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Date : 20210107


Dossier : IMM-7735-19

Référence : 2021 CF 24

Ottawa, Ontario, le 7 janvier 2021

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

ROSE MAY HENRY

TREVOR SEBASTIAN SAINTIL

ELIJAH KEITH SAINTIL

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Notre Cour est saisie de la demande de contrôle judiciaire dirigée contre la décision du 18 novembre 2019 de la Section d’appel des réfugiés [SAR] confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] du 6 novembre 2018 portant que la demanderesse, Mme Henry, et ses enfants [collectivement les demandeurs] n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2]  Pour les raisons qui suivent, je rejetterais la demande.

II.  Faits et procédures

[3]  La persécution aurait commencé dans la ville des Cayes en Haïti, où Mme Henry et sa famille vivaient et où son père était reconnu comme un tailleur exceptionnel, « étant capable de confectionner des costumes et des uniformes pour les concitoyens de la ville ».

[4]  Mme Henry allègue avoir été persécutée en 1993 par des sympathisants du parti Front révolutionnaire pour l’avancement et le progrès d’Haïti [FRAP], parti qui aurait été très présent et menaçant dans toute la ville des Cayes en Haïti, après que son père eut refusé de confectionner des habits pour ce parti. Suite aux représailles du FRAP, Mme Henry a dû quitter son école, son frère a été agressé physiquement et la domestique de la maison a été violée par des individus appartenant à ce groupe.

[5]  Ne pouvant plus vivre dans la peur, Mme Henry a quitté Haïti en 1999 vers les États-Unis et y a déposé une demande d’asile. Mme Henry n’a jamais eu un statut définitif aux États-Unis, où elle a toutefois donné naissance à deux enfants, soit le 14 juin 2007 et le 2 novembre 2008. Ses deux fils sont américains. Mme Henry et son mari sont divorcés; monsieur vit maintenant aux Bahamas.

[6]  En 2014, elle allègue être retournée en Haïti pendant une courte période afin de visiter des membres de sa famille; son père et sa mère demeure toujours à Cayes, alors qu’une de ses sœurs et ses trois frères demeurent à Port-au-Prince. Durant un court séjour, elle allègue avoir été reconnue par des sympathisants du FRAP et menacée; elle est donc ensuite retournée aux États-Unis après quelques jours.

[7]  Pendant trois ans, Mme Henry et ses enfants se sont sentis en sécurité aux États-Unis. Cependant avec l'arrivée au pouvoir du président Trump, elle ne se sentait plus en sécurité et craignait constamment d’être expulsée à nouveau vers Haïti. Par conséquent, le 6 août 2017, Mme Henry et ses enfants sont entrés au Canada et ont demandé l’asile.

[8]  Depuis son arrivée au Canada, Mme Henry a donné naissance à son troisième enfant avec son nouveau conjoint canadien.

[9]  L’audience devant la SPR a eu lieu le 22 octobre 2018, et le 6 novembre 2018, la SPR a rejeté sa demande.

[10]  Dans sa décision, la SPR n’a pas eu à se pencher longuement sur la question de la crédibilité de Mme Henry car elle conclut à une possibilité de refuge interne [PRI] à Port-au-Prince. Comme indiqué, sa sœur et ses trois frères vivent également à Port-au-Prince. Cependant, la SPR a fait quelques constatations sur certains aspects du récit des événements par Mme Henry.

[11]  La SPR était d’avis que Mme Henry « n’a pas été en mesure d’établir, selon la balance des probabilités, que le fait de se relocaliser […] à Port-au-Prince, à plusieurs heures de route des Cayes, lieu de résidence présumé des agresseurs de sa famille vers 1993, pourrait lui causer des problèmes importants pouvant mettre en danger son intégrité physique et lui faire craindre pour sa vie ».

[12]  Quant à ses allégations de harcèlement lors de son retour à Port-au-Prince en 2014, la SPR n’accorde pas beaucoup de poids au témoignage de Mme Henry :

Le tribunal considère peu probable qu'elle aurait été reconnue par des individus 20 ans plus tard, alors qu’elle se trouvait à Port-au-Prince, et qu’elle aurait par la suite été menacée. Le tribunal est davantage d’avis qu'il s’agit en l'espèce d’un ajout fait par la demandeure, ou d’une fabrication visant à actualiser ses craintes. Lorsque questionnée à ce sujet durant son audience, la demandeure a été évasive et n’a pu convaincre le tribunal de la survenance de cet évènement.

[13]  La SPR prend acte de ce que le père de Mme Henry, soit la personne à l’origine des représailles, réside toujours à Cayes, le lieu où les représailles en question ont eu lieu. Questionnée sur ce fait, Mme Henry aurait simplement répondu que c’était elle et ses sœurs qui avaient reçu les principales menaces. La SPR a trouvé cette affirmation douteuse et a ensuite demandé à Mme Henry pourquoi ses parents étaient restés à Cayes plutôt que de déménager à Port-au-Prince. Encore une fois, la réponse de Mme Henry n’a pas convaincu la SPR.

[14]  En somme, sur l’intérêt des membres des FRAP à retrouver Mme Henry, la SPR juge que cet intérêt est « visiblement minime, sinon désormais absent », compte tenu des nombreuses années qui se sont écoulées depuis les faits et que la SPR ne croit pas que Mme Henry ait subi des représailles en 2014.

[15]  En ce qui concerne le premier volet du critère de la PRI, la SPR n’était pas convaincu que les membres de FRAP aient les ressources et la capacité nécessaire pour retrouver Mme Henry à Port-au-Prince.

[16]  Quant à l’argument de Mme Henry selon lequel elle serait la cible d’une agression sexuelle du fait qu’elle est une femme, il serait difficile et dangereux de s’installer à Port-au-Prince et qu’elle serait vulnérable dans ces circonstances, la SPR a estimé qu’il s’agissait d’une affaire de criminalité générale, qu’aucun lien avec l’un des motifs visés à l’article 96 de la Convention n’était donc établi, que la crainte découlant de la criminalité était un risque généralisé, et que le risque auquel elle serait exposée reflète plutôt la triste réalité que vivent tous les Haïtiens.

[17]  En ce qui concerne le deuxième volet du critère de la PRI, la SPR juge insuffisante la preuve pour établir que la PRI à Port-au-Prince serait déraisonnable.

[18]  Le 18 novembre 2019, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs interjeté à l’encontre de la décision de la SPR.

[19]  Après que la SAR eut effectué sa propre analyse de la preuve, elle a essentiellement conclu qu’il n’y avait eu aucun manquement à la justice naturelle ni à l’équité procédurale de la part de la SPR et que Mme Henry n’avait établi ni un risque de persécution ou un besoin de protection ni que la PRI à Port-au-Prince n’était pas raisonnable et viable.

[20]  Plus précisément, quant à la question qui nous occupe, soit le caractère raisonnable de la PRI à Port-au-Prince, la SAR a conclu que :

  • a) La demanderesse n’a pas établi qu’il existe un risque de persécution ou un besoin de protection pour ses enfants dans l’éventualité où ils devraient retourner aux États-Unis, étant citoyens américains sans nationalité haïtienne et que la notion de réfugié ou de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR n’inclut pas la notion de protection de l’unité familiale contre la séparation;

  • b) Même si Mme Henry alléguait que la SPR avait fait erreur en ne s’attardant que très peu sur sa crédibilité, en réalité, la SPR ne s’est pas attardée sur sa crédibilité quant à certains aspects du récit de Mme Henry simplement parce qu’elle n’a pas jugé crédibles ses allégations en ce qui concerne l’absence de PRI à Port-au-Prince. Il n’était donc pas nécessaire pour la SPR d’apprécier la crédibilité de Mme Henry quant au reste de son récit;

  • c) Quant à la question relative à la PRI, Mme Henry n’a pas réussi à établir l’existence de l’intérêt des agents de persécution à la rechercher advenant son retour en Haïti puisqu’elle a été évasive et a ajusté ses allégations pour embellir son récit lorsqu’elle a été questionnée à ce sujet, et qu’elle a omis de mentionner dans son récit écrit qu’elle aurait été reconnue et menacée en 2014;

  • d) Mme Henry a produit des réponses insatisfaisantes qui n’expliquent pas pourquoi ses prétendus agents de persécution s’intéresseraient plus à elle et à ses sœurs que son père qui est au cœur du prétendu problème avec le FRAP et qui a toujours vécu aux Cayes sans être importuné, entre autres, lors de ses déplacements à Port-au-Prince;

  • e) Mme Henry n’a pas démontré qu’il lui serait difficile de se relocaliser à Port-au-Prince et n’a pas donné de raisons expliquant pourquoi cette PRI serait déraisonnable; elle s’est bornée à soulever l’insécurité et les conditions générales du pays;

  • f) Le profil de Mme Henry ne l’expose pas à un risque de persécution fondée sur le sexe autre qu’un risque généralisé auquel est exposée la population haïtienne dans son ensemble, d’autant plus que la demanderesse est volontairement retournée en Haïti malgré ses prétendues craintes et qu’elle y sera entourée par les membres de sa famille advenant son retour.

III.  Question en litige et norme de contrôle

[21]  La seule question qui se pose en l’espèce est de savoir si l’appréciation de la PRI par la SAR était déraisonnable; en l’espèce, il faut suivre la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23; Armando c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 94 au para 31).

[22]  Cependant, Mme Henry soutient que le fait que la SAR n’ait pas apprécié le risque d’une possibilité sérieuse de persécution à Port-au-Prince selon l’article 96 de la Convention au motif qu’elle est une femme constitue une violation de la justice naturelle et d’équité procédurale, et donc que la norme de contrôle est celle de la décision correcte.

[23]  Je conviens que l’appréciation de la question de savoir s’il y a eu violation de l’équité procédurale est soumise à une norme de contrôle qui correspond étroitement à la norme de la décision correcte : je dois rechercher si, compte tenu de la nature des droits fondamentaux en cause et des conséquences auxquelles est exposée Mme Henry, un processus juste et équitable a été suivi (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54). Toutefois, qualifier la question comme une question d’équité procédurale est erroné en l’espèce.

IV.  Discussion

[24]  Il ne fait aucun doute que la question déterminante pour la SAR était la PRI à Port-au-Prince, ce qui n’est pas contesté par Mme Henry.

[25]  Essentiellement, l’examen à deux volets du critère de la PRI repose sur l’idée que « le demandeur du statut est tenu, compte tenu des circonstances individuelles, de chercher refuge dans une autre partie du même pays pour autant que ce ne soit déraisonnable de le faire » avant de demander la protection d’un pays étranger (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (CA), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 à la p 597).

[26]  Ce critère à deux volets a été formulé ainsi récemment par le Juge McHaffie dans l’affaire Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 [Olusola] :

[8] Pour établir s’il existe une PRI viable, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que (1) le demandeur ne sera pas exposé à la persécution (selon une norme de la « possibilité sérieuse ») ou à un danger ou un risque au titre de l’article 97 (selon une norme du « plus probable que le contraire ») dans la PRI proposée; et (2) en toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur d’asile, les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge : Thirunavukkarasu, aux pages 595 à 597; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643, aux paras 10 à 12.

[9] Les deux « volets » du critère doivent être remplis pour appuyer la conclusion qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable. Le seuil du deuxième volet du critère de la PRI est élevé. Il faut « une preuve réelle et concrète de l’existence » de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité des demandeurs tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16789 (CAF), [2001] 2 CF 164 (CAF), au par. 15. Lorsque l’existence d’une PRI est soulevée, il incombe au demandeur de démontrer qu’elle n’est pas viable : Thirunavukkarasu, aux pages 594 et 595.

[Je souligne.]

[27]  Mme Henry se borne à soutenir que les conclusions de la SAR concernant le premier volet du critère de la PRI étaient déraisonnables. Autrement dit, on ne saurait dire que sa relocalisation à Port-au-Prince serait raisonnable s’il était constaté qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution de Mme Henry dans la capitale haïtienne.

[28]  Alors la controverse se limite au premier volet du critère de la PRI.

[29]  Mme Henry soutient que la SAR a fait erreur en étant insensible à sa persécution particulière en tant que femme. En outre, la SAR aurait procédé à l’analyse de l’appréciation du risque de persécution dans le cadre du premier volet du critère de la PRI uniquement en vertu de l’article 97 de la LIPR, tandis qu’une crainte de persécution fondée sur le sexe s’analyse en vertu de l’article 96 de la LIPR qui vise les groupes sociaux; la SAR aurait donc effectué son analyse d’une manière contraire aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale.

[30]  Bref, Mme Henry soutient que la SPR, et donc aussi la SAR, ont commis une erreur de droit en appliquant les critères de l’article 97 de la LIPR afin d’analyser la crainte de Mme Henry, ce qui aurait dû être fait en vertu de l’article 96 de la LIPR. En particulier, en raison de la formulation inappropriée du critère de l’article 97 de la LIPR plutôt que de l’article 96 de la LIPR, la SAR a recherché la preuve d’un risque personnalisé plutôt qu’une crainte, qu'elle soit objective ou subjective.

[31]  De surcroît, Mme Henry soutient que la SAR aurait omis d’appliquer la Directive numéro 4 du président – Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécuté en raison de leur sexe [Directive], notamment parce qu’elle ne l’aurait pas mentionné dès le début de ses motifs.

[32]  Je ne peux retenir les arguments de Mme Henry.

[33]  En l’espèce, il n’y a aucune preuve que les conclusions de la SAR ont été tirées contrairement aux principes de justice naturelle, et aucune autorité n’a été citée à l’appui de la thèse portant que la SAR aurait dû signaler dès le début des motifs de sa décision qu’elle a tenu compte de la Directive.

[34]  Je retiens l’idée que le risque général auquel est exposé un groupe social particulier n’exclut pas forcément un constat de persécution. Comme l’a observé le juge Pinard : « [e]n d’autres termes, la conclusion que tous les membres d’un groupe social sont exposés à un risque n’exclut pas l’analyse relative à l’article 96 LIPR » (Dezameau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 559 au para 31 [Dezameau]).

[35]  Cependant, je conclus que les allégations et les éléments de preuve de Mme Henry ont été analysés par la SAR en fonction des exigences propres à chacun des articles 96 et 97 de la LIPR. En fait, la SAR a conclu comme suit : « À la lumière de ce qui précède, j’estime que la preuve dans la présente affaire ne permet pas d’établir qu’il existe une possibilité sérieuse que l’appelante principale soit persécutée du fait de son sexe si elle devait retourner en Haïti ».

[36]  À part la preuve objective dont il ressort que le pays est généralement dangereux pour les femmes en raison de l’insécurité générale, il n’a pas été produit de preuve spécifique portant que Mme Henry était en danger en tant que femme, si ce n’est une déclaration selon laquelle les agents de persécution étaient plus intéressés à la cibler elle et ses sœurs plutôt que ses frères et parents; toutefois, Mme Henry a concédé que ses frères étaient également visés.

[37]  Quoiqu’il est exact de dire que la SAR a considéré que le risque exposé par Mme Henry ne lui était pas personnel, je ne suis pas persuadé qu,il ressort des conclusions de la SAR qu’elle, ou la SPR, aient confondue les critères des articles 96 et 97 de la LIPR.

[38]  En vertu des articles 96 et 97 de la LIPR, le demandeur doit établir un risque qui est à la fois personnel et objectivement identifiable. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de personnaliser la persécution en vertu de l’article 96 de la LIPR puisque le demandeur peut démontrer que sa crainte est ressentie par le groupe auquel il est associé selon la définition de la Convention, le profil du demandeur doit être pris en compte pour déterminer s’il existe un risque de persécution bien-fondé (Debnath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 332 (CanLII) au para 35).

[39]  Il n’en reste pas moins que l’analyse relevant de l’article 96 de la LIPR reste quand même personnalisée en ce sens que le demandeur doit établir un lien entre lui-même et la persécution pour un motif prévu par la Convention; il doit être visé par la persécution d’une manière ou d’une autre, soit « personnellement », soit « collectivement » (Rizkallah c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 156 NR 1 (CAF). Bref, il faut que la persécution « concerne la personne qui demande l’asile » (Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1385 (CanLII) au para 29; voir aussi Sathivadivel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 863 (CanLII) aux paras 24 à 28).

[40]  Il est clair que Mme Henry est une femme, mais ce n’est pas là la source principale de sa crainte. En l’espèce, la raison principale qui motiverait les agents de persécution à Cayes à rechercher et à se prendre à Mme Henry et ses enfants serait la vengeance, puisque le père de Mme Henry a refusé de collaborer avec eux. Dans ces circonstances, le SPR a constaté, comme l’a confirmé la SAR, qu’il « n’y a pas de lien avec l’un des motifs prévus par la Convention, en vertu de l’article 96, et que la crainte de [Mme Henry] à l’égard des criminels constitue un risque généralisé ».

[41]  Comme l’a observé le juge Pinard à l’occasion de l’affaire Marcelin Gabriel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1170 (CanLII) au paragraphe 20 :

Un risque généralisé n’a pas besoin d’être vécu par chaque citoyen. Un sous-groupe peut être exposé à un risque généralisé. Cela était clair pour la juge Judith Snider dans Osorio c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1459. On demandait à la Cour de considérer les parents en Colombie comme étant un groupe particulier qui est ciblé en tant que victimes de crimes, en particulier pour les enlèvements d’enfants. La Cour a fait remarquer que la catégorie des « parents » est trop large, et que le risque est très répandu ou prédominant pour tous les parents colombiens (au paragraphe 25). Dans cette affaire, les demandeurs n’ont pas été en mesure d’établir un risque personnalisé au-delà de l’appartenance à ce sous-groupe, et cela n’a pas convaincu la Cour. Ainsi, un risque généralisé peut être celui qui est vécu par une partie de la population d’un pays; l’appartenance à cette catégorie n’est donc pas suffisante pour que le risque soit personnalisé.

[Je souligne.]

[42]  En l’espèce, Mme Henry n’a pas été en mesure d’établir un risque personnalisé au-delà de l’appartenance au sous-groupe en tant que femme. En fait, la SAR a constaté que « [h]ormis les allégations générales de [Mme Henry] quant à sa crainte d’être violée et l’insécurité que règne au pays, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve dans la présente affaire pour démontrer qu’il existe une possibilité sérieuse qu’elle le soit ».

[43]  La SAR a donc jugé que la situation personnelle de Mme Henry ne l’exposait pas à un risque particulier d’agression, car son profil ne correspondait pas à celui d’une femme vulnérable qui « serait persécutée advenant son retour en Haïti du fait de son appartenance au groupe social des femmes ».

[44]  En ce sens, je retiens cette observation du juge Pinard dans l’affaire Dezameau au paragraphe 29 :

Il ne faut pas croire pour autant que l’appartenance à un groupe social particulier suffit pour conclure à la persécution. La preuve produite par la demanderesse doit encore convaincre la Commission qu’il existe un risque de préjudice suffisamment grave dont la survenance représente « davantage qu’une simple possibilité ».

[45]  Devant moi, Mme Henry n’a pas expliqué en quoi il était déraisonnable de conclure que celle-ci ne faisait pas l’objet d’un risque individualisé, propre à sa situation personnelle. Considérant qu’il n’était pas déraisonnable de conclure que les persécuteurs d’il y a 25 ans ont vraisemblablement oublié l’affaire, rien n’indique que Mme Henry serait exposée à un plus grand risque de persécution que le reste de la population féminine d’Haïti en raison de sa situation personnelle.

[46]  Être ciblé en tant que victime d’un crime ne constitue pas un risque personnalisé. De plus, l’appartenance à un sous-groupe de la population du pays qui est exposé à un risque généralisé n’est pas suffisante pour personnaliser ce risque (Marcelin Gabriel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1170 aux paras 10 et 21). Il ne suffit pas d’affirmer que le pays est généralement dangereux pour les femmes en raison de l’insécurité générale au pays pour prétendre à la qualité de réfugiée aux termes de l’article 96 de la LIPR ni de personne à protéger aux termes de l’article 97 de la LIPR. Comme l’a observé le juge Boivin à l’occasion de l’affaire Guerilus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 394 (CanLII) au paragraphe 15 : « l’appréciation de la crainte chez les demanderesses doit se faire in concreto, plutôt que dans une perspective abstraite et générale (Ahmad c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2004 CF 808, 134 A.C.W.S. (3rd) 493 au para 22) ».

[47]  Bref, Mme Henry n’a pas établi que sa crainte était plus qu’une crainte d’être soumise à la violence ou à la criminalité aléatoire, ce qui constitue un risque généralisé au sens du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR. Mme Henry n’a pas établi que la SAR a conclu de façon déraisonnable qu’elle n’est pas sujette à un risque personnalisé de persécution en Haïti. La question d’équité procédurale n’est donc pas posée en l’espèce. Il s’agit plutôt d’une question de qualification de la crainte de persécution. Par conséquent, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, et je ne vois pas en quoi la qualification ou l’analyse de la SAR est déraisonnable.

[48]  Quant à l’application de la Directive, il ne faut pas oublier que ce document est un outil interprétatif, que la décision de la SAR est fondée sur le récit non crédible de Mme Henry (non pas sur l’absence de considération quant aux difficultés particulières qu’elle subira en raison de son sexe), et que cette Directive ne peut à elle seule fonder une demande d’asile (Boyce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 922 aux paras 67 et 68, Uwimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 794 aux paras 30-32; Higbogun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 445 aux paras 48-50, Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 1066 au para 15).

[49]  Je ne pense pas que la SAR ait mal apprécié les risques auxquels sont exposées les femmes en Haïti. Elle signale spécifiquement dans sa décision à plusieurs reprises que les femmes font plus souvent l’objet d’agressions que les hommes. La SAR prend bien en considération la Directive. Si elle choisit de l’évoquer à la fin de ses motifs plutôt qu’au début, cela ne me permet pas, en soi, de conclure qu’elle n’a pas pris en compte la Directive comme il se doit.

[50]  Bien que les actes de vengeance puissent viser le père de Mme Henry ou ses proches, aucune preuve n’a été produite portant que les agents persécuteurs s’en sont pris à d’autres proches du père de Mme Henry. Pourtant, il est établi par la SAR que les parents de Mme Henry, ainsi qu’une sœur et trois frères, vivent toujours en Haïti et cette conclusion de fait n’est pas attaquée devant moi. En fait, la sœur de Mme Henry vit à Port-au-Prince et rien n’indique dans le dossier qu’elle ait été l’objet de représailles, malgré qu’elle soit une femme.

[51]  Ainsi, si on exclut les événements de 2014 auxquels la SPR et la SAR ont accordé une faible valeur probante, il ne ressort nullement de la preuve qu’il se soit passé quoi que ce soit depuis les années 90 à l’égard du père de Mme Henry ou les proches de celui-ci qui vivrait à Port-au-Prince.

[52]  Il est difficile dans ces circonstances de soutenir que la PRI à Port-au-Prince serait déraisonnable considérant que la personne ayant causé la persécution réside toujours à l’endroit où se sont produites les persécutions et que les proches de celui-ci résident toujours à Haïti, notamment à Port-au-Prince, sans problèmes apparents.

[53]  Je conclus que Mme Henry ne s’est pas acquittée de la charge de la preuve : il lui incombait d’établir qu’il n’existait pas de PRI (Thirunavukkarasu). De plus, il faut rappeler que la barre est très haute pour établir l’inexistence d’une PRI et qu’il était loisible à la SAR de conclure que Mme Henry n’a produit aucun élément de preuve établissant « le bien-fondé de sa crainte d’être poursuivie par ses prétendus agresseurs ou pour expliquer comment ou pourquoi ils voudraient encore la trouver » (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 2 CF 164; Mchedlishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 630 aux paras 18 et 19).

[54]  Enfin, Mme Henry soutient essentiellement que la SAR aurait fait erreur dans l’appréciation de la PRI parce que la SPR avait jugé crédibles ces affirmations et que celle-ci a témoigné qu’elle ne pouvait retourner en Haïti, car elle craignait d’être persécutée par ses agents persécuteurs et qu’ils seraient à sa recherche advenant son retour.

[55]  Ainsi, selon Mme Henry, « ayant jugé crédibles les faits et récits de sa demande, la partie demanderesse bénéficie toujours de la présomption de véracité » et « le fardeau de preuve est [dès lors] déplacé sur les épaules de la partie défenderesse et c’est à elle de prouver qu’il y a effectivement une [PRI] à Port-au-Prince pour la demanderesse ».

[56]  Selon Mme Henry, la SAR s’est fondée sur des conjectures et ne peut se permettre de rejeter « le témoignage de la demanderesse en se fondant sur des suppositions [alors que la] preuve documentaire est à l’effet qu’en Haïti, il est facile de retrouver des victimes par le bouche-à-oreille [et que] la SAR n’a jamais apprécié le caractère national ou régional des sympathisants du FRAP ».

[57]  À mon avis, ce qui nuit le plus à la position de Mme Henry est le fait que ses parents sont restés toute leur vie dans la région où se sont produites les persécutions. C’était d’ailleurs une des raisons principales du rejet de l’appel par la SAR. La seule explication de Mme Henry est qu’elle soutient que les actes de vengeances peuvent viser soit la personne qui a commis un acte répréhensible, soit ses proches et que Mme Henry, en tant que femme, serait plus susceptible de subir des représailles.

[58]  De plus, il ne revenait pas à la SAR, en l’absence de preuve allant en ce sens, de conclure que la présence du groupe persécuteur était nationale plutôt que régionale. Mme Henry ne m’a cité aucun élément de preuve tendant à établir que le groupe en question aurait une présence nationale. L’absence de persécution à l’égard de la sœur de Mme Henry semble plutôt aller en sens contraire.

[59]  En ce qui a trait aux doutes de la SPR et la SAR quant aux événements de 2014, la présomption de vérité dont bénéficie le demandeur d’asile n’est pas absolue. En effet, il est bien établi que « [q]uand un requérant jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu'elles le sont, à moins qu'il n’existe des raisons d’en douter » (Pedro Enrique Juarez Maldonado (Applicant) v Minister of Employment and Immigration (Respondent), [1980] 2 FC 302 au para 5) [je souligne].

[60]  En somme, Mme Henry m’invite à apprécier de nouveau les preuves dont était saisie la SAR afin de substituer mon raisonnement au sien; tel n’est pas notre rôle. La détermination de la SAR quant au caractère raisonnable de la PRI en l’espèce n’appelle pas l’intervention de notre Cour. La décision de la SAR est claire, bien détaillée, et fondée sur les faits et le droit. La preuve du caractère déraisonnable de la décision de la SAR en l’espèce est simplement inexistante.

[61]  Je dois dire qu’il n’y a aucune preuve que le conjoint canadien de Mme Henry la suivra si elle devait retourner en Haïti. Cependant, comme je l’ai mentionné plus tôt, le fait que plusieurs membres de la famille de Mme Henry vivent toujours à Haïti et sont censés lui apporter un soutien, dont la sœur et les frères de Mme Henry qui vivent à Port-au-Prince, et ne font pas l’objet d’un quelconque harcèlement, milite fortement en faveur du caractère raisonnable de la décision qu’il n’y a pas de risques personnalisés à l’égard de Mme Henry, même si celle-ci est une femme et fait partie des proches de son père.

V.  Conclusions

[62]  La persécution s’est produite il y a plus de 25 ans et je ne peux conclure qu’est déraisonnable la conclusion de la SAR concernant la crédibilité de Mme Henry quant à ses allégations de harcèlement en 2014. Ainsi, je suis d’avis que la conclusion de la SAR selon laquelle Mme Henry ne s’est pas acquittée du fardeau d’établir l’inexistence d’une PRI à Port-au-Prince n’est pas déraisonnable, puisque les agents persécuteurs ne semblent plus avoir un intérêt à persécuter Mme Henry et les difficultés qu’elle ferait possiblement face à Haïti ne sont pas différentes de la persécution vécue par toutes les autres femmes en Haïti.

[63]  Je rejetterais donc la demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT au dossier IMM-7735-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y aucune question à certifier.

 « Peter G. Pamel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7735-19

 

INTITULÉ :

ROSE MAY HENRY, TREVOR SEBASTIAN SAINTIL, ELIJAH KEITH SAINTIL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 décembre 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 janvier 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Rym Jawad

Pour les demandeurs

Me Evan Liosis

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Koudiatou Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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