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Date : 20210106


Dossier : T-1483-18

Référence : 2021 CF 20

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 janvier 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

SEAN D. JOHNSTON

THOMAS MCDOWELL

KURT LAUDER

DONALD CAMPBELL

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Sean D. Johnston, Thomas McDowell, Kurt Lauder et Donald Campbell [collectivement, les demandeurs] sont des détenus actuels ou anciens de l’Établissement de Joyceville, à l’unité à sécurité minimale [l’USM de l’EJ]. L’Établissement de Joyceville est un pénitencier fédéral administré par la défenderesse, Sa Majesté la Reine du chef du Canada [la défenderesse]. Les demandeurs prient la Cour d’autoriser un recours collectif au nom d’environ 1 210 personnes détenues à l’USM de l’EJ entre janvier 2008 et le 7 août 2018, date à laquelle ce recours collectif envisagé a été intenté.

[2] Les demandeurs réclament des dommages-intérêts, y compris des dommages-intérêts punitifs, et une exécution en nature liée à la fourniture de services de télévision par câble aux détenus de l’USM de l’EJ. Les services de télévision par câble étaient fournis par Bell Canada conformément à un contrat avec la défenderesse et payés à partir de contributions faites à la caisse de bienfaisance des détenus [CBD] de l’Établissement de Joyceville.

[3] Les demandeurs allèguent que la qualité des services de télévision par câble était généralement médiocre, engendrant de la frustration et des pertes financières pour les détenus. Les demandeurs n’allèguent pas qu’il y a eu rupture de contrat de la part de la défenderesse ou de Bell Canada. Ils soutiennent plutôt que la défenderesse est coupable de négligence et de manquement à une fiducie constructoire envers le groupe envisagé.

[4] La défenderesse s’oppose à l’autorisation du recours collectif envisagé. Elle affirme que la déclaration des demandeurs ne révèle aucune cause d’action valable, que le groupe envisagé n’est pas identifiable ou est trop vaste, qu’il n’existe aucun point de droit ou de fait commun, qu’un recours collectif n’est pas le meilleur moyen de régler les réclamations des demandeurs et que le représentant demandeur envisagé ne convient pas.

[5] Pour les motifs qui suivent, les demandeurs n’ont pas satisfait aux exigences du paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. Par conséquent, la requête en autorisation du recours collectif envisagé est rejetée.

II. Contexte

[6] L’Établissement de Joyceville est un pénitencier fédéral géré au nom de la défenderesse par le Service correctionnel du Canada [le SCC] conformément à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la LSCMLC]. L’USM de l’EJ est un « établissement de libération » où la plupart des détenus se préparent à leur retour dans la société en général. Il abrite quelques détenus à long terme, mais la population carcérale change fréquemment.

[7] Les revenus de la CBD sont tirés de retenues sur le salaire des détenus, de profits sur la cantine et d’intérêts sur le solde de la caisse. Les activités et les équipements financés par la CBD ne se limitent pas à la télévision par câble. Le directeur de l’établissement peut autoriser le versement de fonds de la CBD pour toute une série d’activités éducatives, sociales, culturelles et récréatives, et pour des fins connexes, comme des dons à des causes approuvées.

[8] Les demandeurs sont des membres actuels ou anciens du comité des détenus, constitué en vertu de la directive du commissaire [DC] no 083 pour représenter la population carcérale sur des questions qui peuvent les concerner, notamment la fourniture de services de télévision par câble.

[9] Les détenus de l’USM de l’EJ ont accès aux services de télévision par câble dans leurs cellules individuelles ou dans les zones communes des unités d’habitation. La défenderesse souligne que l’USM de l’EJ compte plusieurs [traduction] « quartiers », chacun composé de [traduction] « maisons », et que la qualité des services de télévision par câble peut varier en fonction du point de réception.

[10] Les demandeurs allèguent que, pendant toute la période en cause, les détenus de l’Établissement de Joyceville étaient tenus de verser à la CBD un montant mensuel fixe pour les services de télévision par câble, à raison d’environ 12 $ par mois. L’USM de l’EJ abrite à tout moment environ 300 détenus, et le taux de départ annuel est d’environ 30 %. Les plaignants évaluent donc à 1 210 le total des détenus ayant payé pour des services de télévision par câble au cours de la période en cause de 12 ans.

[11] Les demandeurs allèguent que la piètre qualité des services de télévision par câble à l’USM de l’EJ a nui aux détenus à différentes occasions, souvent pour de longues périodes. Ils affirment que la défenderesse a négligé d’appliquer des mesures correctives suffisantes pour y remédier, comme améliorer l’infrastructure, changer de fournisseur de services ou tout autre moyen.

[12] Les plaignants se fondent sur des sondages menés auprès des détenus pour étayer les lacunes dans la qualité des services de télévision par câble, ainsi que sur les nombreuses plaintes communiquées au personnel du SCC. Les plaignants, individuellement et en qualité de membres du comité des détenus, ont déposé plusieurs plaintes et griefs relativement aux problèmes de réception de la télévision par câble.

[13] Un grief présenté par le demandeur Sean D. Johnston a été renvoyé au troisième et dernier palier le 8 août 2016. Un grief semblable présenté par le demandeur Kurt Lauder a été renvoyé au dernier palier le 9 janvier 2017.

[14] Un commissaire adjoint du SCC a répondu au grief de M. Lauder le 8 mai 2017, puis à celui de M. Johnston le 18 mai 2017. Le commissaire adjoint a reconnu les problèmes de réception documentés, mais a conclu que le personnel de l’établissement et le fournisseur de services prenaient des mesures correctives pour régler les problèmes et qu’aucune autre intervention ne s’imposait. Il semble que ni M. Johnston, ni M. Lauder n’ait demandé le contrôle judiciaire des décisions du commissaire adjoint se rapportant à leurs griefs.

[15] Selon la défenderesse, les plaintes concernant la qualité de la réception par câble variaient selon la maison concernée et la fréquence des problèmes durant la période en cause. En général, seules une à trois chaînes étaient touchées à la fois, même si des détenus se plaignaient parfois que toutes les chaînes étaient touchées. Le nombre de plaintes sur une période donnée variait également, allant de nombreuses plaintes en une seule semaine à quelques semaines sans plainte.

[16] Le SCC ne surveille pas quels détenus regardent la télévision, la durée d’écoute ou les chaînes qu’ils regardent. Les demandeurs admettent qu’il [traduction] « serait très difficile de déterminer dans quelle mesure un détenu en particulier a été affecté » (affidavit de Sean D. Johnston, au para 14).

III. Analyse

[17] Le critère d’autorisation d’un recours collectif envisagé se trouve au paragraphe 334.16(1) des Règles :

334.16(1) Sous réserve du paragraphe (3), le juge autorise une instance comme recours collectif si les conditions suivantes sont réunies :

a) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;

b) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;

c) les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre;

d) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs;

e) il existe un représentant demandeur qui :

i. représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe,

ii. a élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe et tenir les membres du groupe informés de son déroulement,

iii. n’a pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs,

iv. communique un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier.

334.16(1) Subject to subsection (3), a judge shall, by order, certify a proceeding as a class proceeding if

(a) the pleadings disclose a reasonable cause of action;

(b) there is an identifiable class of two or more persons;

(c) the claims of the class members raise common questions of law or fact, whether or not those common questions predominate over questions affecting only individual members;

(d) a class proceeding is the preferable procedure for the just and efficient resolution of the common questions of law or fact; and

(e) there is a representative plaintiff or applicant who

i. would fairly and adequately represent the interests of the class,

ii. has prepared a plan for the proceeding that sets out a workable method of advancing the proceedings on behalf of the class and of notifying class members as to how the proceeding is progressing,

iii. does not have, on the common questions of law or fact, an interest that is in conflict with the interests of other class members, and

iv. provides a summary of any agreements respecting fees and disbursements between the representative plaintiff of application and the solicitor of record.

A. Cause d’action valable

[18] Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mancuso c Canada (Santé Nationale et Bien-être Social), 2015 CAF 227 [Mancuso], l’instruction d’un procès requiert du demandeur qu’il allègue des faits matériels suffisamment précis à l’appui de la déclaration et de la mesure sollicitée. Les actes de procédure jouent un rôle important pour aviser les intéressés et définir les questions à trancher. La Cour et les parties adverses n’ont pas à formuler des hypothèses sur la façon dont les faits pourraient être organisés différemment pour appuyer diverses causes d’action. Si la Cour autorisait les parties à avancer de simples affirmations de fait, ou de simples conclusions de droit, les actes de procédure ne rempliraient pas le rôle qui leur revient, soit celui de cerner les questions en litige (Mancuso, aux para 16‑17).

[19] Le demandeur doit énoncer, avec concision mais suffisamment de précision, les éléments constitutifs de chacun des moyens de droit ou de fait soulevé. L’acte de procédure doit indiquer au défendeur par qui, quand, où, comment et de quelle façon sa responsabilité a été engagée. Le demandeur ne peut déposer des actes de procédures qui ne sont pas suffisants et ensuite compter sur le défendeur pour présenter une demande de précisions, pas plus qu’il ne peut les compléter au moyen de précisions visant à les rendre suffisants (Mancuso, aux para 19-20).

[20] Les actes de procédure ordinaires s’appliquent tout autant à un recours collectif. La Cour doit considérer l’acte de procédure tel qu’il a été rédigé, et non tel qu’il pourrait l’être. L’ouverture d’un recours collectif envisagé est une affaire très sérieuse qui peut affecter les droits d’un grand nombre des membres du groupe ainsi que les responsabilités et les intérêts des défendeurs. La conformité aux Règles n’est pas sans importance ou optionnelle, elle est en vérité obligatoire et essentielle (Merchant Law Group c Agence du revenu du Canada, 2010 CAF 184, au para 40).

(1) Négligence

[21] Les demandeurs allèguent que les agents de la défenderesse avaient une obligation de diligence, comme le prévoient la loi et les politiques, de fournir aux détenus de l’USM de l’EJ [traduction] « un rendement raisonnable des fonds investis dans les services, y compris des services télévisuels de bonne qualité et sans interruption fournis dans le cadre de contrats avec les fournisseurs » (déclaration, au para 22). De plus, ils affirment que le manquement à cette obligation par la défenderesse a entraîné les préjudices prévisibles suivants : a) perte de réception télévisée et de contrepartie des fonds versés par les détenus; et b) stress émotionnel permanent et perte de jouissance de la vie attribuables aux tentatives constantes et frustrantes d’amener le personnel à fournir les services pour lesquels ils paient (déclaration, au para 23).

[22] Les autorités carcérales sont tenues de faire preuve d’une diligence raisonnable à l’égard de la santé et de la sécurité des détenus qui sont sous garde (Bastarache c Canada, 2003 CF 1463 [Bastarache], au para 23). Or, l’obligation invoquée dans la déclaration va bien plus loin et n’est pas établie en droit.

[23] Les demandeurs n’ont pas invoqué de faits matériels suffisamment précis pour établir que la défenderesse avait une obligation de diligence de fournir aux délinquants des services de télévision par câble d’une qualité en particulier, ou de leur fournir des services tout court. Ils n’ont pas non plus invoqué de faits matériels suffisamment précis pour établir qu’il y a eu manquement à une obligation de diligence envers les détenus d’un pénitencier fédéral de fournir des services de télévision par câble.

[24] Les demandeurs invoquent la DC no 341, qui indique que les coûts d’amélioration des infrastructures télévisuelles sont pris en charge par le SCC, tandis que les frais mensuels de distribution des signaux télévisuels sont assumés à même la CBD. Les demandeurs s’appuient également sur la DC no 083, qui régit la création et les fonctions du comité des détenus. Ni l’un ni l’autre de ces documents ne démontre que la défenderesse a une obligation de diligence d’assurer un service de télévision [traduction] « de bonne qualité et sans interruption » ou l’obligation [traduction] « d’optimiser, de faciliter et d’améliorer le service de télévision », comme il est allégué dans la déclaration. La défenderesse fait remarquer que, bien que les obligations légales puissent influencer la norme de diligence, elles n’établissent pas l’existence d’une obligation (invoquant La Reine c Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 RCS 205).

[25] Dans la déclaration, les demandeurs n’invoquent pas suffisamment de faits matériels pour étayer l’allégation selon laquelle la défenderesse a manqué à une obligation de diligence qu’elle aurait pu avoir envers les détenus relativement à la qualité des services par câble. Les demandeurs indiquent seulement que, en dépit de nombreuses plaintes et tentatives de régler les problèmes, la qualité est demeurée généralement médiocre. La DC no 083 obligeait les agents du SCC à rencontrer périodiquement le comité des détenus pour traiter des questions d’intérêt commun. Or, rien dans la déclaration n’indique que ces rencontres n’ont pas eu lieu; elle indique seulement que les problèmes ont persisté. Un demandeur cherchant à faire la preuve de la négligence des agents de pénitencier doit démontrer que ces derniers n’ont pas agi comme l’aurait fait une personne raisonnable dans la même situation, créant ainsi un risque prévisible de préjudice (Bastarache, aux para 19, 23).

[26] Les demandeurs affirment que le préjudice prévisible qui a découlé de la conduite des agents du SCC était la [traduction] « perte de réception télévisée et de contrepartie des fonds versés par les détenus » et [traduction] « le stress émotionnel permanent et la perte de jouissance de la vie ». Toutefois, la simple contrariété psychologique ne saurait établir le préjudice psychologique. Le fardeau de la preuve est beaucoup plus exigeant : les demandeurs doivent démontrer que les troubles subis étaient graves et de longue durée, au‑delà des désagréments, angoisses et craintes ordinaires de la vie en société (Saadati c Moorhead, 2017 CSC 28, au para 37, citant Mustapha c Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, au para 9). Dans leur plaidoirie, les avocats des demandeurs ont reconnu qu’ils n’allèguent pas de souffrance morale comparable à celle pouvant découler, par exemple, d’un isolement cellulaire.

[27] Par conséquent, dans leur déclaration, les demandeurs n’exposent pas les faits matériels de manière suffisamment détaillée pour étayer l’allégation de négligence à l’encontre de la défenderesse.

(2) Fiducie constructoire

[28] Les demandeurs font valoir que la défenderesse, à titre de partie au contrat avec Bell Canada, avait une obligation de diligence de représenter leurs intérêts et ceux du groupe envisagé dans la relation contractuelle. À ce titre, les agents du SCC [traduction] « étaient des fiduciaires constructoires au profit des détenus consommateurs de services de télévision et étaient tenus de gérer les fonds versés par eux, de manière à assurer et à maintenir les services de bonne qualité et sans interruption attendus et à répondre avec efficacité et rapidité aux problèmes et plaintes concernant le câble » (déclaration, aux para 24‑25). Les demandeurs affirment que les agents de la défenderesse ont manqué à leurs obligations de fiduciaires constructoires et ont sciemment laissé les préjudices précités se produire.

[29] La fiducie constructoire est un outil d’equity général et souple qui permet de déterminer le droit de propriété véritable, en particulier dans le contexte marital. Si le demandeur peut établir un lien ou un rapport de causalité entre ses contributions et l’acquisition, la conservation, l’entretien ou l’amélioration du bien en cause, une part proportionnelle à l’enrichissement injustifié peut faire l’objet d’une fiducie constructoire en sa faveur (Kerr c Baranow, 2011 CSC 10, au para 50). Dans leur déclaration, les demandeurs n’invoquent pas suffisamment de faits matériels pour étayer l’allégation selon laquelle la défenderesse détenait dans une fiducie constructoire des biens appartenant aux demandeurs, ou aux membres du groupe envisagé, ou qu’elle a manqué à une obligation fiduciaire qu’elle aurait pu avoir envers eux de s’occuper de ces biens.

[30] Lorsqu’aucun bien n’est en cause et que la réparation demandée est strictement pécuniaire, il ne peut y avoir de fiducie constructoire (Pro-Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, au para 92). En l’espèce, on n’allègue aucun droit de propriété ni aucun enrichissement injustifié. Il serait d’ailleurs impossible d’alléguer un enrichissement injustifié, puisque la défenderesse a versé tout l’argent reçu de la CBD à Bell Canada pour la fourniture de services de télévision par câble. Il n’y a pas non plus d’allégation de fraude ou de conversion illicite de fonds.

[31] Il est évident et manifeste que la déclaration des demandeurs ne révèle aucune cause d’action valable. Par conséquent, la requête en autorisation du recours collectif envisagé doit être rejetée.

[32] Ces motifs suffisent pour disposer de la requête. Par contre, il existe un autre aspect du critère d’autorisation qui justifie tout autant de rejeter la requête : la question de savoir si le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs soulevés dans la déclaration des demandeurs.

B. Meilleur moyen

[33] Dans l’analyse du meilleur moyen, la Cour doit examiner tous les moyens raisonnables offerts pour régler les réclamations des membres du groupe, et non pas seulement la possibilité de recours individuels. La Cour doit donc examiner d’autres recours judiciaires possibles, ainsi que des voies de droit extrajudiciaires (AIC Limitée c Fischer, 2013 CSC 69 [Fischer], au para 35).

[34] Après avoir relevé les autres voies de droit possibles, la Cour doit évaluer la mesure dans laquelle elles règlent les problèmes d’accès à la justice qui se posent dans les circonstances. La Cour doit examiner les aspects procéduraux et substantiels de la notion d’accès en gardant à l’esprit que la voie judiciaire n’est pas nécessairement la modalité idéale de règlement équitable et efficace des différends. Elle doit se demander si l’autre moyen permettra de régler utilement les demandes quant au fond tout en assurant aux demandeurs la possibilité d’exercer des droits procéduraux adéquats (Fischer, au para 37).

[35] Les demandeurs admettent qu’il [traduction] « serait très difficile de déterminer dans quelle mesure un détenu en particulier a été affecté » par la mauvaise qualité des services de télévision par câble à l’USM de l’EJ. Les demandeurs réclament donc des dommages‑intérêts globaux, ainsi qu’une « exécution en nature ». La défenderesse souligne que l’État ne peut être assujetti à une ordonnance d’exécution en nature, mais que la Cour peut déclarer les droits des parties (Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‑50, art 22(1)).

[36] Les demandeurs ont intenté le présent recours collectif uniquement après que les nombreuses plaintes et les nombreux griefs n’aient pas permis de régler, à leur satisfaction, les problèmes de service de télévision par câble. Malgré l’évidente perte de confiance des demandeurs dans la procédure de règlement des griefs, celle-ci demeure le moyen prescrit par le législateur pour régler les plaintes de détenus comme celles en cause en l’espèce. La procédure de règlement des griefs, ainsi que le contrôle judiciaire si nécessaire, est préférable au recours collectif envisagé.

[37] La procédure de règlement des griefs des détenus est conçue pour régler les situations où les délinquants sont insatisfaits des mesures ou décisions prises par les agents du SCC. Il s’agit d’une procédure exhaustive qui est établie par les articles 90 et 91 de la LSCMLC et précisée dans la DC no 081 intitulée « Plaintes et griefs des délinquants ». Les griefs peuvent être déposés au nom d’un groupe et peuvent alors être prioritaires (DC no 081, aux para 24‑30).

[38] Un détenu, ou un groupe de détenus, peut déposer un grief pour solliciter une mesure corrective et, s’il est insatisfait de la réponse, il peut demander le contrôle judiciaire devant notre Cour. Le processus de plaintes et de griefs des délinquants offre un large éventail de mesures correctives, y compris une indemnité financière dans les cas qui s’y prêtent (DC no 081, aux para 31, 41‑44). La défenderesse souligne que la plupart des incidents dont il est question dans le présent recours collectif envisagé sont prescrits et qu’un grief aurait permis de régler les plaintes de façon beaucoup plus efficace et rapide qu’un recours collectif, compte tenu de sa complexité procédurale.

[39] Dans la décision Lauzon v Canada (Attorney General), 2014 ONSC 2811 [Lauzon], la Cour supérieure de l’Ontario a refusé d’autoriser un recours collectif envisagé intenté au nom de détenus de l’Établissement de Joyceville au motif que le recours collectif n’était pas le meilleur moyen, puisque la procédure de règlement des plaintes et des griefs était offerte. Dans cette décision, les demandeurs réclamaient des dommages‑intérêts sur le fondement de la Charte, et le recours collectif envisagé avait été intenté bien après l’expiration du délai de dépôt d’un grief. La Cour divisionnaire de l’Ontario a néanmoins confirmé la décision de la juge des requêtes, concluant ce qui suit (Lauzon et al v The Attorney General of Canada, 2015 ONSC 2620, au para 65) :

[traduction]

La juge a conclu qu’il serait plus facile et qu’il conviendrait mieux d’accéder à la justice au moyen de la procédure de règlement des griefs, que le recours à cette procédure pour régler le litige favoriserait l’économie des ressources judiciaires et que le comportement de la Couronne aurait pu être modifié si les détenus avaient eu gain de cause. Ces conclusions ne comportent aucune erreur de principe […]

[40] Le demandeur ne peut invoquer la procédure de recours collectif simplement en demandant une réparation en particulier dans sa déclaration, comme des dommages‑intérêts pécuniaires ou punitifs. En décider autrement minerait le pouvoir discrétionnaire de la Cour de décider si un recours collectif est préférable dans un cas donné (Lauzon, au para 67).

[41] Compte tenu des objectifs des recours collectifs, il est plus facile et il convient davantage en l’espèce d’accéder à la justice au moyen de la procédure de règlement des griefs des délinquants, ce qui en outre favorisera l’économie des ressources judiciaires. Les mesures correctives ou les autres réparations offertes par la procédure de règlement des griefs, ainsi qu’un contrôle judiciaire, suffisent pour reconnaître et faire valoir les droits des détenus en l’espèce. Dans la mesure où cela s’avère nécessaire, il suffit également d’encourager la modification du comportement de la défenderesse (Lauzon, aux para 69‑70).

IV. Conclusion

[42] La défenderesse s’oppose à la requête en autorisation pour trois autres motifs : le groupe envisagé est non identifiable ou trop vaste, il n’existe aucun point de droit ou de fait commun, et le représentant demandeur envisagé ne convient pas. La défenderesse souligne l’absence totale du plan d’instance visé par l’alinéa 334.16(1)e)(ii) des Règles.

[43] Les autres motifs d’opposition soulevés par la Couronne pourraient être rectifiés si on leur accordait assez de soin et d’attention. Or, ces rectifications ne remédieraient pas à l’absence dans la déclaration de toute cause d’action valable et ne changeraient rien au fait que la procédure de règlement des griefs des délinquants est le meilleur moyen de résoudre les plaintes des demandeurs.

[44] Il incombe uniquement à ceux qui sollicitent une autorisation de satisfaire aux exigences de l’article 334.16 des Règles. Si le rôle de la Cour dans la gestion des recours collectifs envisagés doit être actif et souple, il ne vas pas jusqu’à permettre aux demandeurs de « corriger » leur requête ou de les aider à remplir les conditions fondamentales de l’autorisation. La Cour doit agir en arbitre neutre pour déterminer si ces conditions ont été remplies (Buffalo c Nation Crie de Samson, 2010 CAF 165, aux para 12‑13).

[45] Par conséquent, la requête en autorisation doit être rejetée sans autorisation de modification. Conformément à l’article 334.39 des Règles, aucuns dépens ne sont adjugés à l’une ou l’autre des parties.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La requête en autorisation est rejetée sans autorisation de modification.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés à l’une ou l’autre des parties.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1483-18

 

INTITULÉ :

SEAN D. JOHNSTON, THOMAS MCDOWELL, KURT LAUDER ET DONALD CAMPBELL c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR vidÉoconfÉrence À ottawa (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 DÉcembrE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 6 JANVIER 2021

 

COMPARUTIONS :

Todd Sloan

 

POUR LES demandeurs

 

Sarah-Dawn Norris

 

POUR LA défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Todd Sloan

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES demandeurs

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LA défenderesse

 

 

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