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Date : 20201221


Dossier : IMM‑5461‑19

Référence : 2020 CF 1171

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

ISAEL DAVID GOMEZ PEREZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La personne qui fait l’objet d’une demande d’annulation ou de constat de perte de l’asile doit aviser par écrit la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de tout changement à ses coordonnées. Isael Gomez Perez a omis de le faire et n’a laissé qu’un message vocal à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) pour l’informer de son nouveau numéro de téléphone et de sa nouvelle adresse après son déménagement. La SPR a envoyé à M. Gomez Perez, à son ancienne adresse, l’avis de convocation indiquant les détails de l’audience relative à la demande de constat de perte de l’asile soumise par le ministre; il ne l’a donc pas reçue. Après avoir tenté sans succès de joindre M. Gomez Perez à son ancien numéro de téléphone cellulaire, la SPR a entendu la demande de constat de perte en son absence le 1er février 2018. Le 15 février 2018, elle a accueilli la demande au motif que M. Gomez Perez s’était de nouveau réclamé de la protection de Cuba.

[2]  Malgré le défaut de M. Gomez Perez d’informer correctement par écrit la SPR de son changement d’adresse, je conclus, compte tenu des faits particuliers de la présente affaire, que la tenue de l’audience par contumace était inéquitable sur le plan procédural. La preuve indique que quelqu’un de l’« immigration » a par la suite contacté M. Gomez Perez au numéro de téléphone qu’il avait laissé dans la boîte vocale de la CISR. Le ministre n’a déposé aucune preuve quant à la manière dont la CISR ou Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a pu entrer en possession de ce numéro autrement que par le message laissé par M. Gomez Perez dans la boîte vocale. Aucune preuve non plus n’a été produite au sujet de la façon dont les systèmes de données internes auraient empêché la SPR d’obtenir le numéro de téléphone. Je ne peux donc que conclure que les nouvelles coordonnées fournies par M. Gomez Perez ont effectivement été enregistrées par la CISR et/ou IRCC sous une forme qui aurait raisonnablement pu être accessible à la SPR. Dans de telles circonstances, je conclus que le fait de procéder à l’audience par contumace sans prendre de mesures pour obtenir la nouvelle adresse de M. Gomez Perez en utilisant les renseignements consignés constitue un manquement à l’obligation d’équité.

[3]  La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et la demande de constat de perte d’asile soumise par le ministre est renvoyée à la SPR pour nouvelle décision.

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[4]  M. Gomez Perez a soulevé un certain nombre de questions dans le cadre de la présente demande, notamment des questions relatives au bien‑fondé de la décision de perte de l’asile rendue par la SPR. À mon avis, les deux questions suivantes sont déterminantes quant à la demande de M. Gomez Perez :

  1. La preuve dans le dossier certifié du tribunal concernant la demande de réouverture de la décision de la SPR soumise par M. Gomez Perez a‑t‑elle été présentée à juste titre à la Cour dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire?

  2. La tenue de l’audience de constat de perte de l’asile en l’absence de M. Gomez Perez a‑t‑elle entraîné un manquement à l’équité procédurale ou un déni de justice naturelle?

[5]  La première de ces questions est une question relative à la preuve dont la Cour est saisie et ne concerne pas le contrôle d’une décision administrative. Par conséquent, aucune norme de contrôle ne s’applique. La deuxième question est une question d’équité procédurale.

[6]  Bien qu’elles utilisent une terminologie différente, les parties s’entendent sur la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale. M. Gomez Perez soutient que ces questions sont examinées selon la norme de la « décision correcte », citant Garces Caceres c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 4 au para 18; voir également Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79. Le ministre a fait valoir que, selon la jurisprudence récente, « une approche plus judicieuse sur le plan doctrinal consiste à conclure qu’aucune norme de contrôle n’est applicable à la question de l’équité procédurale » : Badial c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020  CF 108 au para 13, citant l’arrêt Moreau‑Bérubé c Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11 au para 74; voir aussi : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54; SCFP c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29 au para 102.

[7]  Je suis enclin à retenir la terminologie adoptée par le ministre, qui reconnaît qu’aucune norme de contrôle n’est applicable aux questions d’équité procédurale. De fait, la Cour applique une norme d’« équité », selon laquelle elle évalue si les exigences de l’équité procédurale ont été respectées. Quelle que soit la terminologie, toutefois, l’évaluation est la même. La Cour se demande si, compte tenu de toutes les circonstances, y compris les facteurs énoncés dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, et « en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne », un processus juste et équitable a été suivi : Canadien Pacifique au para 54; Moreau‑Bérubé au para 74.

[8]  Bien que le ministre reconnaisse que c’est l’approche appropriée en matière de contrôle judiciaire des questions d’équité procédurale, il fait valoir que la contestation de M. Gomez Perez n’est pas vraiment une question de cette nature. Il soutient plutôt que c’est une contestation de l’interprétation et de l’application par la SPR de l’alinéa 12a) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012–256 [les Règles de la SPR], qui énonce l’obligation pour M. Gomez Perez d’informer la SPR par écrit de tout changement de ses coordonnées. Le ministre prétend qu’il faudrait faire preuve de retenue à l’égard de l’interprétation et de l’application par la SPR de sa « propre loi » conformément aux principes énoncés dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 15, 25.

[9]  Je ne suis pas d’accord. À mon avis, la jurisprudence établit que les questions d’équité procédurale ne sont pas examinées selon la norme de la décision raisonnable, même lorsqu’elles concernent l’application d’exigences procédurales prescrites. Dans Moreau‑Bérubé, par exemple, la Cour suprême a examiné la question de la tenue d’une audience devant le Conseil de la magistrature du Nouveau‑Brunswick en vertu des articles 6.1 à 6.11 de la Loi sur la Cour provinciale, LRN–B 1973, c P–21. Même si des exigences procédurales étaient prescrites au paragraphe 6.11(3) de cette loi, les arguments relatifs à l’équité procédurale « n’exige[aient] pas qu’on détermine la norme de révision judiciaire applicable » : Moreau‑Bérubé aux para 74–81. De même, dans l’arrêt Khela, la Cour suprême a appliqué la norme de la décision correcte à l’interprétation d’un droit procédural prescrit à la communication de renseignements : Khela aux para 79–85. Dans Canadien Pacifique, la Cour d’appel fédérale a appliqué cette norme à l’évaluation de questions d’équité qui comprenaient le fait que l’Office des transports du Canada s’était fondé sur une obligation prescrite de rendre une décision dans un délai déterminé : Canadien Pacifique aux para 31–36, 81–92. Je conclus donc que le fait qu’un droit procédural soit régi par une disposition législative ne fait pas de son application une question d’interprétation assujettie à la norme de la décision raisonnable.

[10]  Quoi qu’il en soit, je ne suis pas d’accord avec le ministre pour dire qu’il s’agit essentiellement d’une question d’interprétation ou d’application de l’article 12 des Règles de la SPR. Les parties ne contestent pas le fait que M. Gomez Perez ne s’est pas conformé à l’article 12, puisqu’il n’a pas informé sans délai la SPR et le ministre par écrit de ses nouvelles coordonnées. La question à trancher est de savoir s’il était équitable compte tenu de toutes les circonstances, y compris le défaut de M. Gomez Perez de se conformer à l’article 12 des Règles de la SPR, que la SPR ait tenu l’audience de constat de perte de l’asile en l’absence de l’intéressé.

III.  Analyse

A.  La Cour tiendra compte des renseignements contenus dans le dossier certifié du tribunal découlant de la réouverture de la demande

[11]  La décision contestée relativement à la présente demande est la décision de la SPR, rendue le 15 février 2018, d’accueillir la demande de constat de perte d’asile après avoir entendu l’affaire par contumace. Au moment de cette décision, la SPR ne disposait d’aucune preuve concernant les mesures prises par M. Gomez Perez pour informer la CISR de son changement de coordonnées. En fait, M. Gomez Perez n’a eu connaissance de l’audience ou de la décision qu’un an et demi plus tard, en août 2019. À ce moment‑là, il a retenu les services d’un avocat, qui a déposé à la fois la présente demande de contrôle judiciaire et une demande de réouverture de la demande de constat de perte de l’asile à la SPR en vertu de l’article 62 des Règles de la SPR.

[12]  À l’appui de sa demande de réouverture, M. Gomez Perez a signé un affidavit et, par la suite, un « affidavit actualisé ». Dans ces affidavits, M. Gomez Perez a déclaré avoir appelé le bureau de la CISR à Vancouver (apparemment en 2017, bien qu’une référence soit également faite à 2016), laissant son nouveau numéro de téléphone et sa nouvelle adresse dans un message vocal. Il a également déclaré qu’il n’avait pas eu d’autres nouvelles de la CISR ou d’IRCC avant mai 2019, soit bien après que la décision relative à la demande de constat de perte d’asile eut été rendue en février 2018. À ce moment‑là, M. Gomez Perez avait déménagé à nouveau, tout en conservant le même numéro de téléphone. Il a reçu un appel au numéro qu’il avait laissé dans la boîte vocale en 2017, lui demandant sa nouvelle adresse. En août, M. Gomez Perez a reçu à sa nouvelle adresse une lettre attestant que sa demande de citoyenneté de 2015 avait été rejetée parce qu’il avait perdu l’asile et qu’il n’était plus résident permanent.

[13]  Conformément à l’ordonnance de la juge en chef adjointe Gagné datée du 4 février 2020 accordant l’autorisation de soumettre la présente demande, et à la règle 17 des Règles des Cours fédérales sur la citoyenneté, l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/93–22 [les Règles des Cours fédérales sur l’immigration], la SPR a déposé une copie de son dossier certifié du tribunal (DCT) le 24 février 2020. À la surprise exprimée du ministre, le DCT comportait des renseignements sur la demande de réouverture de la demande de constat de perte de l’asile. Il s’agissait notamment des affidavits déposés par M. Gomez Perez, ainsi que des observations déposées par les parties et de la correspondance avec la SPR.

[14]  Le dossier de demande déposé en l’espèce par M. Gomez Perez comprenait un autre affidavit exposant certains des éléments du contexte factuel, mais pas tous ceux énoncés dans les affidavits de la demande de réouverture. Le ministre a déposé un bref affidavit accompagné de la décision de la SPR de refuser la demande de réouverture de la demande de constat de perte de l’asile. Dans ses observations, le ministre a précisé que cette décision avait été fournie pour présenter à la Cour le contexte complet, compte tenu de l’inclusion par la SPR de renseignements relatifs à la demande de constat de perte de l’asile dans le DCT.

[15]  Comme je l’ai mentionné, la décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle est la décision de la SPR concernant la demande de constat de perte de l’asile et non sa décision concernant la réouverture de la demande, laquelle fait l’objet d’une demande différente d’autorisation et de contrôle judiciaire dans le dossier de la Cour no IMM‑7475‑19. En règle générale, les éléments de preuve qui n’ont pas été portés à la connaissance d’un tribunal administratif et qui concernent le fond de l’affaire ne sont pas admissibles dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19. Je conviens avec le ministre que l’on peut dire que le DCT préparé par la SPR était de portée trop large aux fins d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la SPR le 15 février 2018 relativement à la demande de constat de perte de l’asile.

[16]  Cela dit, l’une des exceptions reconnues à cette règle générale concerne des éléments de preuve établissant des questions d’équité procédurale qui ne se trouvent pas dans le dossier de preuve du décideur administratif : Access Copyright au para 20b); Tonda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 67 au para 4. Les faits énoncés au paragraphe [12] ci‑dessus concernant les questions d’équité procédurale entrent dans cette catégorie et sont admissibles dans le cadre de la présente demande, comme l’a reconnu le ministre. La SPR a pu considérer que ces renseignements entraient donc dans la portée des « documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif » au titre de l’alinéa 17b) des Règles des Cours fédérales sur l’immigration, étant donné que la demande de M. Gomez Perez soulevait la question de l’équité procédurale. Quoi qu’il en soit, si le DCT s’était limité au dossier devant la SPR relativement à la décision de constat de perte de l’asile, M. Gomez Perez aurait pu déposer dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire un affidavit exposant les faits pertinents concernant les questions d’équité procédurale, conformément à l’exception à la règle générale décrite ci‑dessus.

[17]  En l’espèce, d’une manière quelque peu inhabituelle, M. Gomez Perez a d’abord soutenu que les renseignements contenus dans le DCT concernant la demande de réouverture et l’affidavit du ministre auquel la décision était jointe devaient ne pas être pris en compte ou être jugés non pertinents, tandis que le ministre a soutenu que les documents étaient admissibles pour répondre aux arguments relatifs à l’équité procédurale. En même temps, les seuls documents qui contenaient des éléments de preuve du message vocal de M. Gomez Perez à la SPR – sur lequel M. Gomez Perez se fondait dans ses arguments – étaient les affidavits déposés dans le cadre de la demande de réouverture.

[18]  Dans les circonstances, je suis convaincu que je devrais tenir compte des renseignements supplémentaires inclus dans le DCT concernant les questions d’équité. Comme cette preuve est par ailleurs admissible et qu’elle a été présentée à la Cour par la SPR, je ne crois pas que je devrais l’exclure ou en faire abstraction au détriment de M. Gomez Perez simplement en fonction de la manière dont elle a été présentée à la Cour.

[19]  Cela ne signifie pas que les faits supplémentaires présentés à la SPR lors de la demande de réouverture qui avaient trait au bien‑fondé de la décision seraient présentés à juste titre à notre Cour en l’espèce. Cette preuve serait assujettie à la règle générale d’exclusion d’éléments de preuve supplémentaires se rapportant au fond de la question. Toutefois, cela n’influe pas sur l’issue de la présente affaire étant donné mes conclusions sur la question de l’équité. Je note également que, même si la SPR a rejeté les arguments de M. Gomez Perez en matière d’équité en refusant de rouvrir la demande, cela n’est pas en soi pertinent pour mon examen de la présente affaire, qui demeure une demande de contrôle judiciaire de la décision initiale de la SPR.

B.  L’audience par contumace a entraîné un manquement à l’équité

(1)  Principes généraux

[20]  Je commencerai par traiter brièvement des expressions « iniquité procédurale » et « principes de justice naturelle ». Un manquement à l’équité procédurale ou à la justice naturelle peut justifier une mesure de redressement dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire : Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, art 18.1(4)b). Toutefois, la terminologie doit être brièvement clarifiée parce qu’une grande partie de la jurisprudence pertinente découle de demandes de réouverture d’une demande d’asile aux termes de l’article 62 des Règles de la SPR. Cette disposition permet à la SPR de rouvrir une instance seulement « si un manquement à un principe de justice naturelle est établi » : Règles de la SPR, art 62(6). Une disposition équivalente est prévue au paragraphe 49(6) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257.

[21]  Les règles de justice naturelle étaient traditionnellement considérées comme applicables à la prise de décisions « quasi judiciaires », alors qu’une « obligation d’équité » générale s’appliquait dans le domaine administratif ou exécutif : Nicholson c Haldimand‑Norfolk Regional Police Commissioners, [1979] 1 RCS 311 à la p. 324. Comme l’a expliqué le juge Diner de notre Cour dans la décision Huseen, les distinctions entre les deux ont été largement estompées dans la foulée de l’affaire Nicholson, de sorte que les expressions tendent maintenant à être utilisées de façon interchangeable : Huseen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 845 aux para 19–20. Ainsi, bien que les affaires découlant d’une demande de réouverture fassent souvent référence au déni de justice naturelle, j’utiliserai l’expression « équité procédurale » dans les présents motifs.

[22]  Comme le souligne M. Gomez Perez, l’un des éléments fondamentaux de l’équité procédurale est le « droit essentiel d’être entendu » : Huseen au para 36, citant Canada c Garber, 2008 CAF 53 au para 40; Vavilov au para 127; Matondo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 416 au para 18. Toutefois, il faut reconnaître que les principes d’équité procédurale ne confèrent pas un droit illimité d’être entendu, mais bien le droit à une possibilité raisonnable d’être entendu : voir A(LL) c B(A), [1995] 4 RCS 536 au para 27; Matondo au para 19, citant Cooper c The Wandsworth Board of Works (1863), 143 ER 414 à la p. 420. Lorsqu’une partie ne profite pas de cette possibilité ou que ses actions ou omissions l’empêchent de le faire, l’équité procédurale ne lui donne pas automatiquement le droit à une autre occasion de se faire entendre : Conseil des Canadiens avec déficiences c VIA Rail Canada Inc, 2007 CSC 15 aux para 238–245.

[23]  Par conséquent, notre Cour a refusé de conclure à un manquement à l’équité procédurale lorsqu’un demandeur a perdu la possibilité d’être entendu parce qu’il n’avait pas informé la SPR de sa nouvelle adresse et n’avait donc pas reçu d’avis de l’audience : Mendoza Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 924 aux para 8, 14; Gurgus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 9 aux para 7–11, 23–26. Comme l’a affirmé le juge Harrington, bien que la possibilité d’être entendu ait été perdue, le demandeur était « l’artisan de son propre malheur » : Mendoza Garcia au para 15.

[24]  Parallèlement, notre Cour a reconnu qu’une audience en l’absence de l’intéressé peut entraîner une iniquité procédurale, même si un demandeur d’asile n’a pas respecté une date limite ou ne s’est pas conformé à l’obligation de donner avis de ses nouvelles coordonnées, et même si la SPR n’avait aucun motif de s’interroger sur l’exactitude de l’information. Dans Andreoli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1111, la demanderesse avait informé une interprète d’un changement d’adresse et l’interprète avait dit qu’elle en informerait la SPR, mais elle ne l’a pas fait. Dans Matondo, aucun changement d’adresse n’avait été déposé, mais un conseil récemment nommé avait informé IRCC que le demandeur avait déménagé et avait demandé des renseignements supplémentaires. Dans Huseen, la demanderesse s’est présentée en personne à un bureau de la CISR pour indiquer un changement d’adresse et elle a cru que sa demande de changement de lieu d’audience suspendait la date limite de dépôt de son formulaire de fondement de la demande d’asile. Dans chaque cas, la Cour a annulé le refus de la SPR de rouvrir la demande pour des motifs d’équité procédurale.

[25]  De même, tant les Règles de la SPR que notre Cour ont reconnu que la représentation inadéquate par un conseil peut, dans de rares circonstances, équivaloir à une violation du droit à une audience équitable et à un manquement à l’équité procédurale, même si de telles questions ne découlent pas d’une faute ou d’un manquement de la part de la SPR : Règles de la SPR, art 62(4); Memari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1196 aux para 32–36; Shirwa c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 2 CF 51 (CA) aux p 60–64.

[26]  Ce qui ressort clairement des affaires précitées, c’est que l’inobservation d’obligations procédurales n’empêche pas automatiquement qu’un demandeur fasse l’objet d’une mesure de redressement pour des motifs d’équité, mais qu’à un certain moment, un demandeur sera considéré comme l’artisan de son propre malheur. La ligne de démarcation entre ces deux éventualités – et, donc, l’évaluation de l’équité procédurale – dépendra en grande partie de l’ensemble de la matrice factuelle et de la conduite du demandeur.

(2)  Application à la présente affaire

[27]  M. Gomez Perez a reçu un avis de la demande de constat de perte de l’asile soumise par le ministre avant de déménager. Se représentant lui‑même, il a présenté avec succès une demande de changement de lieu de l’audience, lequel est passé de Toronto à Vancouver en juillet 2015. Il a changé de numéro de téléphone en 2016 et d’adresse en 2017. Se représentant toujours lui‑même, il n’a pas avisé par écrit la SPR ou le ministre, mais il a avisé le bureau de la CISR à Vancouver en laissant un message vocal indiquant ses nouvelles coordonnées en 2017.

[28]  Les notes internes versées au DCT montrent que, lorsque l’avis de convocation envoyé à l’ancienne adresse de M. Gomez Perez a été retourné, la SPR a entrepris certaines démarches pour tenter de le retrouver. Un préposé à la mise au rôle de la SPR a envoyé un courriel au « service de vérification d’adresse de la SPR » pour demander s’il existait une adresse mise à jour. Un appel a été fait au numéro de téléphone cellulaire indiqué, mais le message de la boîte vocale à ce numéro était celui d’une femme qui parlait une autre langue, de sorte qu’aucun message n’a été laissé. La SPR a donc conclu qu’elle pouvait aller de l’avant avec l’audience et recueillir les observations du ministre quant à savoir si l’audience pouvait avoir lieu par contumace.

[29]  Pour cette raison, le ministre soutient que M. Gomez Perez est l’artisan de son propre malheur. Se fondant sur Mendoza Garcia et Gurgus, il affirme qu’aucune iniquité procédurale ne peut découler de l’absence de M. Gomez Perez à l’audience, alors que cette absence est attribuable à son défaut de se conformer à l’article 12 des Règles de la SPR en n’informant pas la SPR par écrit de son changement d’adresse.

[30]  Cette prétention a beaucoup de force persuasive. À cet égard, je rejette l’argument de M. Gomez Perez selon lequel la SPR avait une obligation positive de mener une enquête approfondie pour le retrouver, jusqu’au point de mobiliser les forces d’exécution de l’Agence des services frontaliers du Canada qui pourraient être utilisées pour retrouver une personne afin de l’appréhender. La SPR n’a pas cette obligation. Au contraire, l’article 12 des Règles de la SPR impose au défendeur, dans le cadre d’une demande de constat de perte de l’asile, l’obligation d’indiquer où il peut être contacté. Je ne peux pas non plus accepter l’argument de M. Gomez Perez selon lequel la SPR aurait dû laisser un message vocal à son ancien numéro de téléphone cellulaire et/ou appeler de nouveau ce numéro pendant l’audience. Outre les préoccupations au sujet du droit à la vie privée soulevées par le ministre concernant la communication de renseignements sur une demande d’asile dans une boîte vocale inconnue, il n’y avait absolument aucune preuve du fait que M. Gomez Perez était en contact avec la personne à laquelle le numéro de téléphone avait été assigné de sorte que rappeler ou laisser un message vocal aurait aidé d’une quelconque manière à le retrouver.

[31]  Fait important, toutefois, il semble que les nouvelles coordonnées de M. Gomez Perez aient été consignées après qu’il les eut fournies dans la boîte vocale de la CISR. Il a été contacté en mai 2019 au numéro qu’il avait laissé dans la boîte vocale, et on lui a demandé son adresse postale actuelle. Il n’y a aucune preuve quant aux motifs qui ont donné lieu à cet appel, bien qu’il semble que celui‑ci ait pu être lié à la lettre ultérieure informant M. Gomez Perez du rejet de sa demande de citoyenneté. M. Gomez Perez avait déménagé de nouveau après avoir laissé son message vocal en 2017, mais on ignore quelle adresse, le cas échéant, l’auteur de l’appel cherchait à mettre à jour.

[32]  En réponse à la preuve relative au message vocal de M. Gomez Perez et à l’appel qu’il a reçu en retour, le ministre a souligné les efforts déployés par la SPR qui sont décrits au paragraphe  [28] ci‑dessus. Toutefois, bien qu’il eût été possible de le faire, le ministre n’a produit aucune preuve ni aucun document se rapportant à l’appel téléphonique en retour ou pouvant expliquer comment IRCC avait pris connaissance du numéro de téléphone de M. Gomez Perez autrement que par le message vocal qu’il avait laissé en 2017. Le ministre n’a pas non plus produit de preuve ou d’explication au sujet de la pratique de la CISR dans les cas où les coordonnées sont laissées dans un message vocal, de la manière, le cas échéant, dont ces renseignements sont conservés, de la mesure dans laquelle ces renseignements sont accessibles entre la CISR et IRCC, ni de la manière, le cas échéant, dont la SPR pouvait avoir accès à ces renseignements ou les obtenir.

[33]  Le ministre a fait des observations indiquant qu’IRCC est une vaste organisation et soulignant la séparation nécessaire de la CISR par rapport aux autres opérations d’IRCC, en raison de ses fonctions décisionnelles. Toutefois, la preuve indique que les coordonnées ont été laissées à la CISR et que le numéro de téléphone a ensuite été utilisé pour communiquer avec M. Gomez Perez. En l’absence d’autres éléments de preuve et avec une certaine impression d’accorder le bénéfice du doute à M. Gomez Perez, puisqu’il ne peut pas présenter lui‑même d’éléments de preuve concernant les pratiques internes de la CISR ou d’IRCC, je conclus que le nouveau numéro de téléphone cellulaire de M. Gomez Perez a été consigné sous une forme ou une autre, et d’une manière qui pouvait être accessible par la SPR. Même si l’information contenue dans le DCT montre que la SPR a pris des mesures pour retrouver M. Gomez Perez, je ne suis pas convaincu qu’elle montre que M. Gomez Perez ne pouvait pas raisonnablement être contacté. Dans ces circonstances factuelles certes inhabituelles, je conclus que la tenue de l’audience par contumace a entraîné une iniquité procédurale pour M. Gomez Perez et que celui‑ci devrait avoir la possibilité de répondre sur le fond à la demande de constat de perte de l’asile soumise par le ministre.

[34]  Je m’empresse de souligner que cette conclusion ne doit pas être considérée comme une indication du fait qu’il suffit de laisser un message vocal pour satisfaire à l’obligation prévue à l’article 12 des Règles de la SPR, ni du fait que le défaut de se conformer à cette obligation ne peut pas faire en sorte qu’un demandeur soit considéré comme l’artisan de son propre malheur s’il ne reçoit pas un avis d’audience. Ma conclusion se fonde sur les circonstances particulières de la présente affaire, où la preuve révèle que le message vocal laissé par M. Gomez Perez alors qu’il se représentait lui‑même a effectivement transmis ses nouvelles coordonnées d’une manière qui permettait que l’on communique avec lui, mais que la SPR n’a pu, pour une raison inconnue, obtenir ou utiliser ces renseignements pour communiquer avec lui afin de lui fournir les détails de l’audience.

IV.  Conclusion

[35]  La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie. La décision rendue le 15 février 2018 par la SPR est annulée et la demande de cessation de l’asile de M. Gomez Perez soumise par le ministre est renvoyée pour nouvelle décision par un tribunal différemment constitué de la SPR.

[36]  Aucune partie n’a proposé de question à certifier. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑5461‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande de cessation d’asile de M. Gomez Perez soumise par le ministre est renvoyée pour nouvelle décision par un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5164‑19

 

INTITULÉ :

ISAEL DAVID GOMEZ PEREZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

 

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 8 JUILLET 2020 À OTTAWA (ONTARIO) (COUR) ET CALGARY (ALBERTA) (PARTIES)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 21 décembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Sania Chaudhry

Pour le demandeur

 

David Shiroky

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sania Chaudhry

Calgary (Alberta)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

Pour le défendeur

 

 

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