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Date : 20210119


Dossier : T‑885‑19

Référence : 2021 CF 63

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2021

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

TRIMBLE SOLUTIONS CORPORATION

et BUILDINGPOINT CANADA INC.

demanderesses

et

QUANTUM DYNAMICS INC. et SHARBEL TANNUS

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Trimble Solutions Corporation (Trimble) est une société finlandaise qui vend un certain nombre de solutions technologiques. L’un des principaux logiciels qu’elle commercialise est Tekla Structures, un programme de modélisation et de conception 3D de structures complexes utilisé dans l’industrie de la construction. Trimble a enregistré des droits d’auteur au Canada pour diverses versions de ce logiciel.

[2] Le logiciel Tekla Structures est vendu au Canada par BuildingPoint Canada Inc. (BuildingPoint) en vertu d’un contrat de revente confidentiel et d’une licence avec Trimble. Un client qui souhaite utiliser le logiciel achètera généralement une licence permanente ainsi qu’un abonnement pour la maintenance : ces deux éléments sont gérés par BuildingPoint au Canada.

[3] Les demanderesses dans la présente action, Trimble et BuildingPoint, ont présenté une requête ex parte en vue d’obtenir un jugement de défaut contre les défendeurs, alléguant une violation du droit d’auteur en raison de l’utilisation non autorisée du logiciel Tekla Structures. Les moyens par lesquels les demanderesses ont découvert cette violation et leurs éléments de preuve relatifs à l’utilisation non autorisée sont décrits plus en détail ci‑dessous. La question est de savoir si les éléments de preuve dont la Cour est saisie satisfont au critère en matière de jugement par défaut que doit appliquer la Cour et, dans l’affirmative, quelles réparations les demanderesses devraient recevoir.

[4] Pour les motifs qui suivent, j’accueille la requête en jugement par défaut des demanderesses.

II. Contexte

[5] Le siège social de Trimble est situé en Finlande, mais elle a des bureaux dans 40 pays; elle exerce ses activités dans le domaine du développement de technologies de positionnement, comme les technologies GPS, laser, optique et inertielle. Elle intègre également la technologie de positionnement à des logiciels d’application. L’un de ses principaux produits logiciels est un programme logiciel BIM [Building Information Modeling] pour la modélisation et la conception 3D intelligentes de structures complexes; ce logiciel est vendu sous la marque « Tekla Structures ». Ce programme est utilisé dans l’industrie de la construction, particulièrement pour modéliser des structures en acier et en béton, de la conception initiale à la fabrication.

[6] Comme il est courant dans le secteur des logiciels, Trimble fournit régulièrement à ses clients de nouvelles versions (ou « versions ») de son logiciel Tekla Structures, ainsi que des mises à jour intermédiaires régulières (ou « sous‑versions ») entre ses versions principales. La version 20.0 de Tekla Structures et de ses documents connexes a été lancée en mars 2014. Trimble a lancé la version 20.1 (une sous‑version de la version 20.0) en 2014, puis la version 21.0 du logiciel en mars 2015. Les versions principales (version 20.0 et version 21.0) et la sous‑version (version 20.1) comportent des modifications au code du logiciel, ainsi que des mises à jour des documents connexes de chaque version. Tous ces documents ont été rédigés par une équipe d’employés de Trimble, qui se trouvaient principalement en Finlande, et dont un membre se trouvait en Grande‑Bretagne.

[7] Trimble a enregistré un droit d’auteur au Canada pour la version 20.0 (enregistrement canadien no 1154535) et de la version 21.0 (enregistrement canadien no 1154540). Elle n’enregistre pas droit d’auteur pour chaque sous‑version, parce qu’il s’agit de modifications et d’améliorations visant entièrement le code de base et les documents de la version précédente. Par conséquent, Trimble considère que l’enregistrement préexistant de la version 20.0 couvre ses sous‑versions respectives, y compris la version 20.1 en cause en l’espèce.

[8] En 2016, Trimble a conclu un contrat avec BuildingPoint, une société canadienne constituée sous le régime fédéral, pour la vente de son produit au Canada. BuildingPoint a conclu un contrat de revente et de licence exclusif avec Trimble, qui lui permet de fixer le prix des produits et des licences de Trimble au Canada. Au moment de la présente instance, BuildingPoint facturait des frais uniques de 30 000 $ en devises canadiennes pour une licence permanente, ainsi que des droits de maintenance de 6 150 $ en devises canadiennes par année pour le logiciel Tekla Structures. Cela permettait au client de télécharger et d’utiliser la dernière version du logiciel et de profiter de toute sous‑version au cours de l’année.

[9] Une fois que BuildingPoint reçoit un contrat signé et un paiement d’un client, elle fournit des renseignements de connexion qui permettent au client de télécharger des fichiers exécutables pour le programme Tekla Structures à partir du site Web de Trimble. Elle fournit également un certificat de licence pour la copie du logiciel Tekla Structures du client. Avec ces éléments, le client peut ensuite télécharger et utiliser le logiciel pour concevoir des structures.

[10] Lorsque le client lance le programme Tekla Structures et exécute les fichiers exécutables associés au programme Tekla Structures, une copie locale du logiciel (la version de code objet utilisable) est créée sur l’appareil de l’utilisateur, ce qui permet à l’utilisateur d’ouvrir le programme et de commencer à l’utiliser.

[11] Trimble sait que les parties peuvent télécharger des copies non autorisées du logiciel Tekla Structures à partir de certains sites Web. Pour protéger son droit d’auteur, Trimble a intégré deux produits directement dans le programme Tekla Structure, lesquels lui permettent de détecter les utilisations non autorisées de son logiciel.

[12] Le premier de ces produits est l’outil de vérification des licences de Flexera, qui est activé lorsqu’un client lance le programme Tekla Structures et qui est utilisé pour faciliter la conformité des licences du logiciel. L’outil de Flexera est programmé pour vérifier si la copie du logiciel Tekla Structures ouverte est associée ou non à une licence valide. Si l’outil de Flexera confirme que le client dispose d’une licence valide, il permettra au logiciel Tekla Structures de fonctionner et le client pourra commencer à utiliser le programme.

[13] Cependant, certains pirates sophistiqués ont réussi à faire la rétro‑ingénierie du logiciel Tekla Structures et à modifier certains fichiers DLL intégrés au programme afin de contourner le processus de vérification de la licence de Flexera. La falsification des fichiers DLL empêche le système de Flexera d’effectuer correctement sa fonction de vérification, de sorte qu’une version sans licence du logiciel Tekla Structures sera exécutable et pourra être utilisée de la même façon qu’une version sous licence.

[14] Pour résoudre ce problème, un deuxième logiciel est également intégré dans le programme Tekla Structures. Ce deuxième logiciel est un programme antipiratage de SmartFlow Compliance Solutions Ltd. (SmartFlow) qui fournit des données de télémétrie précises pour s’assurer que l’utilisation des produits de son client est dûment autorisée et sous licence. Les clients de SmartFlow peuvent décider quels événements déclencheront l’exécution du logiciel de SmartFlow pour commencer à recueillir des renseignements sur l’utilisation sans licence du logiciel directement à partir du périphérique et du réseau d’un utilisateur sans licence.

[15] Le logiciel de SmartFlow intégré au programme Tekla Structures a été configuré pour s’exécuter lorsqu’il détecte que certains fichiers DLL intégrés dans le programme Tekla Structures ont été falsifiés. Trimble a également personnalisé le logiciel de SmartFlow pour vérifier chaque utilisation sans licence par rapport à chaque licence active que Trimble a émise afin de confirmer que l’utilisation sans licence détectée est en effet une copie sans licence du programme Tekla Structures.

[16] Dans la version 20.1 du programme Tekla Structures, lorsqu’un fichier DLL falsifié est détecté, cet événement sans licence déclenche l’exécution du logiciel de SmartFlow et la collecte automatique de certains renseignements et données à partir du périphérique et du réseau de l’utilisateur. Ces renseignements comprennent l’heure et la date de l’utilisation sans licence, l’adresse IP associée à l’utilisateur, l’adresse MAC unique associée à l’appareil de l’utilisateur et des renseignements sur le signal Wi‑Fi de l’utilisateur. Ces renseignements sont ensuite envoyés aux serveurs de SmartFlow.

[17] Grâce à ces données et à d’autres renseignements qui y sont superposés, le logiciel de SmartFlow génère un rapport de violation. Ces rapports sont personnalisables et le logiciel de SmartFlow a été configuré pour le programme Tekla Structures afin de générer un rapport de violation chaque fois qu’il détecte une utilisation sans licence.

[18] En février 2018, Trimble et BuildingPoint ont pris connaissance d’une série d’utilisations sans licence de la version 20.1 du logiciel Tekla Structures. Un rapport de violation produit en décembre 2019 et déposé dans le cadre de la présente instance montre 335 utilisations sans licence de la version 20.1 de Tekla Structures entre le 30 janvier 2015 et le 27 mars 2019, provenant de six dispositifs distincts (le rapport de violation).

[19] Les demanderesses ont déposé un affidavit de Theodore Miracco, le directeur général de SmartFlow. M. Miracco explique que le rapport de violation montre que les violations provenaient de six dispositifs distincts. Il affirme qu’il a été en mesure de rattacher ces dispositifs aux défendeurs grâce à l’adresse MAC unique associée aux dispositifs, de l’adresse IP générée par le serveur de passerelle, des renseignements de diffusion du signal Wi‑Fi au site de chaque utilisation sans licence, ainsi que du [traduction] « processus d’enrichissement de la géolocalisation » de SmartFlow.

[20] À titre d’exemple, M. Miracco explique que, pour une utilisation sans licence s’étant produite le 24 mars 2019, le rapport de violation montre les renseignements de diffusion du signal Wi‑Fi (déterminés au moyen de la géolocalisation du signal Wi‑Fi), qui sont enregistrés sous forme de coordonnées géographiques de latitude et de longitude. Il explique ensuite qu’il a saisi ces coordonnées dans Google Maps et qu’il a pris une capture d’écran de l’emplacement affiché. Cette image montre l’adresse d’une entreprise dont l’affichage indique qu’il s’agit des locaux de Quantum Dynamics.

[21] Un autre exemple du rapport de violation montre les coordonnées de latitude et de longitude de l’adresse domiciliaire de Sharbel Tannus. Son adresse domiciliaire figure sur le profil de la société Quantum Dynamics et sur son profil LinkedIn.

[22] Le site Web de Quantum Dynamics indique qu’elle exerce ses activités dans le domaine de la fabrication, de la conception, de l’installation et de l’intégration de composants structurels en acier, et offre des services liés à la modélisation 3D et à la vente au détail. M. Tannus est administrateur et dirigeant de Quantum Dynamics depuis sa constitution en 2015.

[23] En plus des renseignements de diffusion du signal Wi‑Fi sous forme de coordonnées géographiques de latitude et de longitude, le rapport de violation décrit en détail d’autres renseignements clés associés à chaque utilisation sans licence, y compris le nom de l’hôte, le nom de l’utilisateur et l’adresse électronique du client dont le compte a servi à utiliser sans licence la version 20.1 du logiciel Tekla Structures.

[24] Grâce à ces renseignements, le rapport de violation relie les activités de violation aux adresses électroniques associées au courriel de M. Tannus à Quantum Dynamics, ainsi qu’à One Shot Studio, une autre entreprise de laquelle il est le propriétaire, selon son profil LinkedIn. Le site Web de One Shot Studio montre que son adresse est la même que l’adresse domiciliaire de M. Tannus.

[25] Compte tenu de ces renseignements, en février 2018, un employé de BuildingPoint a communiqué avec M. Tannus pour lui fournir un devis pour deux licences permanentes et deux abonnements pour la maintenance relativement au logiciel Tekla Structures. Par la suite, l’employé de BuildingPoint a tenté à d’autres reprises de communiquer avec M. Tannus, sans succès.

[26] Après les efforts infructueux de BuildingPoint, le 11 février 2019, un représentant de la IT Compliance Association (ITCA) a envoyé une lettre à Quantum Dynamics, à l’attention de M. Tannus, au sujet de l’utilisation continue sans licence du logiciel Tekla Structures. BuildingPoint travaille avec l’ITCA, car il s’agit d’une entreprise spécialisée dans la conformité aux licences de logiciels à l’échelle mondiale.

[27] Le 20 février 2019, ITCA a reçu un courriel de M. Tannus, dans lequel cette dernière déclarait ce qui suit :

[traduction]

Je m’excuse pour l’utilisation d’une copies [sic] sans licence de votre logiciel dans ma société. Cela a été fait à mon insu alors que nous embauchons des ingénieurs et des spécialistes du dessin technique pour faire nos dessins de fabrication et, parfois, ils travaillent dans notre bureau et, donc, quelqu’un a installé une licence sans notre permission. Néanmoins, je tiens à vous informer que toutes les copies de Tekla Structures utilisées par Quantum Dynamics jusqu’à présent ont été entièrement supprimées et que nous suivrons de très près cette affaire pour éviter que cela ne se reproduise.

Le courriel indiquait également que M. Tannus était [traduction] « intéressé à obtenir un devis pour une licence ».

[28] Plus tard ce jour‑là, un représentant de l’ITCA a répondu à M. Tannus et lui a déclaré qu’il était au courant des efforts antérieurs de BuildingPoint à l’égard de l’utilisation sans licence, et que [traduction] « [c’]est la dernière tentative de résoudre ce problème avec votre entreprise à l’amiable ». Le message comprenait un contrat de commande de clients et de licence de logiciel (le contrat), que M. Tannus a été invité à signer et à retourner avec le paiement nécessaire.

[29] Le 22 février 2019, l’ITCA a reçu un courriel de M. Tannus, dans lequel ce dernier mentionnait ce qui suit : [traduction] « [M]on intention a toujours été de résoudre ce problème de façon professionnelle ». Le courriel renfermait aussi une version signée contrat. Ce courriel indiquait également que Quantum Dynamics n’était pas en mesure de payer la facture en un seul versement et contenait des demandes de renseignement sur l’établissement d’un mode de paiement.

[30] Par la suite, rien n’indique qu’il y a eu d’autres communications de M. Tannus ou de Quantum Dynamics. BuildingPoint n’a jamais reçu de paiement de la part de M. Tannus ou de toute autre personne associée à Quantum Dynamics.

[31] Les demanderesses ont déposé la déclaration en l’espèce le 28 mai 2019, et les défenderesses en ont reçu la signification le 14 juin 2019. Une preuve de signification a été déposée auprès de la Cour le 24 juin 2019. Les demanderesses sollicitent un jugement déclarant qu’il y a eu violation du droit d’auteur, une injonction interlocutoire et permanente pour empêcher les défendeurs de poursuivre la violation, des dommages‑intérêts et une restitution des bénéfices, ainsi que des dommages‑intérêts exemplaires, majorés et punitifs, les dépens, et les intérêts avant et après le jugement.

[32] La défense des défendeurs devait être déposée 30 jours plus tard, mais aucune n’avait été déposée à la date de l’audience.

[33] Le 17 janvier 2020, les demanderesses ont déposé, en vertu de l’article 210 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), leur avis de requête ex parte en vue d’obtenir un jugement par défaut.

III. Questions en litige

[34] La seule question en l’espèce est de savoir si les demanderesses ont satisfait au critère en matière de jugement par défaut, conformément à la jurisprudence de la Cour, et, dans l’affirmative, à quelle réparation elles ont droit.

IV. Analyse

A. Principes juridiques – jugement par défaut

[35] Dans une requête en jugement par défaut présentée en vertu de l’article 210 des Règles, toutes les allégations figurant dans la déclaration sont réputées être contestées (Ragdoll Productions (UK) Ltd c Personnes inconnues, 2002 CFPI 918 aux para 23 et 24). Le demandeur doit d’abord établir que la déclaration a été signifiée au défendeur et que ce dernier n’a pas déposé de défense dans le délai prévu à l’article 204 des Règles. Deuxièmement, les éléments de preuve doivent permettre à la Cour de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur a établi son allégation (Louis Vuitton Malletier SA c Yang, 2007 CF 1179 au para 4 [Louis Vuitton 2007]). Cela est souvent résumé en deux questions, soit : (1) celle de savoir si le défendeur est en défaut; et (2) celle de savoir s’il existe une preuve qui étaye l’allégation du demandeur. (Voir, par exemple, Canada c Zielinski Brother’s Farm Inc, 2019 CF 1532 au para 1.)

[36] Il faut souligner que l’octroi d’un jugement par défaut n’est jamais automatique; il s’agit d’une ordonnance discrétionnaire (Johnson c Gendarmerie royale du Canada, 2002 CFPI 917 au para 20; Chaudhry c Canada, 2008 CF 356 au para 17). Comme dans toutes les affaires de nature civile, et en particulier lorsque l’affaire est ex parte, « le juge du procès doit examiner la preuve attentivement » et cette preuve « doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » (FH c McDougall, 2008 CSC 53 aux para 45 et 46, cité avec approbation dans NuWave Industries Inc c Trennen Industries Ltd, 2020 CF 867 au para 17).

[37] Il incombe au demandeur d’établir sa cause selon la prépondérance des probabilités au moyen d’éléments de preuve suffisamment clairs et convaincants. Je conviens avec les demanderesses que le fait de fixer une norme plus stricte exigerait que le juge fasse pour les défendeurs ce que ces derniers ont refusé de faire pour eux‑mêmes (voir Louis Vuitton 2007, au para 4; Microsoft Corporation c PC Village Co Ltd, 2009 CF 401 au para 12 [Microsoft]).

B. Application des principes

(1) Les défendeurs sont‑ils en défaut?

[38] Le premier élément est facile à trancher. Les demanderesses ont prouvé que la déclaration a été signifiée aux défendeurs et que ces derniers n’ont pas déposé de défense dans le délai de 30 jours prévu à l’article 204 des Règles. Le premier élément du critère en matière de jugement par défaut a été établi : les défendeurs sont en défaut (Chase Manhattan Corp c 3133559 Canada Inc, 2001 CFPI 895 au para 5).

(2) Les demanderesses ont‑elles établi qu’il y a eu violation de leur droit d’auteur?

[39] En ce qui concerne le deuxième élément, la question est la suivante : la preuve des demanderesses démontre‑t‑elle, selon la prépondérance des probabilités, que les défendeurs ont violé leur droit d’auteur sur la version 20.1 du logiciel Tekla Structures? Cette question comporte deux autres questions sous‑jacentes, soit : a) celle de savoir si les demanderesses ont établi qu’il existe un droit d’auteur sur la version 20.1 du logiciel Tekla Structures; et, dans l’affirmative, b) celle de savoir si leur preuve démontre que les défendeurs l’ont violé.

a) Le logiciel est‑il protégé par le droit d’auteur?

[40] Les demanderesses ont déposé des éléments de preuve montrant que Trimble a enregistré un droit d’auteur au Canada pour les versions 20.0 et 21.0 du logiciel Tekla Structures et les documents de l’utilisateur qui y sont associés :

Numéro d’enregistrement

Titre

Date de publication

Date d’enregistrement

1 154 535

Tekla Structures release 20.0 and User Documentation

12 mars 2014

7 novembre 2018

1 154 540

Tekla Structures release 21.0 and User Documentation

12 mars 2015

7 novembre 2018

[41] Elles affirment qu’en plus du droit d’auteur enregistré pour leurs principales versions, leur sous‑version, la version 20.1 du logiciel Tekla Structures et les documents connexes sont admissibles à la protection du droit d’auteur en tant qu’œuvres littéraires originales en vertu de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C‑42 (la Loi). La version 20.1 contient diverses nouvelles fonctionnalités, mises à jour, modifications et divers ajouts qui sont intégrés dans le code et les documents de la version 20.0, laquelle a été enregistrée pour être protégée par le droit d’auteur au Canada.

[42] Les demanderesses soutiennent que, selon la Loi, le terme « œuvre littéraire » englobe les programmes informatiques, et que cela comprend à la fois le code source et le code objet, comme il est expliqué dans Matrox Electronic Systems Ltd v Gaudreau, [1993] RJQ 2449, [1993] QJ No 1228 (QL) (Cour supérieure du Québec) :

[traduction]

En ce qui concerne le logiciel, l’élément de base de la programmation est l’algorithme, qui est transformé par un programmeur en langage informatique. Le programme est d’abord « traduit » en code source, puis (pour que l’ordinateur fonctionne) le code source est « traduit » en code objet (un langage lisible par la machine). Le code source et le code objet contiennent tous deux un ensemble d’instructions ou d’énoncés dans un ordinateur. La jurisprudence est constante, en ce sens qu’elle considère les codes sources et les codes objet comme étant des idées exprimées (sur un disque ou dans une puce) sous une forme particulière et, par conséquent, pouvant être protégées par le droit d’auteur.

[Notes en bas de page omises.]

[43] Les demanderesses font valoir que, en l’espèce, la version 20.1 du logiciel Tekla Structures répond à cette définition et qu’elle répond à la définition d’originalité énoncée dans la jurisprudence (voir CCH Canadian Ltée c Barreau du Haut‑Canada, 2004 CSC 13 aux para 16 et 25 [CCH]).

[44] Trimble affirme que son droit d’auteur sur la version 20.1 existe, parce que cette version du logiciel a été développée et écrite par les mêmes auteurs qui ont développé la version 20.0. Ces auteurs sont tous des employés de Trimble en Finlande et au Royaume‑Uni, qui sont des États parties à la Convention de Berne (paragraphe 5(1) de la Loi; voir également l’article 2 de la Loi). Trimble soutient qu’elle détient un droit d’auteur sur le programme conçu par ses employés, conformément au paragraphe 13(3) de la Loi.

[45] Les demanderesses affirment que ces éléments sont suffisants pour établir l’existence du droit d’auteur de Trimble sur la version 20.1 du programme Tekla Structures.

[46] Je suis d’accord. Les éléments de preuve établissent que Trimble détient le droit d’auteur sur la version 20.1 du programme Tekla Structures, et que son droit d’auteur existe et est exécutoire.

[47] La preuve démontre que la version 20.1 est une œuvre originale qui est le produit d’un talent et d’un jugement (CCH au para 25), et qu’elle correspond à la définition d’« œuvre littéraire » énoncée dans la Loi.

b) Les demanderesses ont‑elles prouvé que les défendeurs avaient violé leur droit d’auteur?

[48] La prochaine question est de savoir si les éléments de preuve des demanderesses établissent qu’il y a eu violation du droit d’auteur de Trimble. Comme les demanderesses le reconnaissent, il est souvent difficile d’établir qu’il y a eu violation lorsque l’utilisation fautive alléguée d’un logiciel se produit entièrement à l’intérieur d’une autre société. Dans plusieurs cas, la violation est prouvée par des éléments de preuve selon lesquels le produit a été copié à des fins de vente sur le marché libre. Ce n’est pas le cas en l’espèce. La violation alléguée s’est produite entièrement dans les locaux des défendeurs.

[49] Néanmoins, les demanderesses soutiennent que la combinaison des éléments de preuve produits par le logiciel de SmartFlow et des aveux du défendeur Sharbel Tannus est suffisante pour démontrer qu’il y a eu violation du droit d’auteur en l’espèce.

[50] Je suis d’accord.

[51] Le droit le plus fondamental du titulaire d’un droit d’auteur protégé en vertu de la Loi est le « droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre, sous une forme matérielle quelconque […] » (paragraphe 3(1)). Initialement, ce droit visait la création de copies physiques d’une œuvre, mais ce droit a été élargi pour inclure les « copies […] “virtuelles” en format électronique » (Théberge c Galerie d’Art du Petit Champlain inc, 2002 CSC 34 au para 47).

[52] Dans le cas de programmes informatiques, il a été conclu que le droit d’auteur est violé lorsqu’une copie d’un programme est installée sur l’ordinateur de l’utilisateur, ce qui se produit généralement lorsqu’une personne ouvre un programme informatique et que le code objet du programme est ensuite copié dans la mémoire interne de l’ordinateur (voir Apple Computer Inc c Mackintosh Computers Ltd, [1987] 1 CF 173 (CF 1re inst), à la page 8, conf par [1990] 2 RCS 209).

[53] En l’espèce, l’affidavit de Stephen Binch, spécialiste et gestionnaire de la conformité des licences chez Trimble, indique ce qui suit :

[traduction]

20. Lorsqu’un utilisateur lance le programme Tekla Structures (y compris la version 20.1 de Tekla Structures) et, plus particulièrement, lorsque l’utilisateur lance les fichiers exécutables associés au programme Tekla Structures, une copie locale du logiciel Tekla Structures (la version utilisable de son code objet) est créée sur la machine de l’utilisateur et l’utilisateur peut utiliser le programme pour créer et modifier des modèles de structures, entre autres fonctions.

[54] Par conséquent, lorsqu’une copie sans licence de la version 20.1 du programme Tekla Structures est lancée sur l’appareil d’un utilisateur (par exemple, un ordinateur, un ordinateur portatif ou une tablette), une copie locale du logiciel est créée sur l’appareil de cette personne et le droit d’auteur est donc violé.

[55] La question clé est de savoir si les éléments de preuve des demanderesses établissent, selon la prépondérance des probabilités, que les défendeurs sont responsables de toute utilisation sans licence. La preuve de cela est, en partie, le rapport de violation généré par le logiciel de SmartFlow, résumé ci‑dessus.

[56] Comme il a été mentionné précédemment, le rapport de violation rattache les utilisations sans licence à des dispositifs situés dans les locaux des défendeurs. De plus, un examen des noms d’hôte et des noms d’utilisateur associés aux entrées enregistrées dans le rapport de violation montre un nombre important d’événements associés aux noms d’hôte « eng‑office » et « quantum home », et bon nombre d’entre eux indiquent les noms d’utilisateur « sharbel » ou « sharb », ainsi qu’une adresse électronique du défendeur Sharbel Tannus chez Quantum Dynamics. D’autres montrent les noms d’utilisateur « qdl‑recp » ou simplement « user ». Les demanderesses soutiennent que chacune de ces utilisations aurait impliqué la création d’une copie du logiciel Tekla Structures sur l’appareil de l’utilisateur.

[57] Les demanderesses font valoir que les données et les renseignements recueillis dans le rapport de violation prouvent, selon la prépondérance des probabilités, que ce sont les défendeurs qui ont violé le droit d’auteur de Trimble sur la version 20.1 lors des utilisations enregistrées. Elles font valoir que cela est confirmé par le courriel du 20 février 2019 de M. Tannus à l’ITCA, dans lequel il a reconnu [traduction] « l’utilisation d’une copies [sic] sans licence de votre logiciel dans ma société ». Elles font remarquer que le tort est aggravé, parce que, dans ce courriel, M. Tannus a également déclaré que [traduction] « toutes les copies de Tekla Structures utilisées par Quantum Dynamics jusqu’à présent ont été entièrement supprimées », mais le rapport de violation montre un certain nombre d’utilisations sans licence après cette date, lesquelles se sont poursuivies jusqu’au 27 mars 2019.

[58] Les demanderesses invoquent également la preuve produite par BuildingPoint et de Trimble portant qu’aucune des deux sociétés n’a de dossier indiquant que Quantum Dynamics a payé une licence pour utiliser ce logiciel. Ceci est la preuve que chacune des utilisations énumérées dans le rapport de violation constitue une violation de son droit d’auteur sur ce logiciel.

[59] Après avoir examiné attentivement la preuve, je suis convaincu que les éléments de preuve des demanderesses montrent, selon la prépondérance des probabilités, que les défendeurs ont violé à plusieurs reprises le droit d’auteur de Trimble sur la version 20.1 du logiciel Tekla Structures.

[60] Bien qu’il soit, d’un point de vue pratique, impossible de savoir qui utilisait les dispositifs aux moments précis indiqués dans chaque rapport d’incident, les renseignements d’identification étaient plus que suffisants pour rattacher ces dispositifs au particulier défendeur et à la société défenderesse. Cela comprend les noms d’hôte et les noms d’utilisateur, ainsi que les adresses électroniques associées à ces événements, de même que les éléments de preuve relatifs à la géolocalisation, qui rattache les emplacements du Wi‑Fi de ces utilisations aux adresses du particulier défendeur et de la société défenderesse. Il ne fait aucun doute que les dispositifs utilisés pour commettre les activités de violation étaient sous le contrôle des défendeurs et se trouvaient dans leurs locaux. Cela suffit (CCH au para 38).

[61] Je conclus que la preuve établit que des dispositifs appartenant à Quantum Dynamics ou à Sharbel Tannus, ou utilisés par ceux‑ci, ont été utilisés à plusieurs reprises pour exécuter et ouvrir la version 20.1 du logiciel Tekla Structures, même si aucun des défendeurs ne disposait d’une licence appropriée pour son utilisation. Le courriel que M. Tannus a envoyé à l’ITCA le confirme. Je conclus également que chacun de ces incidents d’utilisation non autorisée constitue une violation du droit d’auteur de Trimble sur programme, car chaque fois que le logiciel a été ouvert sans licence, une copie de ce dernier a été faite sur l’appareil des défendeurs.

C. Quelles sont les réparations appropriées?

[62] Le paragraphe 34(1) de la Loi prévoit que, en cas de violation d’un droit d’auteur, le titulaire du droit est « admis, sous réserve des autres dispositions de la présente loi, à exercer tous les recours – en vue notamment d’une injonction, de dommages‑intérêts, d’une reddition de compte ou d’une remise – que la loi accorde ou peut accorder pour la violation d’un droit ».

[63] Les demanderesses sollicitent un jugement déclarant que leur droit d’auteur a été violé, une injonction interdisant aux défendeurs de poursuivre leurs activités de violation, ainsi que des dommages‑intérêts généraux, des dommages‑intérêts punitifs et exemplaires, des dépens et des intérêts avant et après le jugement. Elles soutiennent que le particulier défendeur, Sharbel Tannus, devrait être tenu solidairement responsable de ses actes personnels et des actes de Quantum Dynamics, car la preuve montre que, pendant toute la période pertinente, il a été une âme dirigeante de Quantum Dynamics et qu’il avait personnellement participé aux activités de violation.

[64] Je conviens que la preuve montre que Sharbel Tannus avait intimement participé aux activités de violation. Un nombre important d’incidents de violation énumérés dans le rapport de violation généré par le logiciel de SmartFlow montrent son nom d’utilisateur ou se rapportent à son adresse électronique, et tous les 335 incidents se sont produits soit à l’emplacement de la société qu’il contrôle, soit à son domicile. Cela suffit à appuyer une ordonnance selon laquelle Sharbel Tannus est solidairement responsable des activités de violation.

[65] Les demanderesses ont droit à une déclaration de violation du droit d’auteur, compte tenu des conclusions que j’ai tirées en l’espèce. Par conséquent, je déclare que la demanderesse Trimble est propriétaire au Canada du droit d’auteur sur la version 20.1 du programme Tekla Structures et de ses documents de l’utilisateur qui y sont associés, et que son droit d’auteur sur ce programme existe (les œuvres protégées par le droit d’auteur). Une déclaration selon laquelle les défendeurs ont violé le droit d’auteur de la demanderesse Trimble sur la version 20.1 de son logiciel Tekla Structures sera également rendue.

[66] De plus, lorsque la violation du droit d’auteur est établie, la jurisprudence confirme que « le titulaire du droit a droit prima facie à une injonction qui interdit de continuer ces activités fautives » (R c James Lorimer and Co Ltd, [1984] 1 CF 1065 (CAF), à la p. 1073, cité dans Wing c Van Velthuizen, 2000 CanLII 16609, [2000] ACF no 1940 (QL), au para 69 (CF 1re inst)). Compte tenu de ma conclusion concernant la violation, et en l’absence d’éléments de preuve justifiant de ne pas octroyer cette réparation équitable, j’ordonne donc également qu’il soit interdit de façon permanente aux défendeurs, ou à leurs employés, partenaires, mandataires, dirigeants et administrateurs, de commettre, directement ou indirectement, les actes suivants sans la permission ou l’autorisation explicite des demanderesses :

  1. violer davantage les œuvres protégées par le droit d’auteur ou autoriser ces actes;
  2. produire ou reproduire la totalité ou une partie importante des œuvres protégées par le droit d’auteur, sous une forme matérielle quelconque, ou autoriser ces actes;
  3. vendre ou louer une copie des œuvres protégées par le droit d’auteur;
  4. distribuer une copie des œuvres protégées par le droit d’auteur, dans la mesure où cela nuit à la demanderesse Trimble.

[67] En ce qui concerne la demande de dommages‑intérêts généraux, la loi indique clairement que, lorsque la violation du droit d’auteur est établie, le titulaire du droit d’auteur est présumé avoir droit à des dommages‑intérêts pour les pertes subies à la suite de l’acte répréhensible (Video Box Enterprises Inc c Peng, 2004 CF 482 au para 7 [Video Box]). La difficulté d’établir les pertes précises n’est pas un obstacle à l’indemnisation et ne doit pas non plus conduire à l’octroi de dommages‑intérêts symboliques. La Cour doit calculer les dommages‑intérêts en se fondant sur une évaluation pratique et réaliste des pertes au regard des éléments de preuve disponibles (Video Box, au para 7; Leuthold c Société Radio‑Canada, 2012 CF 748 au para 131 [Leuthold].

[68] Lorsque le demandeur ou une industrie a l’habitude d’octroyer des licences autorisant quelqu’un d’autre à utiliser un produit, « le tribunal peut lui accorder à titre de dommages‑intérêts la somme que le défendeur aurait versée pour obtenir la licence s’il avait agi légalement et non illégalement » (Video Box au para 7; voir également Leuthold aux para 120, 121 et 136).

[69] En se fondant sur cette jurisprudence, les demanderesses demandent des dommages‑intérêts généraux reflétant le coût de six licences permanentes et abonnements annuels pour la période au cours de laquelle des copies sans licence ont été exécutées sur chacun des six dispositifs distincts (sous réserve du délai de prescription applicable, examiné ci‑dessous). Comme les demanderesses le soulignent, il est impossible d’estimer le nombre de dessins qui peuvent avoir été produits au moment de l’ouverture du programme et, par conséquent, de déterminer les bénéfices que les défendeurs peuvent avoir réalisés grâce à leurs activités de violation. Tout ce que le rapport de violation montre, c’est que le logiciel a été téléchargé et ouvert sur un appareil particulier à un moment donné. De plus, les demanderesses soutiennent que la décision des défendeurs de ne pas participer à la présente instance les a privées de la possibilité d’obtenir des éléments de preuve plus précis sur l’étendue des bénéfices que les défendeurs ont pu réaliser grâce à leurs activités de contrefaçon.

[70] Dans les circonstances de l’espèce, je conclus que des dommages‑intérêts généraux calculés en fonction du coût de licences hypothétiques que les défendeurs auraient payé s’ils avaient choisi de se conformer à la loi sont appropriés. Plusieurs facteurs appuient cette approche. Les demanderesses délivrent régulièrement des licences pour leurs produits et un contrat détaillé établissant le prix est signé en fonction de cette approche. Cela est renforcé par le fait que le particulier défendeur s’est renseigné sur le coût d’obtention d’une licence lorsqu’il a été contacté au sujet de ses activités de violation, et qu’il a rempli et retourné le contrat.

[71] Cela soulève la question de l’approche appropriée pour calculer ces dommages‑intérêts. Le coût de la licence pertinente de 30 000 $ est demeuré constant pendant toute la période pertinente, mais les droits annuels de maintenance ont légèrement augmenté, passant de 6 060 $ par année au moment où les demanderesses ont fourni un devis aux défendeurs en 2018, à une somme de 6 150 $ par année au moment du litige. Cependant, il faudrait noter que BuildingPoint a offert un prix réduit de 3 659 $ par année en droits annuels de maintenance dans le devis de 2018 et qu’elle a également offert aux défendeurs de demander un rabais plus important s’ils souhaitaient obtenir plus de deux licences.

[72] Lorsqu’on examine la mesure appropriée des dommages‑intérêts, plusieurs facteurs sont pertinents. Premièrement, le point de départ est que, lorsque la violation du droit d’auteur est établie, l’auteur de l’acte répréhensible est responsable de verser des dommages‑intérêts au titulaire du droit d’auteur pour l’indemniser de toute perte ou tout préjudice causé par la violation. Le coût d’une licence constitue un substitut à cette somme, lorsque la preuve ne permet pas un calcul fondé sur la preuve des profits réalisés par l’auteur de l’acte répréhensible. Un facteur pertinent dans l’évaluation des dommages‑intérêts est la somme que le titulaire du droit d’auteur a offerte à l’auteur de l’acte répréhensible pour une licence des œuvres contrefaites (voir Profekta International Inc c Lee (Fortune Book & Gift Store), 1997 CanLII 16699, [1997] ACF no 527 (QL) (CAF) [Profekta]).

[73] De plus, les éléments de preuve montrent une longue période de violation du droit d’auteur remontant à 2015 et il n’y a aucun moyen d’évaluer les bénéfices réalisés par les défendeurs. En réalité, bien que le rapport de violation indique qu’une copie contrefaite du logiciel Tekla Structures a été téléchargée et ouverte sur l’un des six dispositifs, il n’y a aucun moyen de déterminer pendant combien de temps l’utilisation a duré ou quels projets ont été avancés ou achevés pendant cette période, et il n’y a donc aucun moyen précis d’évaluer les pertes réelles subies par les demanderesses. Quoi qu’il en soit, l’octroi de dommages‑intérêts est limité par le délai de prescription de trois ans prévu à l’article 43.1 de la Loi, puisque les demanderesses ont plaidé leurs dommages‑intérêts conformément à ce délai de prescription (paragraphe 43.1(2) de la Loi).

[74] Un autre facteur est ce qui constitue une réparation juste et appropriée, à la lumière de l’ensemble de la décision, y compris les dommages‑intérêts punitifs discutés ci‑dessous (voir Profekta).

[75] En tenant compte de tous ces facteurs, je conclus que les dommages‑intérêts des demanderesses devraient être évalués en fonction du coût de la licence permanente de 30 000 $ et des droits annuels de maintenance de 3 659 $ offerts aux défendeurs en 2018 à l’égard des six dispositifs utilisés pour violer le droit d’auteur. Cela représente une somme totale de 212 931 $ :

Appareil

Dispositif distinct no 1

Dispositif distinct no 2

Dispositif distinct no 3

Dispositif distinct no 4

Dispositif distinct no 5

Dispositif distinct no 6

Coût de la licence

30 000 $

30 000 $

30 000 $

30 000 $

30 000 $

30 000 $

Première utilisation

2016‑11‑24

2018‑01‑03

2016‑10‑23

2015‑01‑30

2016‑12‑14

2017‑06‑27

Dernière utilisation

2017‑06‑28

2019‑03‑26

2016‑10‑24

2019‑03‑27

2017‑11‑27

2017‑07‑06

Droits de maintenance

3 659 $

7 318 $

3 659 $

10 977 $

(Délai de prescription de trois ans)

3 659 $

3 659 $

Total des coûts

33 659 $

37 318 $

33 659 $

40 977 $

33 659 $

33 659 $

[76] Les demanderesses réclament des dommages‑intérêts punitifs et exemplaires sur la base de l’aveu des défendeurs selon lequel la violation du droit d’auteur a eu lieu, de leur défaut de supprimer les copies contrefaites du logiciel protégé par le droit d’auteur malgré leur promesse de le faire, et de leur incapacité à participer au litige, de sorte qu’il est impossible de déterminer l’ampleur réelle des pertes causées par la violation.

[77] Des dommages‑intérêts punitifs peuvent être accordés lorsque la conduite d’une partie a été malveillante, opprimante et abusive, de sorte qu’elle choque le sens de la dignité de la Cour et représente un écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable (Whiten c Pilot Insurance Co, 2002 CSC 18 au para 36 [Whiten]; Louis Vuitton Malletier SA c Singga Enterprises (Canada) Inc, 2011 CF 776 au para 163 [Louis Vuitton 2011]). Si toutes les autres sanctions sont insuffisantes pour atteindre les objectifs du châtiment, de la dissuasion et de la dénonciation, des dommages‑intérêts punitifs peuvent être jugés appropriés (Whiten au para 123; Louis Vuitton 2011 au para 164). Lorsque la somme des dommages‑intérêts compensatoires ne représenterait rien d’autre que le coût d’une licence permettant à la partie ayant commis la violation d’accroître ses bénéfices, tout en bafouant complètement les droits d’autrui, des dommages‑intérêts punitifs peuvent être imposés (Whiten au para 72; Louis Vuitton 2007 au para 49).

[78] En l’espèce, je juge que des dommages‑intérêts punitifs sont appropriés, compte tenu de l’aveu du particulier défendeur concernant la violation du droit d’auteur, de son défaut de supprimer les programmes ayant fait l’objet de la violation malgré sa promesse de le faire, ainsi que de son défaut de payer les frais demandés, et ce, même après avoir rempli et retourné le contrat. Ce dernier fait démontre clairement que les défendeurs étaient au courant de ce qui était requis pour utiliser légalement le logiciel des demanderesses, mais rien n’indique qu’ils aient tenté de payer la somme requise pour se conformer à la loi, même s’ils ont continué à utiliser le logiciel des demanderesses. De plus, le fait que les défendeurs aient décidé de ne pas participer à la présente instance est également un facteur pertinent et a rendu impossible la détermination précise des pertes subies par les demanderesses.

[79] Dans les circonstances, je conclus que l’octroi de dommages‑intérêts punitifs de 50 000 $ est approprié, compte tenu des précédents où on a accordé des dommages‑intérêts punitifs d’entre 15 000 $ et 1 000 000 $ (voir Mitchell Repair Company LLC c Long, 2014 CF 562 aux para 14 à 17; Collett c Northland Art Company Inc, 2018 CF 269 au para 76; Louis Vuitton 2011 au para 180; Microsoft au para 47; Nintendo of America Inc c King, 2017 CF 246 au para 172, Rallysport Direct LLC c 2424508 Ontario Ltd, 2020 CF 794 aux para 44 à 52).

[80] Les demanderesses demandent également des intérêts avant et après jugement. Bien que, dans la requête en jugement par défaut, les demanderesses se soient concentrées sur les intérêts après jugement, la demande d’intérêts avant jugement est clairement énoncée dans la déclaration. À mon avis, compte tenu des circonstances en l’espèce, et reconnaissant qu’un demandeur a le droit d’être pleinement et équitablement indemnisé pour les pertes subies à la suite de la violation de son droit d’auteur, je suis convaincu que des intérêts avant et après jugement devraient être accordés (voir Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, [2001] 1 CF 495 (CAF), [2000] ACF no 1170 (QL), au para 119)

[81] En l’espèce, la demanderesse est située en Colombie‑Britannique, mais les activités de violation des défendeurs ont eu lieu en Ontario. Par conséquent, les intérêts avant jugement doivent être fixés conformément aux dispositions des paragraphes 36(2) à (5) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 (la LCF). Le principe directeur consiste à fixer un taux d’intérêt que la Cour « estime raisonnable dans les circonstances » (paragraphe 36(2)). Des intérêts avant jugement ne sont pas accordés sur des dommages‑intérêts exemplaires ou punitifs, ou sur des dépens (paragraphe 36(4)).

[82] Les options de fixation du taux d’intérêt comprennent les taux fixés conformément aux dispositions applicables qui régissent les intérêts avant jugement en Colombie‑Britannique (Court Order Interest Act, RSBC 1996, c 79) ou en Ontario (Loi sur les tribunaux judiciaires, LRO 1990, c C.43), ou aux dispositions applicables de la Loi sur l’intérêt, LRC 1985, c I‑15 (fédérale). Les taux provinciaux pour la période pertinente varient de 0,70 % à 2,0 %, tandis que la loi fédérale fixe le taux à 5 %. Compte tenu des taux d’intérêt commerciaux en vigueur pendant la période pertinente et des circonstances de l’espèce, je conclus que les demanderesses ont droit à des intérêts non composés avant jugement sur les dommages‑intérêts généraux, à un taux annuel de 1,5 %, à compter du moment où les demanderesses ont avisé par écrit les défenderesses (alinéa 36(2)b)), ce qui, en l’espèce, a eu lieu au plus tard à la date à laquelle la lettre de l’ITCA a été envoyée à M. Tannus, soit le 11 février 2019.

[83] Les demanderesses demandent également des intérêts après jugement, lesquels sont régis par le paragraphe 37(2) de la LCF. Les principes directeurs sont identiques à ceux qui s’appliquent aux intérêts avant jugement, mais les mêmes exceptions ne s’appliquent pas. Encore une fois, le fait que le taux des intérêts après jugement en Colombie‑Britannique, en date de janvier 2021, est fixé à 2,45 %, tandis que le taux en Ontario est fixé à 2,0 %, est pertinent. Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire d’accorder une réparation qui est juste et raisonnable, compte tenu des circonstances, j’accorde des intérêts non composés après jugement sur ces montants au taux de 2,0 %.

[84] Enfin, les demanderesses réclament les dépens. Il n’y a aucune raison de déroger à la règle habituelle selon laquelle les dépens doivent suivre l’issue de la cause. Les demanderesses demandent une somme globale de 5 000 $. En exerçant le pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré par l’article 400 des Règles, et compte tenu du temps et des efforts nécessaires pour rassembler et présenter le dossier de preuve et les observations juridiques en l’espèce, je conclus qu’une somme globale de 5 000 $ est appropriée (voir Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 aux para 10 à 13). Les demanderesses ont droit à des intérêts (non composés) après jugement sur cette somme, également au taux de 2,0 %.

V. Conclusion

[85] Compte tenu de l’analyse qui précède, je conclus que, depuis 2015, les défendeurs ont violé à plusieurs reprises le droit d’auteur de la demanderesse Trimble sur la version 20.1 du logiciel Tekla Structures. Je conclus également que le défendeur Sharbel Tannus a reconnu cette violation et qu’il était au courant de l’exigence d’obtenir une licence auprès des demanderesses pour faire une utilisation légitime du logiciel. Cependant, la preuve montre que, malgré cette connaissance, les défendeurs n’ont jamais payé de licence pour le logiciel, bien qu’ils aient continué à l’utiliser après avoir été avisés de la violation.

[86] Pour ces motifs, je rends un jugement déclarant qu’il y a eu violation du droit d’auteur ainsi qu’une injonction permanente contre les défendeurs afin de leur interdire de continuer à violer le droit d’auteur des demanderesses sur ce logiciel. J’accorde également des dommages‑intérêts généraux de 212 931 $, ainsi que des dommages‑intérêts punitifs de 50 000 $. Les défendeurs doivent également payer aux demanderesses des dépens pour une somme globale de 5 000 $. Les intérêts non composés avant jugement sur les dommages‑intérêts généraux accordés sont fixés à 1,5 % par année, à compter du 11 février 2019. Les intérêts après jugement sur toutes ces sommes seront payés, et ce, à un taux de 2,0 %; ces intérêts sont non composés. Les défendeurs sont solidairement responsables des activités de violation du droit d’auteur.


JUGEMENT dans le dossier T‑885‑19

LA COUR REND le jugement suivant :

  1. Il est déclaré que la demanderesse Trimble Solutions Corporation (Trimble) détient le droit d’auteur sur la version 20.1 de son logiciel Tekla Structures et les documents connexes de ce logiciel (les œuvres protégées par le droit d’auteur), que son droit d’auteur existe toujours et que les défendeurs ont violé le droit d’auteur de la demanderesse Trimble sur la version 20.1 de son logiciel Tekla Structures.

  2. Il est interdit de façon permanente aux défendeurs, ou à leurs employés, partenaires, mandataires, dirigeants et administrateurs, de commettre, directement ou indirectement, les actes suivants sans la permission ou l’autorisation expresse de la demanderesse :

  1. contrefaire davantage les œuvres protégées par le droit d’auteur ou autoriser ces actes;

  2. produire ou reproduire la totalité ou une partie importante des œuvres protégées par le droit d’auteur, sous une forme matérielle quelconque, ou autoriser ces actes;

  3. vendre ou louer une copie des œuvres protégées par le droit d’auteur;

  4. distribuer une copie des œuvres protégées par le droit d’auteur, dans la mesure où cela nuit à la demanderesse Trimble.

  1. Les demanderesses se voient accorder des dommages‑intérêts généraux d’une somme de 212 931 $.

  2. Les demanderesses se voient accorder des dommages‑intérêts punitifs d’une somme de 50 000 $.

  3. Les défendeurs paieront à la demanderesse les dépens afférents à la présente affaire, sous la forme d’une somme globale de 5 000 $.

  4. Les intérêts non composés avant jugement sur les dommages‑intérêts généraux accordés seront fixés à 1,5 % par année, à compter du 11 février 2019.

  5. Les intérêts non composés après jugement sur toutes ces sommes sont accordés au taux de 2,0 %.

  6. Les défendeurs sont solidairement responsables des activités de contrefaçon du droit d’auteur.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑885‑19

INTITULÉ :

TRIMBLE SOLUTIONS CORPORATION ET BUILDINGPOINT CANADA INC. c QUANTUM DYNAMICS INC. et SHARBEL TANNUS

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 janvier 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

Le 19 janvier 2021

COMPARUTIONS :

Nelson Godfrey

POUR LES DEMANDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowlings WLG (Canada) LLP

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LES DEMANDERESSES

 

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