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Date : 20210108

Dossier : T-1823-18

Référence : 2021 CF 31

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 janvier 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

MARLON HENRY

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente demande de contrôle judiciaire porte sur la décision de M. Peter Linklater, conseiller spécial auprès du commissaire du Service correctionnel (le conseiller spécial), agissant au nom du Service correctionnel du Canada (le SCC), de rejeter le grief du demandeur, dans lequel il prétendait que les renseignements contenus dans son rapport d’évaluation initiale (le REI) étaient inexacts (la décision au dernier palier de la procédure de grief).

[2] Le demandeur soutient que la décision au dernier palier de la procédure de grief était déraisonnable pour deux motifs. Premièrement, le conseiller spécial a conclu de façon déraisonnable que le REI du demandeur ne nécessitait pas de correction au titre de l’article 24 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la LSCMLC) et de la Directive du commissaire (la DC) 701, Communication de renseignements. Deuxièmement, le conseiller spécial a conclu de façon déraisonnable que le REI avait été rédigé conformément à la DC 705-6, Planification correctionnelle et profil criminel. Le demandeur fait en outre valoir qu’il a droit à la communication de la preuve qui a servi de fondement à la rédaction du REI, aux termes de l’article 27 de la LSCMLC.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision au dernier palier de la procédure de grief est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.

II. Les faits

A. Le demandeur

[4] Le demandeur est un détenu de l’Établissement de Warkworth (Warkworth), un pénitencier fédéral exploité par le SCC. Le demandeur purge actuellement sa deuxième peine de longue durée, pour laquelle il a été placé en détention en janvier 2004. Les deux peines imposées au demandeur découlent d’une série d’infractions concernant des travailleuses du sexe qui étaient pour la plupart mineures, que le demandeur a exploitées financièrement ou agressées physiquement et sexuellement. Depuis son arrivée à Warkworth, le demandeur a agi de façon plutôt constructive et pacifique : aucune accusation d’infraction disciplinaire n’a été portée contre lui, il a mis sur pied des activités de bienfaisance et a pris part à des projets d’art public.

[5] En juillet et en août 2016, le demandeur a présenté une demande afin que le SCC apporte certaines corrections à son REI, ainsi qu’une plainte corrélative. M. Peter Nahorny, l’agent de libération conditionnelle en établissement (l’ALCE) du demandeur à l’époque, a rédigé le REI du demandeur le 21 novembre 2006. Le SCC s’appuie sur les REI pour déterminer s’il y a lieu de recommander à la Commission des libérations conditionnelles du Canada qu’un détenu soit mis en liberté conditionnelle.

[6] Le 11 octobre 2016, le SCC a rejeté la demande de correction du demandeur (la note au dossier). Plus précisément, la note était rédigée ainsi :

[traduction]

La présente note au dossier a pour but d’informer M. Henry que sa demande de correction de dossier a été refusée. Par conséquent, le [REI] a été déverrouillé et modifié pour y faire mention de cette note au dossier.

[…]

Les renseignements auxquels M. Henry s’oppose maintenant datent d’environ 10 ans et constituent l’évaluation et l’analyse professionnelles de son cas à l’époque par l’ALCE qui a rédigé le rapport. Les corrections au dossier que demande M. Henry ne sont pas considérées comme des erreurs, mais plutôt comme le résultat des différences entre le souvenir qu’il entretient de ses déclarations et le contenu du REI de 2006, ainsi que du fait qu’il ne comprend pas que les documents judiciaires ne sont pas les seuls documents que le SCC utilise. L’agent de libération conditionnelle chargé de l’évaluation initiale aurait également tenu compte, dans son analyse du cas de M. Henry, de toutes les sources officielles de renseignements disponibles, ainsi que des commentaires de M. Henry et de ses antécédents criminels/comportements en matière de délinquance.

[7] Dans une décision du 21 octobre 2016, le SCC a rejeté la plainte du demandeur et a confirmé les conclusions dans la note au dossier (la réponse à la plainte). Le demandeur a déposé un grief contre la réponse à la plainte le 6 novembre 2016, et le SCC a rejeté ce grief le 29 décembre 2016. Le demandeur a acheminé son grief au palier supérieur le ou vers le 21 septembre 2017. Dans la décision au dernier palier de la procédure de grief, datée du 2 août 2018, le conseiller spécial a rejeté le grief du demandeur. La décision au dernier palier de la procédure de grief est la décision en cause dans la présente demande de contrôle judiciaire.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[8] Le conseiller spécial a rejeté l’aspect du grief du demandeur selon lequel le SCC avait manqué à ses obligations aux termes de la DC 701 et de la LSCMLC en refusant de corriger le REI du demandeur. Le conseiller spécial a confirmé les conclusions de la note au dossier et de la réponse à la plainte selon lesquelles les renseignements contestés ne constituaient pas des erreurs ou des omissions, mais plutôt [traduction] « l’appréciation et l’analyse professionnelles de l’ALCE ». Le conseiller spécial a répété que les documents judiciaires n’étaient pas les seules sources de renseignements sur lesquels reposait un REI et que M. Nahorny n’était plus disponible pour formuler des commentaires.

[9] La décision au dernier palier de la procédure de grief a confirmé en partie, cependant, le grief du demandeur, au motif que le SCC n’avait pas modifié le dossier du demandeur dans le Système de gestion des délinquants (le SGD) pour y inclure la note au dossier, conformément au paragraphe 15 de la DC 701, Annexe B. La décision au dernier palier de la procédure de grief exigeait que le SCC modifie le dossier du demandeur dans le SGD pour tenir compte de cette conclusion.

C. Les dispositions applicables

[10] L’article 24 de la LSCMLC oblige le SCC à maintenir des renseignements exacts dans les dossiers du SGD sur les détenus. Il est libellé ainsi :

(1) Le Service est tenu de veiller, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements qu’il utilise concernant les délinquants soient à jour, exacts et complets.

(2) Le délinquant qui croit que les renseignements auxquels il a eu accès en vertu du paragraphe 23(2) sont erronés ou incomplets peut demander que le Service en effectue la correction; lorsque la demande est refusée, le Service doit faire mention des corrections qui ont été demandées mais non effectuées.

(1) The Service shall take all reasonable steps to ensure that any information about an offender that it uses is as accurate, up to date and complete as possible.

(2) Where an offender who has been given access to information by the Service pursuant to subsection 23(2) believes that there is an error or omission therein,

(a) the offender may request the Service to correct that information; and

(b) where the request is refused, the Service shall attach to the information a notation indicating that the offender has requested a correction and setting out the correction requested.

[11] L’article 27 de la LSCMLC donne aux détenus le droit de se voir communiquer certaines décisions. Il est libellé ainsi :

(1) Sous réserve du paragraphe (3), la personne ou l’organisme chargé de rendre, au nom du Service, une décision au sujet d’un délinquant doit, lorsque celui-ci a le droit en vertu de la présente partie ou des règlements de présenter des observations, lui communiquer, dans un délai raisonnable avant la prise de décision, tous les renseignements entrant en ligne de compte dans celle-ci, ou un sommaire de ceux-ci.

(2) Sous réserve du paragraphe (3), cette personne ou cet organisme doit, dès que sa décision est rendue, faire connaître au délinquant qui y a droit au titre de la présente partie ou des règlements les renseignements pris en compte dans la décision, ou un sommaire de ceux-ci.

(1) Where an offender is entitled by this Part or the regulations to make representations in relation to a decision to be taken by the Service about the offender, the person or body that is to take the decision shall, subject to subsection (3), give the offender, a reasonable period before the decision is to be taken, all the information to be considered in the taking of the decision or a summary of that information.

(2) Where an offender is entitled by this Part or the regulations to be given reasons for a decision taken by the Service about the offender, the person or body that takes the decision shall, subject to subsection (3), give the offender, forthwith after the decision is taken, all the information that was considered in the taking of the decision or a summary of that information.

[12] L’annexe B de la DC 701 codifie la procédure que le SCC doit suivre pour respecter ses obligations aux termes de l’article 24 de la LSCMLC. Lorsqu’un détenu croit que les renseignements recueillis par le SCC sont erronés ou incomplets, il peut demander que ceux-ci soient corrigés aux termes du paragraphe 24(2) de la LSCMLC : DC 701, Annexe B, aux para 1-2. La demande du détenu doit ensuite être examinée pour déterminer si les renseignements sont effectivement inexacts, erronés ou incomplets : DC 701, Annexe B, au para 6. Si l’inexactitude, l’erreur ou l’omission est confirmée, le SCC doit corriger les dossiers du détenu, y compris les dossiers dans le SGD : DC 701, Annexe B, au para 7. Si l’inexactitude, l’erreur ou l’omission n’est pas confirmée, les détails de la demande du détenu et les motifs du refus seront inclus dans une note au dossier, et le rapport dans le SGD devrait être déverrouillé et modifié pour y faire mention de cette note au dossier et y aiguiller le lecteur : DC 701, Annexe B, au para 15.

[13] L’annexe E de la DC 705-6 précise comment les « facteurs dynamiques » du REI doivent être évalués. Les facteurs dynamiques évaluent certaines sections sur le moyen de subsistance d’un détenu, notamment : « l’emploi et [l]es études », « [l]es relations matrimoniales et familiales » ainsi que « [l]es fréquentations ». En posant des questions d’entrevue et en examinant la preuve documentaire, l’ALCE détermine si certains « indicateurs » de chaque section s’appliquent au détenu, notamment : « Fréquentations de toxicomanes? » ou « Connaît de nombreux délinquants? » La DC 705-6 fournit des « messages d’aide » aux ALCE pour déterminer si un certain indicateur s’applique au détenu. Par exemple, le message d’aide pour « Fréquentations de toxicomanes? » énonce en ces termes : « Indiquez “Oui” s’il y a des preuves que le délinquant fréquente des amis, des membres de sa famille ou des connaissances qui consomment abusivement des drogues ou de l’alcool. » Si un indicateur sous un facteur dynamique s’applique à un détenu, cet indicateur est alors mentionné dans le REI du détenu.

III. La question préliminaire

[14] Le défendeur demande à la Cour de ne pas tenir compte de l’affidavit du demandeur, souscrit le 28 juin 2019, parce qu’il contient des éléments de preuve dont ne disposait pas le conseiller spécial.

[15] Il est bien établi que le contrôle judiciaire doit être instruit selon la preuve dont le décideur initial disposait (Henri c Canada (Procureur général), 2016 CAF 38 au para 39, citant Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Access Copyright] au para 19). Il existe trois exceptions reconnues à cette règle : des éléments de preuve généraux qui sont utiles à la Cour; des éléments de preuve qui sont liés au manquement à l’équité procédurale allégué à l’encontre du décideur et qui n’apparaissent pas au dossier dont disposait le décideur; des éléments de preuve qui démontrent l’absence totale de preuve dont disposait le décideur administratif lorsqu’il a tiré la conclusion contestée (Love c Canada (Commissaire à la protection de la vie privée), 2015 CAF 198 au para 17, citant Access Copyright, au para 20.

[16] Je conclus que la majorité des éléments de preuve contenus dans l’affidavit du demandeur n’ont pas été présentés au conseiller spécial et ne sont pas visés par les exceptions énumérées dans l’arrêt Access Copyright. Ces éléments de preuve ne doivent donc pas être pris en compte. Ils comprennent, notamment, les transcriptions des procédures criminelles à l’égard du demandeur, la lettre d’appui de Mme Catherine McCoy et les lettres d’appui de la famille du demandeur.

[17] Toutefois, j’accepte le formulaire « Échelle de réévaluation de la cote de sécurité » du 2 octobre 2017, qui indique que le demandeur n’a été accusé d’aucune infraction pendant qu’il purgeait sa peine actuelle. L’avocat du défendeur a déclaré que le conseiller spécial avait probablement ce formulaire ou qu’il aurait pu le consulter facilement. À mon avis, cet élément de preuve fournit également des renseignements généraux susceptibles d’aider la Cour et qui ne sont pas pertinents au fond de la question déjà tranchée par le conseiller spécial (Access Copyright, au para 20).

IV. La question en litige et la norme de contrôle

[18] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision au dernier palier de la procédure de grief est raisonnable.

[19] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la procédure de règlement des griefs du SCC est la décision raisonnable. Je suis d’accord (Creelman c Canada (Procureur général), 2020 CF 936 aux para 20-22, citant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 17).

[20] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse à la fois au résultat de la décision et au raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov, au para 87). Une décision raisonnable est une décision qui est justifiée, transparente et intelligible — elle doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov, aux para 85 et 99). Une décision est, en règle générale, déraisonnable lorsque le décideur omet de justifier, dans les motifs, un élément essentiel de sa décision, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance (Vavilov, au para 98). Bien qu’un décideur ne soit pas tenu de répondre à tous les arguments ou de tirer des conclusions explicites sur chaque point menant à une conclusion, une décision peut être déraisonnable si elle « [ne] réussi[t] pas à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties » (Vavilov, au para 128).

[21] Cela dit, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov, au para 102). La partie qui conteste une décision doit établir que celle-ci comporte des lacunes qui sont plus que superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision; les lacunes d’une décision doivent être suffisamment capitales ou importantes pour rendre cette dernière déraisonnable (Vavilov, au para 100). Les cours de révision doivent s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur, et, à moins de circonstances exceptionnelles, elles ne doivent pas modifier les conclusions de fait (Vavilov, au para 125).

[22] Enfin, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse au contexte : ce qui constitue une décision raisonnable « dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, au para 90).

V. Analyse

(1) Les observations du demandeur

[23] Le demandeur est un plaideur qui agit pour son propre compte, et il est possible que ses observations ne fournissent pas le type d’analyse juridique que donne d’ordinaire un avocat. Ainsi, j’ai tenté de condenser ses arguments dans un cadre utile pour trancher la présente demande de contrôle judiciaire.

[24] Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable de la part du conseiller spécial de conclure que le refus du SCC de corriger le REI du demandeur respectait ses obligations au titre de l’article 24 de la LSCMLC et de la DC 701. Le demandeur soutient en outre que M. Nahorny n’a pas appliqué de façon raisonnable la DC 705-6 pour déterminer les « facteurs dynamiques » du demandeur dans le cadre du REI.

[25] Le demandeur souligne les conclusions suivantes dans le REI. Le demandeur prétend que ces conclusions constituent des erreurs ou des omissions que le SCC était tenu de corriger conformément à la DC 701 et que M. Nahorny a commises en contravention à la DC 705-6.

[26] Le demandeur soutient que M. Nahorny a tiré les conclusions erronées suivantes au sujet du demandeur dans la section [traduction] « Attitudes » du REI : le demandeur a une attitude négative envers la loi, la police et des tribunaux; il n’accorde pas de valeur à l’emploi; il ne traite pas les hommes et les femmes comme des égaux; il manque de respect à l’égard des biens personnels; il a une attitude favorable à la violence familiale et instrumentale; il est anticonformiste. Le demandeur soutient que ces conclusions diffèrent du REI de sa peine précédente en 1997 et qu’elles ne sont pas fondées sur les déclarations que le demandeur a faites à M. Nahorny lors de son entrevue, relativement au REI, en 2006.

[27] Le demandeur soutient que M. Nahorny a tiré les conclusions erronées suivantes au sujet du demandeur dans la section [traduction] « Orientation personnelle/affective » du REI : le demandeur est incapable de reconnaître les domaines qui posent problème; il est incapable de comprendre les sentiments des autres; il n’est pas réfléchi ou n’est pas conscient des autres; il n’est pas conscient sur le plan social ni des conséquences; il a de la difficulté à résoudre des problèmes interpersonnels. Le demandeur soutient en outre que M. Nahorny a tiré une conclusion erronée selon laquelle le demandeur a tendance à blâmer les victimes de ses infractions pour justifier son comportement criminel.

[28] Dans la section [traduction] « Relations matrimoniales et familiales » du REI, le demandeur soutient que M Nahorny a tiré une conclusion erronée selon laquelle les relations parentales étaient négatives lorsqu’il était enfant et que la relation de ses parents était dysfonctionnelle lorsqu’il était enfant. Le demandeur soutient en outre que M. Nahorny a tiré une conclusion erronée selon laquelle l’une des victimes du demandeur était sa conjointe de fait et que le demandeur était donc soupçonné d’avoir commis des actes de violence familiale. Le demandeur affirme qu’il a eu une relation saine avec ses parents lorsqu’il était enfant et que sa conjointe de fait précédente, Mme McCoy, n’a pas été victime de ses infractions.

[29] Le demandeur soutient que M. Nahorny a tiré les conclusions erronées suivantes au sujet du demandeur dans la section [traduction] « Fréquentations et interaction sociale » du REI : le demandeur a de nombreuses connaissances criminelles; il a de la difficulté à communiquer avec les autres; il minimise l’influence des pairs négatifs sur sa vie. Le demandeur affirme qu’il n’a jamais dit à M. Nahorny qu’il avait des pairs négatifs dans sa vie.

(2) Les observations du défendeur

[30] Le défendeur souligne que le SCC, lorsqu’il décide de recommander un détenu à la Commission des libérations conditionnelles du Canada, doit respecter son obligation au titre de l’article 24 de la LSCMLC, en fondant sa décision sur des « renseignements valables » (Ewert c Canada, 2018 CSC 30 [Ewert] aux para 2-3). Cette obligation encourage le SCC à faire en sorte que ses rapports contiennent les « meilleurs renseignements possible » (Tehrankari c Canada (Service correctionnel), [2000] ACF no 495 (CF) [Tehrankari] au para 41).

[31] Le défendeur soutient qu’il était raisonnable de la part du conseiller spécial de juger que les conclusions de M. Nahorny dans le REI n’étaient pas des [traduction] « erreurs » pour les besoins de l’article 24 de la LSCMLC, mais plutôt des énoncés d’opinion. Le défendeur affirme que le REI est semblable à une évaluation professionnelle effectuée par un travailleur social ou un psychologue. Compte tenu de ce contexte, le défendeur fait valoir qu’il était raisonnable de la part du conseiller spécial de conclure que le SCC avait suivi la bonne procédure sous le régime de la DC 701 en modifiant le dossier du demandeur dans le SGD pour y inclure la note au dossier, plutôt que de corriger le REI.

[32] Le défendeur soutient que M. Nahorny a correctement suivi la DC 705-6, parce que le REI est son opinion professionnelle fondée sur l’entrevue initiale. Le défendeur soutient en outre que M. Nahorny n’était pas tenu de faire des renvois précis aux documents sur lesquels il s’est fondé pour rédiger le REI.

(3) Analyse

[33] À mon avis, il était raisonnable que le conseiller spécial conclue que le SCC avait suivi la bonne procédure sous le régime de la DC 701 et de l’article 24 de la LSCMLC. L’obligation de veiller « dans la mesure du possible » imposée au SCC au para 24(1) de la LSCMLC varie selon le contexte (Ewert, au para 43). Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’un REI est une opinion professionnelle semblable à celle d’un travailleur social ou d’un psychologue, en ce sens qu’il s’agit de l’évaluation individuelle d’un détenu par un ALCE fondée sur son entrevue et la preuve pertinente. Autrement dit, un REI n’est pas un énoncé de fait. La conclusion du conseiller spécial selon laquelle les objections du demandeur ne sont pas des erreurs, mais plutôt [traduction] « l’évaluation et l’analyse professionnelles de l’ALCE » est donc justifiée, transparente et intelligible, compte tenu du contexte juridique et factuel pertinent (Vavilov, aux para 90, 99).

[34] Les renseignements sur un détenu dans le dossier du SGD peuvent contrevenir à l’article 24 de la LSCMLC s’ils contiennent des allégations énoncées comme des faits (Brown c Canada (Procureur général), 2006 CF 463 [Brown] aux para 33-35; Tehrankari, aux para 55-60). À l’inverse, les allégations faites contre un détenu peuvent raisonnablement rester à son dossier dans le SGD, même si elles sont « entièrement fallacieuse[s] », si ces allégations ne sont pas traitées comme plus que de simples allégations (Brown, aux para 29 et 34).

[35] Étant donné que les renseignements dans le REI du demandeur ne sont pas interprétés ou traités comme des faits, je conclus que la décision du conseiller spécial de ne pas corriger le REI est fondée sur une analyse intrinsèque cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov, au para 85). Si les renseignements contenus dans le REI devaient être utilisés comme des faits, par exemple par la Commission des libérations conditionnelles du Canada, pour établir des renseignements sur les antécédents du demandeur, le demandeur pourrait demander un contrôle judiciaire de toute décision défavorable qui serait rendue à son sujet (Brown, au para 36).

[36] Le demandeur a présenté des addendas à ses observations relatives au grief final, d’abord le ou vers le 27 mars 2018, puis de nouveau le 1er août 2018. Dans ses addendas, le demandeur a affirmé que M. Nahorny n’avait pas rédigé le REI conformément à la DC 705-6. Les parties pertinentes de la DC 705-6 se trouvent dans le dossier certifié du tribunal, mais le conseiller spécial n’a tiré aucune conclusion explicite au sujet de cette politique.

[37] Bien que le demandeur ne cite la DC 705-6 que dans ses addendas, l’argument central du demandeur dans l’ensemble de ses observations est que le REI a été rédigé de façon inexacte. À mon avis, pour déterminer si le REI a été rédigé correctement, il faut déterminer si M. Nahorny a bien suivi la DC 705-6, car cette politique décrit la procédure à suivre pour rédiger un REI. Le fait que le conseiller spécial n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative à cette question clé soulevée par le demandeur rend déraisonnable la décision au dernier palier de la procédure de grief (Vavilov, au para 128). En outre, comme la justification du conseiller spécial pour conclure que le REI a été fait conformément à la DC 705-6 n’est pas traitée dans les motifs et qu’elle ne peut être déduite du dossier, je conclus que la décision au dernier palier de la procédure de grief ne satisfait pas à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité (Vavilov, au para 98).

[38] Le paragraphe 2 de la DC 081, Plaintes et griefs des délinquants, exige que les plaignants reçoivent des réponses complètes « à toutes les questions soulevées » dans leurs griefs. Bien qu’elle soit en partie liée, la question de savoir si M. Nahorny s’est conformé à la DC 705-6 est distincte de celle de savoir si le SCC était tenu de corriger le REI aux termes de l’article 24 de la LSCMLC et de la DC 701. La première question consiste à apprécier le processus utilisé par M. Nahorny pour rédiger le REI, tandis que la seconde consiste à déterminer si les renseignements figurant au REI sont exacts. La première question n’est pas, autrement dit, une question que le conseiller spécial n’était pas tenu de traiter, parce qu’elle est « redondant[e] et répétiti[ve] » (Timm c Canada (Procureur général), 2011 CF 576 au para 6).

VI. Les dépens

[39] À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire ne justifie pas l’adjudication de dépens.

VII. Conclusion

[40] Je conclus que la décision au dernier palier de la procédure de grief est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1823-18

LA COUR STATUE :

  1. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision, conformément aux motifs du présent jugement;

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste-traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1823-18

 

INTITULÉ :

MARLON HENRY c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA, CAMPBELFORD ET TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er OCTOBRE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 8 JANVIER 2021

 

COMPARUTIONS :

Marlon Henry

(pour son propre compte)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Eric Peterson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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