Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20200603

Dossier : T‑967‑19

Référence : 2020 CF 656

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2020

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

FOSTER FARMS LLC ET FOSTER POULTRY FARMS,

UNE SOCIÉTÉ CALIFORNIENNE

 

demanderesses

 

et

 

LE MINISTRE DE LA DIVERSIFICATION DU

COMMERCE INTERNATIONAL

 

défendeur

 

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demanderesses, Foster Farms LLC et Foster Poultry Farms [ensemble, les Foster Farms], exploitent des sociétés d’élevage avicole aux États‑Unis et au Canada et importent des produits avicoles au Canada. À la suite d’une vérification des activités d’importation des Foster Farms au Canada, l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] a découvert qu’entre 2014 et 2016, de multiples expéditions de produits du poulet ont été mal classées par les Foster Farms au moment de leur importation au Canada. Le reclassement des marchandises importées a entraîné une imposition de droits de plus de 8 millions de dollars.

[2] Les Foster Farms ont présenté une demande au ministre de la Diversification du commerce international [ministre] en vue d’obtenir des licences d’importation supplémentaires [LIS] rétroactives pour les expéditions de produits du poulet [demandes de licence]. Dans une décision rendue en mai 2019 [Décision], la directrice générale, Direction des contrôles commerciaux ‑ gestion de l’offre, à Affaires mondiales Canada [AMC], en sa qualité de déléguée du ministre, a refusé la demande des Foster Farms, car les circonstances entourant l’importation des produits du poulet mal classés ne pouvaient être considérées comme étant exceptionnelles ou extraordinaires.

[3] Les Foster Farms ont présenté une demande de contrôle judiciaire pour contester la décision. Elles prétendent que, lorsqu’il a rendu sa décision, le ministre a manqué à ses obligations relatives à l’équité procédurale et à la justice naturelle de quatre façons différentes. Les Foster Farms soutiennent que : 1) le ministre ne les a pas avisées de l’affirmation énoncée dans le mémoire pour intervention [MI] préparé aux fins de la présente affaire, selon laquelle les Foster Farms n’avaient pas expliqué la raison de leurs erreurs de classement douanier; 2) le MI n’a pas fait référence aux faits, mentionnés par les Foster Farms dans leur demande de licence, indiquant les raisons pour lesquelles elles avaient fait une erreur par inadvertance lors de l’importation des produits du poulet; 3) le ministre ne leur a pas donné l’avis de l’affirmation, également énoncée dans le MI, selon laquelle les demandes de LIS sont fondées sur l’existence de « circonstances extraordinaires et inhabituelles » (comme c’était le cas pour la demande de licence des Foster Farms) et ne sont généralement acceptées que lorsque les produits du poulet sont en pénurie ou en approvisionnement limité; 4) le ministre n’a pas bien examiné la demande de licence à la lumière de la politique administrative applicable, en ce sens qu’il a confondu deux motifs contenus dans cette politique, à savoir la pénurie et l’approvisionnement limité et les circonstances extraordinaires et inhabituelles.

[4] Les Foster Farms demandent à la Cour de déclarer la décision du ministre invalide ou illégale, d’annuler cette décision et de la renvoyer au ministre pour nouvel examen.

[5] Elles soutiennent que la seule question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si le ministre a manqué à ses obligations relatives à l’équité procédurale et à la justice naturelle en rendant la décision d’une manière qui justifie d’invalider ses conclusions. Lors de l’audience devant notre Cour, les Foster Farms ont confirmé qu’elles contestaient la décision uniquement pour des motifs d’équité procédurale, même si certains de leurs arguments semblaient remettre en question, du moins indirectement, le caractère raisonnable de la décision. Le ministre répond que la demande des Foster Farms devrait être rejetée, car aucun manquement à l’équité procédurale n’a entaché la décision. De plus, il maintient que la décision était raisonnable.

[6] Pour les motifs exposés ci‑dessous, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire des Foster Farms. Je ne constate aucun manquement à l’équité procédurale dans le processus décisionnel suivi par le ministre dans les circonstances. La décision du ministre est hautement discrétionnaire, et le degré d’équité procédurale dont les Foster Farms peuvent bénéficier est minimal. Dans ce contexte, les Foster Farms n’avaient pas droit au type de préavis que le ministre devait, selon elle, leur transmettre. Leur prétendue attente légitime de recevoir une décision préliminaire du ministre n’était pas non plus fondée. Je suis également convaincu que la décision était justifiée et intelligible et que le ministre a tenu compte de tous les renseignements pertinents dans sa décision. Les motifs contenus dans la lettre de mai 2019 et le MI sous‑jacent démontrent que la décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le ministre est assujetti. Par conséquent, il n’y a aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

II. Contexte

A. Contexte factuel

[7] Entre 2014 et 2016, les Foster Farms ont importé environ 2,3 millions de kilogrammes de certains produits du poulet au Canada. Il s’agissait de préparations alimentaires à base de viande de poulet à griller connues sous le nom de saucisses sur bâtonnet.

[8] À la suite de la vérification des activités d’importation des Foster Farms, l’ASFC a constaté que de multiples expéditions de ces produits du poulet avaient été incorrectement identifiées comme de la « volaille de réforme » (produit non inscrit sur la Liste des marchandises d’importation contrôlée) plutôt que comme du « poulet à griller » (produit inscrit sur la Liste des marchandises d’importation contrôlée) au moment de leur importation au Canada. La « volaille de réforme » est un produit en franchise de droits, tandis que le « poulet à griller » est assujetti à des droits de douane allant de 238 à 253 % lorsqu’il est importé sans licence du ministre. Par conséquent, l’ASFC a demandé aux Foster Farms de corriger la classification et a délivré une cotisation de droits de 8 263 089,25 $ [le montant de la cotisation]. Les Foster Farms admettent que les produits de poulet en cause ont été mal classés.

[9] Le 10 août 2018, les Foster Farms ont présenté leur demande de licence, demandant au ministre de délivrer des LIS rétroactives conformément au paragraphe 8.3(3) de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation, LRC 1985, c E‑19 [LLEI]. La délivrance de ces LIS permettrait de réduire considérablement les droits imposés. La demande de licence soulignait le pouvoir du ministre d’accorder une licence, précisait la classification des produits du poulet et décrivait le milieu commercial lié à l’importation et à la vente de saucisses sur bâtonnet au Canada. Dans la demande de licence, les Foster Farms demandaient au ministre de prendre une décision relativement à leur demande.

[10] Dans la demande de licence, les Foster Farms énonçaient quatre motifs à l’appui de leur demande de LIS rétroactives : 1) les produits étaient des saucisses sur bâtonnet fabriquées en grande partie à partir de poulet canadien transformé aux États‑Unis; 2) les Foster Farms n’avaient pas présenté de demande d’autorisation d’importation par inadvertance et parce qu’elles croyaient, à tort, que les marchandises pouvaient bénéficier d’un traitement tarifaire en franchise de droits; 3) les Foster Farms étaient admissibles à une exonération partielle des droits en vertu du Programme des marchandises canadiennes à l’étranger pendant la période pertinente; et 4) il y avait des « circonstances extraordinaires et inhabituelles » au sens de l’Avis aux importateurs no 865 ‑ Poulet et produits du poulet ‑ Importations supplémentaires (Articles 96 à 104 de la Liste des marchandises d’importation contrôlée) daté du 15 décembre 2014 [Avis 865] qui justifiaient de faire droit à la demande de licence. Tout au long de leur lettre de demande, les Foster Farms insistaient notamment sur le fait que la portion de viande des produits de maïs importés était principalement composée de poulet provenant du Canada et que l’octroi des LIS ne nuirait probablement pas aux entreprises canadiennes.

[11] À la réception de la demande de licence, M. Blair Hynes, directeur adjoint et directeur général par intérim de la Direction des contrôles commerciaux ‑ gestion de l’offre à AMC, a délégué l’examen principal du dossier à M. Guy Giroux, l’agent responsable de l’administration du contingent tarifaire [CT] et des politiques d’importation supplémentaire pour le poulet et les produits du poulet sous le régime de la LLEI.

[12] Le 16 août 2018, à la demande des Foster Farms, M. Hynes a tenu une conférence téléphonique avec ces dernières et leur avocat. Au cours de cet appel, M. Hynes a demandé aux Foster Farms de fournir des renseignements supplémentaires à l’appui de leur demande de licence. Elles ont fourni les documents supplémentaires demandés par AMC le 21 août 2018 et mis à jour les documents en question le 26 septembre 2018.

[13] Après avoir évalué les autres documents et la demande de licence des Foster Farms, M. Giroux a rédigé le MI dans lequel il recommandait au ministre de rejeter la demande et de refuser la délivrance des LIS rétroactives, parce que la demande de licence ne répondait pas au volet « circonstances extraordinaires ou inhabituelles » de la politique sur les importations supplémentaires pour le poulet et les produits du poulet.

[14] Dans le MI, M. Giroux a fait référence au vaste pouvoir discrétionnaire du ministre en ce qui concerne la délivrance de LIS rétroactives, en précisant que l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire doit tenir compte de tous les facteurs pertinents. Il a notamment mentionné l’objectif pour lequel les produits du poulet en cause ont été inscrits sur la Liste des marchandises d’importation contrôlée, CRC, c 604 [Liste des marchandises d’importation contrôlée], aux articles 101 et 110, à savoir « appuyer la gestion de l’approvisionnement ».

[15] Dans ses observations relatives à la recommandation au ministre, M. Giroux a indiqué que les LIS demandées pour des « circonstances extraordinaires ou inhabituelles » étaient habituellement autorisées pour répondre à deux types de situations : 1) [traduction] « pour répondre aux besoins à court et à moyen terme du marché canadien découlant d’urgences telle que la destruction de troupeaux de volaille canadiens en raison de la grippe aviaire »; et 2) [traduction] « pour remédier au manque chronique d’approvisionnement national de produits qui ne sont peut‑être pas fabriqués au Canada, comme les produits laitiers ultra‑casher ». M. Giroux a ensuite évoqué la justification fournie par les Foster Farms pour ne pas avoir demandé initialement des licences d’importation et a souligné que les Foster Farms n’avaient fourni [traduction] « aucune explication quant à la raison pour laquelle le produit fini fabriqué avec du poulet à griller canadien importé par les Foster Farms avait été déclaré comme volaille de réforme au moment de sa réexportation au Canada ». M. Giroux a conclu que les circonstances présentées par les Foster Farms n’étaient [traduction] « ni exceptionnelles ni extraordinaires dans la mesure où ces considérations sont normalement appliquées », et ne justifiaient pas la délivrance de LIS rétroactives.

B. La décision

[16] La décision du ministre de refuser la demande de licence et les LIS demandées a été communiquée dans une courte lettre d’une page et demie.

[17] Dans sa décision, le ministre a d’abord exposé les lois et les règlements applicables à la demande des Foster Farms, à savoir la LLEI, ses règlements et les politiques du ministre énoncées dans l’Avis 865. Le ministre a ensuite expliqué que l’Avis 865 prévoit six catégories d’autorisations d’importation supplémentaires pour le poulet et les produits du poulet. Ces catégories comprennent notamment, selon l’article 10.1 de l’Avis 865, l’autorisation d’importer du poulet et des produits du poulet en cas de « circonstances extraordinaires ou inhabituelles ». Le ministre a signalé qu’il croyait comprendre que les Foster Farms avaient identifié erronément de multiples expéditions de produits du poulet comme étant de la volaille de réforme plutôt que du poulet à griller au moment de l’importation au Canada, et que les Foster Farms demandaient les LIS dans le volet concernant les « circonstances extraordinaires ou inhabituelles » de l’Avis 865.

[18] Après avoir exposé la loi applicable, le ministre a ensuite énuméré les quatre motifs invoqués par les Foster Farms pour qu’on leur délivre des LIS rétroactives; ces motifs sont les suivants :

[traduction]

1) Les marchandises ont été fabriquées aux installations de fabrication des Foster Farms avec du poulet à griller provenant du Canada;

2) C’est par inadvertance, et non par intention de tromper, que les Foster Farms n’ont pas présenté de demande d’allocation d’importation de poulet ou produit du poulet;

3) Au cours de la période pertinente, les Foster Farms auraient pu demander une exonération partielle des droits à l’égard des marchandises en vertu du Programme des marchandises canadiennes à l’étranger;

4) Il y a des « circonstances extraordinaires ou inhabituelles » au sens de l’Avis 865 qui justifient la délivrance des LIS demandées.

[19] Le ministre a expliqué que les demandes de LIS fondées sur des circonstances extraordinaires et inhabituelles sont évaluées selon le mérite de chacune. Le ministre a précisé que ces demandes [traduction] « sont normalement autorisées pour répondre aux besoins à court et à moyen terme du marché canadien découlant d’urgences telles que la destruction de troupeaux de volaille canadiens en raison de la grippe aviaire, ou pour remédier au manque chronique d’approvisionnement national de produits qui ne sont peut‑être pas fabriqués au Canada ».

[20] Le ministre a conclu que les circonstances dans lesquelles les Foster Farms ont procédé à l’importation de produits de poulet mal classés au Canada, circonstances décrites dans leur demande de licence, n’étaient ni exceptionnelles ni extraordinaires, et a donc rejeté la demande des Foster Farms.

C. Le cadre législatif applicable

[21] Les importations de poulet et produits du poulet au Canada sont assujetties à des contrôles au sens de la LLEI et de la Liste des marchandises d’importation contrôlée. Par conséquent, une licence d’importation doit accompagner toutes les expéditions de poulets et produits du poulet à destination du Canada. Les licences d’importation sont généralement délivrées aux titulaires d’allocation en vertu d’un CT. Dans le cadre du CT, le poulet et les produits du poulet peuvent être importés à un faible taux de droit de douane. En revanche, les importations qui dépassent le CT sont normalement assujetties à des droits de douane élevés allant de 238 % à 253 %. Le ministre peut, à sa discrétion, délivrer des LIS pour les importations de poulet et produits du poulet qui dépassent le CT et qui sont en dehors de la quantité visée par le régime d’accès à l’importation.

[22] La disposition pertinente de la LLEI est l’article 8.3, et plus précisément le paragraphe 8.3(3) qui traite des LIS. La disposition est ainsi libellée :

Licences en cas d’allocation

Import permits — allocation

8.3 (1) Malgré le paragraphe 8(1), en cas d’inscription de marchandises sur la liste des marchandises d’importation contrôlée aux fins de la mise en œuvre d’un accord ou d’un engagement intergouvernemental, s’il a déterminé la quantité de marchandises bénéficiant du régime d’accès en application du paragraphe 6.2(1), le ministre délivre à tout résident du Canada qui a une autorisation d’importation et qui en fait la demande une licence pour l’importation des marchandises, sous la seule réserve de l’observation des règlements d’application de l’article 12 qui sont nécessaires à ces fins.

8.3 (1) Notwithstanding subsection 8(1), where goods have been included on the Import Control List for the purpose of implementing an intergovernmental arrangement or commitment and the Minister has determined an import access quantity for the goods pursuant to subsection 6.2(1), the Minister shall issue a permit to import those goods to any resident of Canada who has an import allocation for the goods and applies for the permit, subject only to compliance with and the application of such regulations made pursuant to section 12 as it is reasonably necessary to comply with or apply in order to achieve that purpose.

Licences en l’absence d’allocation

Import permits — no allocation

(2) Malgré le paragraphe 8(1), en cas d’inscription de marchandises sur la liste des marchandises d’importation contrôlée aux fins de la mise en œuvre d’un accord ou d’un engagement intergouvernemental, s’il a déterminé la quantité de marchandises bénéficiant du régime d’accès en application du paragraphe 6.2(1), mais n’a pas délivré d’autorisation d’importation, le ministre délivre :

(2) Notwithstanding subsection 8(1), where goods have been included on the Import Control List for the purpose of implementing an intergovernmental arrangement or commitment and the Minister has determined an import access quantity for the goods pursuant to subsection 6.2(1), but has not issued import allocations for the goods, the Minister shall

a) s’il est d’avis que la quantité de marchandises n’a pas été atteinte, à tout résident du Canada qui en fait la demande une licence pour leur importation, sous la seule réserve de l’observation des règlements d’application de l’article 12 qui sont nécessaires à ces fins;

(a) if in the opinion of the Minister the import access quantity has not been exceeded, issue a permit to import those goods to any resident of Canada who applies for the permit, or

b) aux résidents du Canada une licence de portée générale autorisant l’importation des marchandises, sous la seule réserve de l’observation des règlements d’application de l’article 12 qui sont nécessaires à ces fins.

(b) issue generally to all residents of Canada a general permit to import those goods, subject only to compliance with and the application of such regulations made pursuant to section 12 as it is reasonably necessary to comply with or apply in order to achieve that purpose.

Licences — quantité additionnelle

Supplemental import permits

(3) Malgré le paragraphe 8(1) et les paragraphes(1) et (2), en cas d’inscription de marchandises sur la liste des marchandises d’importation contrôlée, s’il a déterminé la quantité de marchandises bénéficiant du régime d’accès en application du paragraphe 6.2(1), le ministre peut délivrer à tout résident du Canada qui en fait la demande une licence pour l’importation des marchandises en quantité additionnelle ou aux résidents du Canada une licence de portée générale autorisant leur importation en quantité additionnelle, sous réserve des conditions prévues dans la licence ou les règlements.

(3) Notwithstanding subsection 8(1) and subsections (1) and (2) of this section, where goods have been included on the Import Control List and the Minister has determined an import access quantity for the goods pursuant to subsection 6.2(1), the Minister may issue

a) délivrer à tout résident du Canada qui en fait la demande une licence pour l’importation des marchandises en quantité additionnelle ou

(a) a permit to import those goods in a supplemental quantity to any resident of Canada who applies for the permit, or

b) aux résidents du Canada une licence de portée générale autorisant leur importation en quantité additionnelle, sous réserve des conditions prévues dans la licence ou les règlements.

(b) generally to all residents of Canada a general permit to import those goods in a supplemental quantity, subject to such terms and conditions as are described in the permit or in the regulations.

[23] En outre, l’article 8.5 de la LLEI permet au ministre de délivrer des licences rétroactives, y compris des LIS.

[24] Quant à l’Avis 865, il énonce les politiques et les pratiques relatives à la délivrance d’autorisations d’importations supplémentaires de poulet et produits du poulet. Il définit six catégories d’autorisations. Les cinq premières portent sur des situations particulières liées aux pénuries sur le marché intérieur, aux contraintes d’approvisionnements locaux, à la fabrication de nouveaux produits, aux réexportations et à la commercialisation de nouveaux produits à titre expérimental. La dernière catégorie porte sur les autorisations dans des « circonstances extraordinaires ou inhabituelles » (la catégorie en vertu de laquelle les Foster Farms ont présenté leur demande de licence). L’article 10 de l’Avis 865 porte sur ces circonstances extraordinaires ou inhabituelles et est libellé ainsi.

10. Autorisation d’importer du poulet et des produits du poulet en cas de circonstances extraordinaires ou inhabituelles

10. Authorization to Import Chicken and Chicken Products under Extraordinary or Unusual Circumstances

10.1. Les demandes d’autorisation d’importations supplémentaires d’un produit présentées dans des circonstances extraordinaires ou inhabituelles seront évaluées chacune selon son mérite propre.

10.1. Other applications for authorization for supplemental imports due to extraordinary or unusual circumstances will be evaluated on their individual merits.

D. Norme de contrôle

[25] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada [CSC] a établi un cadre d’analyse révisé permettant de déterminer la norme de contrôle à l’égard du bien‑fondé d’une décision administrative (Vavilov au para 10) Dans cet arrêt, la CSC a défini une nouvelle approche pour déterminer la norme de contrôle applicable, en concluant qu’il faut présumer que les décisions administratives sont contrôlées selon la norme de la décision raisonnable, à moins que l’intention du législateur ou la primauté du droit exige que la norme de la décision correcte soit appliquée (Vavilov aux para 10, 17).

[26] L’arrêt Vavilov ne traitait pas directement des questions d’équité procédurale, et l’approche à adopter à cet égard n’a donc pas été modifiée (Vavilov au para 23). Il est bien établi que la norme de contrôle applicable pour trancher la question de savoir si un décideur s’est conformé à l’obligation d’équité procédurale et aux principes de justice fondamentale est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa] au para 43).

[27] Cependant, la Cour d’appel fédérale [CAF] a récemment confirmé que les questions d’équité procédurale ne sont pas véritablement assujetties à une norme de contrôle en particulier. Il s’agit plutôt d’une question juridique que la cour de révision doit trancher, et celle‑ci doit être convaincue que l’équité procédurale a été respectée. Lorsque l’obligation du décideur administratif d’agir équitablement est mise en doute ou qu’une violation des principes de justice fondamentale est invoquée, la cour de révision doit vérifier si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24-25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CFCP] au para 54). Cet examen doit notamment tenir compte de la liste non‑exhaustive de cinq facteurs contextuels établie par la CSC dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker] (Vavilov au para 77). Il appartient aux cours de révision de prendre cette décision et, lorsqu’elles se livrent à cet exercice, les cours sont appelées à se demander, « en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi » (CFCP au para 54).

[28] Par conséquent, il est juste de dire que la question fondamentale soulevée lorsque l’équité procédurale et les présumés manquements à la justice fondamentale font l’objet d’une demande de contrôle judiciaire n’est pas tant de savoir si la décision était « correcte ». Il s’agit plutôt de déterminer si, en tenant compte du contexte particulier et des circonstances de l’espèce, le processus suivi par le décideur était équitable et a donné aux parties concernées le droit de se faire entendre ainsi que l’occasion complète et équitable de connaître le fardeau de preuve qu’elles devaient satisfaire et d’y répondre (CFCP au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51-54).

III. Analyse

[29] Comme je l’ai mentionné précédemment, les Foster Farms allèguent qu’en rendant sa décision, le ministre a manqué aux exigences applicables en matière d’équité procédurale de quatre façons différentes : 1) en omettant de leur donner l’avis de l’affirmation, énoncée dans le MI, selon laquelle elles n’avaient pas expliqué les raisons de leur erreur de classement douanier; 2) en omettant de faire référence, dans le MI, aux faits mentionnés dans la demande de licence qui montraient qu’elles avaient commis une erreur par inadvertance lors de l’importation des produits du poulet; 3) en omettant de les aviser de la position, également énoncée dans le MI et dans la décision, selon laquelle les demandes d’exonération fondées sur des « circonstances extraordinaires ou inhabituelles » sont généralement autorisées lorsque les marchandises sont en pénurie ou en approvisionnement limité, et 4) en omettant d’examiner adéquatement la demande de licence à la lumière de la politique énoncée dans l’Avis 865 et en confondant deux motifs différents contenus dans cette politique, à savoir la pénurie ou l’approvisionnement limité et les circonstances extraordinaires et inhabituelles.

[30] Bien que, lors de l’audience devant notre Cour, les Foster Farms aient répété qu’elles ne soulevaient que des préoccupations en matière d’équité procédurale à l’égard de la décision, il est devenu évident, au cours des observations orales de leur avocat que bon nombre de leurs arguments remettaient en question le fond de la décision et son caractère raisonnable. Je traiterai donc des questions de l’équité procédurale et du caractère raisonnable dans les présents motifs.

A. Question préliminaire

[31] Toutefois, il convient d’examiner une question préliminaire avant de traiter des questions contestées par les Foster Farms. Le 24 octobre 2019, le ministre a présenté une requête en radiation de certaines parties de l’affidavit de M. Satinder Bains [l’affidavit de M. Bains], signé le 26 juillet 2019 et présenté par les Foster Farms à l’appui de leur demande de contrôle judiciaire. Le ministre affirme que certaines parties de l’affidavit de M. Bains contiennent des éléments non pertinents, des opinions ou des arguments. Au cours de l’audition de la présente demande devant notre Cour, les deux parties ont confirmé s’être entièrement appuyées sur leurs observations écrites relatives à la présente question préliminaire. Par conséquent, j’ai tranché cette question à la lumière des arguments présentés par les parties dans leurs documents de requête.

[32] Le ministre soutient d’abord que l’affidavit de M. Bains contient des renseignements qui n’entrent dans aucune catégorie de preuve par affidavit admissible dans une demande de contrôle judiciaire. Il est bien connu que, dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire, la règle générale veut que la cour de révision ne puisse examiner que les documents dont disposait le décideur, sauf pour des exceptions limitées (Gittens c Canada (Procureur général), 2019 CAF 256 au para 14; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [AUCC] aux para 19-20). Ces exceptions limitées s’appliquent aux documents qui : 1) fournissent des informations générales susceptibles d’aider la cour de révision à comprendre les questions en litige; 2) font état de vices de procédure ou de manquements à l’équité procédurale dans le processus administratif; 3) font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur (Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 23, 25; AUCC aux para 19-20; Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211 [Nshogoza] aux para 16-18).

[33] De plus, le ministre soutient que, même s’ils devaient s’inscrire dans ces exceptions limitées et être admissibles malgré le fait qu’il ne s’agisse pas de documents dont le ministre était saisi au moment de la décision, de nombreux paragraphes de l’affidavit de M. Bains sont inadmissibles, parce qu’ils renferment des opinions et des arguments, ce qui contrevient à l’article 81 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [Règles]. L’article 81 prévoit que les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle et doivent être livrés « sans commentaires ni explications » (Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 47 [Quadrini] au para 16). Compte tenu de ce qui précède, le ministre conteste plus précisément les paragraphes 1, 7, 14 à 16, 19 et 20 à 22 de l’affidavit de M. Bains.

[34] En réponse, les Foster Farms affirment que M. Bains a dûment fourni son témoignage écrit, puisqu’il avait la capacité requise de témoigner. De plus, elles font remarquer que, alors que le titre du poste de M. Bains est celui d« expert en douane », le fait qu’il soit désigné comme tel dans son affidavit ne signifie pas que l’affidavit de M. Bains a été présenté comme témoignage d’expert. Selon les Foster Farms, les parties contestées de l’affidavit Bain contiennent un exposé des faits qui est pertinent pour les besoins des questions soulevées dans leur demande de contrôle judiciaire, et la Cour devrait le recevoir dans son intégralité comme élément de preuve. Plus précisément, elles répondent que les paragraphes 1 et 7 s’inscrivent dans l’exception d’informations générales mentionnée dans l’arrêt AUCC, tandis que les paragraphes 14 à 16, 19 et 20 à 22 sont pertinents dans la mesure où ils s’inscrivent dans la deuxième exception et aident à démontrer que le ministre a manqué à son obligation d’équité procédurale. Les Foster Farms soulignent également que l’affidavit de M. Blair Hynes [l’affidavit de M. Hynes], présenté comme élément de preuve à l’appui de la réponse du ministre à la demande de contrôle judiciaire, semble être une tentative de réponse aux paragraphes contestés de l’affidavit de M. Bains. En particulier, elles se reportent au paragraphe 10 de l’affidavit de M. Hynes, dans lequel M. Hynes nie que la communication des « décisions préliminaires » ait fait partie des pratiques des décideurs d’AMC.

[35] Il est bien établi que la Cour peut radier tout ou partie d’un affidavit qui est abusif ou n’a clairement aucune pertinence, ou qui renferme une opinion, des arguments ou des conclusions de droit (Quadrini au para 18; Cadostin c Canada (Procureur général), 2020 CF 183 [Cadostin] au para 36). La règle générale veut qu’un témoin ordinaire ne puisse pas présenter une preuve sous forme d’une opinion, et qu’il puisse témoigner uniquement au sujet de faits dont il a connaissance, qu’il a observés et qui relèvent de son expérience (White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co, 2015 CSC 23 [White Burgess] au para 14; Toronto Real Estate Board c Commissaire de la concurrence, 2017 CAF 236 [TREB] au para 78). Le témoignage d’expert constitue une exception à cette règle générale qui interdit les témoignages d’opinion. La principale raison de l’exclusion du témoignage d’opinion de témoins ordinaires est qu’il n’est généralement pas utile au décideur et peut l’induire en erreur (White Burgess au para 14). Comme l’ont admis les Foster Farms, M. Bains n’est pas un expert au sens technique, et elles n’ont pas déposé l’affidavit de M. Bains en tant que témoignage d’expert. M. Bains était donc un témoin ordinaire, et l’affidavit de M. Bains a été présenté pour [traduction] « fournir un exposé des faits qui est pertinent aux fins de leur demande de contrôle judiciaire ».

[36] La CSC a reconnu que « [l]a distinction entre un « fait » et une « opinion » n’est pas nette » (Graat c La Reine, [1982] 2 RCS 819, 144 DLR (3d) 267 à la p 835). Les tribunaux ont ainsi acquis une certaine liberté pour recevoir l’opinion de témoins ordinaires lorsque ceux‑ci ont une connaissance personnelle des faits observés et qu’ils témoignent de faits qui relèvent de leurs observations, de leur expérience et de leur compréhension des événements, des actes ou des actions. À cet égard, la CAF a récemment déclaré que, dans le contexte d’une instance devant le Tribunal de la concurrence (un décideur administratif spécialisé), les témoignages d’opinion des témoins ordinaires sont acceptables « lorsque le témoin est mieux placé que le juge des faits pour former les conclusions; que les conclusions sont celles qu’une personne possédant une expérience ordinaire peut tirer; que les témoins ont l’expérience leur permettant de tirer les conclusions ou que donner des opinions est une méthode pratique pour déclarer des faits trop fugaces ou compliqués pour être énoncés autrement » (TREB au para 79). Ainsi, lorsqu’un témoin a une connaissance personnelle des faits observés, comme les opérations pertinentes, dans le monde réel, d’une société, le témoignage peut être admis par un tribunal ou un décideur administratif, même s’il constitue un témoignage d’opinion (TREB au para 80; Pfizer Canada Inc c Teva Canada Limited, 2016 CAF 161 aux para 105-108).

[37] En outre, il a été reconnu que les témoins ordinaires peuvent donner leur opinion sur leur propre conduite et leur propre entreprise (TREB aux para 80-81). La CAF a toutefois précisé qu’il y a des limites au témoignage d’opinion de témoins ordinaires : « des témoins [ordinaires] ne peuvent pas témoigner sur des questions allant au‑delà de leur propre conduite et celle de leur entreprise dans le monde hypothétique » et ils « ne sont pas mieux placés que le juge des faits pour tirer des conclusions au sujet des conséquences économiques globales n’eût été la pratique en question; ils ne possèdent pas non plus l’expérience pour le faire » (TREB au para 81). Autrement dit, lorsqu’un témoin a eu l’occasion de faire des observations et qu’il était en mesure d’aider réellement le décideur, la preuve peut être admissible et la véritable question en sera d’une appréciation de la valeur probante.

[38] Une lecture attentive de l’affidavit de M. Bains m’amène à conclure que certains des paragraphes contestés pourraient être visés par les exceptions restreintes énoncées dans l’arrêt AUCC. Par conséquent, je suis convaincu que les paragraphes 1, 7 et 19 fournissent certaines informations qui aident la Cour à comprendre les questions dont elle est saisie. Dans le même ordre d’idées, j’admets que, dans une certaine mesure, les paragraphes 7, 14 à 16 et 20 à 22 pourraient aider à trancher la question de savoir si le ministre a manqué à son obligation d’équité procédurale. Toutefois, bon nombre de ces paragraphes sont truffés d’opinions plutôt que de mentions des faits. Par exemple, aux paragraphes 14 à 16 de son affidavit, M. Bains mentionne d’autres cas portant sur des ingrédients laitiers et se rapportant à une industrie différente pour tirer la conclusion que le fait qu’AMC ait convoqué une rencontre dans le cadre de ces autres demandes de licences d’importation donne à penser que les Foster Farms auraient également dû se voir accorder la même possibilité. En ce qui concerne les paragraphes 20 à 22, M. Bains y fait référence à ce qui, à son avis, est [traduction] « la coutume et la pratique de la prise de décisions » pour les demandes de LIS, et prétend qu’une telle pratique consiste à fournir aux demandeurs un rapport provisoire ou une lettre de proposition énonçant une décision proposée et leur donnant l’occasion de répondre aux préoccupations du décideur avant qu’une décision finale ne soit prise. Ces déclarations reposent sur la propre évaluation que M. Bains a faite des pratiques des fonctionnaires dans différents dossiers et transmettent l’opinion selon laquelle le processus décisionnel suivi à l’égard des Foster Farms était incompatible avec les pratiques antérieures des fonctionnaires. Au lieu de témoigner sur des faits pertinents dans le contexte de la demande de contrôle judiciaire présentée par les Foster Farms devant notre Cour, M. Bains fait référence à son expérience professionnelle et à sa connaissance des coutumes, des usages et des pratiques des fonctionnaires du gouvernement du Canada concernant le processus de prise de décisions concernant les importateurs et les contribuables. Son témoignage à cet égard présente les caractéristiques typiques du témoignage d’opinion livré par un expert. En somme, il essaie d’extrapoler à partir des connaissances et de l’expérience acquise dans un autre secteur d’activité et il tire des conclusions qui seraient, selon lui, applicables à la situation des Foster Farms.

[39] Toutefois, M. Bains n’était pas reconnu comme témoin expert, et je suis d’accord avec le ministre pour dire que les paragraphes 14 à 16 et 20 à 22 de son affidavit renferment des opinions, des arguments et des conclusions juridiques inappropriés sur les questions dont la Cour est saisie. À mon avis, ils vont bien au‑delà de ce que les précédents mentionnés ci‑dessus reconnaissaient comme un témoignage d’opinion acceptable d’un témoin ordinaire. Par conséquent, je conviens qu’ils n’ont pas leur place dans l’affidavit de M. Bains et qu’ils ne peuvent être pris en compte par la Cour.

[40] Dans une telle situation, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de radier les paragraphes contestés ou de ne pas leur accorder de poids ou de valeur probante (CBS Canada Holdings Co c Canada, 2017 CAF 65 au para 17; Cadostin au para 36; Abi‑Mansour c Canada (Procureur général), 2015 CF 882 aux para 30-31). Par souci d’efficacité, j’ai choisi d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder de poids ou de valeur probante à ces paragraphes de l’affidavit de M. Bains dans les présents motifs. Je traiterai ce point plus en détail ci‑dessous lors de l’examen de la question des attentes légitimes.

B. Équité procédurale

[41] Les quatre manquements à l’équité procédurale soulevés par les Foster Farms peuvent en fait être regroupés sous deux rubriques distinctes. D’une part, elles allèguent qu’elles avaient droit, en vertu du principe de droit administratif audi alteram partem, à un préavis du ministre avant la prise de la décision. Dans leurs divers arguments, les Foster Farms prétendent qu’elles n’avaient pas été informées de plusieurs questions que le ministre a finalement retenues ou prises en compte dans sa décision, comme le fait qu’aucune explication n’avait été donnée pour justifier l’erreur de classement douanier, les motifs de l’erreur commise par inadvertance, et le fait que les LIS fondées sur des « circonstances exceptionnelles ou inhabituelles » étaient normalement accordées dans des situations de pénurie ou d’approvisionnement limité. Par ailleurs, les Foster Farms affirment qu’elles s’attendaient légitimement à avoir la possibilité de répondre aux préoccupations du ministre avant que la décision ne soit prise (Baker au para 26).

[42] Pour les motifs qui suivent, les observations des Foster Farms sur les manquements allégués à l’équité procédurale ne m’ont pas convaincu. Je conclus plutôt que, tout au long du processus suivi par le ministre et AMC, les Foster Farms ont bénéficié du niveau approprié d’équité procédurale requis selon les circonstances en l’espèce, reçu un avis suffisant pour être informées du fardeau de preuve qu’elles devaient satisfaire, et ont eu la possibilité entière et équitable de répondre.

(1) La portée de l’obligation

[43] Il est de jurisprudence constante que les exigences de l’obligation d’équité procédurale sont « éminemment variables », intrinsèquement souples et tributaires du contexte (Vavilov au para 77; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] au para 79), et qu’« [elles] ne réside[nt] pas dans un ensemble de règles adoptées » (Green c Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20 au para 53). La teneur et le contenu de l’obligation d’équité procédurale dans les faits, et la question de savoir si une décision est équitable sur le plan de la procédure, doivent donc être décidés au cas par cas (Baker au para 21). Il est également important de souligner que, dans toute situation, l’équité procédurale se rapporte strictement au processus suivi par le décideur (Baker au para 26). Elle ne crée pas de droits matériels et ne donne pas à une personne le droit à un résultat donné. En d’autres termes, l’obligation d’agir équitablement n’est pas rattachée au fondement ou au contenu d’une décision ni à un résultat précis dans le traitement d’une affaire, et les Foster Farms ne peuvent donc pas prétendre posséder quelque droit qui obligerait le ministre à se ranger à leur propre avis.

[44] L’objectif de l’obligation d’équité procédurale est de garantir que les décisions administratives soient prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal, institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur (Baker au para 22). De façon générale, le processus administratif suivi par le décideur sera équitable s’il offre à la partie concernée le droit de se faire entendre et la possibilité pleine et équitable d’être informée de la preuve à réfuter et d’y répondre.

[45] Les exigences procédurales précises imposées par l’obligation d’équité procédurale sont déterminées en fonction de toutes les circonstances, et la nature et la portée de l’obligation varieront selon divers facteurs. Dans l’arrêt Baker, la CSC a dressé une liste non exhaustive de facteurs qui orientent la teneur de l’équité procédurale requise dans des circonstances données (Baker aux para 23-27; Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 au para 115; Varadi c Canada (Procureur général), 2017 CF 155 aux para 51-52). Parmi ces facteurs, mentionnons : 1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; 2) la nature du régime législatif et les termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme en question; 3) l’importance de la décision pour les personnes visées; 4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et 5) les choix de procédure que l’organisme fait lui‑même.

[46] Les Foster Farms font valoir qu’un niveau plus élevé d’équité procédurale est nécessaire en l’espèce, parce que les répercussions de la décision pourraient réduire une importante cotisation tarifaire de plus de 8 millions de dollars (Kane c Cons D’administration de l’UCB, [1980] 1 RCS 1105 [Kane], à la p 1113), et parce que la LLEI ne prévoit pas de disposition d’appel (Baker au para 24; 7687567 Canada Inc c Canada (Affaires étrangères et Commerce international), 2013 CF 1191 [7687567 Canada] au para 49). En appliquant les facteurs de l’arrêt Baker à la décision, les arguments des Foster Farms ne me convainquent pas. Je conclus plutôt, au contraire, que le degré d’équité procédurale qui était dû aux Foster Farms était minimal dans les circonstances.

[47] Le premier facteur de l’arrêt Baker est la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir. Plus un processus administratif (et une décision) ressemble à un processus judiciaire, plus le degré d’équité procédurale sera élevé (Baker au para 23). Dans ce cas, la nature du processus menant à la décision ne s’apparente pas à un processus judiciaire, étant donné que le ministre devait prendre une décision hautement discrétionnaire en fonction de son avis sur la question de savoir si certains besoins du marché canadien concernant les importations de produits du poulet justifiaient de faire droit à la demande de licence dont il était saisi. Il s’agit d’une décision discrétionnaire prise par un ministre, par opposition à une décision juridictionnelle. Cela laisse entendre que la situation appelle à un faible degré d’équité procédurale. La Cour a effectivement conclu que le vaste pouvoir discrétionnaire du ministre de délivrer des licences en vertu de l’article 8 de la LLEI suggère qu’il n’est tenu qu’à une obligation minimale d’équité procédurale (Ultima Foods Inc c Canada (Procureur général), 2012 CF 799 [Ultima Foods] au para 87).

[48] Le deuxième facteur a trait au rôle de la décision au sein du régime législatif, au libellé même de la loi et au contexte institutionnel et social. Tous ces éléments orientent les processus auxquels une partie a droit (Baker aux para 22, 28). Une loi ne doit pas être interprétée de façon à intégrer des étapes procédurales qui n’existent pas ou qui ne sont pas envisagées. En l’espèce, ni la LLEI ni ses règlements ne prévoient d’étapes procédurales lors de l’examen, par le ministre, des demandes de LIS rétroactives. Par exemple, la LLEI ne prévoit pas de droit de rencontrer le ministre ou ses délégués, ni de droit de réplique pour les demandeurs de licence. Comme l’a déclaré l’avocat du ministre, le processus législatif énoncé à l’article 8 de la LLEI a pour objet de veiller à ce que les demandeurs présentent leur dossier complet dans leur demande initiale et leurs meilleurs arguments dans les documents relatifs à leur demande. Cela dit, je reconnais que, puisqu’aucune procédure d’appel n’est prévue dans la loi et que la décision du ministre est déterminante quant à la question, ce deuxième facteur milite en faveur de certaines protections procédurales (Baker au para 24).

[49] Le troisième facteur de l’arrêt Baker est l’importance de la décision pour les personnes visées. En général, plus la décision est importante pour la personne visée, plus le degré d’équité procédurale exigé sera élevé. Les Foster Farms font valoir que la décision est d’une grande importance pour elles en raison de ses répercussions financières importantes de plus de 8 millions de dollars, et qu’il convient donc d’appliquer un degré d’équité procédurale plus élevé. Cependant, je souligne que ce facteur se rapporte à l’importance de la décision pour la vie des personnes visées, comme les situations où la liberté, la capacité de travailler ou le risque de préjudice physique d’une personne sont en jeu (Baker au para 25; Kane à la p 1113). En l’espèce, les Foster Farms sont des sociétés, non pas des personnes, et les intérêts financiers des Foster Farms sont quelque peu différents des situations où la jurisprudence a jugé que l’importance d’une décision pour les personnes visées était un facteur important qui exigeait un degré accru d’équité et de droits procéduraux. En l’espèce, la décision concerne des intérêts économiques et n’a donc pas d’incidence pour autant sur les droits fondamentaux. Cela dit, je suis disposé à accepter que la décision ne soit pas négligeable pour les Foster Farms et qu’il s’agisse d’un facteur à ne pas négliger pour trancher la question de savoir si des explications suffisantes auraient dû être données dans le cadre de la décision (7687567 Canada au para 49). Toutefois, il ne peut se voir accorder le même poids, en ce qui concerne le niveau d’équité procédurale requis, que les situations où les décisions ont des répercussions sur la vie des personnes visées. Je m’arrête un instant pour faire remarquer que la décision 7687567 Canada sur laquelle les Foster Farms se sont fondées est une affaire dans laquelle le décideur n’avait donné aucun motif, n’avait formulé aucun commentaire et n’avait rédigé aucune note.

[50] Le facteur suivant mentionné dans l’arrêt Baker est celui des attentes légitimes de la personne qui conteste la décision administrative. Essentiellement, s’il est établi qu’il existe une attente légitime à l’égard d’une procédure à suivre, cela aura une incidence sur la nature de l’obligation d’équité envers les personnes visées par la décision (Baker au para 26). En l’espèce, comme je l’explique plus en détail ci‑dessous, je ne peux relever d’attente légitime à l’égard d’une pratique ou d’un processus en particulier auquel les Foster Farms auraient pu avoir droit, hormis le fait que le ministre a dû se conformer aux exigences de l’Avis 865. La preuve ne renferme aucune preuve claire et convaincante voulant que des observations explicites ont été faites ou qu’il existait une conduite ou une pratique établie qui auraient pu amener les Foster Farms à s’attendre légitimement à un processus précis pour la prise de décision du ministre. Sur ce point, je suis d’accord avec le ministre pour dire que, même si je devais reconnaître que, dans d’autres cas antérieurs, le ministre avait donné un droit de réponse à un demandeur de LIS (comme il est indiqué dans l’affidavit de M. Bains pour des cas dans l’industrie laitière), il n’en demeure pas moins que les demandes de LIS doivent être décidées au cas par cas conformément à la LLEI.

[51] Le dernier facteur de l’arrêt Baker se rapporte au processus du décideur et au choix des procédures dans un cas donné. Comme en l’espèce, lorsque la loi est muette sur les mécanismes procéduraux et que le décideur a l’expertise nécessaire pour déterminer les procédures appropriées dans les circonstances, les procédures choisies par le ministre pour la prise de décisions doivent être respectées. Cela milite en faveur d’un niveau d’équité procédurale qui se situe vers l’extrémité inférieure du registre. Dans le cas des Foster Farms, il n’était pas nécessaire pour le ministre de suivre des processus ou de donner des motifs comparables à ceux rendus par une cour. Il suffisait d’expliquer la raison d’être de la décision y compris le fondement juridique, selon les faits du dossier. Dans de telles circonstances, il s’agit simplement pour le ministre de justifier sa décision de façon compréhensible.

[52] Compte tenu de ce qui précède, et après avoir soupesé les divers facteurs de l’arrêt Baker par rapport aux circonstances particulières entourant la demande de licence des Foster Farms, je conclus que le niveau d’équité procédurale à l’égard des Foster Farms se situe à l’extrémité inférieure du spectre.

(2) L’exigence de préavis

[53] Je passe maintenant aux demandes relatives à l’exigence de préavis. Les Foster Farms allèguent que le ministre a manqué à l’équité procédurale en omettant de leur donner des préavis à plusieurs égards et qu’elles n’ont pas eu la possibilité de répondre aux questions soulevées et d’en discuter avant que le ministre ne rende sa décision. À l’appui de leurs observations, les Foster Farms invoquent la jurisprudence en matière de droit administratif qui reconnaît que, dans certains cas, le principe audi alteram partem impose à un décideur l’obligation de donner un préavis (Supermarchés Jean Labrecque Inc c Flamand, [1987] 2 RCS 219 [Labrecque], à la p 233; Doucet‑Boudreau c Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62 [Doucet‑Boudreau] au para 104). Elles soutiennent que les exigences substantielles de préavis ne seront satisfaites que si le décideur administratif informe la personne visée des éléments essentiels de la preuve sur la question principale qu’il doit trancher, de manière à ce que cette personne puisse avoir une possibilité raisonnable de présenter des observations sur cette question et de répondre aux arguments présentés en opposition (Scott v Nova Scotia (Rent Review Commission), 81 DLR (3d) 530 (CAN‑E) au para 59).

[54] Les Foster Farms se plaignent plus particulièrement du défaut du ministre de leur donner un avis préalable de l’affirmation, contenue dans le MI, selon laquelle elles n’avaient pas expliqué la raison pour laquelle une erreur de classification s’est produite. Les Foster Farms soutiennent que l’accent mis sur ce manque d’explication a incité le ministre à tirer des inférences défavorables, à savoir qu’elles avaient intentionnellement mal classé les marchandises importées pour éviter les coûts tarifaires. Les Foster Farms font valoir qu’il s’agit là d’inférences injustes et qu’elles auraient dû être informées de ce manque d’explications. Elles soutiennent qu’on leur a refusé une occasion valable de discuter de cette question avec le ministre avant qu’on refuse de leur accorder des LIS rétroactives.

[55] Les Foster Farms prétendent également que le ministre a aussi violé l’équité procédurale en omettant de leur donner un avis de la position énoncée dans le MI à l’intention du ministre et dans la décision selon laquelle les demandes de LIS fondées sur l’existence de circonstances extraordinaires ou inhabituelles ont généralement été acceptées « seulement » lorsque les marchandises sont en pénurie ou en approvisionnement limité. Les Foster Farms soutiennent que les termes [traduction] « pénurie » ou [traduction] « manque d’approvisionnement » ne sont pas employés dans l’Avis 865 et qu’on aurait dû leur donner l’occasion de répondre à cette question avant le refus des LIS. Elles prétendent en outre que leur demande de licence ne traitait pas expressément de la question de l’approvisionnement national limité, parce que l’Avis 865 n’utilise pas cette formulation.

[56] Je ne suis pas d’accord avec les Foster Farms et leurs arguments ne me convainquent pas. Après avoir examiné les éléments de preuve et le droit applicable, je suis plutôt convaincu que, dans le contexte d’une demande de licence, les Foster Farms ont reçu un avis suffisant de la preuve qu’ils devaient réfuter. De plus, les Foster Farms savaient ce que le processus suivi par le ministre impliquerait, elles ont été informées des renseignements qu’elles devaient fournir et elles ont eu une occasion juste et entière de fournir d’autres renseignements.

a) Aucun droit à un préavis

[57] Essentiellement, les Foster Farms font valoir qu’une fois qu’un demandeur a fourni les raisons pour lesquelles des LIS devraient être accordés dans une demande de licence, le ministre doit lui donner une autre occasion d’expliquer pourquoi ces LIS devraient lui être accordées si le ministre n’accepte pas les observations du demandeur. Avec égards, cela est inexact.

[58] La règle audi alteram partem se rapporte à l’exigence selon laquelle les personnes doivent recevoir suffisamment de renseignements pour avoir une possibilité raisonnable et valable de réfuter la preuve présentée contre elles avant que le décideur ne rende sa décision. Dans l’arrêt R c Rodgers, 2006 CSC 15 [Rodgers], la CSC a refusé de reconnaître que le préavis et la participation sont « en eux‑mêmes des principes de justice fondamentale » ou qu’ils sont des normes constitutionnelles invariables. La CSC a plutôt établi que l’équité procédurale suppose une approche sensible au contexte, et que le respect de ces normes « peut exiger ou non un préavis » (Rodgers au para 47). Par conséquent, la question de savoir si le respect de l’obligation d’équité procédurale exige un préavis doit être tranchée au cas par cas, conformément à l’approche contextuelle énoncée dans l’arrêt Baker.

[59] De plus, l’objet du préavis est de garantir que les personnes directement visées par une décision à venir reçoivent suffisamment de renseignements et aient l’occasion de réfuter les allégations formulées contre elles. Toutefois, ce qui est suffisant varie d’un cas à l’autre, en fonction du niveau d’équité procédurale eu égard aux circonstances. La Cour doit donc juger, tout en adoptant une approche contextuelle, si, dans le contexte des demandes de LIS, l’obligation d’équité procédurale exige que le ministre permette aux Foster Farms de répondre à l’absence d’explication ou à la question de la pénurie ou de l’approvisionnement limité.

[60] L’exigence de préavis impose que les demandeurs reçoivent les renseignements nécessaires pour établir et présenter leurs meilleurs arguments à un décideur, en tenant compte des facteurs qui seront probablement pris en considération et du processus en cause. Cette exigence de préavis ne s’applique pas aux projets de décision ou aux mémoires rédigés pour informer un décideur. À moins que des renseignements nouveaux et pertinents qui influeraient sur la décision ne soient portés à l’attention du décideur, il n’est pas nécessaire de consulter le demandeur pour obtenir d’autres commentaires (Uniboard Surfaces Inc c Kronotex Fussboden GmbH, 2006 CAF 398 [Uniboard] aux para 21-22; Assoc canadienne de télévision par câble c American College Sports Collective of Canada, In., [1991] 3 CF 626 aux para 31-37).

[61] Dans la décision Ultima Foods, les demanderesses avaient soutenu que leur point de vue n’était pas adéquatement décrit dans le mémoire envoyé au ministre. La Cour a décidé qu’il n’y avait pas eu manquement à l’équité procédurale de la part du ministre, parce que l’obligation à laquelle il était tenu était, tout au plus, minime et ne comprenait pas le droit de présenter des observations :

[99] J’estime en outre que le ministre n’avait pas l’obligation d’entendre le point de vue des demanderesses, et ce, pour deux raisons. En premier lieu, le large pouvoir discrétionnaire dont jouit le ministre en matière de délivrance de permis permet de penser qu’il est, tout au plus, tenu à une obligation d’équité minimale. En second lieu, compte tenu du caractère confidentiel du processus d’examen des demandes relatives au yogourt Chobani, les demanderesses n’auraient normalement pas eu l’occasion de faire valoir leur point de vue au ministre. Il s’ensuit, à mon avis, que l’obligation minimale d’équité à laquelle le ministre était tenu n’emportait pas le droit de présenter des observations.

[62] Je suis conscient du fait que, dans la décision Ultima Foods, les demanderesses étaient des parties qui s’opposaient à la délivrance de LIS au sens du paragraphe 8.3(3) de la LLEI à un producteur de yogourt tiers. Par conséquent, ce précédent doit être appliqué avec prudence en l’espèce. Toutefois, la conclusion de la Cour relativement au vaste pouvoir discrétionnaire du ministre de délivrer des LIS en vertu du paragraphe 8.3(3) de la LLEI demeure pertinente pour déterminer la nature de l’obligation d’équité procédurale envers les Foster Farms dans la présente affaire.

[63] La Cour n’est au courant d’aucun précédent appuyant l’affirmation des Foster Farms selon laquelle l’obligation d’équité procédurale dans le contexte des demandes de permis d’importation au sens de l’article 8.3 de la LLEI exige que le décideur donne l’occasion à un demandeur de répondre à ses préoccupations. En fait, les Foster Farms n’ont pas renvoyé la Cour à un précédent en ce sens.

[64] À mon avis, dans un contexte comme celui‑ci où le niveau d’équité procédurale se situe vers l’extrémité inférieure du spectre, un processus équitable n’englobe pas l’obligation de donner un préavis de la façon dont un décideur a effectivement interprété et appliqué son pouvoir discrétionnaire, et, le cas échéant, dans quelles circonstances. Il n’emporte pas non plus l’obligation d’informer les demandeurs des résultats obtenus dans d’autres cas ou des précédents existants.

[65] Selon la jurisprudence de droit administratif concernant les demandes de licences ou de permis, ce sont plutôt les demandeurs qui ont généralement l’obligation de veiller à ce qu’il n’y ait aucune lacune dans leur demande (Penez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1001 au para 32; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 526 au para 52). Les analogies ne sont jamais parfaites, mais elles peuvent être instructives. La jurisprudence relative aux permis d’études ou de travail en matière d’immigration a établi à maintes reprises que l’équité procédurale n’impose pas l’obligation d’informer les demandeurs des lacunes de leur demande ou des préoccupations à cet égard (Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1417 [Chowdhury] au para 10; Masam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 751 au para 11). Dans de telles situations, l’équité procédurale ne donne généralement pas aux demandeurs le droit de répondre aux préoccupations qui pourraient découler des documents présentés. Dans le contexte de ces demandes de permis qui font l’objet d’un haut niveau de discrétion, les décideurs n’ont pas l’obligation, légale ou autre, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, de demander des précisions au sujet d’une demande incomplète, d’informer le demandeur des préoccupations découlant directement de la loi ou des règlements, de lui fournir un résultat provisoire à chaque étape du processus de demande ou de lui offrir d’autres possibilités de dissiper des doutes ou de corriger des lacunes qui persistent (Lv c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 935 au para 23). Imposer une telle obligation équivaudrait à donner un préavis d’une décision défavorable, chose que la Cour a expressément refusé de faire à de nombreuses occasions en ce qui concerne les décisions administratives rendues par les décideurs sur les permis de travail ou d’études. Il est bien établi qu’il incombe aux demandeurs de permis de préparer des demandes convaincantes, d’anticiper les inférences défavorables découlant des éléments de preuve et d’y répondre.

[66] Tout comme dans le cas des permis de travail ou d’études, il n’existe pas, d’un point de vue juridique, de droit au LIS. Il incombait aux Foster Farms d’établir leur droit à ces licences exceptionnelles; la décision a des conséquences moins graves sur les Foster Farms, si l’on compare leur situation à celle d’une partie qui se voit retirer un avantage. En outre, il existe un intérêt public à limiter les coûts administratifs.

[67] Bien que, dans certains cas exceptionnels, un préavis puisse être nécessaire à titre d’exception à la règle générale (Chowdhury au para 11; Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 484 au para 32), je conclus que ce n’est pas le cas en l’espèce. Il n’y a aucune ambiguïté dans la LLEI permettant de soutenir la thèse selon laquelle l’équité procédurale dans le contexte de la délivrance de LIS au sens de l’article 8.3 de la LLEI nécessite que le décideur donne au demandeur l’occasion de répondre à ses préoccupations. En somme, les Foster Farms n’avaient pas droit à la forme d’exigence de préavis qu’elles réclament.

b) Un avis suffisant a été donné

[68] Quoi qu’il en soit, je suis convaincu que les Foster Farms ont reçu un avis suffisant de la preuve qu’ils devaient réfuter.

[69] Tout d’abord, les Foster Farms ont reçu un avis de facto de la preuve à réfuter, car elles étaient pleinement conscientes et informées de ce que comporte le processus de délivrance des LIS discrétionnaires. Elles ont été représentées et aidées par un avocat d’expérience tout au long du processus, elles savaient que la délivrance des LIS est très discrétionnaire et elles ont fourni, à juste titre, de longues observations dans leur demande de licence. En l’espèce, les Foster Farms étaient évidemment bien au courant de la cotisation fiscale à laquelle elles pourraient faire face, dès le tout début du processus. Je m’arrête ici pour souligner que leur demande de licence détaillée a été transmise au ministre avec le MI, et que le ministre en était saisi lorsqu’il a rendu sa décision.

[70] De plus, le principe d’une exigence de préavis suppose que les demandeurs reçoivent l’information nécessaire pour élaborer leurs meilleurs arguments et les présenter à un décideur, en tenant compte des facteurs susceptibles d’être pris en considération et du processus en cause. En l’espèce, les Foster Farms avaient accès à la LLEI et à ses règlements, à l’Avis 865 ainsi qu’à d’autres avis aux importateurs concernant les marchandises inscrites sur la Liste des marchandises d’importation contrôlée et étaient assujetties à des conditions d’importation restrictives. Avec ces renseignements à leur disposition, elles devaient tout mettre en œuvre pour présenter leur demande de licence et ne pouvaient pas simplement attendre que le ministre exprime ses préoccupations avant de présenter leurs éléments de preuve ou leurs arguments à l’appui de leur demande.

[71] De plus, le dossier montre que les Foster Farms ont obtenu, à leur demande, une rencontre après avoir présenté leur demande de licence. Ainsi, M. Hynes a tenu une conférence téléphonique avec les Foster Farms et leur avocat le 16 août 2018. À la suite de cet appel, les Foster Farms ont pu fournir les renseignements supplémentaires demandés par M. Hynes pendant l’appel et ont présenté d’autres observations écrites à deux occasions, le 21 août 2018 et le 26 septembre 2018. Grâce à leurs observations écrites, initiales et supplémentaires, et à l’appel téléphonique avec les représentants d’AMC, les Foster Farms ont eu une occasion claire et équitable de connaître la preuve à réfuter.

[72] Compte tenu du faible niveau d’équité procédurale qui est dû aux demanderesses dans les circonstances, je suis convaincu que les Foster Farms connaissaient suffisamment la preuve à réfuter, qu’elles ont reçu tous les documents pertinents et qu’elles ont eu une occasion équitable de répondre aux préoccupations du ministre.

c) L’absence d’explication

[73] Les Foster Farms s’opposent particulièrement à l’extrait du MI selon lequel elles n’ont pas fourni d’explications au sujet de leur erreur de classification. Avec égard, l’argument des Foster Farms sur cet aspect est sans fondement.

[74] Il convient de citer ce que le MI précise à cet égard au paragraphe 10. Le MI indiquait que la justification fournie par les Foster Farms dans leur demande de licence et dans leurs observations [traduction] « ne donnait aucune explication quant à la raison pour laquelle le produit fini fabriqué avec du poulet à griller canadien importé par les Foster Farms avait été déclaré comme volaille de réforme au moment de sa réexportation au Canada ».

[75] À la suite de mon examen de la demande de licence et du dossier, je n’ai aucun doute que cette observation faite dans le MI est exacte. Même si les Foster Farms ont fait valoir que les produits du poulet en cause avaient été mal classés par inadvertance, il reste qu’ils ont été mal classés de telle façon qu’ils n’ont pas été assujettis à un tarif. De plus, la demande de licence contient de multiples mentions au fait que les Foster Farms croyaient à tort que, puisque leurs saucisses sur bâtonnet étaient fabriquées avec de la viande de poulet à griller provenant du Canada, elles étaient admissibles au traitement en franchise de droits. Toutefois, elles n’ont pas expliqué pourquoi, dans ce contexte où du poulet à griller canadien a été utilisé, elles avaient choisi la catégorie « volaille de réforme » (qui n’est assujettie à aucun droit), et non « poulet à griller » (qui aurait été assujettie à des droits). À la lecture de la phrase complète, il me semble évident que l’absence d’explication est liée au choix de la classification de « volaille de réforme » au lieu de « poulet à griller ». L’énoncé sur l’absence d’explication pour le choix de « volaille de réforme » mentionné dans le MI et fourni au ministre reflétait donc une lecture correcte de la demande de licence. Je fais remarquer en outre que le ministre a expressément mentionné, dans la décision, l’énoncé des Foster Farms selon lequel elles n’avaient pas l’intention de tromper qui que ce soit. Compte tenu de ce qui précède, la proposition des Foster Farms selon laquelle, tel qu’il est rédigé, le MI invitait le ministre à tirer des inférences négatives au sujet de leur intention semble totalement sans fondement.

[76] Tous ces renseignements ont été présentés au ministre, et le fait que les Foster Farms n’aient pas fourni de raisons pour classer les marchandises comme de la « volaille de réforme » n’était pas un nouveau renseignement pertinent qui pouvait influer sur la décision. Il ne s’agit pas d’un élément que les Foster Farms ignoraient au moment de leur demande de licence. Il n’y a tout simplement pas d’atteinte à l’équité procédurale ni de droit d’être entendu en l’espèce. L’absence d’explication était une observation précise formulée par les représentants d’AMC sur le contenu de la demande de licence présentée par les Foster Farms.

[77] Encore une fois, le ministre n’avait pas l’obligation de communiquer avec les Foster Farms et de leur donner une deuxième chance d’expliquer pourquoi, dans un contexte où elles font constamment référence à l’origine canadienne des ingrédients de poulet à griller utilisés dans les saucisses sur bâtonnets importés, elles ont néanmoins choisi de classer leurs importations comme volaille de réforme et non comme poulet à griller.

d) Approvisionnement national limité

[78] Les Foster Farms soutiennent également qu’elles auraient dû être informées des exemples fournis au ministre concernant les situations dans lesquelles les licences sont « normalement » accordées pour des circonstances extraordinaires ou inhabituelles. Dans la décision, le ministre a précisé que de telles LIS [traduction] « sont normalement autorisées pour répondre aux besoins à court et à moyen terme du marché canadien découlant d’urgence comme la destruction de troupeaux de volaille canadiens en raison de la grippe aviaire, ou pour remédier au manque chronique d’approvisionnement national de produits qui ne sont peut‑être pas fabriqués au Canada ». Cette formulation faisait écho à ce qui avait été mentionné dans le MI sous‑jacent.

[79] La loi n’exige pas qu’un ministre fournisse au demandeur tous les exemples d’autres cas où des licences ont été accordées, surtout dans des circonstances où le ministre a un pouvoir discrétionnaire très large et où les licences sont expressément accordées en fonction de leur bien‑fondé individuel. Ce qui est extraordinaire ou inhabituel dans un cas particulier ne sera pas toujours la même chose, et les lois, les règlements et les politiques ne peuvent pas tenir compte de tous les scénarios possibles. L’obligation d’équité procédurale n’implique pas l’obligation d’informer les demandeurs d’autres cas ou précédents en particulier ou de leur donner une feuille de route sur la façon dont le décideur a exercé son pouvoir discrétionnaire. Comme le montre clairement la formulation de la décision, les deux situations mentionnées par le ministre étaient des exemples et ne se voulaient pas exhaustives.

[80] J’ajouterais que la décision précise que de telles demandes de LIS présentées à titre de « circonstances extraordinaires et inhabituelles » sont [traduction] « normalement autorisées » dans les circonstances décrites dans les motifs. Contrairement aux allégations des Foster Farms, la décision ne précise pas qu’elles le sont [traduction] « seulement » ainsi. Les motifs sous‑entendent donc que ces circonstances ne sont pas exhaustives et qu’il peut y avoir d’autres situations, moins fréquentes, où une autorisation dans cette catégorie pourrait être accordée. À cet égard, le contre‑interrogatoire de M. Hynes appuie le fait que le ministre n’a pas été induit en erreur lorsqu’il a appliqué l’Avis 865 ou qu’il n’a pas été amené à penser que les exemples de circonstances extraordinaires ou inhabituelles fournis dans le MI étaient exhaustifs ou exclusifs.

[81] M. Hynes a expliqué que des cas reflétant la [traduction] « pratique normale » ont été donnés à titre d’exemple afin d’informer le ministre. Ce ne sont pas toutes les situations possibles qui ont été énumérées. Au contraire, seules les situations qui étaient facilement identifiables et liées à un décideur ont été soulignées. Le ministre n’était pas tenu d’énumérer toutes les raisons possibles pour lesquelles la demande de licence a été refusée ni de donner tous les exemples possibles de cas où une licence aurait pu être approuvée. Pour en arriver à sa décision, le ministre a donné quelques exemples de cas où des licences peuvent être délivrées dans la catégorie des circonstances extraordinaires ou inhabituelles, mais il n’a pas laissé entendre qu’il s’agissait d’une liste complète ou exhaustive d’exemples.

[82] Contrairement à l’argument présenté par l’avocat des Foster Farms à l’audience devant notre Cour, je ne suis pas convaincu que le ministre se soit écarté de l’Avis 865 ou qu’il ait [traduction] « rétréci les balises » en fournissant les exemples d’autorisations « normales ». Il a simplement indiqué comment les demandeurs de licence parviennent à atteindre leur but si celui‑ci se trouve dans la sphère des « circonstances extraordinaires et inhabituelles ». L’exigence était, et a toujours été, de démontrer l’existence de circonstances extraordinaires et inhabituelles dans le contexte de l’Avis 865.

e) Absence de préjudice

[83] J’ajouterais une autre observation. Pour qu’un vice de procédure constitue un manquement à l’équité procédurale ouvrant la porte à l’intervention de la Cour, il doit entraîner une certaine forme de préjudice pour le demandeur qui se plaint de ce vice, même dans les cas où il peut être difficile d’obtenir des éléments de preuve à cet effet (Ellis‑Don Ltd c Ontario (Commission des relations de travail), 2001 CSC 4 au para 49; Taseko Mines Limited c Canada (Environnement), 2019 CAF 320 [Taseko Mines] au para 62; Uniboard au para 24; Pounall c Canada (Agence des services frontaliers) 2013 CF 1260 au para 20).

[84] Dans l’arrêt Taseko Mines, la CAF a précisé que, lorsqu’une partie invoque un manquement au principe audi alteram partem dans des affaires comportant une obligation minimale d’équité procédurale, il doit y avoir une possibilité d’un préjudice découlant du manquement allégué (Taseko Mines aux paragraphes 60-62) :

[61] Ainsi, l’arrêt Kane ne peut pas être utilisé pour étayer l’idée qu’une simple crainte de manquement à l’équité procédurale suffit à justifier une intervention. L’arrêt Kane portait sur un manquement existant. Non seulement de nouveaux renseignements avaient été présentés au conseil d’administration (en ce sens que la partie n’avait pas eu l’occasion d’y répondre auparavant), mais ces renseignements avaient été « nécessaires » pour la décision qui en avait découlé. Bien qu’il soit vrai que l’on n’ait pas à démontrer qu’il y a eu « préjudice réel » pour que l’on puisse conclure à l’existence d’un manquement, il demeure nécessaire que la « possibilité » qu’il existe un préjudice ressorte du dossier. C’est particulièrement vrai dans une affaire comme celle en l’espèce, où le degré d’équité procédurale dû est minimal. Le juge a donc adopté la bonne approche lorsqu’il a déclaré que « la partie doit démontrer l’existence d’un préjudice éventuel découlant d’une telle réunion ou documentation afin que l’on puisse considérer qu’il s’agit d’une infraction au principe d’audi alteram partem » (motifs de la Cour fédérale, au para 71).

[Non souligné dans l’original.]

[85] Autrement dit, les Foster Farms devaient démontrer que, si elles avaient su que des LIS seraient normalement accordées dans des circonstances extraordinaires et inhabituelles lorsqu’il y a un manque chronique d’approvisionnement national, elles se seraient adaptées à ces circonstances et à cette exception. En l’espèce, rien dans la demande de licence des Foster Farms ne donnait à penser, même indirectement, que les circonstances extraordinaires et inhabituelles qu’elles invoquaient avaient quelque rapport avec les conditions de l’approvisionnement de produits de maïs sur le marché canadien. Les principaux arguments présentés par les Foster Farms dans leur demande de licence pour expliquer leur erreur de classification par inadvertance tournaient autour de l’origine canadienne des ingrédients de poulet à griller utilisés dans les saucisses sur bâtonnet importées. De plus, les Foster Farms n’ont pas fourni, dans leur demande de contrôle judiciaire, d’éléments de preuve concernant un éventuel approvisionnement national limité des produits du poulet en cause au Canada, et n’ont jamais tenté de démontrer une « possibilité » de préjudice au vu du dossier (Taseko Mines au para 61).

[86] Le dossier dont je dispose ne contient pas d’éléments de preuve démontrant quelle aurait été la réponse des Foster Farms si elles avaient été informées que les demandes de licence soulevant des circonstances extraordinaires et inhabituelles sont généralement acceptées dans l’une des deux situations soulignées dans la décision. Autrement dit, il n’y a aucun élément de preuve démontrant que le résultat aurait pu être différent si les Foster Farms avaient su ou si elles avaient été informées que les LIS demandées pour des circonstances extraordinaires ou inhabituelles sont normalement accordées dans le cas d’un manque chronique d’approvisionnement national de produits qui ne sont peut‑être pas fabriqués au Canada.

[87] Dans leurs observations écrites, les Foster Farms affirment que les mots [traduction] « pénurie » ou [traduction] « manque d’approvisionnement » n’apparaissent pas dans l’Avis 865, et elles affirment que l’on aurait dû leur donner l’occasion de répondre à cette question auprès du ministre avant le refus des LIS. Toutefois, pour que ce défaut allégué de fournir un avis constitue une violation de l’obligation d’équité procédurale, dans un contexte où l’obligation se situe à l’extrémité inférieure du spectre, les Foster Farms devaient démontrer que, si elles avaient été au courant du prétendu [traduction] « rétrécissement des balises », elles auraient pu démontrer qu’elles s’inscrivaient dans les cas « normaux » où le ministre a effectivement accordé des LIS. Les Foster Farms n’ont pas réussi à démontrer cette possibilité de préjudice.

[88] Je m’arrête pour souligner que les exemples fournis par le ministre ne devraient pas surprendre ni être inattendus. Les « circonstances extraordinaires et inhabituelles » sont la catégorie résiduelle des autorisations de LIS contenues dans l’Avis 865. Cette composante doit être interprétée dans le contexte global de cette politique, qui permet au ministre d’autoriser des importations au‑delà des quantités d’accès à l’importation, « particulièrement s’il juge l’importation de ces produits nécessaire afin de répondre aux besoins du marché canadien dans son ensemble ». Comme c’est le cas pour les produits figurant sur la Liste des marchandises d’importation contrôlée, la principale préoccupation est la gestion de l’approvisionnement et la façon dont l’approvisionnement peut répondre aux besoins du marché canadien. Les cinq autres autorisations sont effectivement toutes liées à des préoccupations en matière d’approvisionnement suscitées par des exigences particulières du marché canadien, comme des pénuries, des contraintes dans l’approvisionnement national de certains produits ou la commercialisation à titre expérimental de nouveaux produits.

[89] Dans leur demande de licence, les Foster Farms avaient mentionné leur croyance erronée selon laquelle les produits du poulet étaient admissibles à un traitement en franchise de droits, parce qu’ils étaient principalement fabriqués à partir d’ingrédient de poulet provenant du Canada. Les erreurs de classification, même si elles sont commises par inadvertance ou en raison du contenu canadien des ingrédients utilisés dans les produits importés, n’ont aucun rapport avec les conditions qui touchent le marché canadien ou les contraintes d’approvisionnement pour certains produits du poulet. Ces facteurs peuvent expliquer de façon légitime l’erreur de classification des Foster Farms, mais elles ne s’apparentent aucunement aux situations visées dans l’Avis 865 ni à la formulation et à l’objet réel de cette politique.

(3) Les attentes légitimes

[90] Je vais maintenant traiter des allégations des Foster Farms quant à la question des attentes légitimes. Celles‑ci soutiennent que le ministre a violé l’équité procédurale, parce qu’elles s’attendaient légitimement à ce que le MI tienne pleinement compte des faits et mentionne ces faits énoncés par les Foster Farms dans la demande de licence, à savoir que l’erreur de classification des produits du poulet a été commise par inadvertance. Elles se plaignent de ne pas avoir eu l’occasion de clarifier les faits entourant leur erreur de classification. De façon plus générale, dans les observations orales devant la Cour, l’avocat des Foster Farms a soutenu que l’équité procédurale et la théorie des attentes légitimes leur donnaient le droit recevoir un préavis du ministre avant la publication de la décision.

[91] Je ne souscris pas à leurs prétentions et je conclus qu’aucune question quant aux attentes légitimes ne se pose en l’espèce. L’argument des Foster Farms à cet égard est sans fondement et équivaut simplement à une tentative d’élargir indûment la théorie des attentes légitimes.

[92] Les Foster Farms déclarent à juste titre que la théorie des attentes légitimes est le prolongement des règles de justice naturelle et de l’équité procédurale (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C‑B), [1991] 2 RCS 525 [Renvoi relatif au Régime d’assistance publique] à la p 557). Lorsque la théorie s’applique, elle implique certains droits procéduraux relatifs à la prise de décisions administratives (SCFP c Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 RCS 539 [SCFP] au para 131; Canada (Procureur général) c Mavi [2011] CSC 30 [Mavi] au para 69; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 [Agraira] au para 94).

[93] Comme l’explique la CSC dans l’arrêt Agraira, la théorie des attentes légitimes enseigne que, si un organisme public a fait des déclarations au sujet de la procédure qu’il suivrait pour rendre une décision en particulier, ou s’il a constamment suivi dans le passé certaines pratiques procédurales pour rendre un certain type de décision, la portée de l’obligation d’équité procédurale envers la personne touchée sera plus étendue qu’elle ne l’aurait été autrement. Bien que des attentes véritablement raisonnables ou légitimes puissent avoir une incidence sur les mesures de protection requises en matière d’équité procédurale, une attente ne peut atteindre ce seuil que si elle est fondée sur la représentation, la conduite ou la pratique établie « claire, nette et explicite » d’un décideur (Agraira aux para 94-95; Centre hospitalier Mont‑Sinaï c Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41 [Mont‑Sinaï] au para 29). De plus, la théorie des attentes légitimes ne crée pas de droits fondamentaux et ne peut entraver le pouvoir discrétionnaire d’un décideur chargé d’appliquer la loi (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique aux pp 557-558; Nshogoza aux para 41-42). En outre, les affirmations doivent être faites dans l’exercice du pouvoir conféré au représentant de l’État, elles doivent être de « nature procédurale » et « ne pas aller à l’encontre de l’obligation légale du décideur » (Mavi au para 68; SCFP au para 131; Mont‑Sinaï au para 29).

[94] Un important principe de la théorie des attentes légitimes veut qu’elle ne puisse servir à faire obstacle à une interdiction prévue par la loi dans le processus pour lequel elle est envisagée (Lidder c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 212 (CF 1re inst.) 136 NR 254 au para 28). Comme l’a affirmé la Cour dans la décision Yoon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 359 [Yoon], « [l]’attente légitime ne peut exister lorsqu’elle est contraire aux dispositions expresses » de la réglementation (Yoon au para 20). En d’autres termes, la théorie ne peut servir « à contredire l’intention clairement exprimée du législateur de conférer un pouvoir au décideur » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c dela Fuente, 2006 CAF 186 au para 19). Une autorité publique ne peut en aucun cas se placer en conflit par rapport à ses obligations et négliger les exigences du droit (Nshogoza au para 42; Oberlander c Canada (Procureur général), 2003 CF 944 au para 24).

[95] En l’espèce, rien ne prouve que des observations « claire[s], nette[s] et explicite[s] » ont été faites aux Foster Farms, ou qu’une conduite ou une pratique établie aurait pu les amener à avoir des attentes légitimes à l’égard d’un processus particulier. Au contraire, il y a absence totale d’observations de la part du ministre ou d’une pratique de la part des agents d’AMC ou de l’ASFC.

[96] Les Foster Farms soutiennent que l’expérience de M. Bains dans un dossier « semblable » et l’expérience de l’observation de certaines pratiques d’organismes gouvernementaux fournissent des motifs suffisants pour établir des attentes légitimes. Dans son affidavit, M. Bains prétend avoir acquis une connaissance des coutumes, des usages et des pratiques des fonctionnaires du gouvernement du Canada concernant le processus de prise de décisions pertinentes pour les importateurs et les contribuables. M. Bains dit avoir travaillé comme agent de vérification à l’ASFC et avoir produit des rapports de vérification provisoires énonçant une décision proposée et donnant aux importateurs l’occasion de répondre à leurs préoccupations avant de prendre une décision définitive. Dans son affidavit, M. Bains fait également référence aux dossiers d’importation de produits laitiers dans lesquels l’avocat du demandeur a eu l’occasion de rencontrer des représentants d’AMC et de discuter de la décision probable. Selon M. Bains, grâce à ce processus, le demandeur dans cette affaire a pu discuter des préoccupations d’AMC et s’est vu accorder, dans les faits, un droit de réplique. À la lumière de ces déclarations appuyées par des faits probants limités, M. Bains soutient que les coutumes, les usages et les pratiques des concernant le processus décisionnel consistent à fournir à la personne concernée un rapport provisoire ou une lettre de proposition énonçant la décision proposée et à lui donner également l’occasion de répondre aux préoccupations du décideur avant qu’une décision définitive ne soit prise. Je ne trouve pas cet argument convaincant.

[97] Premièrement, M. Bains est un témoin ordinaire et il n’a pas déposé son affidavit en tant que témoin expert. Il n’était pas qualifié comme témoin expert, ni par sa formation ni par son expérience. Il ne peut donc pas fournir de témoignage d’opinion et, comme je l’ai mentionné précédemment, je n’accorde pas de poids à ces parties de l’affidavit de M. Bains, car il s’agit d’une preuve d’opinion inadmissible d’un témoin ordinaire. De plus, et de toute façon, même si j’accordais du poids et de la valeur probante à cet élément de preuve, les exemples donnés par M. Bains ne sont pas utiles aux Foster Farms. Les décisions relatives aux LIS sont prises au cas par cas conformément à la LLEI et aux politiques applicables. En fait, l’Avis 865 prévoit clairement que « [l]es demandes d’autorisation d’importations supplémentaires d’un produit présentées dans des circonstances extraordinaires ou inhabituelles seront évaluées chacune selon son mérite propre ». Ce qui s’est produit dans des dossiers non liés concernant différents produits et une industrie différente ne constitue pas une preuve d’une pratique « établie » quant au traitement des LIS rétroactives pour les produits du poulet. De plus, le témoignage de M. Bains est directement réfuté par M. Hynes, un gestionnaire actuel d’AMC qui a été impliqué dans la demande de licence des Foster Farms. Dans son affidavit déposé à l’appui de la réponse du ministre à la demande de contrôle judiciaire des Foster Farms, M. Hynes a précisé que, bien que les ministères (autres qu’AMC) puissent avoir des processus par lesquels des décisions « préliminaires » peuvent être fournies aux demandeurs, ce n’est pas le cas, et ce n’était pas le cas au moment de la demande de licence des Foster Farms, et cela n’a jamais été la pratique des décideurs d’AMC dans leurs prises de décisions ou dans leurs formulations de recommandations liées aux demandes de LIS rétroactives. M. Hynes a été interrogé sur cette déclaration par l’avocat des Foster Farms lors de son contre‑interrogatoire sur son affidavit, et il ne s’est pas rétracté. Son témoignage sur l’absence de toute pratique établie dans le contexte particulier de la demande de licence des Foster Farms demeure non contredit. Je le considère comme beaucoup plus convaincant que les éléments de preuve généraux et sans rapport avec la présente affaire qui ont été présentés par M. Bains.

[98] En somme, compte tenu des éléments de preuve dont je dispose, et même si je devais accepter le témoignage d’opinion d’un témoin ordinaire, M. Bains, je ne suis pas convaincu pour autant que, selon la prépondérance des probabilités, les Foster Farms ont établi l’existence d’observations « claires, nettes et explicites » qui pourraient ouvrir la porte à l’application de la théorie des attentes légitimes. De plus, les attentes légitimes des Foster Farms iraient à l’encontre du vaste pouvoir discrétionnaire accordé au ministre par l’article 8 de la LLEI et des dispositions expresses de l’Avis 865 sur les « circonstances extraordinaires et inhabituelles ». Dans un tel cas, la théorie des attentes légitimes ne peut pas s’appliquer.

(4) Question relative à l’absence de référence quant à une erreur commise par inadvertance

[99] En plus de leurs allégations au sujet des exigences de préavis et des attentes légitimes, les Foster Farms allèguent également que le ministre n’a pas respecté le degré requis d’équité procédurale, parce que le MI ne faisait pas référence au fait que leur demande de licence mentionnait qu’elles avaient commis une erreur par inadvertance lors de l’importation de leurs produits du poulet. Plus précisément, les Foster Farms soutiennent que le MI n’énonçait pas pleinement et équitablement les faits expliquant le contexte et les raisons de l’erreur commise par inadvertance, comme ils étaient énoncés dans la demande de licence. Comme je l’ai mentionné précédemment, les Foster Farms avaient indiqué dans leur demande que l’erreur commise par inadvertance était attribuable à leur croyance erronée que les produits du poulet étaient admissibles à un traitement en franchise de droits parce qu’ils étaient principalement fabriqués à partir de poulet provenant du Canada. Elles se plaignent de ne pas avoir eu l’occasion de clarifier les faits entourant leur erreur de classification.

[100] Avec égards, je ne vois pas comment le fait de ne pas mentionner, dans le MI, les faits qui sous‑tendent l’erreur commise par inadvertance peut constituer un manquement à l’équité procédurale.

[101] La demande de licence, dans laquelle les Foster Farms ont présenté leurs arguments au sujet de l’inadvertance, était jointe au MI envoyé au ministre et était toujours à la disposition du ministre pour examen. Il ne fait aucun doute que le ministre était saisi du MI et de la demande de licence lorsqu’il a pris la décision. Et rien ne permet de croire que le ministre s’est fondé uniquement sur le MI. Au contraire, le ministre cite la demande de licence des Foster Farms dans la décision et y renvoie expressément. De plus, la décision mentionne expressément que « l’inadvertance » était l’un des motifs expressément présentés par les Foster Farms à l’appui de leur demande de licence. Il est clair que le ministre n’a pas ignoré cet élément. De plus, à la suite de mon examen du MI, je juge qu’il est clair qu’AMC était pleinement au courant de l’allégation des Foster Farms selon laquelle l’erreur commise par inadvertance découlait de leur croyance erronée que les produits du poulet pouvaient être importés en franchise de droits, parce qu’ils étaient fabriqués avec des ingrédients de poulet à griller canadiens. En d’autres termes, le ministre était saisi de la raison pour laquelle l’erreur d’inadvertance avait été commise lorsqu’il a rendu sa décision, et le fait qu’aucune référence précise n’ait été faite à cette partie de la demande de licence dans le MI ou dans la décision ne peut constituer un manquement à l’équité procédurale.

[102] Quoi qu’il en soit, comme l’avocat du ministre l’a fait valoir à juste titre, si la question de l’erreur commise par inadvertance est pertinente, la façon dont le ministre l’a traitée et la prise en compte, ou non, par le ministre d’un facteur pertinent dans sa prise de décision concerne le fond de la décision, et non l’équité procédurale. Cela se rapporte au caractère raisonnable de la décision.

(5) Conclusion sur l’équité procédurale

[103] Dans les circonstances, et pour tous les motifs exposés ci‑dessus, je ne constate aucun manquement aux principes d’équité procédurale dans le processus décisionnel suivi par le ministre. Bien au contraire. Je suis convaincu que les Foster Farms étaient bien informées de l’essentiel des allégations formulées contre elles et qu’elles ont eu de multiples occasions de répondre aux éléments de preuve recueillis par le ministre et de comprendre la preuve qu’elles devaient réfuter. L’affirmation des Foster Farms selon laquelle on ne leur a pas donné une possibilité acceptable de se faire entendre et de répondre aux allégations formulées, ne concorde pas avec le contenu véritable de la décision ni avec les faits entourant le traitement de leur demande de licence. Je suis convaincu que le processus administratif suivi par le ministre respectait le degré d’équité procédurale requis par les circonstances en l’espèce et qu’il n’était pas inéquitable sur le plan procédural ou autrement.

C. Le caractère raisonnable

[104] Bien que, tant dans leurs observations écrites qu’à l’audience devant notre Cour, les Foster Farms aient tenté de grouper toutes les erreurs prétendument commises par le ministre dans la catégorie de l’équité procédurale, je suis d’accord avec le ministre pour dire que bon nombre de leurs arguments rappelaient davantage des motifs qui remettaient en question le caractère raisonnable de la décision du ministre. Par conséquent, la question de savoir si le ministre est arrivé à une conclusion inappropriée en raison de sa mauvaise application de la LLEI ou s’il a indûment tenu compte de facteurs pertinents ou non pertinents dans sa décision est une question de fait et de droit assujettie à la norme de la décision raisonnable. Je traiterai donc brièvement des arguments des Foster Farms dans la perspective du caractère raisonnable.

[105] En somme, pour les motifs exposés ci‑dessous, je ne relève rien qui permette de conclure au caractère déraisonnable de la décision du ministre.

(1) Le critère de l’arrêt Vavilov

[106] Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, la CSC a défini une nouvelle approche pour déterminer la norme de contrôle, en concluant qu’il faut présumer que les décisions administratives sont contrôlées selon la norme de la décision raisonnable, à moins que l’intention du législateur ou la primauté du droit commande le recours à une autre norme (Vavilov aux para 10, 17). Je suis convaincu que ni l’une ni l’autre de ces exceptions ne s’applique en l’espèce, et que rien ne justifie de déroger à la présomption selon laquelle la norme du caractère raisonnable est la norme de contrôle qui s’applique à la décision du ministre.

[107] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] aux para 2, 31). Selon le cadre d’analyse révisé de la norme de la décision raisonnable établi dans l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit adopter une approche qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision » (Société canadienne des postes au para 26). Lorsque le décideur fournit des motifs, la cour de révision, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision doit d’abord « examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov au para 84). Les motifs doivent être interprétés en fonction de l’ensemble du dossier en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés rendus (Vavilov aux para 91-94). Cependant, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable [...] le décideur doit également justifier sa décision » (Vavilov au para 86).

[108] Avant de pouvoir infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100).

[109] L’appréciation du caractère raisonnable d’une décision doit être rigoureuse, tout en étant sensible et respectueuse à l’égard du rôle du décideur administratif (Vavilov aux para 12-13). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est une approche visant à faire en sorte que les cours de révision interviennent dans les affaires administratives « uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Il tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct et l’expertise des décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75 et 93). En d’autres mots, la cour de révision doit encore, par son approche, faire preuve de déférence, surtout à l’égard des conclusions de fait et de la pondération de la preuve. À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas les conclusions de fait du décideur administratif (Vavilov au para 125).

[110] Je souhaite ajouter que les motifs écrits fournis par un décideur administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection (Vavilov au para 91). Il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits. Il suffit qu’ils soient compréhensibles et justifiés.

(2) Exercice du pouvoir discrétionnaire

[111] Je conviens avec le ministre que la décision était raisonnable, du fait que le pouvoir discrétionnaire du ministre n’est pas défini avec précision et que le ministre a correctement appliqué les politiques et le régime législatif pertinents dans son processus décisionnel.

[112] La LLEI établit une liste de marchandises d’importation contrôlée pour, entre autres choses, restreindre l’importation de certaines marchandises au Canada et protéger la santé à long terme de la gestion de l’approvisionnement au Canada. Conformément au régime législatif en place, la plupart des produits du poulet sont contrôlés en vue de leur importation au Canada (Tarif des douanes, LC 1997, c 36 à l’annexe 1601; Liste des marchandises d’importation contrôlée aux art 101 et 110; Licence d’importation de poulets, DORS/79‑72). Dans ce contexte, la LLEI permet au ministre de délivrer des licences d’importation.

[113] Parmi les éléments qui seront généralement pertinents pour évaluer si une décision donnée est raisonnable, notons la question de savoir si des contraintes particulières sont imposées par le régime législatif applicable, comme des définitions, des principes ou des formules prévues par la loi qui prescrivent l’exercice du pouvoir discrétionnaire (Vavilov au para 108). En l’espèce, le paragraphe 8.3(3) de la LLEI dispose que le ministre peut délivrer une licence d’importation de marchandises contrôlées en quantité additionnelle. Ni la LLEI ni ses règlements ne limitent les catégories pour lesquelles le ministre peut approuver les LIS, ni n’établissent des principes ou des formules prescrivant la façon dont le ministre devrait exercer son pouvoir discrétionnaire. En effet, dans l’arrêt Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2 [Maple Lodge], la CSC a interprété de façon large la portée du pouvoir discrétionnaire du ministre prévu par l’article 8 de la LLEI. La Cour a reconnu que le pouvoir du ministre en vertu du paragraphe 8.3(3) de la LLEI est un pouvoir discrétionnaire qui « se situe à l’extrémité supérieure du continuum » (Ultima Foods au para 87). En d’autres termes, le libellé de la LLEI est large, ouvert et très qualitatif; il prévoit clairement que le ministre doit avoir de la souplesse dans l’interprétation du régime législatif et dans la délivrance de licence comme les LIS.

[114] Il est bien établi que les cours ne doivent pas s’ingérer dans l’exercice qu’un organisme désigné par la loi fait d’un pouvoir discrétionnaire simplement parce que les cours auraient exercé ce pouvoir différemment si la responsabilité de le faire leur avait incombé. Lorsque ce pouvoir conféré par la loi a été exercé de bonne foi et conformément aux principes de justice naturelle et que la décision n’a pas été fondée sur des considérations non pertinentes ou étrangères à l’objet de la législation, les tribunaux ne devraient pas intervenir (Maple Lodge aux pp 4, 8).

[115] Les Foster Farms soutiennent que, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le ministre a mal appliqué l’Avis 865. Je ne suis pas d’accord. Premièrement, des politiques comme l’Avis 865 n’ont pas force de loi. Deuxièmement, j’estime que les parties pertinentes de l’Avis 865 ont été raisonnablement et convenablement prises en compte et appliquées par le ministre en l’espèce.

[116] Une politique ne peut restreindre l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par la LLEI (Maple Lodge aux pp 6-7). Donner aux politiques ou aux lignes directrices un pouvoir contraignant équivaudrait à attribuer un caractère législatif aux directives ministérielles et entraverait l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. La Cour a effectivement reconnu que les politiques n’imposent pas d’obligations légales aux autorités publiques (Glowinski c Canada (Conseil du Trésor), 2006 CF 78 au para 43; Byer c Canada, 2002 CFPI 518 aux para 2, 4; Girard c Canada (Ministre de l’Agriculture) (1994), 79 CFPI 219 au para 37).

[117] Dans la décision Ultima Foods, la Cour a expliqué que les Avis aux importateurs (comme l’Avis 865) sont une série de politiques qui décrivent les critères à prendre en compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre de délivrer des permis en vertu du paragraphe 8.3(3) de la LLEI (Ultima Foods au para 31). Bien que les demanderesses dans cette affaire aient contesté la façon dont le ministre avait appliqué la politique pertinente, elles ont reconnu que la politique en question ne liait pas le ministre (Ultima Foods au para 34). Dans la décision 7687567 Canada, tout en faisant référence à un autre Avis aux importateurs, la Cour a également affirmé que les politiques ne peuvent être appliquées comme s’il s’agissait de règles de droit (7687567 Canada au para 73). En fait, une décision qui serait fondée uniquement sur les consignes impératives de lignes directrices ou d’une politique pourrait être annulée au motif que le décideur a illicitement entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (Maple Lodge à la p 7).

[118] Bien que le ministre doive, dans sa prise de décision, tenir compte des facteurs énoncés dans la LLEI et dans les règlements connexes le cas échéant, il n’y a aucune obligation légale de suivre des politiques comme l’Avis 865.

[119] Quoi qu’il en soit, je suis convaincu, en l’espèce, que l’Avis 865 a été raisonnablement interprété et appliqué par le ministre lorsque ce dernier a rendu sa décision.

[120] Les Foster Farms ont expressément choisi de présenter leur demande de licence dans la catégorie résiduelle énoncée à l’alinéa 4.1f) de l’Avis 865, soit l’autorisation d’importer du poulet et des produits du poulet dans des « circonstances extraordinaires ou inhabituelles ». Cette catégorie est la dernière des six catégories d’autorisation d’importation décrites dans l’Avis 865. Les cinq autres catégories énumérées aux alinéas 4.1a) à e) de l’Avis 865 sont le poulet destiné à la revente en cas de pénuries sur le marché intérieur; la viande de poulet brune non disponible en vertu du programme d’expansion des marchés des Producteurs de poulet du Canada; le poulet à des fins de concurrence; le poulet dans le cadre du Programme d’importation pour réexportation; le poulet et les produits du poulet pour commercialisation à titre expérimental. Contrairement à ces cinq autres catégories, qui sont largement détaillées et décrites dans l’Avis 865, la catégorie choisie par les Foster Farms n’est pas définie de façon aussi rigoureuse : l’article 10.1 énonce simplement ce qui suit : « Les demandes d’autorisation d’importations supplémentaires d’un produit présentées dans des circonstances extraordinaires ou inhabituelles seront évaluées chacune selon son mérite propre ».

[121] Dans sa décision, le ministre a expressément discuté de l’Avis 865 et de la catégorie de circonstances extraordinaires ou inhabituelles dans le cadre de laquelle les Foster Farms ont présenté une demande de LIS rétroactives en empruntant le libellé utilisé dans la politique. Dans la lettre de décision, le ministre a expressément souligné les motifs présentés par les Foster Farms dans leur demande de licence pour la délivrance des LIS, y compris le fait que les produits du poulet en cause ont été fabriqués à partir d’ingrédients de poulet à griller provenant du Canada et l’erreur commise par inadvertance. Le ministre a ensuite expliqué que les circonstances extraordinaires et inhabituelles sont évaluées selon leur mérite propre et que ces demandes sont normalement autorisées pour remédier à deux types de situations : les besoins à court et à moyen terme du marché canadien découlant d’urgence comme la destruction de troupeaux de volaille canadiens en raison de la grippe aviaire, ou le manque chronique d’approvisionnement national de produits qui ne sont peut‑être pas fabriqués au Canada.

[122] Je suis convaincu que, pour rendre sa décision, le ministre a tenu compte de facteurs pertinents, qu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire d’interpréter et d’appliquer les pouvoirs que lui confère le paragraphe 8.3(3) de la LLEI dans l’examen de l’Avis 865 et qu’il a fourni des raisons claires et nettes en faisant référence aux articles pertinents de la LLEI et aux motifs énoncés dans la demande de licence des Foster Farms. Je souligne à nouveau que le paragraphe introductif de l’Avis 865 énonce que le ministère peut, à sa discrétion, autoriser l’importation de poulet et de produits du poulet en dehors de la quantité visée au régime d’accès, « particulièrement s’il juge l’importation de ces produits nécessaire afin de répondre aux besoins du marché canadien dans son ensemble ». En effet, les cinq catégories d’autorisations plus précises décrites dans l’Avis 865 répondent toutes à des situations qui sont liées d’une façon ou d’une autre à des contraintes d’approvisionnement ou à des besoins particuliers du marché canadien. Dans le même ordre d’idées, les deux exemples donnés par le ministre pour illustrer les cas où les demandes de licence sont autorisées dans des « circonstances extraordinaires ou inhabituelles » plus générales reflètent normalement des situations dictées par les besoins du marché canadien et les contraintes en matière d’approvisionnement. De façon plus générale, je souligne également que l’un des objectifs de la LLEI et de la Liste des marchandises d’importation contrôlée est de restreindre l’importation de certains produits, y compris les produits du poulet, afin d’assurer la protection d’une gestion durable de l’approvisionnement au Canada.

[123] En revanche, les circonstances présentées par les Foster Farms dans leur demande de licence – c.‑à‑d., leur inadvertance, l’origine des ingrédients du poulet au Canada et une occasion apparemment manquée de demander un allègement partiel – n’ont aucun rapport avec les besoins du marché canadien ou les problèmes d’approvisionnement. Dans ce contexte, je ne vois pas comment il aurait pu être déraisonnable (ou injuste) que le ministre conclue que les circonstances présentées par les Foster Farms concernant l’importation de leurs produits mal classifiés au Canada n’étaient pas considérées comme exceptionnelles ou extraordinaires au sens de l’Avis 865.

[124] Les Foster Farms n’ont relevé aucun élément de preuve au dossier qui donne à penser que le ministre a tenu compte de renseignements non pertinents ou qu’il n’a pas évalué les renseignements pertinents dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[125] Les Foster Farms se plaignent également du fait que le ministre ou le MI n’ont pas fait suffisamment état ou traité de certains des arguments et des motifs qu’elles avaient présentés dans leur demande de permis. Cet argument est sans fondement. Je reconnais que les Foster Farms auraient peut‑être préféré que la décision soit plus détaillée et que les motifs soient plus étoffés. Toutefois, il est bien établi qu’un décideur est présumé avoir soupesé et examiné tous les éléments de preuve dont il disposait, jusqu’à preuve du contraire (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) au para 1). Le défaut de mentionner un élément de preuve particulier ne signifie pas que le décideur en a fait fi (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16). Les décideurs ne sont pas tenus de faire référence à chaque élément de preuve à l’appui de leurs conclusions.

[126] Cependant, lorsqu’elle examine des conclusions de fait selon la norme de la décision raisonnable, il n’appartient pas à la Cour de réévaluer l’importance relative accordée par le décideur aux facteurs pertinents ou aux éléments de preuve. Ces conclusions de fait commandent déférence et retenue de la part de la cour de révision. En d’autres termes, les Foster Farms ne m’ont pas convaincu que les conclusions du ministre n’étaient pas fondées sur la preuve dont il était effectivement saisi (Vavilov au para 126) ou qu’il s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte.

(3) La question de la confusion

[127] Les Foster Farms allèguent que le ministre a confondu la catégorie extraordinaire ou inhabituelle avec la première catégorie énumérée dans l’Avis 865, à savoir les pénuries sur le marché intérieur. Elles soutiennent qu’au lieu de considérer leur demande de permis comme étant distincte de la pénurie sur le marché intérieur (la première catégorie), le ministre a simplement effectué une analyse de la pénurie sur le marché intérieur, « confondant » ainsi les deux catégories.

[128] Je ne suis pas de cet avis. Rien n’indique que le ministre a confondu la dernière catégorie avec la première ou qu’il a mal appliqué la catégorie des circonstances extraordinaires ou inhabituelles. Le ministre a simplement conclu que les circonstances fournies par les Foster Farms ne pouvaient être considérées comme extraordinaires ou inhabituelles.

[129] Je souligne encore une fois que la catégorie résiduelle des « circonstances extraordinaires et inhabituelles » doit être interprétée dans le contexte global de l’Avis 865. Le paragraphe introductif de cette politique énonce, à titre de règle générale, que le ministre peut autoriser des importations supplémentaires de poulet et produits du poulet s’il juge que l’importation de ces produits est « nécessaire pour répondre aux besoins du marché canadien dans son ensemble ». Donc, les besoins du marché et les contraintes d’approvisionnement sont des préoccupations primordiales qui sous‑tendent généralement les autorisations de licence envisagées dans l’Avis 865. Il n’est donc pas surprenant, et certainement pas sans pertinence, que le ministre ait tenu compte du fait que les questions d’approvisionnement intérieur limité entrent dans la catégorie résiduelle des « circonstances extraordinaires ou inhabituelles ».

[130] Loin de refléter une quelconque forme de confusion, la décision illustre plutôt une évaluation raisonnable de la demande des Foster Farms qui tenait compte des facteurs pertinents sous‑jacents à l’Avis 865.

(4) Conclusion sur le caractère raisonnable

[131] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). Je suis convaincu que c’est le cas en l’espèce, et les Foster Farms ne m’ont pas convaincu que la décision du ministre ou le MI sous‑jacent souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire que la décision satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov aux para 96, 97 et 100).

[132] Il ne s’agit ni d’une situation où le processus logique par lequel les faits ont été déduits de la preuve était vicié, ni d’une situation où le ministre s’est fondamentalement mépris sur la preuve dont il était saisi ou n’en a pas tenu compte, ni d’une situation où il a tiré une conclusion qui allait à l’encontre de l’essentiel de la preuve (Vavilov au para 126; Dunsmuir au para 47). Le ministre disposait de tous les faits et il a tenu compte des facteurs pertinents. Autrement dit, les erreurs alléguées par les Foster Farms ne révèlent aucune faille décisive sur le plan de la rationalité ou de la logique globale et ne m’incitent pas à douter du résultat auquel est arrivé le ministre (Société canadienne des postes aux para 52-53; Vavilov au para 122).

[133] Selon l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par un décideur constituent le point de départ de l’analyse. Ceux‑ci constituent le principal outil permettant aux décideurs administratifs « de montrer aux parties concernées que leurs arguments ont été pris en compte et démontrent que la décision a été rendue de manière équitable et licite » (Vavilov au para 79). En l’espèce, je suis convaincu que la décision explique les conclusions tirées par le ministre de manière transparente et intelligible (Société canadienne des postes aux para 28-29; Vavilov au para 81; Dunsmuir au para 48). De plus, les motifs me permettent de comprendre sur quel fondement il a refusé d’accorder aux Foster Farms les LIS que ces dernières avaient demandées.

IV. Conclusion

[134] Pour les motifs qui précèdent, la demande des Foster Farms est rejetée. Lorsque la Cour est saisie d’une demande comme celle dont il est question en l’espèce, son rôle consiste à contrôler la légalité de la décision du ministre et à établir si elle était raisonnable et fondée sur un processus équitable. Après avoir examiné la décision et le MI, je suis convaincu que les conclusions du ministre reposent sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elles sont justifiées au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le ministre est assujetti. De plus, considérant les circonstances et le contexte particuliers de la demande de licence en l’espèce, je suis d’avis que le ministre et AMC ont suivi un processus équitable offrant aux Foster Farms le droit de se faire entendre et l’entière possibilité de connaître la preuve à réfuter et d’y répondre. Il n’y a eu aucun manquement aux règles d’équité procédurale.

[135] Lors de l’audience devant notre Cour, les parties ont convenu que le montant forfaitaire de 3 000 $, tout compris, serait accordé à titre de dépens à la partie ayant eu gain de cause. Par conséquent, les Foster Farms devront verser cette somme au ministre.


JUGEMENT au dossier T‑967‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Un montant forfaitaire convenu de 3 000 $, tout compris, est accordé à titre de dépens au ministre de la Diversification du commerce international.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑967‑19

 

INTITULÉ :

FOSTER FARMS LLC ET FOSTER POULTRY FARMS, UNE SOCIÉTÉ CALIFORNIENNE c LE MINISTRE DE LA DIVERSIFICATION DU COMMERCE INTERNATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 mars 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 3 juin 2020

 

COMPARUTIONS :

Daniel L. Kiselbach

POUR LES DEMANDERESSES

 

Michele Charles

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Miller Thomson LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.