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Date : 20060104

Dossier : T‑1683‑04

Référence : 2006 CF 9

ENTRE :

LE DSHIV CHOPRA

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE PHELAN

 

APERÇU

[1]               Il s’agit, dans le présent contrôle judiciaire, de la nature et du montant de la réparation qu’il convient d’accorder pour la perte de la possibilité de se porter candidat à un emploi à cause d’actes discriminatoires. Le Tribunal canadien des droits de la personne a tenu compte du principe de la prévisibilité, c’est‑à‑dire de l’incertitude et de l’arbitraire qui font partie intégrante des prévisions quant à l’avenir. Le demandeur affirme qu’il s’agit d’une erreur, que la prévisibilité n’est pas pertinente s’il existe un lien de cause à effet entre la perte d’un poste futur et la discrimination.

 

[2]               Le demandeur a déposé sa plainte en septembre 1992. Il alléguait que Santé Canada avait fait preuve de discrimination à son égard en le défavorisant en raison de sa race, de sa couleur et de son origine nationale ou ethnique dans la façon dont le ministère avait doté le poste de directeur du Bureau des médicaments humains prescrits (BMHP), entre septembre 1990 et le printemps 1992. La première audience a été tenue devant M. Soberman, président du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal).

 

[3]               La formation Soberman a rejeté la plainte en 1995 mais, en 1998, la Cour a infirmé cette décision. L’affaire a été renvoyée au Tribunal pour être tranchée en fonction du dossier et des données statistiques qui avaient été exclues par la première formation. La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la Cour en 1999.

 

[4]               Dans la deuxième décision rendue le 13 août 2001 (la décision Hadjis), le Tribunal (présidé par M. Hadjis) a conclu que Santé Canada avait fait preuve de discrimination à l’égard du demandeur. Le Tribunal a conclu que la candidature du demandeur au poste de directeur du BMHP avait été rejetée à la présélection parce que le demandeur ne possédait aucune « expérience récente en gestion ».

 

[5]               Le Tribunal a mentionné que, au cours des deux années qui avaient précédé le concours en question, le poste d’une durée indéterminée de directeur était demeuré vacant. Le demandeur avait demandé à être nommé au poste à titre intérimaire, mais sa demande avait été refusée.

 

[6]               Le Tribunal a conclu que si le demandeur avait été nommé au poste à titre intérimaire, il aurait acquis « l’expérience récente en gestion » nécessaire pour que sa candidature au poste de directeur soit retenue à la présélection. Au regard de la preuve présentée, le Tribunal a conclu qu’on avait refusé au demandeur la possibilité d’occuper le poste à cause, en partie, de la discrimination dont il faisait l’objet en raison de son origine nationale ou ethnique. Toutefois, le Tribunal a également fait remarquer que même si la candidature du demandeur avait été retenue pour le concours final, celui‑ci n’aurait pas nécessairement obtenu le poste.

 

[7]               Le Tribunal a conservé sa compétence et s’est penché sur la partie du litige portant sur la réparation. Le présent contrôle judiciaire porte sur cette décision relative au redressement qui a été rendue le 17 août 2004.

 

LA DÉCISION RELATIVE AU REDRESSEMENT

[8]               Le Tribunal a examiné les pouvoirs que lui confère la loi en matière de réparation, ainsi que la jurisprudence applicable. Le Tribunal a insisté plus particulièrement sur les deux observations suivantes du juge Marceau dans l’affaire Morgan : (1) que l’approche à adopter pour déterminer la perte d’une possibilité d’emploi est une « possibilité, pourvu qu’elle soit sérieuse »; (2) que les éléments de preuve démontrant que, de toute manière, le poste aurait pu être refusé, sont pertinents dans l’appréciation du préjudice causé par la discrimination.

 

[9]               Le passage suivant tiré de la page 412 des motifs du juge Marceau dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401 (CAF) a fait l’objet de nombreux débats dans la présente affaire :

Il m’est difficile d’accepter la conclusion du tribunal d’appel entérinée par mon collègue qu’il suffisait d’examiner le résultat probable du processus de recrutement pour conclure qu’il s’agissait de la perte d’un emploi plutôt que de la perte d’une simple possibilité d’emploi. La Cour n’a pas à se pencher sur la preuve d’un fait antérieur qui, dans une cour civile, se fait par prépondérance des probabilités. La Cour n’a pas non plus à examiner le lien entre un résultat particulier et sa cause éventuelle. Il me semble qu’il ne faut pas confondre la preuve d’une perte véritable et de son lien avec l’acte discriminatoire avec la preuve de l’ampleur de la perte. Pour démontrer l’existence d’un préjudice donnant droit à l’indemnité, il n’était pas nécessaire de démontrer que, n’eût été de l’acte discriminatoire, le plaignant aurait certainement obtenu le poste. De plus, aux fins d’établir le préjudice, point n’est besoin de démontrer la probabilité de celui‑ci. À mon avis, la preuve d’une possibilité, pourvu qu’elle soit sérieuse, suffit à démontrer l’existence du préjudice. Par contre, pour connaître l’ampleur du préjudice et les dommages‑intérêts qu’il entraîne, il m’apparaît impossible de rejeter des éléments de preuve démontrant que, de toute manière, le poste aurait pu être refusé. La présence de cet élément d’incertitude empêcherait le Tribunal d’accorder les dommages‑intérêts qu’il accorderait en l’absence de celui‑ci. L’indemnité fixée par le Tribunal devrait être réduite en fonction du degré d’incertitude.

.

[Non souligné dans l’original.]

 

[10]           La décision du Tribunal portait sur sept facteurs, lesquels sont tous contestés dans le présent contrôle judiciaire :

1.         Indemnisation des pertes salariales – Directeur intérimaire du BMHP;

2.         Indemnisation des pertes salariales – poste de durée indéterminée de directeur du BMHP;

3.         Indemnisation des pertes salariales – au‑delà du niveau EX‑2;

4.         Indemnisation des pertes salariales – autre poste de niveau EX;

5.         Demande visant à nommer, sans tarder, le demandeur à un poste de niveau EX;

6.                  Indemnisation des pertes non pécuniaires – jusqu’à 20 000 $;

7.                  Intérêts – en sus de l’indemnisation relative aux pertes non pécuniaires.

 

Directeur intérimaire

[11]           Le Tribunal a conclu que Santé Canada avait fait preuve de discrimination à l’endroit du demandeur en le privant de la possibilité d’occuper, à titre intérimaire, le poste de directeur du BMHP. La possibilité d’occuper ce poste aurait également permis au demandeur d’acquérir une « expérience récente en gestion » – une des qualités requises pour le poste de durée indéterminée de directeur. (Un poste de durée indéterminée est un poste permanent.)

 

[12]           En tenant compte des compétences du demandeur (ainsi que du peu d’importance que Santé Canada accordait à la compétence des personnes qui occupaient le poste « à titre intérimaire »), le Tribunal a conclu qu’il existait une possibilité sérieuse que le demandeur aurait été nommé directeur à titre intérimaire n’eût été des actes discriminatoires dont il avait fait l’objet.

 

[13]           Le Tribunal a ajouté que le poste intérimaire avait été occupé pendant environ 16 mois (68 semaines), soit du 20 octobre 1990 au 13 février 1992. Trois personnes avaient manifesté de l’intérêt à l’égard du poste intérimaire. Le Tribunal a donc conclu, compte tenu de la preuve, que les intéressés auraient pu occuper tour à tour le poste pendant les 16 mois et que les 68 semaines seraient divisées par trois pour tenir compte du nombre de candidats intéressés. Le Tribunal a décidé que le demandeur devait être indemnisé des pertes salariales et des autres avantages perdus pendant la période de 22 semaines.

 

Poste de durée indéterminée de directeur

[14]           Le demandeur a demandé d’être indemnisé au motif que s’il avait occupé le poste, à titre intérimaire, au cours des mois qui ont précédé le concours final, il aurait acquis l’expérience récente en gestion nécessaire pour que sa candidature soit retenue à la présélection. Une fois l’étape de la présélection franchie, selon le demandeur, il y avait une possibilité sérieuse qu’il remporte le concours.

 

[15]           Le Tribunal a souligné qu’après avoir affirmé qu’il était plus compétent que la candidate retenue, le demandeur n’avait soumis aucune preuve précise pouvant étayer cette prétention. D’ailleurs, tant le demandeur que la Commission ont soutenu qu’un tel exercice était totalement inutile et qu’il fallait uniquement établir qu’il existait une possibilité sérieuse que le demandeur obtienne le poste. La seule question en litige, en fait, était de démontrer l’ampleur du préjudice et de déterminer les dommages‑intérêts qu’il convenait d’accorder.

 

[16]           Eu égard aux compétences des candidats et à une étude sur la promotion d’employés de la fonction publique qui avaient obtenu une nomination intérimaire, le Tribunal a reconnu qu’il y avait une possibilité simple, mais sérieuse, que le demandeur soit le candidat retenu pour le poste de durée indéterminée de directeur.

 

[17]           Le Tribunal a toutefois ajouté que « ce n’[était] pas tout ». Reconnaissant que le demandeur avait subi la perte, le Tribunal a appliqué son interprétation des remarques incidentes du juge Marceau selon lesquelles il ne pouvait être fait abstraction des éléments de preuve quant à l’incertitude entourant l’accession du demandeur au poste. Les dommages‑intérêts doivent être réduits en fonction du degré d’incertitude. Compte tenu de la nature du concours et des qualités requises à la présélection, le Tribunal a décidé de réduire les pertes salariales du demandeur des deux tiers (⅔) à cause du niveau d’incertitude relativement élevé quant à son accession au poste à l’issue du concours final.

 

[18]           Dans sa conclusion, le Tribunal s’est fondé principalement sur Canada (Procureur général) c. McAlpine, [1989] 3 C.F. 530 (C.A.) qui dit que seule la perte qui est raisonnablement prévisible est recouvrable. Cette question est également au cœur du présent litige.

 

[19]           Dans le contexte de la prévisibilité raisonnable relativement à l’avenir du demandeur, le Tribunal a dit que le demandeur doit démontrer qu’il a pris des initiatives de nature à améliorer ses chances de réussir à accéder à un poste de niveau EX et qu’il a posé sa candidature à ces postes à chaque fois que l’occasion se présentait. Constatant que le demandeur n’avait jamais participé à un concours en vue d’être promu à un poste de niveau EX et qu’il avait refusé un poste intérimaire dans lequel il « aurait acquis une expérience supplémentaire cruciale en gestion hiérarchique », le Tribunal n’a pas été convaincu que le demandeur avait pris toutes les mesures raisonnables pour minimiser ses pertes.

 

[20]           Au sein du gouvernement fédéral, le niveau EX est une référence importante. Il s’agit de postes de niveau supérieur et toute personne qui veut occuper un poste supérieur de direction doit obligatoirement franchir l’étape du niveau EX.

 

[21]           Compte tenu de ces « lacunes » en ce qui touche l’obligation d’atténuer les pertes, le Tribunal a conclu que le droit du demandeur à un dédommagement devrait se limiter à une période de six (6) ans à compter du 21 avril 1992, date à laquelle la nomination de la candidate au poste a été confirmée. Le Tribunal a décidé que le demandeur avait droit à une somme équivalant au tiers (⅓) de ses pertes au titre du salaire et des avantages au niveau EX‑2 pendant une période de six (6) ans.

 

Indemnisation des pertes salariales au‑delà du niveau EX‑2

[22]           Le demandeur souhaitait être indemnisé des pertes salariales se rattachant aux promotions qu’il aurait reçues après avoir obtenu le poste de durée indéterminée de directeur du BMHP en 1992. Il a prétendu qu’il aurait atteint le niveau EX‑3 avant 1995, le niveau EX‑4 avant 1998 et le niveau EX‑5 avant 2001.

 

[23]           Le témoignage de M. John Samuel, un expert en discrimination systémique et en cheminement de carrière dans la fonction publique fédérale, est venu étayer cet aspect de la demande. Le Tribunal a eu de la difficulté à accepter les conclusions de M. Samuel. D’abord, la façon dont il était parvenu à sa conclusion concernant les compétences, la détermination et la ténacité du demandeur n’était pas claire. Le Tribunal s’est demandé pourquoi aucune comparaison n’avait été faite entre la progression professionnelle des membres faisant partie des groupes de minorités visibles et celle des autres employés afin d’étayer la prétention voulant que le demandeur aurait tiré profit de la politique du gouvernement consistant à favoriser l’avancement des membres de groupes minoritaires. Le Tribunal avait également des doutes quant à l’objectivité de l’expert.

 

[24]           En fin de compte, en rejetant cet aspect de la demande, le Tribunal a décidé que, compte tenu que la conduite discriminatoire était liée à un poste intérimaire, la conclusion selon laquelle il aurait existé même une possibilité sérieuse que le demandeur accède aux échelons supérieurs de la haute fonction publique, simplement parce qu’il aurait occupé, à titre intérimaire, le poste de directeur pendant un peu plus de cinq (5) mois, était beaucoup trop lointaine et hypothétique. Il était également déraisonnable de présumer que le demandeur obtiendrait automatiquement de l’avancement au sein de la hiérarchie des EX.

 

Indemnisation des pertes salariales – autre poste de niveau EX

[25]           À titre subsidiaire, le demandeur a fait valoir que même si sa candidature au poste de directeur du BMHP n’avait pas été retenue, l’expérience récente en gestion qu’il aurait acquise en occupant le poste à titre intérimaire lui aurait permis d’être nommé à un autre poste de niveau EX plus tard dans sa carrière.

 

[26]           Le Tribunal a rejeté cet argument au motif que les qualités requises pour chaque poste de niveau EX étaient particulières et que la concurrence pour y accéder était féroce. Le Tribunal n’a pas retenu la prétention selon laquelle il y avait une possibilité sérieuse que le demandeur soit nommé à un autre poste de niveau EX plus tard dans sa carrière.

 

Demande visant à nommer sans tarder le demandeur à un poste de niveau EX

[27]           Le Tribunal ayant conclu que le demandeur avait été entièrement dédommagé des pertes qu’il avait subies, il n’y avait pas lieu d’ordonner que le demandeur soit nommé à un poste de niveau EX.

 

Indemnisation des pertes non pécuniaires

[28]           L’acte discriminatoire s’est produit en 1990, soit avant l’adoption des modifications législatives de 1998 qui ont porté l’indemnité maximale relativement à des pertes non pécuniaires de 5 000 $ à 20 000 $ pour préjudice moral et qui prévoyaient une somme additionnelle pouvant atteindre 20 000 $ si l’acte reproché avait été délibéré ou inconsidéré.

 

[29]           Le demandeur a prétendu avoir droit à l’indemnité maximale aux termes des nouvelles dispositions de la Loi adoptées en 1998. Il a soutenu que les modifications étaient d’ordre administratif et devaient avoir un effet rétroactif; que le législateur n’avait pas voulu ajouter une sanction additionnelle quant à l’acte discriminatoire; que le préjudice moral occasionné par les événements avait perduré, même après 1998.

 

[30]           Le Tribunal a rejeté ces arguments. Il a invoqué à l’appui Nkwazi c. Canada (SCC), [2001] C.H.R.D. no 1, dans lequel le Tribunal a affirmé que les dispositions n’avaient aucun effet rétroactif.

 

[31]           Au regard de l’ensemble des circonstances, le Tribunal a ordonné au défendeur de verser la somme de 3 500 $ à titre d’indemnité spéciale aux termes du paragraphe 53(2) de l’ancienne version de la Loi.

 

Intérêts

[32]           Le Tribunal a accordé des intérêts simples (plutôt que composés) au taux de la Banque du Canada. Le montant des intérêts, calculé à partir de 1990, ne devait en aucun cas dépasser le montant maximum de 5 000 $ permis par la Loi telle qu’elle était avant les modifications de 1998.

 

Affichage de la décision

[33]           Le demandeur voulait que la décision soit affichée publiquement dans les locaux de Santé Canada et diffusée, via internet, à tous les employés du ministère. Le Tribunal a rejeté sa demande.

 

[34]           Le Tribunal a conclu que puisqu’il n’y avait pas eu de discrimination systémique et que l’affaire avait fait l’objet d’une vaste couverture dans les médias canadiens, il n’était pas opportun d’accorder ce redressement.

 

[35]           Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de l’ensemble de ces conclusions.

 

NORME DE CONTRÔLE

[36]           Pour déterminer la norme de contrôle appropriée, la Cour doit tenir compte de la vraie nature de la décision à prendre, à savoir s’il s’agit surtout d’une conclusion de fait, de droit ou de fait et de droit. Puis, la Cour doit appliquer l’approche pragmatique et fonctionnelle afin de déterminer la norme de contrôle applicable à la décision ou aux questions litigieuses visées par le contrôle. (Voir Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982.)

 

[37]           La présente décision de redressement comportait trois composantes essentielles. Il s’agissait, premièrement, d’établir quels étaient les principes de droit applicables lors de la détermination de l’indemnité; deuxièmement, il s’agissait de tirer les conclusions de fait que soulevait l’étape du redressement de la plainte du demandeur; troisièmement, il s’agissait d’appliquer ces principes aux faits tels que déterminés tant dans la décision Hadjis que dans la présente décision de redressement.

 

[38]           Quant à la détermination des principes de droit applicables, la Cour sait que ces principes sont soulevés dans le contexte des droits de la personne et qu’il ne s’agit pas d’une question de droit général. Il s’agit d’une question de droit, question habituellement réservée aux tribunaux. Il en est particulièrement ainsi en l’espèce, puisque les principes de droit pertinents découlent de la décision de la Cour d’appel fédérale dans Morgan, précitée. Par conséquent, la norme de contrôle appropriée relativement à des principes de droit est celle de la décision correcte.

 

[39]           En ce qui concerne les conclusions de fait, surtout si l’instance décisionnelle doit fonder une partie de ses conclusions sur son appréciation des témoins, la Cour doit faire preuve de beaucoup de déférence à l’égard du membre du Tribunal, en conformité avec la décision de la Cour suprême du Canada dans Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil des relations du travail), [1996] 1 R.C.S. 369, à la page 408. J’estime que la norme de contrôle devrait être celle de la décision raisonnable simpliciter.

 

[40]           Quant à la norme de contrôle applicable aux questions de fait et de droit qui relèvent essentiellement du pouvoir du Tribunal de prendre une décision à l’issue de l’instruction, les paragraphes 53(2) et 53(3) confèrent au Tribunal un large pouvoir discrétionnaire. Compte tenu de ce pouvoir et de l’étape du redressement qui est principalement fondée sur les faits, la norme de contrôle appropriée est également celle de la décision raisonnable simpliciter.

53(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

 

53(2) If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate:

 

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :

 

(a) that the person cease the discriminatory practice and take measures, in consultation with the Commission on the general purposes of the measures, to redress the practice or to prevent the same or a similar practice from occurring in future, including

 

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

 

(i) the adoption of a special program, plan or arrangement referred to in subsection 16(1), or

 

(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;

 

(ii) making an application for approval and implementing a plan under section 17;

 

b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée;

 

(b) that the person make available to the victim of the discriminatory practice, on the first reasonable occasion, the rights, opportunities or privileges that are being or were denied the victim as a result of the practice;

 

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;

 

(c) that the person compensate the victim for any or all of the wages that the victim was deprived of and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice;

 

d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte;

 

(d) that the person compensate the victim for any or all additional costs of obtaining alternative goods, services, facilities or accommodation and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice; and

 

e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.

 

(e) that the person compensate the victim, by an amount not exceeding twenty thousand dollars, for any pain and suffering that the victim experienced as a result of the discriminatory practice.

 

53(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

 

53(3) In addition to any order under subsection (2), the member or panel may order the person to pay such compensation not exceeding twenty thousand dollars to the victim as the member or panel may determine if the member or panel finds that the person is engaging or has engaged in the discriminatory practice wilfully or recklessly.

 

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Principes de droit

[41]           Il n’y a aucun doute que les termes de l’article 53 de la Loi reflètent le principe de restituto in integrum. La Loi a pour pierre angulaire le redressement opportun du préjudice par le truchement d’une indemnité qui compense réellement la victime de l’acte discriminatoire, si toutefois cela est possible. (Voir Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84.)

 

[42]           Le principe de rendre à la victime ce dont elle a été privée a pour corollaire celui selon lequel la victime ne doit pas être surcompensée, c’est‑à‑dire que, lorsqu’il y a violation des droits de la personne, la victime ne doit pas bénéficier d’une manne exceptionnelle et irréaliste. Un tel résultat porterait atteinte à l’objet de la Loi qui est fortement orienté vers la justice sociale.

 

[43]           Le demandeur prétend que, tant qu’il y a un lien quelconque entre l’acte discriminatoire et l’indemnité, il devrait obtenir tous les montants demandés. Le demandeur fait valoir que la prévisibilité n’est pas pertinente et qu’il ne faut accorder aucune importance aux imprévus et aux aléas de la vie. Il affirme que le Tribunal aurait dû prévoir la carrière qui allait probablement être la sienne et lui accorder une indemnité pour compenser la perte de promotions futures.

 

[44]           J’estime que cet argument n’est ni défendable ni réaliste. Le demandeur voudrait que le Tribunal tienne pour acquis que tout, dans la vie du demandeur, se passerait tel qu’il le souhaite, voilà ce qu’est la prévisibilité, selon le demandeur; en même temps, il voudrait que le Tribunal ne tienne pas compte des très nombreuses hypothèses et incertitudes que cet exercice entraîne, y compris lors de l’appréciation du caractère raisonnable des incertitudes concernant sa carrière.

 

[45]           Le demandeur soutient que les principes qui régissent l’appréciation de pertes salariales, une fois la responsabilité établie, sont passablement confus. Le demandeur invoque, à l’appui, les motifs du juge MacGuigan dans Canada (Procureur général) c. Morgan, précité, et Piazza c. Airport Taxicab (Malton) Assn. (1989), 69 O.R. (2d) 281, pour soutenir que les principes qui s’appliquent en matière de congédiement injuste et en common law, en matière de responsabilité délictuelle, ne s’appliquent pas lorsqu’il s’agit des droits de la personne. Enfin, le demandeur prétend que la Cour d’appel fédérale a appliqué, par erreur, le critère de la prévisibilité dans Canada (Procureur général) c. McAlpine, [1989] 3 C.F. 530 (C.A.).

 

[46]           Cet argument ne tient pas compte que l’arrêt McAlpine lie le Tribunal et la Cour. Il ne tient pas non plus compte que, dans Morgan, le juge MacGuigan était dissident et que l’arrêt Piazza dit uniquement qu’un avis raisonnable de licenciement n’est pas pertinent dans le contexte des droits de la personne.

 

[47]           Selon moi, le droit a été précisé dans l’arrêt Morgan par le juge Marceau. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a décidé d’atténuer la norme de preuve permettant d’établir une perte réelle et qui était la norme de probabilité habituelle, pour la remplacer par le critère de la « possibilité, pourvu qu’elle soit sérieuse » que la personne aurait obtenu le poste.

Pour démontrer l’existence d’un préjudice donnant droit à l’indemnité, il n’était pas nécessaire de démontrer que, n’eût été de l’acte discriminatoire, le plaignant aurait certainement obtenu le poste. De plus, aux fins d’établir le préjudice, point n’est besoin de démontrer la probabilité de celui‑ci. À mon avis, la preuve d’une possibilité, pourvu qu’elle soit sérieuse, suffit à démontrer l’existence du préjudice.

 

Morgan, à la page 412

 

[48]           Ayant établi l’existence de la perte d’une occasion, le Tribunal doit ensuite évaluer l’ampleur du préjudice. Cette appréciation exige un examen des incertitudes, des imprévus et des probabilités. Il faut tenir compte du caractère prévisible des dommages et des conséquences lointaines.

Par contre, pour connaître l’ampleur du préjudice et les dommages‑intérêts qu’il entraîne, il m’apparaît impossible de rejeter des éléments de preuve démontrant que, de toute manière, le poste aurait pu être refusé. La présence de cet élément d’incertitude empêcherait le tribunal d’accorder les dommages‑intérêts qu’il accorderait en l’absence de celui‑ci. L’indemnité fixée par le tribunal serait réduite en fonction du degré d’incertitude.

 

[…] À la lecture des commentaires du président du tribunal de première instance et de ceux de la majorité du tribunal d’appel, force m’est de constater la présence d’une certaine confusion entre le droit d’obtenir réparation d’un préjudice subi et l’évaluation des dommages‑intérêts. Si la nature spéciale de la loi sur les droits de la personne, que l’on dit tellement fondamentale qu’elle serait presque de nature constitutionnelle et qui n’est pas du domaine de la responsabilité délictuelle (voir p. ex. l’arrêt Robichaud c. Brennan (sub nom. Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor)), [1987] 2 R.C.S. 84, à la page 89, et l’arrêt Bhadauria c. Bureau des gouverneurs du Seneca College (sub nom. Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria), [1981] 2 R.C.S. 181), exclut l’application de limites au droit d’obtenir une indemnité qui relève de la responsabilité délictuelle, l’évaluation des dommages‑intérêts exigibles par la victime ne peut être régie par des règles différentes. Dans les deux cas, le principe est le même : la partie lésée doit être remise dans la position où elle aurait été si le tort ne s’était pas produit. Tout autre but entraînerait un enrichissement sans cause et un appauvrissement injustifié parallèle. Les principes établis par les tribunaux pour atteindre cet objectif en responsabilité délictuelle s’appliquent donc nécessairement. Il est bien connu que l’un de ces principes consiste à exclure les conséquences de l’acte qui sont trop lointaines ou seulement indirectes.

 

Morgan, à la page 414

 

[49]           Trois ans avant Morgan, la Cour d’appel fédérale avait établi, dans l’arrêt McAlpine, qu’il ne fallait pas indemniser les conséquences trop lointaines d’un acte. La Cour a toujours appliqué cette approche.

 

[50]           Le droit a tempéré la norme peu élevée pour établir l’existence d’une perte par une appréciation réaliste de l’ampleur de la perte. Il serait contraire au principe de restituto in integrum de ne pas tenir compte des incertitudes, des imprévus, de la prévisibilité et de la limitation des dommages.

 

[51]           Si on applique la prétention du demandeur aux faits en l’espèce, le demandeur serait réputé avoir effectivement atteint le niveau EX‑3 sans qu’il soit tenu compte de la probabilité que cela se produise. Le résultat serait contraire au droit et au bon sens.

 

[52]           L’évaluation de ces facteurs comporte une appréciation des faits et l’application du droit à ces mêmes faits. Comme je l’ai dit plus haut, le Tribunal a droit à une certaine déférence. Il incombait au demandeur d’établir que les conclusions tirées relativement à chacun des postes étaient déraisonnables. Il n’est pas opportun que la Cour impose son appréciation de la prévisibilité en appliquant une réduction différente, tout aussi défendable et logique, de la réduction des deux tiers imposée par le Tribunal qui a tenu compte du niveau d’incertitude quant à l’accession, par le demandeur, au poste souhaité. Le Tribunal est mieux placé pour apprécier cette perte pourvu que la conclusion qu’il a tirée et son mode d’analyse soient raisonnables.

 

Le poste de directeur intérimaire

[53]           Le Tribunal a déterminé qu’il y avait une « possibilité sérieuse » que le demandeur aurait été nommé au poste de directeur intérimaire n’eût été l’acte discriminatoire. Le Tribunal a ensuite conclu que le demandeur et deux autres employés auraient pu occuper le poste par rotation et il a donc réduit l’indemnité du demandeur pour en tenir compte.

 

[54]           En tirant cette conclusion, le Tribunal s’est fondé sur le fait que le demandeur avait proposé les affectations rotatives et qu’il s’en serait contenté. Il est difficile de dire que la conclusion du Tribunal était déraisonnable. Le demandeur prétend qu’il a le droit d’être indemnisé comme si le poste n’avait pas été occupé à tour de rôle. Pour ce faire, le Tribunal aurait été obligé de ne pas tenir compte de la prépondérance de la preuve et de l’acceptation, par le demandeur lui‑même, du système des affectations rotatives.

 

Poste de durée indéterminée de directeur

[55]           Le Tribunal a conclu que si le demandeur avait occupé le poste « à titre intérimaire », il aurait acquis l’expérience en gestion nécessaire pour obtenir le poste permanent de directeur. Le demandeur soutient que, en conformité avec les principes de droit, le Tribunal doit alors accepter que, en fait, il aurait obtenu le poste permanent quelle que soit la probabilité de l’événement.

 

[56]           Pour les raisons susmentionnées, l’argument du demandeur est contraire au droit. Le Tribunal a dit qu’il y avait une « possibilité simple mais sérieuse » que le demandeur aurait obtenu le poste. Le Tribunal n’a pas conclu qu’il était probable qu’il obtienne le poste. Il y avait beaucoup d’incertitude concernant les chances de succès du demandeur même si celui‑ci avait acquis une expérience en gestion.

 

[57]           L’essentiel de la décision du Tribunal à cet égard se trouve aux paragraphes 32 et 33 de la décision sur le redressement.

[32] Ces constatations m’amènent à conclure que si le Dr Chopra avait occupé à titre intérimaire le poste de directeur du BMHP pendant un peu plus de cinq mois, il aurait existé une possibilité simple mais sérieuse qu’il soit le candidat heureux à l’issue du concours final visant à pourvoir le poste pour une durée indéterminée.

 

[33] Mais ce n’est pas tout. Il se peut que le Dr Chopra ait subi cette perte; toutefois, comme l’a fait remarquer le juge Marceau dans l’arrêt Morgan, on ne saurait, lorsqu’il s’agit de déterminer l’ampleur du préjudice subi par le Dr Chopra et d’évaluer les dommages‑intérêts qu’il entraîne, faire abstraction des éléments de preuve quant à l’incertitude entourant son accession au poste. Les dommages‑intérêts doivent être réduits en fonction du degré d’incertitude.

 

 

[58]           Le Tribunal a tiré plusieurs conclusions de fait avant de dire que les pertes salariales du demandeur devaient être réduites des deux tiers (⅔) pour tenir compte de l’incertitude quant à ses chances d’obtenir le poste de directeur. Ces conclusions comprenaient, notamment :

a)             l’absence de preuve concernant l’étendue de l’expérience du demandeur comme porte‑parole de Santé Canada. Il s’agissait d’une exigence essentielle pour être retenu à la présélection.

 

                Décision sur le redressement, aux paragraphes 20 et 26

 

b)            l’absence de preuve concernant les qualités que possédait le demandeur et qui était requises dans le profil de sélection. (Le profil de sélection était un document distinct utilisé pour la deuxième étape du processus d’évaluation, après la présélection.)

 

                Décision sur le redressement, aux paragraphes 21, 25 et 34

 

c)             le processus de sélection était complexe et certaines épreuves avaient délibérément été conçues de façon à ne conférer aucun avantage aux personnes qui travaillaient déjà au Bureau des médicaments humains prescrits.

 

                Décision sur le redressement, au paragraphe 34

 

d)            même si la candidature d’une personne est retenue à la présélection cela n’implique pas nécessairement qu’elle ait les qualités requises. (Il n’y avait aucune preuve que le demandeur aurait été accepté à la présélection même s’il avait eu une expérience récente en gestion.)

 

                Décision sur le redressement, au paragraphe 35

 

e)             il s’agissait d’un poste de direction de niveau supérieur et même si le demandeur aurait pu acquérir une certaine expérience en occupant le poste intérimaire, il aurait eu beaucoup moins d’expérience que les 13 années de Mme Franklin. (La preuve révèle que lorsqu’il s’agit d’un poste de niveau supérieur, les connaissances en gestion sont habituellement plus importantes que les connaissances scientifiques.)

 

Décision sur le redressement, aux paragraphes 25 et 39

 

f)             l’absence de preuve sur le résultat qu’aurait obtenu le demandeur s’il avait subi le processus d’évaluation complexe qu’avait subi Mme Franklin;

 

                Décision sur le redressement, au paragraphe 22

 

g)            les données de Santé Canada qui révèlent qu’une grande majorité des employés qui ont été nommés à titre intérimaire à un poste de niveau EX n’obtiennent pas de poste permanent par la suite;

 

                Décision sur le redressement, au paragraphe 30

 

h)            la conclusion selon laquelle l’accession à un poste EX n’a rien de simple ni d’automatique.

 

                Décision sur le redressement, au paragraphe 35

 

[59]           Selon moi, toutes ces conclusions sont pertinentes pour déterminer l’ampleur de l’indemnité raisonnable qu’il y a lieu d’accorder au demandeur. Le demandeur n’a pas établi que ces conclusions sont abusives ou déraisonnables.

 

[60]           Ayant appliqué une réduction des deux tiers (⅔) pour tenir compte du niveau d’incertitude quant à l’accession du demandeur au poste de directeur à l’issue du concours final, le Tribunal s’est ensuite penché sur la question de savoir si la perte était raisonnablement prévisible. Pour ce faire, il a tenu compte des mesures raisonnables prises pour atténuer les pertes, notamment des initiatives prises par le demandeur pour améliorer ses chances d’accéder à un poste de niveau EX et de savoir s’il a posé sa candidature à de tels postes lorsque l’occasion se présentait.

 

[61]           Le Tribunal a mentionné que le demandeur avait été victime d’un seul acte discriminatoire, en 1990, relativement à un poste intérimaire de durée déterminée. La preuve a établi qu’après 1990 et au moins jusqu’en 2002, le demandeur n’a jamais participé à aucun concours en vue d’être promu à un autre poste de niveau EX et qu’il n’a pris aucune autre mesure pour obtenir de l’avancement. Le Tribunal a constaté qu’il en était également ainsi avant l’incident de 1990.

 

[62]           Le demandeur fait valoir que le Tribunal a commis une erreur quand il a conclu qu’il n’avait pas atténué sa perte et qu’il n’avait pas « démontr[é] qu’il a pris des initiatives de nature à améliorer ses chances d’accéder à un poste de niveau EX et qu’il a posé sa candidature à de tels postes lorsque l’occasion se présentait ».

 

[63]           Selon moi, le Tribunal n’a fait que reconnaître que le demandeur avait l’obligation d’atténuer ses pertes en conformité avec Morgan, Canada (Procureur général) c. Uzoaba, [1995] 2 C.F. 569 et Canada (Procureur général) c. Green [2000] 4 C.F. 629. Le Tribunal n’a pas imposé au demandeur le fardeau d’établir qu’il avait atténué ses pertes. Dans son analyse de la question, le Tribunal a porté principalement son attention sur la possibilité que le demandeur aurait pu obtenir le poste de directeur lors du concours final.

 

[64]           Les facteurs examinés par le Tribunal, à savoir que le demandeur n’a pas cherché à obtenir un emploi qui lui aurait permis d’acquérir une expérience en gestion et qu’il n’a pris aucune mesure qui lui aurait permis d’obtenir un poste de niveau EX, sont pertinents dans l’appréciation de l’importance de l’indemnité due au demandeur. Les mesures prises (ou non) par le demandeur sont pertinentes pour apprécier le caractère raisonnable de l’indemnité demandée et s’il y avait une possibilité sérieuse ou une possibilité qu’il obtienne l’un ou l’autre des postes dont il a prétendu avoir été privé.

 

[65]           Selon moi, le Tribunal avait l’obligation de déterminer la période de temps pendant laquelle les actes discriminatoires pourraient avoir un effet. Le comportement habituel du demandeur donne à penser qu’il était impossible de prévoir que les effets discriminatoires se feraient sentir pendant toute sa carrière dans la fonction publique compte tenu du manque de volonté de tenter d’obtenir d’autres postes. Le Tribunal a jugé que six (6) ans était une période de temps prévisible. Certains pourraient prétendre qu’il s’agit d’une période beaucoup trop longue mais il n’appartient pas à la Cour de modifier une conclusion fondée sur des motifs raisonnables.

 

Nomination

[66]           Le demandeur se plaint que le Tribunal n’a pas ordonné qu’il soit promu et qu’on le nomme sans tarder à un poste de haut fonctionnaire (EX). Pour l’essentiel, le demandeur prétend qu’il devrait occuper le poste qu’il n’avait qu’une simple possibilité d’obtenir. À cet égard, ayant perdu l’occasion de poser sa candidature à un poste EX, il veut obtenir plus qu’il n’a perdu.

 

[67]           En refusant le redressement demandé, le Tribunal a tenu compte de plusieurs facteurs, notamment :

a)             le Tribunal a conclu qu’il y avait une possibilité simple mais sérieuse que le demandeur soit le candidat heureux au concours visant à pourvoir le poste de directeur pour une durée indéterminée mais qu’il y avait beaucoup d’incertitude quant à son accession au poste;

 

b)            le demandeur n’a pas démontré qu’il avait les qualités requises pour le poste de directeur pour une durée indéterminée;

 

c)             il n’y avait aucune preuve que, même avec l’expérience de gestion requise, le demandeur satisfaisait aux autres critères lui permettant d’être choisi à la présélection;

 

d)            il n’y avait aucune preuve que le demandeur, s’il avait été retenu à la présélection, aurait été le candidat choisi pour le poste ou qu’il possédait les compétences ou les qualités personnelles requises;

 

e)             chaque poste de niveau supérieur est unique et exige des compétences, des aptitudes, des connaissances et un bagage scolaire différents;

 

f)             l’accession à un poste supérieur de gestion n’a rien de simple ni d’automatique;

 

g)            il faut distinguer la nomination à un poste supérieur de gestion et la nomination à un autre poste à cause des qualités précises exigées pour chaque poste;

 

h)            la concurrence relativement aux postes supérieurs de gestion est féroce (c.‑à‑d. qu’il y a des milliers de candidats pour des centaines de postes);

 

i)              il n’y avait aucune preuve de l’existence d’un poste supérieur de gestion pour lequel le demandeur possédait les compétences requises.

 

[68]           Selon la preuve dont disposait le Tribunal, les postes EX ne sont pas des postes de nature générique, ils sont très spécialisés et exigent des compétences et des qualités particulières. Il ne s’agit pas du tout de postes à échelons fixes auxquels on accède automatiquement. Il y avait suffisamment de preuves convaincantes pour que le Tribunal conclue que le demandeur n’avait pas une possibilité sérieuse d’être choisi parce qu’il ne possédait pas les qualités requises.

 

[69]           Le tribunal a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une réparation appropriée lorsqu’il n’y avait aucune possibilité que le demandeur obtienne un poste de niveau EX, que la perte due à l’acte discriminatoire n’était qu’une simple occasion et que le demandeur avait été complètement indemnisé de sa perte relativement à une promotion possible. Selon moi, ces conclusions ne sont en rien déraisonnables.

 

Pertes salariales au‑delà du niveau EX‑2

[70]           Le demandeur a prétendu qu’il avait le droit d’être indemnisé des pertes salariales relativement aux promotions perdues et cela jusqu’au niveau EX‑5.

 

[71]           En rejetant cette demande au motif qu’il ne s’agissait pas d’une « possibilité sérieuse », le Tribunal a conclu qu’elle était trop lointaine ou hypothétique. Comme je l’ai dit plus haut dans les présents motifs, le Tribunal devait se pencher sur la question du caractère indirect et de la prévisibilité en appréciant l’ampleur de la perte du demandeur.

 

[72]           Le Tribunal a eu beaucoup de difficulté concernant la preuve d’expert présentée par le demandeur au sujet de sa carrière. L’appréciation de cette preuve d’expert et de son objectivité relève très précisément de la compétence du Tribunal, dans le cadre de ses fonctions. Je ne trouve aucune raison de modifier les conclusions du Tribunal relativement à cette preuve.

 

[73]           En outre, le Tribunal s’est penché sur la véritable nature de la discrimination, à savoir que le demandeur n’avait pas occupé le poste de directeur, à titre intérimaire, en 1990 pour une période de cinq (5) mois. Le Tribunal a tenu compte de la preuve concernant la conduite du demandeur et la nature des postes EX pour conclure que ce n’était pas l’absence d’expérience en gestion pendant cinq (5) mois en 1990 qui aurait fait en sorte que le demandeur n’aurait pas pu obtenir un poste EX‑3 à EX‑5 entre 1995 et 2001 s’il avait posé sa candidature.

 

[74]           Le Tribunal a effectué une analyse réaliste de l’ampleur de la perte. Selon moi, ni l’analyse ni la conclusion du Tribunal ne sont déraisonnables.

 

Pertes – autre poste de niveau EX

[75]           Le demandeur a fait valoir que même s’il n’avait pas obtenu le poste de directeur en 1992, l’expérience récente en gestion lui aurait permis d’être nommé à un autre poste de niveau EX.

 

[76]           Le Tribunal a rejeté cet argument trop hypothétique puisqu’il n’y avait aucune preuve concernant le poste de niveau EX que le demandeur aurait pu obtenir. Le Tribunal a également tenu compte du fait que le demandeur avait acquis une expérience récente en gestion en 1997 et qu’il n’avait néanmoins jamais obtenu un poste de durée indéterminée de niveau EX dans les années subséquentes.

 

[77]           Encore une fois, il n’y a rien de déraisonnable dans la décision du Tribunal à cet égard. Les postes de niveau EX ne sont pas génériques et il faut donc une preuve quelconque de l’existence d’un poste de niveau EX‑2 pour lequel le demandeur serait qualifié. Le Tribunal s’est fondé sur le fait que, par le passé, le demandeur n’avait pas obtenu un poste de niveau EX‑2 même s’il avait acquis une expérience en gestion. Il n’y avait eu aucune discrimination et le Tribunal pouvait raisonnablement se fonder sur cette preuve très percutante.

 

Indemnisation des pertes non pécuniaires

[78]           Le demandeur prétend qu’il peut bénéficier des modifications législatives de juin 1998 qui ont eu pour effet de porter l’indemnité maximale pour préjudice moral à 20 000 $ et d’ajouter une indemnisation spéciale de 20 000 $ si l’acte discriminatoire était délibéré ou inconsidéré.

 

[79]           Les actes discriminatoires mentionnés par la formation Soberman se sont produits de 1990 à 1992. La première audience a débuté en 1995 et la décision Soberman a été rendue en 1996. La deuxième audience, présidée par M. Hadjis, et dont l’issue a été favorable au demandeur, a eu lieu après l’entrée en vigueur des modifications législatives.

 

[80]           Dans Brosseau c. Alberta (Securities Commission), [1989] 1 R.C.S. 301, la Cour suprême du Canada a soulevé la question de la présomption contre la rétroactivité. La Cour a décrit trois types de situations dans lesquelles la présomption peut s’appliquer (ou non); (1) lorsque la loi rattache des conséquences bienfaisantes à un événement antérieur; (2) lorsque la loi rattache des conséquences préjudiciables à un événement antérieur; (3) lorsque la loi impose une peine à une personne qui est décrite par rapport à un événement antérieur.

 

[81]           C’est la deuxième situation, les conséquences préjudiciables à un événement antérieur, qui donne lieu à la présomption contre la rétroactivité. Le Tribunal a maintes fois décidé que les modifications de 1998 ne s’appliquent pas rétroactivement.

 

[82]           Je rejette l’argument du défendeur voulant que la Cour doit faire preuve de déférence relativement aux décisions du Tribunal en matière de rétroactivité, la question en étant une de droit et de compétence, il n’y a pas de déférence requise, mais je suis d’accord avec le raisonnement sur lequel ces décisions sont fondées et en particulier avec la présente décision sur le redressement. La modification rattache des conséquences préjudiciables supplémentaires à un événement antérieur en augmentant le montant de l’indemnité potentielle.

 

[83]           Les termes de la disposition modificatrice ne permettent pas de penser qu’elle a un effet rétroactif. En outre, quant aux conséquences spéciales, il n’y avait aucune preuve que la discrimination était systématique, délibérée ou inconsidérée. Par conséquent, le demandeur n’a pas le droit d’obtenir une indemnité plus élevée conformément aux modifications apportées en 1998.

 

Intérêts

[84]           Le demandeur prétend que le Tribunal a commis une erreur en décidant que les intérêts relatifs à l’indemnité pour les pertes non pécuniaires devaient être calculés selon des intérêts simples et que de tels intérêts étaient visés par la limite de 5 000 $ imposée sur le montant de l’indemnisation pour les pertes non pécuniaires par les dispositions d’avant 1998.

 

[85]           Il peut sembler injuste que la Loi impose des intérêts maximums et que ces intérêts soient compris dans le maximum de l’indemnisation des pertes non pécuniaires relativement à un redressement si longuement attendu, mais tel était l’effet des dispositions de la Loi avant 1998.

 

[86]           Avant 1998, le Tribunal n’avait pas compétence pour accorder des intérêts au taux et pour la période de temps qu’il jugeait opportuns pour toutes les indemnités accordées en vertu de l’article 53 de la Loi. La compétence relative aux intérêts était prévue par le paragraphe 53 de la Loi « de payer à la victime une indemnité maximale de cinq mille dollars ». (Voir Morgan; et Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391.)

 

[87]           Puisque les modifications apportées en 1998 n’avaient aucun effet rétroactif, la conclusion du Tribunal sur cette question était correcte.

 

[88]           Pour ces motifs, point n’est besoin d’examiner la prétention du demandeur selon laquelle non seulement les intérêts devaient être supérieurs au maximum prévu par la Loi, mais qu’ils devaient également être composés. Toutefois, si j’avais examiné cette question, je conclurais que le Tribunal n’était saisi d’aucune preuve susceptible de justifier l’octroi d’intérêts composés.

 

CONCLUSION

[89]           En résumé, j’ai conclu que :

 

a)         le Tribunal a eu raison relativement aux conclusions qu’il a tirées concernant les principes de droit applicables lors de l’appréciation de l’ampleur de la demande d’indemnisation du demandeur;

 

b)         le Tribunal a tiré des conclusions de fait et des conclusions de fait et de droit raisonnables relativement à l’indemnisation de la perte de la possibilité d’occuper le poste de directeur intérimaire, ainsi qu’à l’égard du poste de durée indéterminée de directeur et en rejetant les demandes d’indemnisation des pertes relativement à un autre poste de niveau EX et au‑delà du niveau EX‑2 et sa demande d’être nommé sans tarder à un autre poste de niveau EX.

 

c)         le Tribunal a correctement et raisonnablement interprété le droit applicable et les questions de fait et de droit relativement aux éléments de la demande concernant les intérêts et les pertes non pécuniaires.

 

[90]           Pour tous ces motifs, la demande sera rejetée et les dépens adjugés au défendeur, le procureur général du Canada.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.

 


 

 

Date : 20060104

Dossier : T‑1683‑04

Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PHELAN

 

ENTRE :

LE DSHIV CHOPRA

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

défendeurs

ORDONNANCE

 

            IL EST ORDONNÉ QUE la demande soit rejetée et que les dépens soient adjugés en faveur du défendeur, le procureur général du Canada.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑1683‑04

 

 

INTITULÉ :                                       LE DSHIV CHOPRA

                                                            c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et

                                                            LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS

                                                            DE LA PERSONNE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 6 SEPTEMBRE 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 4 JANVIER 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Yazbeck

 

POUR LE DEMANDEUR

David Migicovsky

Megan Cornell

 

POUR LE DÉFENDEUR

(LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

Philippe Dufresne

POUR LA DÉFENDERESSE

(LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE)

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raven, Allen, Cameron,

Ballantyne & Yazbeck LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Perley‑Robertson, Hill & McDougall LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

(LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

(LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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