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Date : 20210113


Dossiers : T‑1868‑19

T‑1925‑19

T‑709‑20

Référence : 2021 CF 49

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 janvier 2021

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

IGOR STUKANOV

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les présentes demandes de contrôle judiciaire portent sur trois décisions, par lesquelles la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a refusé d’examiner les plaintes déposées par le demandeur, M. Stukanov. La Commission a jugé que M. Stukanov n’avait pas établi de lien entre ses plaintes et un motif de distinction illicite au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la LCDP], et a décidé de ne pas traiter ses plaintes, au motif qu’elles étaient frivoles, au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP.

[2] La Commission agit à titre de gardienne du Tribunal canadien des droits de la personne et remplit une fonction d’examen préalable : Hartjes c Canada (Procureur général), 2008 CF 830 [Hartjes] au para 11; Cooper c Canada (Commission des droits de la personne), 1996 CanLII 152 (CSC), [1996] 3 RCS 854 aux para 52‑53. L’alinéa 41(1)d) de la LCDP prévoit que la Commission peut refuser de statuer sur une plainte si elle estime que cette plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi.

[3] Les plaintes de M. Stukanov à la Commission portaient sur : a) les vérifications fiscales par l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) d’une transaction impliquant son entreprise (la plainte concernant l’ARC); b) le rejet par l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’OPIC) de sa demande de brevet déposée en 2007 (la première plainte concernant l’OPIC); c) le rejet par l’OPIC de sa demande de brevet déposée en 2009 (la deuxième plainte concernant l’OPIC).

[4] M. Stukanov a présenté trois demandes de contrôle judiciaire en vue d’obtenir l’annulation des décisions de la Commission concernant les plaintes susmentionnées. Les trois demandes concernent toutes les mêmes parties et des questions presque identiques. Les dossiers de la Cour nos T‑1868‑19 et T‑1925‑19, portant sur les demandes relatives à la plainte concernant l’ARC et à la première plainte concernant l’OPIC, ont été instruits ensemble. Bien que le dossier de la Cour nT‑709‑20, portant sur la demande relative à la deuxième plainte concernant l’OPIC, ait été instruit plus tard, il porte sur des faits et des questions sous‑jacents similaires, particulièrement en ce qui a trait à la première plainte concernant l’OPIC. En raison du chevauchement important, et comme je ne vois aucun préjudice à le faire, j’ai décidé de formuler un ensemble de motifs, à déposer dans chaque dossier.

[5] M. Stukanov allègue que les décisions de la Commission devraient être annulées. Il allègue que la Commission a manqué à l’équité procédurale et que ses décisions étaient déraisonnables.

[6] Pour les motifs exposés ci‑dessous, M. Stukanov n’a pas établi que la Commission avait manqué à l’équité procédurale ou rejeté de façon déraisonnable ses plaintes. Les présentes demandes de contrôle judiciaire seront rejetées.

II. Les faits

A. T‑1868‑19 : la plainte concernant l’ARC

[7] M. Stukanov a déposé la plainte concernant l’ARC le 9 mai 2019, dans laquelle il alléguait que l’ARC avait fait preuve de discrimination à son endroit dans la prestation de services, en le soumettant à une différence préjudiciable de traitement, en violation de l’article 5 de la LCDP. M. Stukanov a allégué que l’ARC avait identifié une opération commerciale qu’il avait effectuée en 2016 comme étant suspecte et qu’elle avait soumis cette opération à trois vérifications entre 2016 et 2018. Il a exigé des explications de l’ARC pour justifier ses actions, mais aucune ne lui a été fournie.

[8] La plainte concernant l’ARC alléguait que trois motifs de distinction illicite, à savoir la citoyenneté, l’ethnicité et le pays d’origine, avaient constitué des facteurs dans la différence préjudiciable de traitement par l’ARC. À l’appui de son allégation, M. Stukanov a invoqué les éléments suivants comme preuve de discrimination :

  1. une « preuve statistique » que l’ARC l’avait vérifié plus qu’elle ne vérifie normalement les contribuables relativement à la même transaction ou à la même question;

  2. les croyances populaires, les préjugés et les stéréotypes selon lesquels les gens de certaines ethnies sont moins honnêtes sur le plan fiscal que les gens d’autres ethnies, et que les contribuables de certains pays d’origine sont moins honnêtes sur le plan fiscal que d’autres;

  3. le fait l’ARC n’avait pas justifié ses actions et avait donc une intention cachée.

[9] M. Stukanov a fait valoir que, puisque la plainte concernant l’ARC reposait sur trois fondements différents et indépendants, il y avait des motifs raisonnables de soutenir l’existence d’un lien entre le traitement préjudiciable et un motif de distinction illicite.

[10] Le 1er août 2019, un enquêteur de la Commission a préparé un rapport, appelé rapport relatif aux articles 40 et 41, recommandant à la Commission de ne pas traiter la plainte concernant l’ARC. L’enquêteur a conclu que les allégations de M. Stukanov étaient de simples affirmations et qu’il n’avait fourni aucun renseignement ou fait à l’appui de ses allégations concernant la différence de traitement par l’ARC fondé sur l’origine nationale ou ethnique. L’enquêteur a jugé que M. Stukanov n’avait pas démontré de motifs raisonnables de croire que la conduite de l’ARC à son égard était discriminatoire au titre de la LCDP et qu’il n’avait pas établi de lien avec un motif de distinction illicite aux termes de la LCDP. L’enquêteur a conclu qu’il était des plus évidents que la plainte concernant l’ARC était vouée à l’échec.

[11] M. Stukanov s’est vu offrir l’occasion de répondre au rapport relatif aux articles 40 et 41. Dans ses observations en réponse, il a allégué plusieurs erreurs, y compris que les déclarations de l’enquêteur étaient fausses, parce qu’elles contredisaient une [traduction] « preuve mathématique » selon laquelle il existait un lien entre les actions de l’ARC et un motif de distinction illicite. Pour présenter la preuve mathématique, M. Stukanov a subjectivement attribué à chacun des trois éléments de preuve énumérés ci‑dessus une probabilité mathématique présumée qu’un motif de distinction illicite ait ou n’ait pas été un facteur dans la preuve alléguée de différence préjudiciable de traitement, et ensuite calculé une probabilité mathématique pour l’ensemble des trois éléments, et est arrivé à une probabilité supérieure à 50 p. 100 que la discrimination ait constitué un facteur.

[12] Dans une lettre datée du 27 octobre 2019 (décision de la Commission concernant l’ARC), la Commission a informé M. Stukanov qu’elle avait décidé de ne pas traiter la plainte concernant l’ARC, parce qu’elle était frivole.

B. T‑1925‑19 : la première plainte concernant l’OPIC

[13] M. Stukanov a déposé la première plainte concernant l’OPIC le 19 août 2019, dans laquelle il alléguait que l’OPIC l’avait traité de façon discriminatoire dans la prestation de services en le soumettant à une différence préjudiciable de traitement, en violation de l’article 5 de la LCDP. M. Stukanov a allégué que l’OPIC s’était livré à des actes de différence de traitement en examinant, et finalement en rejetant, sa demande de brevet canadien déposée en 2007.

[14] La première plainte concernant l’OPIC alléguait que trois motifs de distinction illicite, à savoir la citoyenneté, l’ethnicité et le pays d’origine, avaient constitué des facteurs dans la différence préjudiciable de traitement par l’OPIC. À l’appui de son allégation, M. Stukanov a invoqué les éléments suivants comme preuve de discrimination :

  1. une « preuve statistique » montrant que l’OPIC avait accepté plus de demandes de brevets de personnes dont le pays d’origine n’était pas le Canada;

  2. les croyances populaires, les préjugés et les stéréotypes selon lesquels les personnes de certaines ethnies devraient être traitées différemment de celles des autres ethnies;

  3. le fait que l’OPIC avait mis plus de temps à répondre aux communications de M. Stukanov que le délai moyen de six mois;

  4. le fait que l’OPIC a mis plus de temps à examiner sa demande de brevet que le délai moyen de trois ans.

  5. le fait que l’OPIC avait renvoyé plus de ses demandes de brevet à la Commission d’appel des brevets que la moyenne (trois demandes sur les huit qu’il avait déposées au Canada);

  6. le fait que l’OPIC avait refusé de renvoyer cette demande de brevet particulière à la Commission d’appel des brevets.

[15] M. Stukanov a fait valoir que, puisque la première plainte concernant l’OPIC reposait sur six fondements différents et indépendants, il y avait des motifs raisonnables de soutenir l’existence d’un lien entre le traitement préjudiciable et un motif de distinction illicite.

[16] Le 30 août 2019, un enquêteur de la Commission a préparé un rapport relatif aux articles 40 et 41 recommandant à la Commission de ne pas traiter la première plainte concernant l’OPIC. L’enquêteur a conclu qu’une plainte exigeait plus qu’une déclaration ou une simple affirmation selon laquelle la conduite était discriminatoire et que M. Stukanov n’avait pas fourni d’information, au‑delà des conjectures, pour appuyer son allégation selon laquelle l’OPIC lui avait refusé un service en raison de son origine nationale ou ethnique. L’enquêteur a également conclu que les allégations selon lesquelles l’OPIC l’avait traité différemment et l’allégation générale concernant les croyances et les préjugés populaires n’établissaient pas un lien suffisant entre les actions de l’OPIC et l’origine nationale ou ethnique de M. Stukanov. La « preuve statistique » selon laquelle l’OPIC délivre davantage de brevets aux inventeurs dont le pays d’origine n’est pas le Canada n’a pas établi que l’OPIC avait refusé la demande de brevet de M. Stukanov en raison de sa citoyenneté canadienne. L’enquêteur a conclu qu’il était des plus évidents que la première plainte concernant l’OPIC était vouée à l’échec.

[17] M. Stukanov s’est vu offrir l’occasion de répondre au rapport relatif aux articles 40 et 41. Dans ses observations en réponse, il a allégué 12 erreurs dans le rapport. M. Stukanov a également fourni une « preuve mathématique » de l’existence d’un lien entre les actions de l’OPIC et un motif de distinction illicite. Pour présenter la preuve mathématique, M. Stukanov a subjectivement attribué à chacun des six éléments de preuve énumérés ci‑dessus une probabilité mathématique présumée qu’un motif de distinction illicite ait ou n’ait pas été un facteur dans la preuve alléguée de différence préjudiciable de traitement, et a ensuite calculé une probabilité mathématique pour l’ensemble des six éléments, et est arrivé à une probabilité supérieure à 50 p. 100 que la discrimination ait constitué un facteur.

[18] Dans une lettre datée du 6 novembre 2019 (la première décision de la Commission concernant l’OPIC), la Commission a informé M. Stukanov qu’elle avait décidé de ne pas traiter la première plainte concernant l’OPIC, parce qu’elle était frivole.

C. T‑709‑20 : la deuxième plainte concernant l’OPIC

[19] M. Stukanov a déposé la deuxième plainte concernant l’OPIC le 5 février 2020, dans laquelle il alléguait que l’OPIC l’avait traité de façon discriminatoire dans la prestation de services en le soumettant à une différence préjudiciable de traitement, en violation de l’article 5 de la LCDP. M. Stukanov a allégué que l’OPIC s’était livré à des actes de différence de traitement en examinant, et finalement en rejetant, sa demande de brevet canadien déposée en 2009.

[20] La deuxième plainte concernant l’OPIC alléguait que trois motifs de distinction illicite, à savoir la citoyenneté, l’ethnicité et le pays d’origine, avaient constitué des facteurs dans la différence préjudiciable de traitement par l’OPIC. À l’appui de son allégation de discrimination, M. Stukanov a invoqué douze éléments de preuve. M. Stukanov a fait valoir que, puisque la deuxième plainte concernant l’OPIC reposait sur douze fondements différents et indépendants, il y avait des motifs raisonnables de soutenir l’existence d’un lien entre le traitement préjudiciable et un motif de distinction illicite.

[21] Le 26 février 2020, un enquêteur de la Commission a préparé un rapport relatif aux articles 40 et 41 recommandant à la Commission de ne pas traiter la deuxième plainte concernant l’OPIC. L’enquêteur a conclu que les allégations de M. Stukanov n’établissaient aucun lien avec son origine nationale ou ethnique et que M. Stukanov n’avait pas démontré que le refus de l’OPIC d’accorder un brevet était lié à un motif de distinction illicite. L’enquêteur a conclu que M. Stukanov ne s’était pas acquitté de son obligation de fournir des renseignements, au‑delà des conjectures, pour appuyer son allégation selon laquelle l’OPIC lui avait refusé un service en raison de son origine nationale ou ethnique, et a souligné que pour qu’une plainte soit réputée fondée sur des motifs raisonnables, il faut plus qu’une déclaration ou une simple affirmation selon laquelle le comportement est discriminatoire. L’enquêteur a conclu qu’il était des plus évidents que la deuxième plainte concernant l’OPIC était vouée à l’échec.

[22] M. Stukanov s’est vu offrir l’occasion de répondre au rapport relatif aux articles 40 et 41. Dans les observations soumises en réponse, il a allégué que le rapport était défectueux en raison de douze erreurs factuelles, juridiques et logiques graves. M. Stukanov a allégué que sa position était appuyée par une « preuve mathématique » selon laquelle il existait un lien entre les actions de l’OPIC et un motif de distinction illicite, avec une certitude de 99,9 p. 100. M. Stukanov a également joint une annexe contenant douze éléments de preuve, y compris une [traduction] « preuve statistique » qui était similaire au type de preuve invoqué dans la première plainte concernant l’OPIC et qui démontrait censément la discrimination de la part de l’OPIC.

[23] Dans une lettre datée du 15 avril 2020 (la deuxième décision de la Commission concernant l’OPIC), la Commission a informé M. Stukanov qu’elle avait décidé de ne pas traiter sa plainte, parce qu’elle était frivole.

D. Les instances antérieures

[24] Les trois présentes demandes de contrôle judiciaire ne sont pas les premières demandes de contrôle judiciaire présentées par M. Stukanov. Ce dernier a également demandé un contrôle judiciaire du refus de la Commission de traiter une plainte antérieure, déposée initialement auprès de la Commission en mai 2017 et présentée de nouveau en juin 2017, selon laquelle l’OPIC avait fait preuve de discrimination à son égard en rejetant la demande de brevet qu’il avait déposée en 2007. La Commission a refusé de traiter la plainte de 2017, au motif qu’elle était frivole, aux termes de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP. Il semble que la même demande de brevet, déposée en 2007, fait l’objet de ce qui est défini ici comme la première plainte concernant l’OPIC.

[25] La demande de contrôle judiciaire de M. Stukanov a été rejetée : Stukanov c Canada (Procureur général), 2018 CF 854. La Cour d’appel fédérale a rejeté son appel : Stukanov c Canada (Procureur général), 2019 CAF 38.

[26] M. Stukanov a également introduit un appel prévu par la loi, devant la Cour, afin d’obtenir l’annulation de la décision du commissaire aux brevets de refuser sa demande de brevet déposée en 2012. L’appel présenté par M. Stukanov a été rejeté : Stukanov c Canada (Procureur général), 2018 CF 1264. La Cour d’appel fédérale a rejeté son appel subséquent : Stukanov c Canada (Procureur général), 2019 CAF 278. M. Stukanov a demandé un réexamen du jugement de la Cour d’appel fédérale, mais celle‑ci a jugé qu’il n’y avait aucun motif de réexaminer son jugement : Stukanov c Canada (Procureur général), 2019 CAF 308.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[27] Les présentes demandes de contrôle judiciaire soulèvent deux questions :

  1. La Commission a‑t‑elle contrevenu aux principes de l’équité procédurale?

  2. Les décisions de la Commission de ne pas traiter les plaintes de M. Stukanov sont‑elles déraisonnables?

[28] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a établi un cadre d’analyse remanié en matière de norme de contrôle. L’analyse commence par la présomption que la norme de la décision raisonnable s’applique, à moins qu’une norme différente ne soit requise en raison d’une indication claire de l’intention du législateur ou de la primauté du droit : Vavilov, au para 10. Ni l’une ni l’autre des exceptions ne s’applique en l’espèce, et il n’y a aucune raison de déroger à la présomption relative à la norme de la décision raisonnable. Cela est conforme à la jurisprudence antérieure à Vavilov, selon laquelle le contrôle du refus de la Commission de traiter la plainte d’un demandeur est une décision discrétionnaire et peut faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Walsh c Canada (Procureur général), 2017 CF 451 aux para 22‑23; Hartjes, au para 20.

[29] C’est la norme de la décision correcte qui s’applique aux questions d’équité procédurale. Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CF 69 au para 54, Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43.

IV. Analyse

A. L’équité procédurale

[30] M. Stukanov soutient que la Commission a manqué à l’équité procédurale de multiples façons.

[31] Il allègue que la Commission n’a pas tenu compte d’une manière neutre et impartiale de ses observations en réponse aux rapports relatifs aux articles 40 et 41, et il fait valoir que la Commission a fait fi de la preuve mathématique objective qu’il avait présentée. Il fait valoir que la Commission aurait dû préparer de nouveaux rapports relatifs aux articles 40 et 41 ou expliquer pourquoi les erreurs qu’il avait relevées dans les rapports relatifs aux articles 40 et 41 n’étaient pas cruciales. M. Stukanov allègue également que la Commission n’a pas fourni de compte rendu des décisions ou de transcription des réunions au cours desquelles les décisions ont été prises, malgré ses demandes répétées de tels documents, et par conséquent, il affirme que les décisions ont été prises en secret et n’étaient pas transparentes, équitables ou impartiales. Il allègue également que les décisions ne respectaient pas la procédure et les exigences de la Commission, puisqu’il n’y avait ni quorum ni vote, et que les décisions n’étaient pas légitimes, étant donné que les lettres de la Commission signées par un agent du greffe ne constituaient pas des documents juridiques.

[32] Je conclus que la commission n’a pas manqué à l’équité procédurale.

[33] Comme l’a souligné le défendeur, M. Stukanov a eu l’occasion de soumettre des réponses aux rapports relatifs aux articles 40 et 41, réponses dont la Commission a déclaré avoir tenu compte avant de rendre ses décisions. Je ne suis pas convaincue que la Commission a omis d’examiner d’une manière neutre et impartiale les observations en réponse de M. Stukanov. Pour les motifs expliqués dans l’analyse du caractère raisonnable des décisions, ci‑dessous, la Commission n’a pas fait fi de la preuve mathématique objective. Les erreurs alléguées que M. Stukanov a relevées dans ses réponses aux rapports relatifs aux articles 40 et 41 étaient des désaccords avec les conclusions de l’enquêteur et des répétitions des observations qu’il avait faites dans ses plaintes initiales. Il n’y avait pas de nouvelles observations suffisamment importantes ou significatives pour exiger une réponse particulière de la Commission. Une personne raisonnable ne conclurait pas que le défaut d’ordonner la production de nouveaux rapports a donné lieu à une crainte raisonnable de partialité.

[34] M. Stukanov n’a établi l’existence d’aucune procédure irrégulière, par exemple en ce qui concerne l’exigence d’un quorum ou d’un vote. L’absence de compte rendu des décisions ou de transcription des réunions au cours desquelles les décisions ont été prises ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale. Les décisions mêmes constituent le compte rendu. Les motifs à l’appui des décisions de la Commission ne sont pas secrets, et ils démontrent que chaque décision a été prise de façon équitable et conforme à la loi, selon les renseignements soumis par M. Stukanov.

[35] En outre, comme le défendeur le fait remarquer à juste titre, aucun manquement à l’équité procédurale ne découle de la communication des décisions de la Commission au moyen d’une lettre signée par un fonctionnaire du greffe. La Cour d’appel fédérale a réfuté un argument semblable au paragraphe 7 de l’arrêt Stukanov c Canada (Procureur général), 2019 CAF 38, où elle a conclu que « rien ne permet de douter que la Commission a rendu sa décision pour les motifs énoncés dans la lettre ». À mon avis, chacune des trois lettres constitue une décision appropriée de la Commission.

[36] Je conclus que la Commission n’a pas manqué à l’équité procédurale en rendant la décision de la Commission concernant l’ARC, la première décision de la Commission concernant l’OPIC ou la deuxième décision de la Commission concernant l’OPIC.

B. Le caractère raisonnable des décisions

[37] M. Stukanov ne souscrit pas aux décisions de la Commission selon lesquelles ses plaintes sont frivoles et soutient que les décisions de la Commission sont déraisonnables. M. Stukanov allègue que la Commission s’est appuyée sur des rapports relatifs aux articles 40 et 41 qui comportaient de multiples défauts et lacunes, y compris des erreurs juridiques, et que, par conséquent, les décisions de la Commission sont également déficientes et ne peuvent être maintenues : Sketchley c Canada (Procureur général), 2004 CF 1151 au para 56 (citant Kollar c Banque canadienne impériale de commerce, 2002 CFPI 848 au para 40); Sanderson c Canada (Procureur général), 2006 CF 447 au para 46. Selon M. Stukanov, les rapports relatifs aux articles 40 et 41 n’expliquent pas la logique utilisée pour en arriver à la décision de ne pas traiter chaque plainte et ne présentent pas d’arguments valables à l’appui des décisions. Il remet également en question la compétence de la Commission, et il fait valoir qu’elle n’a pas compris le droit ou les faits pertinents, qu’elle n’a pas compris les exigences juridiques pour accepter une plainte ou qu’elle n’a pas compris sa preuve établissant un lien de causalité avec les motifs de distinction illicite. M. Stukanov affirme qu’une plainte n’est pas frivole s’il y a au moins la possibilité qu’un lien entre les actes allégués de discrimination et un motif de distinction illicite puisse être mis au jour dans le cadre d’une enquête, et il affirme qu’il a présenté plusieurs fondements indépendants fournissant une preuve de discrimination dans chacune des trois plaintes, soit la plainte concernant l’ARC, la première plainte concernant l’OPIC et la deuxième plainte concernant l’OPIC. Il soutient que la preuve établit un lien de causalité entre la différence préjudiciable de traitement et les motifs de distinction illicite, et que les décisions de la Commission étaient déraisonnables.

[38] À mon avis, la Commission a dûment examiné chacune des plaintes de M. Stukanov et a raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire en refusant de les traiter.

[39] Lorsque la Commission exerce son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, le rapport de l’enquêteur prévu aux articles 40 et 41 est réputé constituer les motifs de sa décision de ne pas traiter la plainte : Love c Canada (Commissaire à la protection de la vie privée), 2015 CAF 198 [Love (CAF)] au para 10; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 RCF 392 au para 37; Herbert c Canada (Procureur général), 2008 CF 969 au para 26.

[40] Le critère à appliquer au titre de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP consiste à ne déclarer une plainte irrecevable que dans « les cas les plus évidents », en supposant que les faits allégués dans la plainte sont vrais : Love (CAF) au para 23 (citant Société canadienne des postes c Commission des droits de la personne, 1997 CanLII 16378 (CF) aux para 4‑5); Hérold c Canada (Agence du revenu), 2011 CF 544 au para 35; Keith c Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117 aux para 50‑51. Toutefois, la Commission a le droit de rejeter de simples allégations de discrimination, comme une plainte fondée sur des hypothèses plutôt que sur des faits importants : Boiko c Canada (Conseil national des recherches), 2010 CF 110 au para 36. Le plaignant doit présenter des faits importants pouvant établir un lien entre les actes discriminatoires allégués et un motif de distinction illicite : Hartjes, au para 23. Le plaignant ne peut pas simplement affirmer qu’un lien existe.

[41] La Commission a raisonnablement jugé que M. Stukanov n’avait pas fourni de renseignements permettant d’établir un lien entre les actes allégués de l’ARC ou de l’OPIC et son ethnicité ou son pays d’origine : Hartjes, au para 30.

[42] Pour établir un lien entre un traitement préjudiciable et un motif de distinction illicite, le demandeur doit faire plus que démontrer son appartenance à un groupe protégé et l’existence de préjugés généraux contre le groupe : Hartjes, aux para 28, 30. L’existence de stéréotypes généraux, par exemple le fait que M. Stukanov se fonde sur des croyances, des préjugés et des stéréotypes populaires selon lesquels [traduction] « les gens de certaines ethnies sont moins honnêtes sur le plan fiscal » et que [traduction] « les gens de certaines ethnies devraient être traités différemment des personnes d’autres ethnies », n’est pas suffisante pour établir que l’ARC a fait preuve de discrimination à l’égard de M. Stukanov pour un motif illicite lorsqu’elle a vérifié sa transaction commerciale, ou que l’OPIC a fait preuve de discrimination à son égard pour un motif illicite lorsqu’il a rejeté sa demande de brevet.

[43] De plus, outre le fait que M. Stukanov n’est pas qualifié pour présenter une preuve d’opinion à titre d’expert, ses éléments de preuve statistique et mathématique prétendus ne permettent pas d’établir le lien nécessaire. Dans sa procédure de contrôle judiciaire antérieure visant le commissaire, Stukanov c Canada (Procureur général), 2018 CF 854, la Cour a relevé l’un des problèmes liés à la « preuve statistique » utilisée à l’appui de la plainte de M. Stukanov. Dans cette instance, M. Stukanov a affirmé que l’OPIC avait accordé sept brevets censément similaires, laissant entendre que la discrimination avait constitué un facteur dans le refus de sa demande de brevet par l’OPIC. La Cour a souligné que M. Stukanov avait confondu une corrélation alléguée avec un lien de causalité (au para 19).

[44] À mon avis, la preuve statistique prétendue que M. Stukanov a invoquée pose un problème plus fondamental en l’espèce : M. Stukanov n’a démontré aucune corrélation possible entre les motifs de ses plaintes et un motif de distinction illicite. La corrélation suppose une relation ou un lien, c’est‑à‑dire une interdépendance entre différentes variables ou différents facteurs. Même si je devais accepter que trois vérifications d’une même transaction soient supérieures à ce qui est « normal », M. Stukanov n’offre rien d’autre que des hypothèses pour laisser entendre que le fait d’être vérifié trois fois présente une corrélation avec la discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique. Pareillement, même si je devais accepter que l’OPIC a pris plus de temps que la « moyenne » pour examiner les demandes de brevet de M. Stukanov, M. Stukanov n’offre rien d’autre que des hypothèses pour suggérer que le retard présente une corrélation avec la discrimination. Le fait que les demandes de brevet de M. Stukanov ont été rejetées, alors que des brevets dans un domaine similaire ont été délivrés à des inventeurs non canadiens, ne donne pas à entendre une corrélation entre le rejet de sa demande de brevet et son origine nationale ou ethnique, ou sa citoyenneté canadienne, comme il l’a allégué dans ses plaintes.

[45] En ce qui concerne les éléments de preuve mathématique prétendus, comme il a été mentionné précédemment, M. Stukanov a attribué subjectivement une probabilité mathématique présumée à chaque élément de preuve, puis a calculé une probabilité mathématique pour l’ensemble des éléments, arrivant à une probabilité supérieure à 50 p. 100 que la discrimination ait constitué un facteur dans l’allégation de différence préjudiciable de traitement de la part de l’ARC ou de l’OPIC. Ces éléments de preuve échouent à l’étape où M. Stukanov attribue subjectivement les probabilités. Par exemple, pour calculer la probabilité d’une [TRADUCTION] « hypothèse préférable » selon laquelle les motifs de distinction illicite constituaient un facteur à l’égard des trois éléments de preuve à l’appui de la plainte concernant l’ARC, M. Stukanov a utilisé [traduction] « comme intrants des probabilités subjectives de l’appelant [en l’occurrence M. Stukanov] PW1=0,8, PW2=0,9 et PW3=0,6 », et pour [traduction] l’« hypothèse anticonformiste » selon laquelle les motifs de distinction illicite ne constituaient pas un facteur, il a utilisé les intrants complémentaires [traduction] « PW1=0,2, PW2=0,1 et PW3=0,4 ». Autrement dit, M. Stukanov a déterminé les intrants. Ce n’est pas le rôle de la Commission d’enquêter sur une discrimination hypothétique.

[46] Aucune formule mathématique n’est nécessaire ici. En appliquant la logique, il est évident que rien dans les actions de l’ARC ou de l’OPIC ne donne à entendre qu’il existe un lien avec un motif de distinction illicite. M. Stukanov n’a fourni aucun détail permettant d’établir comment sa preuve prétendue de délais de réponse plus longs, de demandes de brevet rejetées ou de vérifications fiscales répétées était liée de quelque façon que ce soit à son origine nationale ou ethnique. Le fait de s’appuyer sur de multiples éléments de preuve qui sont, chacun, inadéquats pour établir un lien ne débouche pas sur une preuve d’une probabilité supérieure à 50 p. 100 ou d’une certitude de 99,9 p. 100 quant à l’existence d’un lien avec un motif de distinction illicite.

[47] À mon avis, les rapports relatifs aux articles 40 et 41 démontrent que les conclusions de la Commission étaient fondées sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et étaient justifiées au regard des contraintes juridiques et factuelles : Vavilov, au para 85. Les [traduction] « éléments de preuve indépendants de discrimination » de M. Stukanov constituaient des déclarations hypothétiques. La Commission a raisonnablement conclu que M. Stukanov n’avait pas fourni suffisamment de renseignements pour appuyer ses allégations selon lesquelles les actions de l’ARC ou de l’OPIC étaient liées à son origine nationale ou ethnique, ou à sa citoyenneté canadienne. Par conséquent, la Commission a raisonnablement conclu que les plaintes de M. Stukanov étaient fondées sur de simples allégations et qu’il était des plus évidents que ses plaintes ne pouvaient être accueillies.

V. Conclusion

[48] M. Stukanov n’a pas établi que la Commission avait manqué à l’équité procédurale ou avait déraisonnablement rejeté ses plaintes. Par conséquent, les demandes de contrôle judiciaire seront rejetées.

[49] Le défendeur demande l’adjudication d’une somme forfaitaire de 500 $ à titre de dépens pour chaque demande. À mon avis, cela est raisonnable. Les dépens seront adjugés en faveur du défendeur. Le somme forfaitaire totale sera de 1 500 $.


JUGEMENT dans les dossiers T‑1868‑19, T‑1925‑19 et T‑709‑20

LA COUR STATUE QUE :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire dans les dossiers T‑1868‑19, T‑1925‑19 et T‑709‑20 sont rejetées;

  2. Des dépens de 500 $ pour chaque demande, pour un total de 1500 $, sont adjugés au défendeur.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIERS :

T‑1868‑19

T‑1925‑19

 

INTITULÉ :

IGOR STUKANOV c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario) (par vidéoconférence)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 AOÛT 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 13 JANVIER 2021

 

DOSSIER :

T‑709‑20

 

INTITULÉ :

IGOR STUKANOV c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario) (par vidéoconférence)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 NOVEMBRE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 13 JANVIER 2021

 

COMPARUTIONS :

Igor Stukanov

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Benjamin Wong

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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