'il existait déjà une entente avec la demanderesse.

[15]            Par conséquent, les défendeurs devraient payer les frais engagés par la demanderesse, qui a été contrainte d'affréter un autre navire moyennant un taux de fret plus élevé que ce qui avait été arrêté avec les défendeurs conformément à l'entente du 15 juin 2000.


POSITION DES DÉFENDEURS

[16]            En résumé, les défendeurs disent qu'il n'y avait pas entente. Les négociations avaient duré une semaine entière et les parties s'étaient entendues sur de nombreux éléments, mais deux (2) conditions essentielles étaient encore en suspens. Par conséquent, on ne pouvait conclure qu'il existait entre les parties un accord exécutoire, et les défendeurs avaient donc le droit d'engager des négociations avec un autre mandataire, ce qu'ils ont fait.

[17]            Les défendeurs rappellent aussi à la Cour que, le matin du 16 juin 2000, M. Craig, représentant la défenderesse Carisbrooke Shipping, avait envoyé un fac-similé indiquant que les négociations étaient terminées et qu'il entrait en pourparlers avec un autre mandataire. Ce n'est que le lendemain qu'une copie de ce fac-similé a été reçue par le mandataire de la demanderesse alors que déjà, vers minuit entre le 16 juin et le 17 juin 2002, les défendeurs avaient conclu une entente finale avec la partie tierce, Kent Line.

JURISPRUDENCE

[18]            En l'absence d'un simple document témoignant des intentions des parties, la Cour doit considérer l'ensemble des négociations et donner effet aux intentions objectives plutôt que subjectives des parties. La décision rendue par le juge Joyal dans l'affaire Socanav Inc. c. Greater Sarnia Investment Corp., [1988] A.C.F. no 724, est d'un grand secours. À la page 8 :


... La question principale est bien sûr celle de déterminer si un contrat valable peut être formé avant la signature d'un document rédigé dans les formes.

On peut rapidement répondre à cette question par l'affirmative. En cette matière, le droit au Canada [Note : Les avocats n'ont soulevé aucune question portant sur une analyse comparative du droit maritime et du droit civil du Québec en matière de formation des contrats. J'en conclus que la doctrine est la même ou que les avocats ont présumé qu'il s'agissait uniquement d'une question de droit maritime.] prévoit qu'un contrat exécutable peut être formé par l'acceptation verbale des conditions, avant la rédaction de la charte-partie. En plus d'être l'expression du droit actuel, ce principe semble également refléter et fonder les pratiques commerciales et les échanges commerciaux en général.

Puis, à la page 10 :

Je conclurais de ce qui précède qu'en supposant que les parties sont clairement habilitées à conclure un contrat valable, il faudra trancher la question de l'aspect « entente » et celle de l'aspect « sous réserve du contrat » . Pour ce faire, la Cour doit étudier les négociations dans leur ensemble.

[19]            Dans une affaire plus récente, Armonikos Corporation Ltd. c. Saskatchewan Wheat Pool, [2002] A.C.F. no 1067, le juge Dawson s'est référée à la décision du juge Joyal.

[20]            En bref, s'il y a rencontre des volontés entre les parties sur tous les aspects importants, mais pas de document en bonne et due forme, la Cour doit considérer l'ensemble des négociations et dire s'il y avait un contrat exécutoire.


CONSTATATIONS

[21]            Les deux parties ont déposé près de cinquante (50) documents reprenant leurs négociations. La plupart de ces documents ne sont pas contestés et consistent en fac-similés et courriers électroniques échangés sur une période allant du 9 juin 2000 au 20 juin 2000.

[22]            Quatre (4) personnes sont intervenues dans les négociations : M. Hubert Vanderlugt, dont la société Hub Shipping représentait la demanderesse, Champion International Corporation, M. Glenn Lewis, de Lewis and Clark Shipping, qui représentait les défendeurs Carisbrooke Shipping et le navire « Sabina » , M. Ian Walker et M. John Craig, qui représentaient tous deux Carisbrooke Shipping.

[23]            Les négociations ont débuté par un message électronique envoyé par M. Vanderlugt à M. Lewis, qui priait ce dernier de vérifier si Hub Shipping pouvait faire une offre pour le transport de la cargaison depuis le Michigan, aux États-Unis, jusqu'en Allemagne (P-2, 9 juin 2000, à 10 h 18). M. Lewis a répondu immédiatement qu'il y avait un navire disponible pour la cargaison, mais il demandait quelques modifications (P-3, 9 juin 2000, 12 h 39).


[24]            À l'évidence, il n'y avait aucun accord le 9 juin 2000, mais l'on pouvait conclure immédiatement qu'un navire était disponible pour le transport de la cargaison pour la date prévue. Du 9 juin au 15 juin 2000, les négociations se sont poursuivies à propos du prix, de la période et du fret, et les deux parties se sont entendues sur la majorité des points.

[25]            Selon ce qu'elle croit comprendre des dépositions des trois (3) témoins, à savoir M. Vanderlugt, M. Lewis et M. Craig (M. Walker avait participé aux négociations, mais il n'a pas témoigné), la Cour pourrait conclure qu'il y avait des négociations en cours entre M. Lewis et M. Vanderlugt. Les documents montrent clairement que M. Lewis avait reçu le mandat de M. Walker au début des négociations, et, comme ce dernier devait partir pour le week-end, M. Lewis obtint également le mandat de conclure l'entente.

[26]            En l'absence de M. Walker, M. Lewis et M. Craig ont mené les négociations à terme.

[27]            D'après les documents échangés au cours des deux derniers jours des négociations, il restait peu de points à régler : les défendeurs proposaient que la mention des estaries soit « 1/10 juillet » tandis que la demanderesse voulait que ce soit « 5/15 juillet » . Le deuxième élément en suspens concernait les quantités. Alors que les défendeurs voulaient la stipulation suivante : « minimum 5 000 tonnes métriques brutes, 5 p. 100 de plus au gré de l'affréteur » , la demanderesse voulait : « 5 000 tonnes métriques brutes, 5 p. 100 de plus ou de moins au gré de l'affréteur » .

[28]            La Cour se réfère en particulier au courrier électronique envoyé par M. Vanderlugt à M. Lewis le 14 juin 2000, à 17 h 25 (P-8), courrier qui récapitule les points réglés. Même si les estaries proposées dans ce document vont du 5 au 15 juillet 2000, la demanderesse répondait aux préoccupations exprimées par les défendeurs et a écrit sur cette récapitulation qu'il était entendu que la date prévue d'arrivée du navire à Menominee, au Michigan, était le 1er ou le 2 juillet 2000 et que l'affréteur, c'est-à-dire la demanderesse, était disposé à commencer le chargement avant le 5 juillet. La réponse à la récapitulation de M. Vanderlugt fut un fac-similé envoyé par M. Lewis à Hub Shipping le 15 juin 2000 (P-13).

[29]            La pièce P-24 est un fac-similé adressé par M. Craig (Carisbrooke Shipping) à K & K Warehousing, avec copie à M. Vanderlugt, fac-similé qui indiquait qu'ils étaient très proches d'une entente finale sur tous les aspects. Voici la dernière phrase du fac-similé :

[Traduction]

Nous tentons en ce moment de régler quelques détails restants concernant cette cargaison et nous espérons avoir une entente aujourd'hui.

[C'est moi qui souligne]

[30]            Le 15 juin 2000, à 22 h 29, M. Lewis envoyait un fac-similé de deux pages à M. Craig. Son fac-similé est arrivé au Royaume-Uni, où se trouvait M. Craig, au milieu de la nuit, vers 3 h 30 du matin le 16 juin 2000 (P-25).


[31]            Sur une des pages du fac-similé, M. Lewis faisait une offre pour une autre cargaison à destination de l'Europe. La deuxième page abordait la question des estaries, affirmant que la demanderesse consentirait à « faire un effort pour la période du 1er au 10 juillet » et qu'elle serait « plus qu'heureuse d'y consentir » , des mots qui donnent à entendre que le chargement d'un navire peut commencer n'importe quand après son arrivée. Le fac-similé donnait aussi des détails sur soixante-dix (70) véhicules ferroviaires qui avaient déjà été l'objet d'une commande ferme et il abordait des points en suspens concernant les coûts du transport sur barge et la clause 16 de la note de réservation.

[32]            Le lendemain, tout s'effondrait. Le matin du 16 juin 2000, à 9 h 35, heure du Royaume-Uni, soit environ 4 h 30 au Canada, M. Craig envoyait le fac-similé suivant à M. Lewis (P-26) :

À :                                                               lewis and clark shipping

Au soin de :                                                 glenn

De :                                                              JOHN CRAIG

Date :                                                           16 juin 2000, 9 h 35

Nombre de pages,

y compris la page couverture: 1

Glenn / john

Objet : sabina

Inopinément nous venons de recevoir une offre d'affrètement à temps avec livraison 24 heures de la date de départ

Continent de relivraison / r.-u.

Nous savons que nous avions une entente avec vous, mais le tarif qu'on nous a offert est trop intéressant pour qu'on le refuse.

Et après mûre réflexion, nous avons décidé de choisir cet affrètement.


Je ne puis que vous remerciez pour tous vos efforts - nous vous revaudrons certainement cela dans l'avenir et

Nous espérons que vous comprendrez notre position.

Salutations

Jc

[33]            En contre-interrogatoire, M. Craig a expliqué qu'il avait envoyé le fac-similé (P-26) sur un nouveau télécopieur, mais il n'a pu prouver l'envoi de ce fac-similé, ni sa réception par M. Lewis. M. Lewis, quant à lui, a indiqué qu'il n'a jamais reçu ce document. Cet événement particulier a laissé la Cour sceptique, en raison de la facilité de fournir la preuve de tels faits. Lorsqu'on ne peut fournir la preuve à partir du télécopieur lui-même, il est toujours possible de l'obtenir de la compagnie de téléphone. Devant ces questions, M. Craig n'a pu apporter aucune réponse pertinente ou valide.

[34]            La pièce P-27 est un courrier électronique adressé par Lars Jonsson Trading à M. Craig, et il s'agit d'une offre pour le « Sabina » . Il semble que cette offre était beaucoup plus intéressante pour Carisbrooke Shipping que celle de la demanderesse. Ce courrier électronique a été envoyé le 16 juin 2000 à 13 h 12, heure de Suède, c'est-à-dire, d'après les témoins, une (1) heure plus tôt au Royaume-Uni. Le premier paragraphe de ce courrier électronique est le suivant :


John/Mats

Bonjour John, heureux de t'avoir parlé, comme je l'ai dit Kent Line pourrait avoir une ouverture pour le Sabina. Ils voudraient connaître le tarif dès que possible avant de décider d'aller ou non de l'avant. (Ils ont un de leurs propres navires, mais il doit aller en cale sèche, et si le tarif du Sabina est trop élevé ils utiliseront leur propre navire et repousseront de quelques semaines son passage en cale sèche).

[C'est moi qui souligne]

[35]            Selon l'avocat des défendeurs, ce paragraphe montre que les deux parties s'étaient parlé au téléphone avant l'envoi de ce document.

[36]            Selon la demanderesse, le document antérieur (P-26), un fac-similé adressé par M. Craig à M. Lewis, a été rédigé plus tard ce jour-là ou le lendemain (le 16 ou le 17 juin 2002) et non à 9 h 35 le 16 juin 2002, comme l'a indiqué le témoin.

[37]            À l'évidence, ce fac-similé est, pour la défenderesse Carisbrooke Shipping, un document intéressé, même s'il n'a jamais été reçu par M. Lewis et même si son envoi ce jour-là n'a pas été prouvé. Néanmoins, d'après la pièce P-31, M. Lewis a envoyé un fac-similé à Carisbrooke Shipping, demandant s'il avait des observations se rapportant au fac-similé antérieur (P-25), envoyé à 22 h 29 le jour précédent. La demanderesse a fourni la preuve (P-40) que ce fac-similé (P-25) avait été envoyé le 16 juin 2000 à 14 h 30 et qu'elle n'a jamais reçu de réponse.

[38]            Il est surprenant que, lorsque M. Craig a reçu ce fac-similé (P-25) vers 19 h 30 le 16 juin 2000, il n'y ait jamais répondu. À la lecture de ce document, il est évident que M. Lewis n'avait jamais reçu le fac-similé (P-26) que M. Craig a affirmé avoir envoyé le 16 juin à 9 h 35.

[39]            M. Craig a finalement répondu à ces fac-similés (P-25; P-31) par un autre fac-similé (P-32), mais seulement le lendemain, 17 juin, à 10 h 14. Il y confirmait que son fac-similé antérieur (P-26) n'avait « évidemment » pas été reçu par M. Lewis. Une phrase très révélatrice apparaît dans ce fac-similé (P-32) :

[...]

Dans ce fac-similé, je disais que je comprenais qu'il n'est pas très délicat d'abandonner une chose lorsqu'elle a été conclue

Mais, après avoir conféré avec les administrateurs et propriétaires du navire (nous ne sommes pas propriétaires, mais exploitants)

Il a été décidé que l'occasion était trop belle pour qu'on la laisse passer.

[40]            Il est intéressant de noter que le fac-similé de M. Craig (P-26) daté du 16 juin, 9 h 35, ne donne aucune réponse, ni ne fait référence, aux fac-similés antérieurs envoyés par M. Lewis. M. Craig n'a jamais mentionné qu'il y avait encore des points à régler. Une autre phrase de ce fac-similé se passe de commentaires :

[Traduction]

Nous savons que nous avions une entente avec vous, mais le tarif qu'on nous a offert est trop intéressant pour qu'on le refuse et, après mûre réflexion, nous avons décidé de choisir cet affrètement.

[41]            Ce qui frappe, c'est le fait que, six (6) heures après réception d'un document très détaillé de M. Lewis (P-25) qui réglait tous les points en suspens soulevés auparavant par M. Craig, la preuve que nous avons est un courrier électronique (P-27) envoyé plus de trois (3) heures plus tard, qui est une offre d'une autre compagnie, où l'on se réfère à une conversation antérieure entre M. Jonsson et M. Craig et qui constitue les étapes initiales des négociations entre ces parties.

[42]            Les mots « après mûre réflexion » ne semblent pas tout à fait exacts, eu égard aux circonstances. Durant sa déposition et son contre-interrogatoire, M. Craig a été imprécis, surtout à propos de ce qui est arrivé le vendredi 16 juin 2002. Il a dit qu'il n'avait pu atteindre M. Lewis ce jour-là et que finalement il avait conclu une entente un peu avant minuit le 16 juin 2000 avec un autre client et qu'il avait donc pris sa décision.

[43]            Le fac-similé de M. Craig (P-26), envoyé le 16 juin 2000 à 9 h 35, indiquait que « le tarif qu'on nous a offert est trop intéressant pour qu'on le refuse » . Toutefois, le courrier électronique adressé par M. Jonsson à M. Craig le 16 juin 2000, à 13 h 12 (P-27), mentionne ce qui suit : « Ils voudraient connaître le tarif dès que possible avant de décider d'aller ou non de l'avant. (Ils ont un de leurs propres navires, mais il doit aller en cale sèche, et si le tarif du Sabina est trop élevé ils utiliseront leur propre navire et repousseront de quelques semaines son passage en cale sèche) » .

[44]            Ce même jour, à 13 h 50, M. Craig envoyait un courrier électronique à M. Jonsson où pour la première fois il donnait des détails et faisait expressément mention du tarif du « Sabina » , c'est-à-dire « 5 400 $US par jour, y compris o/t » (P-28).

[45]            Voici le texte d'un courrier électronique envoyé le 19 juin 2000 à 8 h 28 par M. Jonsson à M. Craig (P-29) :

De :                           Lars@JonssonTrading.se

À :                              « john@caship.com » < john@caship.com >

Date :                        19 juin 2000, 8 h 28 a.m.

Objet :                       mv sabina / kent line

john/lars

Veuillez vous référer à notre conférence téléphonique de vendredi soir - vous trouverez ci-après une récapitulation de l'entente, comme suit :

OBJET : MV SABINA / KENT LINE

SUIVANT MON POUVOIR, HEUREUX DE RÉCAPITULER L'ENTENTE SUIVANTE CONCLUE HIER VENDREDI 16 JUIN 2000 :

[...]

[46]            Plus loin, dans ce document, nous voyons que l'entente finale sur le prix est « LOCATION 5 200 $US PAR JOUR Y COMPRIS OT » .

[47]            Nous voyons aussi que certains éléments sont laissés en suspens. Pour reprendre les mots de M. Craig : « Il y a encore des détails à régler » .


[48]            Lorsqu'on examine ces trois (3) documents, P-27, P-28 et P-29, on se rend compte que ce qu'a écrit M. Craig le 16 juin 2000 à 9 h 35 du matin dans son fac-similé non reçu (P-26) était pour le moins prématuré, puisque Carisbrooke Shipping n'avait pas encore reçu pour le « Sabina » une offre de tarif « trop intéressante pour être refusée » . Comment pouvait-il écrire cela le 16 juin à 9 h 35 alors que Carisbrooke Shipping avait rédigé quatre (4) heures plus tard sa demande de 5 400 $US par jour? Nous n'avons pas la preuve des négociations menées entre 13 h 50 et minuit, c'est-à-dire l'heure à laquelle l'entente a été conclue. Le document qui confirmait l'entente sur le tarif est daté trois jours plus tard et le prix est de 200 $ inférieur au prix demandé le 16 juin.

[49]            L'avocat de la demanderesse a posé de nombreuses questions en vue de démontrer que l'entente n'était pas encore arrêtée définitivement à minuit le vendredi 16 juin, puisque le lundi 19 juin il restait encore quelques points non réglés entre les parties.

[50]            À mon avis, l'avocat de la demanderesse a réussi à prouver que M. Craig, au nom de Carisbrooke Shipping, négociait simultanément avec deux (2) clients possibles et qu'il ne manifestait donc pas un niveau élevé de professionnalisme dans ses négociations avec les deux autres parties concernées.

[51]            La Cour a eu l'avantage d'entendre l'interrogatoire de M. Lewis, qui a beaucoup d'expérience en matière de contrats de transport maritime. M. Lewis est un témoin très crédible. Il a confirmé toute la preuve produite devant la Cour, en particulier les courriers électroniques, les fac-similés et aussi les conversations téléphoniques. M. Lewis a mentionné qu'il était très souvent intervenu dans des contrats de transport maritime avec Carisbrooke Shipping et, par courtoisie, Carisbrooke Shipping l'informait toujours de cargaisons ou négociations parallèles. Il a mentionné que les représentants de Carisbrooke Shipping ne lui ont jamais dit qu'il y avait d'autres négociations en cours.

[52]            S'agissant de l'un des points en suspens entre les deux parties, à savoir la quantité de la cargaison, M. Lewis a déposé un document (P-38) qui montre que M. Craig n'avait pas raison d'affirmer que les annotations insérées dans ledit document avaient été écrites avant que le document ne soit envoyé à M. Lewis. M. Lewis a déposé le document qu'il a reçu de M. Craig, et le document déposé ne contient pas le paragraphe 6, qui est une note manuscrite se référant à la quantité de la cargaison.

[53]            M. Lewis a témoigné qu'il avait reçu oralement de M. Walker le pouvoir de fixer la cargaison au nom de Carisbrooke Shipping. Cette information n'a pas été contredite.

[54]            En contre-interrogatoire, M. Lewis a reconnu qu'il n'avait aucun contrat écrit avec Carisbrooke Shipping, mais qu'il aurait reçu 2,5 p. 100 du contrat à titre de commission de la société, si l'entente avait été finalisée.

[55]            M. Lewis a mentionné qu'il restait deux (2) points à régler : les estaries et la quantité finale de la cargaison, quantité qui fut établie le 17 juin 2000, si l'on en croit un fac-similé envoyé par M. Lewis à M. Craig (P-35) :

[Traduction]

... les affréteurs ont confirmé que la quantité à charger serait de 5 100 TMB...

[56]            L'avocat des défendeurs a fait valoir que, lorsque la note de réservation (P-11) fut envoyée par télécopieur, seules les deux premières pages avaient été reçues. Par conséquent, la clause d'arbitrage était manquante.

[57]            Néanmoins, cette question n'a jamais été soulevée par les mandataires participant aux négociations ni par les parties elles-mêmes. J'en conclus que ce n'était pas là un point important pour les parties et, en tout état de cause, ce point ne modifierait pas ma conclusion selon laquelle il existait effectivement un contrat entre les parties.


[58]            M. Lewis a témoigné qu'il avait appelé et tenté de joindre M. Craig le 16 juin. M. Craig n'était pas disponible. Après réception des deux (2) fac-similés le 17 juin, M. Lewis a répondu avec fermeté en envoyant un fac-similé au soin de M. Craig (P-35). À mon avis, il était bien entendu que M. Lewis représentait Carisbrooke Shipping, et ce fait n'a jamais été contredit.

[59]            Le premier paragraphe de ce fac-similé (P-35) était rédigé ainsi :

[Traduction] J'AI REÇU VOS FAC-SIMILÉS CE MATIN SEULEMENT, SAMEDI 17, ET JE DOIS DIRE QUE JE SUIS DÉCONCERTÉ PAR CE QUE J'APPRENDS, CAR IL EST BIEN ENTENDU QU'IL Y A EFFECTIVEMENT UNE ENTENTE FERME POUR LAQUELLE IL NE RESTE QUE QUELQUES POINTS TECHNIQUES À MODIFIER.

[C'est moi qui souligne]

[60]            Ce fac-similé a été envoyé le 17 juin 2000 à 11 h 45 et a été reçu vers 17 heures au Royaume-Uni. Il est remarquable de constater que ce que M. Craig a écrit le 15 juin à 14 h 44 dans un fac-similé envoyé à K & K Warehousing (P-24), c'est-à-dire :

[Traduction]

Nous tentons en ce moment de régler quelques détails restants concernant cette cargaison et nous espérons avoir une entente aujourd'hui.

[C'est moi qui souligne]

soit devenu « deux points fondamentaux non réglés, c'est-à-dire les estaries et la quantité de la cargaison » , ainsi que l'indique un fax adressé par M. Craig à Lewis and Clark Shipping le 19 juin 2000 à 14 h 59. Si ce n'est pas de la mauvaise foi, on peut dire que c'est la pire attitude commerciale que puisse avoir un mandataire exerçant ce genre d'activités.

[61]            À mon avis, la défenderesse Carisbrooke Shipping a été très malchanceuse que le fac-similé envoyé le 16 juin à 9 h 35 n'ait jamais été reçu et malchanceuse de ne pas avoir pu apporter la preuve qu'il avait même été envoyé à l'aide du télécopieur qui, nouvelle malchance, était une machine de remplacement.

[62]            Même s'il n'y a pas de réelle contradiction entre le témoignage de M. Craig et celui de M. Lewis, il convient de souligner que M. Lewis a témoigné avec force qu'il avait pour mandat de placer cette cargaison comme il l'a fait, et malheureusement, M. Craig, qui remplaçait M. Walker, a décidé d'engager d'autres négociations avec un autre client même s'il existait « une entente ferme pour laquelle il ne restait que quelques points techniques à modifier » , comme M. Lewis l'affirmait dans son fac-similé envoyé à M. Craig le 17 juin 2000 à 11 h 45.

[63]            Dans l'affaire Pagnan v. Feed Products, [1987] 2 Lloyd's Rep. 601, page 619, le tribunal s'était exprimé ainsi :

[Traduction]

... le fait que les conditions encore à négocier fussent importantes sur le plan économique n'empêcherait pas un contrat de prendre naissance...

[64]            Comme l'indiquait le juge Joyal dans l'affaire Socanav, précitée, la question véritable est de savoir s'il existe une entente sur les modalités principales de l'accord.

[65]            Si la réponse est affirmative, il y a contrat.

[66]            D'après le témoignage de M. Craig, ce qu'il a appelé « détails » un jour est devenu des « points fondamentaux » le lendemain.

[67]            Cela n'est pas acceptable et ne représente pas le résultat des négociations entre les parties.

[68]            Lorsqu'une partie traite avec un mandataire agissant comme courtier, il y a des conséquences : le courtier doit avoir un certaine marge de manoeuvre. Si une partie donne un mandat à un courtier, elle doit s'accommoder des répercussions, notamment accepter le risque de voir le courtier parvenir à une entente qui sera contraignante pour la partie en question.

[69]            Si la partie décide par elle-même d'entreprendre des négociations avec un autre client, portant sur le même navire, à la même période, et sans en informer son mandataire, la partie en assumera les conséquences. Autrement, la relative stabilité d'un marché, et la confiance minimale que des deux côtés les mandataires inspirent à leurs clients, s'évanouiront tout simplement.

[70]            Une partie ne peut se soustraire aussi facilement à sa responsabilité.


[71]            Je n'ai aucune hésitation à conclure que la demanderesse a suffisamment prouvé qu'il y avait rencontre des volontés sur toutes les conditions importantes, comme l'a mentionné le juge Joyal dans l'affaire Socanav, précitée, et que, eu égard à l'ensemble des négociations, la Cour doit donner effet aux intentions objectives des parties, même si le document final n'a jamais été signé.

[72]            Par conséquent, eu égard au contenu de tous les documents échangés entre les parties, qu'il s'agisse de courriers électroniques, de fac-similés ou de conversations téléphoniques, et eu égard à l'ensemble de la preuve, je suis d'avis qu'il y avait une entente ferme, sous réserve de quelques détails techniques à modifier, pour utiliser les mots employés par M. Lewis lui-même, dont le mandat était de représenter Carisbrooke Shipping.

QUANTUM

[73]            Les parties ont convenu que le préjudice subi par la demanderesse a été fixé à 50 884,39 $US.

Taux de change

[74]            Les parties ont convenu que le taux de change à l'époque de la présente action était fixé à 1,4835 $CAN le dollar américain.


Taux d'intérêt avant jugement

[75]            Les parties ont convenu que le taux d'intérêt avant jugement était fixé à 5,79 % par année.

CONCLUSION

[76]            Eu égard à l'ensemble des négociations, j'arrive à la conclusion que la Cour donnera effet aux intentions objectives des parties, car je suis persuadé qu'il y a eu rencontre des volontés sur tous les aspects importants et qu'il y avait entente entre les deux parties.

[77]            À cause de la répudiation injustifiée et illégale de l'entente par les défendeurs, la demanderesse s'est trouvée contrainte d'affréter un navire de remplacement, moyennant un tarif de fret supérieur à celui qui avait été convenu avec les défendeurs conformément à l'entente, c'est-à-dire 45 $ la tonne.

[78]            La demanderesse a apporté la preuve qu'elle a dû payer 55 $ la tonne, c'est-à-dire un supplément de 10 $ la tonne.

  

                                           J U G E M E N T

[79]            Par conséquent, les défendeurs, y compris le navire défendeur « Sabina » , sont condamnés solidairement à payer à la demanderesse la somme de 50 884,39 $US, plus l'intérêt avant jugement au taux de 5,79 % par année depuis le 26 juin 2000, et l'intérêt après jugement au taux préférentiel effectif plus 2 %. Le taux de change applicable à la réclamation totale est établi à 1,4835 $CAN le dollar américain.

Dépens

[80]            Pour les dépens, les parties ont demandé à faire des observations.

[81]            La demanderesse déposera et signifiera des observations écrites sur les dépens, au plus tard dix (10) jours après la date du présent jugement, les défendeurs déposeront et signifieront leurs conclusions au plus tard vingt (20) jours après le présent jugement, et la demanderesse déposera et signifiera, au besoin, une réponse au plus tard vingt-cinq (25) jours après le présent jugement.


[82]            Je demeure saisi du dossier pour la décision relative aux dépens.

    

                                                                                           « Pierre Blais »                

                                                                                                             Juge                        

   

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                  

                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

             SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

  

Date : 20021106

Dossier : T-1116-00

             ACTION RÉELLE ET PERSONNELLE

                         EN MATIÈRE MARITIME

ENTRE :

             CHAMPION INTERNATIONAL CORP.

                                                                             demanderesse

                                                  et

                          LE NAVIRE « SABINA » ,

                          SES PROPRIÉTAIRES ET

    TOUTES AUTRES PERSONNES Y INTÉRESSÉES

                                                  et

             CARISBROOKE SHIPPING LIMITED

                                                                                    défendeurs

                                                                                                                                                    

                          MOTIFS DU JUGEMENT

                                    ET JUGEMENT

  

                                                                                                                                                  


                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                                           T-1116-00

INTITULÉ :

                                              CHAMPION INTERNATIONAL CORP.

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                                   et

                                                            LE NAVIRE « SABINA » ,

                                                           SES PROPRIÉTAIRES ET

                                    TOUTES AUTRES PERSONNES Y INTÉRESSÉES

                                                                                   et

                                               CARISBROOKE SHIPPING LIMITED

                                                                                                                                                     défendeurs

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Montréal

DATES DE L'AUDIENCE :            les 9, 10 et 11 septembre 2002

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                               MONSIEUR LE JUGE BLAIS

DATE DES MOTIFS :                      le 6 novembre 2002

  

COMPARUTIONS :

M. Louis Buteau                                                                             POUR LA DEMANDERESSE

M. Sean J. Harrington                                                                     POUR LES DÉFENDEURS

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Flynn, Rivard                                                                                   POUR LA DEMANDERESSE

Montréal (Québec)

Borden Ladner Gervais                                                                  POUR LES DÉFENDEURS

Montréal (Québec)

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