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Date : 20210113


Dossier : IMM‑6812‑19

Référence : 2021 CF 48

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 janvier 2021

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

JEAN LOUIS JEAN PHILIPPE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Jean Louis Jean Philippe, est un citoyen haïtien qui a fui ce pays pour aller au Brésil, où il a obtenu le statut de résident permanent. Après trois années passées au Brésil, il est venu au Canada, où il a demandé l’asile. Sa demande a été refusée par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Cette décision a été confirmée en appel par la Section d’appel des réfugiés (la SAR).

[2]  Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Pour les motifs exposés ci‑après, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[3]  Le demandeur affirme avoir fui Haïti après avoir reçu des menaces en lien avec une certaine terre dont il a hérité. Il a quitté Haïti pour aller au Brésil en avril 2013 et a obtenu là‑bas la résidence permanente le 26 septembre 2014. Le demandeur allègue avoir été persécuté durant les trois années pendant lesquelles il a vécu au Brésil, puisque a) pour un même travail, il recevait un salaire moindre que celui touché par les Brésiliens; b) son dernier employeur ne le rémunérait pas toujours; c) son propriétaire menaçait de l’expulser lorsqu’il ne payait pas son loyer; d) il était obligé de s’asseoir à l’écart des autres dans les transports en commun, et e) il s’était fait dire, lors d’un séjour à l’hôpital en raison de douleurs à l’estomac, de prendre des pastilles et de revenir dans trois mois.

[4]  Le demandeur affirme également qu’un de ses collègues de travail, qui affirmait qu’il volait les emplois des Brésiliens, lui a proféré des menaces de mort en avril 2016. Le demandeur n’a pas signalé la menace à son employeur ou aux autorités brésiliennes. Il a quitté le Brésil le 23 avril 2016, environ dix jours après avoir démissionné de son emploi. Il est arrivé au Canada peu de temps après et a demandé l’asile.

[5]  La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur parce qu’elle a conclu qu’il était exclu de la protection aux termes de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] et de l’article 1E de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 [la Convention]. La SPR a conclu ainsi en raison du statut de résident permanent au Brésil du demandeur et de l’absence de démonstration par ce dernier qu’il était exposé, s’il retournait au Brésil, à une possibilité sérieuse de persécution, à une menace à sa vie ou au risque de peines cruelles et inusitées aux termes des articles 97 et 98 de la LIPR. La SAR a confirmé cette décision pour les mêmes motifs le 30 octobre 2019.

[6]  Le demandeur affirme que la décision de la SAR devrait être infirmée au motif que la SAR n’a pas analysé son allégation selon laquelle la discrimination dont il avait été victime est assimilable à de la persécution lorsque les différents incidents sont considérés cumulativement. De plus, selon ses dires, la SAR n’a pas suffisamment motivé sa conclusion sur ce point, celle‑ci étant énoncée en quatre mots : « même pour motifs cumulés ».

[7]  Le demandeur soutient que certaines des conclusions de la SAR sont assimilables à des erreurs de droit devant être examinées selon la norme de la décision correcte, puisqu’elles constituent des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique, citant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Au surplus, il soutient que le défaut de fournir des motifs suffisants constitue une erreur de droit qui équivaut à un manquement à l’équité procédurale, citant l’arrêt Buri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1358 au paragraphe 22.

[8]  Je ne suis pas de cet avis. Aucune des exceptions décrites dans Vavilov ne s’applique en l’espèce et la décision de la SAR doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Celestin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 97 aux para 31‑32 [Celestin]). Il est depuis longtemps établi que l’insuffisance des motifs énoncés par un décideur ne permet pas à elle seule de casser une décision et ne constitue pas une question relative à l’équité procédurale. Il ne s’agit que d’une situation devant être prise en compte au moment d’évaluer le caractère raisonnable de la décision (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve –et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 aux para 15, 20‑22). Cette approche est confirmée dans l’arrêt Vavilov et j’appliquerai donc la norme de la décision raisonnable au contrôle de la décision de la SAR à l’égard de ces deux questions.

[9]  Selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov relatif au contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable, « [l]e rôle de notre Cour consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 2). Il convient de lire les motifs dans leur ensemble pour établir s’ils justifient la conclusion tirée compte tenu des faits et du droit applicable et s’ils sont fondés sur un raisonnement logique et cohérent. Il incombe au demandeur de démontrer que « la lacune ou la déficience […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov au para 100).

[10]  En l’espèce, je ne suis pas persuadé que le demandeur a démontré l’existence d’erreurs dans les motifs ou dans le raisonnement de la SAR qui soit suffisamment capitale ou importante pour justifier l’annulation de la décision.

[11]  Le demandeur ne nie pas avoir obtenu la résidence permanente au Brésil. Il soutient plutôt que la SAR a commis une erreur en n’appliquant pas le bon critère pour examiner la question de savoir si les divers incidents de discrimination qu’il dit avoir subis au Brésil équivalent à de la persécution. Il allègue également que la SAR n’a pas expliqué son analyse de l’effet cumulatif de la discrimination, citant la décision Mete c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 840 aux paragraphes 8‑11 [Mete].

[12]  Plus particulièrement, le demandeur souligne la façon dont la SAR a traité sa preuve selon laquelle il avait reçu des menaces de mort de la part d’un de ses collègues de travail. Il a déclaré qu’il connaissait un Haïtien au Brésil qui avait été poignardé et, bien que cette preuve soit la plus convaincante qu’il ait soumise au soutien de sa crainte de persécution, la SAR a sommairement rejeté son témoignage après avoir conclu qu’il s’agissait simplement d’un incident isolé. Le demandeur fait valoir que cela est révélateur de l’erreur commise par la SAR lorsqu’elle a évalué si ses allégations de discriminations équivalaient à de la persécution, celle‑ci n’ayant pas appliqué le critère juridique approprié tel qu’il a été établi par la jurisprudence ainsi que par le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, UNHCR, UN Doc HCR/1P/4/ENG/REV.4 (2019) (en anglais seulement) [le Guide].

[13]  Je n’en suis pas convaincu.

[14]  À la lumière des questions qui ont été certifiées dans les décisions Celestin et Saint Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 493, il subsiste une incertitude dans la jurisprudence quant à savoir si la SPR et la SAR doivent prendre en considération le risque soulevé par un demandeur d’asile à propos de son pays de résidence avant d’appliquer l’exclusion prévue à l’article 1E de la Convention (voir Mwano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 792 et les décisions qui y sont citées). Il n’est toutefois pas nécessaire, en l’espèce, de se pencher davantage sur cette question, puisque la SAR, dans les faits, a procédé à une telle analyse (voir Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 839 au para 6).

[15]  La SAR a analysé la preuve produite par le demandeur en ce qui concerne chacune de ses allégations de discrimination, ayant préalablement énoncé le critère rigoureux relatif à la persécution établi par la jurisprudence et par le Guide. Comme l’a noté la SAR au paragraphe 58, ce critère commande l’examen de la question de savoir si les incidents de discrimination sont « suffisamment graves et [s’ils ont] lieu sur une période de temps assez longue pour en conclure que l’intégrité physique ou morale des revendicateurs est menacée ».

[16]  La SAR a admis que le demandeur a subi de la discrimination au Brésil et a également relevé la documentation objective qui fait état d’expériences semblables vécues par d’autres Haïtiens. Cependant, la SAR a conclu que le demandeur occupait un emploi durant la presque totalité de la période où il avait vécu au Brésil et qu’il ne s’était jamais vu refuser, là‑bas, l’accès au logement, aux soins de santé ou à d’autres services.

[17]  Le demandeur allègue que la SAR n’a pas fourni des motifs suffisants pour appuyer la conclusion selon laquelle les menaces de mort que lui avait proférées son collègue de travail constituaient des incidents isolés. Or, il est difficile d’envisager comment elle aurait pu arriver à une conclusion différente, étant donné que le demandeur n’a témoigné qu’à propos d’un seul incident où il aurait fait l’objet de telles menaces. La SAR a relevé que le demandeur n’avait pas cherché d’aide auprès de son employeur ou des autorités brésiliennes après avoir été menacé (voir Fleurisca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 810 au para 24).

[18]  Dans l’ensemble, je ne suis pas convaincu que le demandeur a démontré l’existence d’une erreur dans l’analyse effectuée par la SAR. Les motifs de la SAR dénotent une appréciation et un examen minutieux des divers arguments avancés par le demandeur. Il ne s’agit pas d’un cas où la SAR a omis de prendre en compte l’effet cumulé des expériences discriminatoires (Nugzarishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 459 au para 60) ou de se pencher sur une des allégations du demandeur dans le cadre de son examen (Zatreanu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 472 au para 17).

[19]  De plus, il ne s’agit pas d’un cas, comme dans l’affaire Mete, où aucun motif n’a été fourni pour expliquer pourquoi une longue série d’actes discriminatoires n’a pas été considérée comme équivalent à de la persécution (voir Mohammed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 768 au para 67). Bien qu’il aurait pu être préférable pour la SAR de détailler davantage les explications à l’appui de ses conclusions au sujet de la question de la discrimination cumulative, il ne s’agit pas là d’une erreur fatale, étant donné ses conclusions relatives aux incidents individuels et sa référence expresse à ce sujet. S’il est vrai que l’analyse est succincte, elle passe en revue de façon détaillée chacun des incidents, qui en eux‑mêmes ne tendent pas à soutenir une conclusion selon laquelle leur effet cumulatif serait suffisamment grave pour satisfaire au critère juridique que la SAR a correctement cité.

[20]  Lorsque la décision est examinée comme un tout, il ne fait aucun doute que la SAR a considéré les allégations du demandeur à la fois individuellement et dans leur ensemble, et qu’aucune de ces façons de procéder ne permet d’inférer que la discrimination qu’il avait subie au Brésil équivaut au type de conduite sérieuse et soutenue qui appuierait la conclusion, d’après la norme énoncée dans la jurisprudence, que le demandeur était persécuté. Les conclusions de la SAR sont conformes à celles de l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 aux pages 733‑34, dans lequel la Cour suprême a déclaré que, pour que le traitement équivaille à de la persécution, il devait s’agir d’une [traduction] « violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne démontrant l’absence de protection de l’État ». Il incombait au demandeur de faire cette démonstration et il ressort du dossier qu’il ne s’est pas acquitté de son fardeau de preuve (voir Riboul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 263 au para 39).

[21]  L’analyse de la SAR est claire et cohérente et sa conclusion est étayée au regard des faits et du droit. C’est tout ce qu’exige le contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément au cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov. Pour ces motifs, je ne suis pas convaincu que la décision de la SAR doit être annulée.

[22]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6812‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6812‑19

INTITULÉ :

JEAN LOUIS JEAN PHILIPPE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRéAL (QUéBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

lE 17 DÉCEMBRE 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 13 JANVIER 20201

COMPARUTIONS :

Jonathan Gruszczynski

POUR LE DEMANDEUR

Renalda Ponari

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Canadian Immigration Team

Avocats

Westmount (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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