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Date : 20200922


Dossier : IMM‑2028‑19

Référence : 2020 CF 919

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 septembre 2020

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

DEMAR LYNFORD DWYER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Dans la présente affaire, le demandeur, M. Demar Lynford Dwyer, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du 4 avril 2019 par laquelle l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a rejeté sa demande de report de son renvoi du Canada [la décision].

[2] La présente affaire a été instruite conjointement avec celle du dossier IMM‑4518‑19, dans laquelle M. Dwyer sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du 30 mai 2019 par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] a rejeté, sur le fondement du principe de l’autorité de la chose jugée, sa deuxième demande visant à rouvrir l’appel interjeté à l’égard de la mesure de renvoi prise contre lui. Le désistement de l’appel initial interjeté par M. Dwyer à l’encontre de la mesure de renvoi a été prononcé le 2 novembre 2015 et sa première demande visant à rouvrir son appel a été rejetée par la SAI le 6 décembre 2016.

[3] Pour les motifs exposés ci‑dessous, je rejette la demande contrôle judiciaire de M. Dwyer.

II. Contexte

A. Les faits

[4] M. Dwyer est un citoyen de la Jamaïque; il est arrivé au Canada en décembre 2000 à l’âge de 14 ans, ayant été parrainé à titre de résident permanent par sa mère.

[5] M. Dwyer a un passé mouvementé en matière d’immigration au Canada, que je décris ci‑dessous :

  • Mars 2006 – À l’âge de 20 ans, M. Dwyer a été accusé de tentative de meurtre et a plaidé coupable à l’infraction moindre et incluse de voies de fait graves en octobre 2006.

  • Décembre 2006 – En raison de la déclaration de culpabilité prononcée contre lui en octobre 2006, M. Dwyer a été déclaré interdit de territoire au Canada pour grande criminalité et une mesure d’expulsion a été prise contre lui; il était tenu de signaler tout changement d’adresse résidentielle. Il a interjeté appel de cette décision devant la SAI.

  • Septembre 2007 – Alors que M. Dwyer attendait l’instruction de son appel, six autres accusations ont été portées contre lui, notamment pour voies de fait et pour des infractions liées aux armes.

  • Juin 2008 – M. Dwyer a comparu au cours d’une audience de vive voix devant la SAI, qui a décidé de surseoir à l’appel jusqu’à la tenue de son procès au criminel.

  • Juin 2010 – M. Dwyer a comparu à une autre audience devant la SAI, qui a à nouveau décidé de surseoir à son appel, cette fois pour une autre période de quatre ans, sous réserve de l’obligation de se présenter régulièrement aux autorités, jusqu’à l’issue de son procès au criminel.

  • Avril 2014 – Après le délai de quatre ans, la SAI a avisé M. Dwyer qu’elle réexaminerait le sursis de son appel et l’a invité plus tard à comparaître à une audience pour traiter de cette question.

  • Octobre 2014 – M. Dwyer a comparu devant la SAI sur la question du réexamen du sursis de son appel; cependant, à ce moment‑là, deux autres déclarations de culpabilité s’étaient ajoutées à son dossier et plusieurs autres accusations étaient toujours en instance. La SAI a prolongé d’un an le sursis de l’appel de M. Dwyer, aux mêmes conditions, jusqu’à l’issue de son procès au criminel. L’adresse de M. Dwyer qui figurait au dossier de la SAI à l’époque était le 746, avenue Midland, app.115, à Toronto.

  • 18 mars 2015 et 16 septembre 2015 – M. Dwyer s’est présenté au Centre de contrôle des cautionnements de l’ASFC, comme il était tenu de le faire. À deux occasions, il a indiqué que son adresse résidentielle était le 141, avenue Stephenson, unité 19, à Toronto.

  • 18 septembre 2015 – La SAI a envoyé à M. Dwyer un avis de convocation à une audience fixée au 9 octobre 2015 concernant le réexamen du sursis de son appel. L’avis d’audience a été envoyé à la plus récente adresse résidentielle qu’il avait fournie à la SAI, soit le 746, avenue Midland, app. 115, à Toronto, ainsi qu’à son avocat. La copie de l’avis envoyée à son adresse résidentielle a été retournée à l’expéditeur avec la mention « non livré ».

  • 2 octobre 2015 – L’avocat de M. Dwyer a envoyé à la SAI une lettre dans laquelle il accusait réception de l’avis de convocation, mais ajoutait qu’il n’avait pas été en mesure de joindre M. Dwyer ou la mère de celui‑ci aux numéros de téléphone qui étaient inscrits dans son dossier, puisque ces numéros n’étaient pas [traduction] « accessibles ».

  • 2 novembre 2015 – La SAI a prononcé le désistement de l’appel de M. Dwyer. L’avis de la décision a été envoyé à l’adresse de M. Dwyer sur l’avenue Midland, mais il a été retourné à l’expéditeur avec la mention « non livré ».

  • 19 novembre 2015 – Un mandat d’arrestation a été décerné contre M. Dwyer. Selon les indications du mandat, M. Dwyer était détenu au Centre de détention du Sud de Toronto jusqu’à ce qu’une date d’audience soit fixée relativement à une accusation de trafic d’armes. Il était peu probable que M. Dwyer puisse comparaître en vue de son renvoi une fois qu’il serait sorti de prison.

  • 8 décembre 2015 – Sur la foi du mandat, M. Dwyer a été arrêté au Centre de détention du Sud de Toronto. Au cours du même mois, M. Dwyer a également été informé de la possibilité de présenter une demande d’examen des risques avant renvoi [la demande d’ERAR], ce qu’il a fait.

  • Février 2016 – La demande d’ERAR de M. Dwyer a été rejetée; il a été conclu qu’il ne serait pas exposé à un risque s’il était renvoyé en Jamaïque.

  • 30 septembre 2016 – Libéré sous caution depuis juillet 2016, M. Dwyer a présenté une demande de réouverture de son appel devant la SAI.

  • 6 décembre 2016 – La SAI a rejeté la demande de M. Dwyer visant à rouvrir son appel au motif qu’il n’avait pas mis à jour son adresse résidentielle. La SAI a également conclu qu’elle n’avait pas manqué à un principe de justice naturelle en prononçant le désistement de l’appel et, par conséquent, qu’aucun motif ne justifiait la réouverture de l’appel.

  • 10 janvier 2017 – M. Dwyer a déposé une demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision de la SAI de ne pas autoriser la réouverture de son appel. La Cour fédérale a rejeté la demande d’autorisation en avril 2017. La deuxième demande de M. Dwyer visant à rouvrir son appel devant la SAI fait l’objet de la demande connexe dans le dossier IMM‑4518‑19 que j’ai instruite en même temps que la présente demande de contrôle judiciaire.

  • 10 janvier 2018 – Un an plus tard, M. Dwyer, qui avait précédemment été convoqué à une rencontre avec l’ASFC fixée au 1er février 2018 afin de prendre des dispositions pour son renvoi du Canada, a déposé une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH). Cette demande est toujours en instance.

  • 15 janvier 2019 – Un an après le dépôt de sa demande CH, M. Dwyer a été sommé de rencontrer l’AFSC afin de prendre des dispositions en vue de son renvoi du Canada.

  • 4 mars 2019 – Après une série de demandes que M. Dwyer a présentées afin d’obtenir plus de temps pour prendre les dispositions nécessaires en vue de son renvoi, l’ASFC a communiqué à M. Dwyer une directive lui enjoignant de se présenter en vue de son renvoi le 13 mars 2019.

  • 5 mars 2019 – M. Dwyer a soutenu à nouveau qu’il n’avait pas eu suffisamment de temps pour se préparer en vue de son renvoi et a demandé un autre délai de 60 à 90 jours afin de terminer ses préparatifs et de passer du temps avec sa famille. Son renvoi a été reporté au 15 avril 2019 et M. Dwyer a reçu la directive de se présenter pour son renvoi ce jour‑là.

  • 13 mars 2019 – M. Dwyer a à nouveau demandé le report de son renvoi du Canada en raison de la naissance imminente de son quatrième enfant (qui devait survenir environ quatre semaines après la date fixée pour le renvoi); il a également invoqué l’intérêt supérieur de ses trois (à l’époque) enfants, son état de santé ainsi que sa demande CH en instance.

  • 27 mars 2019 – M. Dwyer a déposé une requête auprès de la Cour fédérale afin d’obtenir un sursis à son renvoi du Canada.

  • 4 avril 2019 – L’agent chargé du renvoi a refusé la demande de report du renvoi de M. Dwyer; la présente demande de contrôle judiciaire concerne cette décision.

  • 10 avril 2019 – La Cour a accueilli la requête de M. Dwyer et ordonné le sursis de son renvoi jusqu’à l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire portant sur la décision relative au report.

[6] Comme je l’ai mentionné plus haut, à la date de l’audience tenue devant moi dans la présente affaire, aucune décision n’avait encore été rendue au sujet de la demande CH en instance qui avait été déposée le 10 janvier 2018 par M. Dwyer.

B. Le cadre législatif pertinent

[7] L’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], est ainsi libellé :

Mesure de renvoi

 

Enforceable removal order

48(1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

 

48(1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

 

Conséquence

 

Effect

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être exécutée dès que possible.

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and the order must be enforced as soon as possible.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[8] L’agent a souligné que le pouvoir discrétionnaire dont dispose l’agent d’exécution pour reporter un renvoi est très limité et que, même s’il choisit d’exercer ce pouvoir discrétionnaire, il doit alors le faire tout en poursuivant l’exécution de la mesure de renvoi dès que possible.

[9] L’agent a ajouté que la LIPR ne contient pas de dispositions permettant de surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi en raison de l’existence d’une demande CH en instance, qu’une période allant jusqu’à 31 mois peut s’écouler avant la réception d’une décision sur cette demande, que M. Dwyer n’avait pas présenté une preuve suffisante pour démontrer qu’une décision sur sa demande CH était imminente et que cette demande n’est pas censée constituer un obstacle au renvoi.

[10] L’agent a souligné que l’examen, dans l’exercice de ses fonctions, des considérations invoquées par M. Dwyer et du report du renvoi vise [traduction] « à surmonter ou à régler des empêchements pratiques temporaires et non à permettre un sursis à long terme ». Après avoir énuméré quelques‑unes des considérations que M. Dwyer avait invoquées au soutien de sa demande de report, l’agent a finalement conclu que ces facteurs n’étaient pas suffisants pour permettre un sursis au renvoi du Canada ou un report d’un tel renvoi. L’agent a reconnu que le renvoi de M. Dwyer du Canada [traduction] « pourrait nécessiter une certaine période d’ajustements » de sa part, mais a ajouté qu’il est capable de prendre des décisions responsables et qu’il était au courant depuis quelque temps déjà de la mesure de renvoi prise contre lui, de sorte qu’il avait eu le temps de s’y préparer.

[11] Il appert de la décision que l’intérêt supérieur des enfants a été examiné sous l’angle du renvoi de M. Dwyer. L’agent a souligné qu’il était réceptif, attentif et sensible à la situation des enfants, y compris les nièces et neveux de M. Dwyer (dont l’un est décédé d’un cancer depuis) et ses propres enfants, qu’ils resteront avec leurs mères et leurs parents, dont ils recevront amour et soutien, et qu’ils ont tous un statut au Canada.

[12] Selon l’agent, M. Dwyer continuera à avoir des contacts avec les enfants par différents moyens et la preuve n’était pas suffisante pour démontrer qu’il ne serait pas ultimement en mesure de maintenir ces contacts avec les enfants s’il était renvoyé du Canada. L’agent a également conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que les enfants ne seraient pas en mesure d’aller voir leur père en Jamaïque ou que M. Dwyer ne pourrait pas présenter un jour une demande de visa afin de revenir au Canada.

[13] L’agent a souligné que la mère de M. Dwyer souffre de diabète et de problèmes de vision, et que M. Dwyer était la principale personne qui s’occupait d’elle. Cependant, la mère de M. Dwyer a un statut au Canada et peut obtenir les soins médicaux et l’aide sociale auxquels tous les Canadiens ont accès. L’agent a ajouté que la preuve présentée à ce sujet était insuffisante.

[14] L’agent a ensuite exposé en détail les problèmes d’ordre médical que M. Dwyer avait invoqués dans sa demande de report; il a reconnu que M. Dwyer souffre d’anémie falciforme depuis sa naissance et que, même s’il soutient qu’il ne peut obtenir les médicaments nécessaires pour traiter ce problème de santé en Jamaïque, il avait reçu des traitements à cette fin lorsqu’il vivait encore là‑bas. L’agent a conclu que la preuve ne suffisait pas à établir que M. Dwyer n’aurait accès à aucun autre médicament ou forme de traitement pour cette maladie en Jamaïque. L’agent a également mentionné que cette maladie est relativement répandue en Jamaïque et que des traitements et des soins médicaux sont disponibles là‑bas pour les personnes qui en sont atteintes. De plus, la question de l’anémie falciforme dont souffre M. Dwyer a déjà été examinée dans la décision défavorable rendue au sujet de la demande d’ERAR qu’il avait présentée.

[15] L’agent a également mentionné que M. Dwyer avait reçu un diagnostic d’usure des os de la hanche et de la colonne vertébrale et qu’il était traité pour ces problèmes, mais que la preuve ne suffisait pas pour établir qu’il n’aurait pas accès à ces traitements en Jamaïque.

[16] L’agent a également examiné les problèmes psychologiques de M. Dwyer et conclu que le rapport du 4 décembre 2017 du Dr Pilowsky avait été préparé à des fins d’immigration et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que le [traduction] « préjudice psychologique excessif et injustifié » qu’occasionnerait son retour en Jamaïque ne pourrait être traité adéquatement là‑bas.

[17] L’agent, qui a [traduction] « tenu compte de l’article concernant la criminalité et la situation socioéconomique en Jamaïque », un sujet qui a également été traité dans la décision relative à la demande d’ERAR, a aussi examiné les difficultés et les risques auxquels M. Dwyer était exposé, notamment sur le plan de l’emploi et de l’établissement de relations. L’agent a mentionné que la preuve ne suffisait pas à démontrer que M. Dwyer ne serait pas en mesure de se trouver un emploi en Jamaïque et de subvenir à ses besoins, étant donné, surtout, qu’il a acquis de nombreuses compétences transférables dans le domaine de la construction au Canada.

[18] L’agent a ensuite passé en revue les antécédents criminels de M. Dwyer et souligné que celui‑ci avait eu de nombreuses occasions de se préparer en vue de son renvoi du Canada. Plus précisément, l’agent a souligné que M. Dwyer avait déjà obtenu un report de 30 jours de son renvoi et conclu que, dans l’ensemble, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve justifiant un nouveau report du renvoi de M. Dwyer.

IV. Les questions en litige

[19] M. Dwyer soulève les cinq questions suivantes, qui concernent le caractère raisonnable de la décision :

  • L’agent a‑t‑il omis de se pencher de façon adéquate sur la naissance imminente du quatrième enfant de M. Dwyer?

  • L’agent a‑t‑il omis d’évaluer adéquatement l’intérêt supérieur des enfants dans l’ensemble?

  • L’agent a‑t‑il commis une erreur en entravant l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

  • L’agent a‑t‑il commis une erreur en mettant l’accent sur le délai d’attente d’une décision relative à une demande CH?

  • L’agent a‑t‑il omis d’examiner de façon adéquate l’évaluation psychologique et médicale de M. Dwyer?

V. La norme de contrôle applicable

[20] La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent chargé du renvoi de refuser le report du renvoi d’un demandeur est la norme de la décision raisonnable (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311 au para 25 [Baron]).

VI. Analyse

[21] M. Dwyer avait demandé un report de quatre semaines afin de pouvoir assister à la naissance de son quatrième enfant. Subsidiairement, il a demandé un report jusqu’à ce que sa demande CH soit tranchée. Il a également soutenu que l’intérêt supérieur de son enfant à naître, de ses autres enfants et de ses nièces et neveux favorisait le report de son renvoi.

[22] Dans le cadre du régime de renvoi, le rôle de l’agent de renvoi consiste à décider non pas si l’intéressé a le droit de vivre au Canada, mais plutôt quand il doit quitter le Canada (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 174 DLR (4th) 193 aux p 211 et 212 [Baker]; Williams c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 274, [2011] 3 RCF 198 aux para 30 à 35 [Williams]). Les agents chargés des renvois examinent principalement les aspects pratiques du départ de l’intéressé, c’est‑à‑dire les coûts, les documents de voyage ou les circonstances impérieuses, et ont un pouvoir discrétionnaire limité en matière de report du renvoi.

A. L’agent a‑t‑il omis de se pencher de façon adéquate sur la naissance imminente du quatrième enfant de M. Dwyer?

[23] M. Dwyer soutient que l’agent a simplement mentionné la naissance imminente du quatrième enfant de M. Dwyer dans la décision, sans examiner la façon dont cette naissance pourrait toucher la décision relative au report du renvoi.

[24] Le défendeur souligne que toute question concernant la naissance du quatrième enfant de M. Dwyer est théorique, puisque l’enfant est né maintenant. De plus, étant donné qu’aucun élément de preuve ne provenait de la mère de cet enfant (qui n’est pas l’épouse actuelle de M. Dwyer, soit la mère de ses deuxième et troisième enfants, ni la mère de son premier enfant), la preuve ne permet pas de dire que son renvoi toucherait de quelque façon que ce soit l’enfant après la naissance.

[25] Je conviens avec le défendeur que la façon dont l’agent a examiné la question de l’enfant à naître est théorique aujourd’hui. M. Dwyer fait valoir que la présente affaire ne porte pas sur des faits uniques et que, eu égard à l’importance de la question concernant l’enfant à naître, je devrais l’examiner. Je n’en suis pas convaincu, et je ne puis donc voir pourquoi je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire de façon à examiner cette question (Forde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1029 aux para 48–49 [Forde]; Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 (CSC) à la p 353; Doucet‑Boudreau c Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 RCS 3 au para 17; Baron au para 44).

[26] Je conviens, comme l’a souligné le juge Barnes dans la décision Kaur c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 549 au paragraphe 5 [Kaur], qu’« [u]ne grossesse et la naissance probable d’un enfant sont pertinentes et, dans de nombreux cas, constituent des faits convaincants qui doivent être pris en compte […] »; cependant, tel n’est pas le cas en l’espèce. Cela étant dit, la situation examinée dans l’affaire Kaur ne portait pas sur le report d’une mesure de renvoi, à l’égard duquel l’agent de renvoi dispose d’un pouvoir discrétionnaire très limité.

[27] En tout état de cause, la grossesse ne justifie pas à elle seule un report du renvoi (Hwara c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1035), et M. Dwyer n’a pas établi l’existence de circonstances « spéciales ou impérieuses » qui sont liées à la grossesse et qui militent en faveur de l’octroi de sa demande de report (Domingo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 425 aux para 50–51 [Domingo]).

[28] Cela étant dit, afin de dissiper tout doute que pourrait avoir M. Dwyer, je souligne que cela ne signifie pas que la présente demande est théorique dans l’ensemble, même s’il avait demandé au départ un sursis de quatre semaines seulement; je conviens qu’un litige actuel subsiste entre les parties, notamment la demande CH en instance et les autres questions soulevées à l’appui de la présente demande (Baron au para 45).

B. L’agent a‑t‑il omis d’évaluer adéquatement l’intérêt supérieur des enfants dans l’ensemble?

[29] Je dois d’abord souligner que, même si l’obligation de l’agent de renvoi de tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants est minime (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Varga), 2006 CAF 394, [2007] 4 RCF 3 au para 16), l’agent doit néanmoins se montrer « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants à court terme (Baker au para 75; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 RCF 229 au para 61 [Lewis]; Ismail c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 845 au para 15 [Ismail]).

[30] De plus, le fait qu’un enfant n’était pas encore né à la date de la demande de report ne fait pas disparaître l’obligation de l’agent de procéder à l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant à court terme (Hamzai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1108 au para 33; Ismail au para 17); cependant, l’agent chargé du renvoi n’est pas tenu de prendre en compte l’intérêt supérieur d’un enfant à naître lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, le demandeur n’a soulevé aucun intérêt à court terme à l’égard de cet enfant (Ren c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1345 au para 41).

[31] M. Dwyer soutient que l’agent n’a pas bien saisi la situation de son épouse et de leurs deux enfants, qui dépendent entièrement de lui sur le plan financier, ou encore celle de sa sœur, qui a fourni une lettre attestant comment M. Dwyer lui est venu en aide à elle, qui est une mère célibataire, et a tenu le rôle de père auprès de ses deux enfants (comme je l’ai mentionné plus haut, le neveu de M. Dwyer a depuis succombé à un cancer à l’âge de cinq ans).

[32] M. Dwyer soutient que l’agent n’a manifesté qu’un [traduction] « intérêt de pure forme » à l’égard de l’intérêt supérieur des enfants à court terme dans l’ensemble et qu’il ne suffit pas que l’agent « reconnaisse » et « remarque » les éléments de preuve à ce sujet; il doit analyser la preuve (Acevedo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 401 au para 35; Ismail au para 15).

[33] M. Dwyer ajoute que la conclusion de l’agent selon laquelle les enfants seront avec leurs mères, qu’ils ont la citoyenneté canadienne et qu’ils peuvent rester en contact avec lui et venir le voir en Jamaïque fait abstraction de la preuve dont l’agent était saisi. M. Dwyer souligne que la Jamaïque est l’un des endroits où les taux de meurtre sont les plus élevés au monde et que, pour cette raison, il est peu probable que ses enfants iront le voir s’il est contraint de quitter le Canada.

[34] En clair, dans la présente affaire, M. Dwyer n’a soulevé aucun intérêt à court terme à l’égard des enfants (ses nièces, ses neveux, ses enfants ou son enfant à naître) dans la demande de report (Forde aux para 52 à 62); cet intérêt a été mentionné dans les lettres de l’épouse et de la sœur de M. Dwyer.

[35] Quoi qu’il en soit, je ne suis pas d’accord avec M. Dwyer.

[36] D’abord, il ne s’agit pas ici d’une situation où les enfants eux‑mêmes sont expulsés, comme c’était le cas dans l’affaire Schleicher c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 482, [2018] 1 RCF 141 au paragraphe 39. L’agent n’a pas [traduction] « omis d’évaluer l’intérêt supérieur des enfants ». Je conviens que l’agent chargé du renvoi doit se montrer « réceptif, attentif et sensible » aux besoins à court terme des enfants touchés par un renvoi (Lewis au para 88), cependant, aucun élément de preuve n’indique que l’agent ne l’a pas fait en l’espèce.

[37] En ce qui a trait aux lettres de l’épouse et de la sœur de M. Dwyer, je souligne qu’elles sont toutes les deux datées d’octobre 2017, ce qui remonte à environ trois mois avant le dépôt par M. Dwyer de sa demande CH. Les lettres n’ont pas été mises à jour. Je soulève la question, car je me demande jusqu’à quel point les sentiments exprimés dans la lettre de son épouse sont encore les mêmes aujourd’hui, étant donné que peu après, une autre femme a donné naissance au quatrième enfant de M. Dwyer et que cette femme n’a apparemment déposé aucune lettre de soutien à son égard.

[38] En ce qui concerne la sœur de M. Dwyer, bien que les efforts que ce dernier a déployés pour lui venir en aide soient louables, l’agent est présumé avoir tenu compte de la lettre et je ne puis voir dans celle‑ci aucun élément qui contredit directement l’une ou l’autre des conclusions qu’il a tirées dans sa décision (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF)).

[39] En tout état de cause, les préoccupations exprimées par l’épouse et la sœur de M. Dwyer ne peuvent pas vraiment être considérées comme des intérêts à court terme militant en faveur d’un report de la mesure de renvoi.

[40] Je conviens que l’agent de renvoi doit tenir compte de la souffrance émotionnelle que subiront les enfants en cas de renvoi d’un parent; l’agent de renvoi qui évoque simplement la présence d’un autre parent avec les enfants au Canada pour laisser entendre que ceux‑ci recevront les soins minimaux requis n’est pas « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants (Bozik c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 69 au para 14).

[41] Cependant, à mon avis, l’agent a examiné les conséquences qu’aurait le renvoi de M. Dwyer pour les enfants. Étant donné que deux des quatre enfants en question ne restent pas avec M. Dwyer (en supposant qu’il vit toujours avec son épouse), et que ni ses nièces et neveux ne vivent avec lui, il était certainement loisible à l’agent d’en arriver à la conclusion suivante :

[traduction]

[…] les enfants resteront avec leurs mères et leurs parents, étant donné qu’ils ont un statut au Canada. Même si je reconnais que M. Demar Lynford Dwyer souhaiterait maintenir ses relations avec tous les enfants, ceux‑ci resteront avec leurs mères et leurs parents, dont ils ont l’amour et le soutien […] J’estime que, grâce à l’amour et au soutien de leurs mères et de leurs parents, les enfants auront toutes les possibilités de devenir des personnes indépendantes, capables et bienveillantes.

[…] Je souligne que son renvoi pourrait occasionner des difficultés aux membres de sa famille et qu’ils seraient séparés. Je souligne toutefois que les éléments de preuve présentés […] qui justifieraient un report du renvoi du Canada étaient insuffisants.

[42] Mentionnant la décision Nguyen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 225, le juge en chef a souligné, dans la décision Forde, que les difficultés et perturbations causées à la vie familiale font partie des conséquences négatives que subissent habituellement les enfants qui restent au Canada après le renvoi d’un parent, mais que ces conséquences ne justifient généralement pas le report du renvoi. Ce sera particulièrement le cas dans des circonstances où le parent qui est exposé au renvoi présente un risque pour la sécurité publique (Forde au para 60). C’est certainement le cas en l’espèce.

[43] Enfin, M. Dwyer invoque la décision Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1359 au paragraphe 16 [Baptiste], à l’appui de la proposition selon laquelle l’intérêt supérieur d’un enfant, particulièrement un enfant en bas âge, commande que les parents aient l’occasion raisonnable de déterminer le meilleur moyen de réagir à la séparation brusque et de s’assurer que des mesures d’adaptation adéquates sont en place pour les enfants.

[44] Je souscris aux observations formulées dans la décision Baptiste; cependant, dans la présente affaire, M. Dwyer n’est pas renvoyé et éloigné de ses enfants à trois semaines d’avis seulement. Même lorsque je ne tiens pas compte pour l’instant du fait que la première mesure de renvoi prise contre lui remonte à décembre 2014, les dernières démarches visant à le renvoyer du Canada ont été amorcées le 15 janvier 2019, lorsqu’il a été convoqué à une rencontre avec l’ASFC la semaine suivante afin de prendre des mesures en vue de son renvoi. Il a obtenu une série de reports et réussi à faire examiner plusieurs fois des demandes de report avant de recevoir finalement un avis le sommant de se présenter en vue de son renvoi le 15 avril 2019.

[45] M. Dwyer a également soutenu que ses ressources financières limitées et le fait qu’il avait besoin de plus de temps pour se trouver un endroit où vivre en Jamaïque militaient en faveur d’un autre report de son renvoi. À mon avis, compte tenu notamment de ses antécédents en matière d’immigration, un délai de trois mois n’était pas déraisonnable dans les circonstances dans lesquelles M. Dwyer se trouvait, y compris en ce qui a trait aux enfants.

[46] Bref, je suis convaincu que l’agent a examiné la question de l’intérêt supérieur des enfants – non seulement celui des enfants de M. Dwyer, mais également celui de ses nièces et de ses neveux – dans l’ensemble. Je ne vois aucun élément déraisonnable dans les conclusions de l’agent sur cette question. Malgré le fait que l’agent aurait pu mener une analyse plus approfondie, ses conclusions sur cette question sont néanmoins défendables, « compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 101).

C. L’agent a‑t‑il commis une erreur en entravant l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

[47] M. Dwyer soutient que la question de l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent est liée à celle de la naissance de son quatrième enfant. Étant donné que cette question est devenue théorique et qu’il n’y a aucune raison impérieuse pour laquelle je devrais néanmoins l’examiner dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, il n’est pas nécessaire que je réponde à cette troisième question.

D. L’agent a‑t‑il commis une erreur en mettant l’accent sur le délai d’attente d’une décision relative à une demande CH?

[48] L’agent de renvoi possède un pouvoir discrétionnaire très limité et, en général, une demande CH en instance n’est pas suffisante pour annuler une mesure de renvoi ou en reporter l’exécution, parce que le demandeur pourra être réadmis au Canada plus tard si sa demande CH est accueillie (Baron aux para 50, 51 et 69). La Cour doit conserver à l’esprit le fait que le défendeur a l’obligation, aux termes de l’article 48 de la Loi, d’exécuter une mesure de renvoi valide, qu’il possède un pouvoir discrétionnaire restreint quant au choix de la date de ce renvoi et qu’une demande CH en instance ne justifiera pas un report, à moins qu’elle ne soit fondée sur une menace à la sécurité personnelle (Baron aux para 49 et 51; Sorubarani c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 382 au para 24 [Sorubarani]).

[49] Ce n’est que lorsque des « considérations particulières » peuvent être invoquées qu’une demande CH qui n’est pas fondée sur une menace à la sécurité personnelle peut justifier le report d’une mesure de renvoi. Au nombre de ces considérations particulières figure la situation où la demande CH a été présentée en temps opportun, mais n’a pas été tranchée à cause d’un arriéré (Williams aux para 35 et 36).

[50] L’agent de renvoi devrait examiner les circonstances liées à la demande CH et les répercussions qu’elle pourrait avoir sur la mesure de renvoi. Bref, l’agent de renvoi doit chercher à savoir (i) si la demande CH a été présentée en temps opportun et (ii) si c’est en raison d’un arriéré imputable au ministère qu’elle n’a pas été tranchée. Comme l’a souligné le juge Zinn, « ce n’est que lorsqu’il répond par l’affirmative à ces deux questions que l’agent examine s’il est justifié de reporter le renvoi » (Williams au para 38).

[51] Dans la présente affaire, l’agent chargé du renvoi n’a pas précisément examiné la question de savoir si la demande CH de M. Dwyer a été déposée en temps opportun, ni si un arriéré dans le système d’évaluation des demandes de cette nature a causé un retard quelconque. L’agent de renvoi a simplement formulé les observations suivantes :

[traduction]

Je souligne que M. Demar Lynford DWYER a présenté sa demande CH à IRCC le 10 janvier 2018 et que cette demande est actuellement en instance […] Bien que j’aie tenu compte du fait que M. Demar Lynford DWYER a présenté sa demande CH, je souligne que, dans le site Web de CIC [adresse du site Web], il est mentionné que le délai de traitement des demandes présentées depuis le Canada dans la catégorie des motifs d’ordre humanitaire peut atteindre 31 mois. Je souligne qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que la décision sur cette demande est imminente. J’ajoute que la présentation d’une demande CH à IRCC n’est pas censée constituer un obstacle au renvoi.

[Non souligné dans l’original.]

[52] L’agent a cité deux documents qui présentent des orientations sur cette question :

Guide d’instructions 5291 (Demande de résidence permanente depuis le Canada – Considérations d’ordre humanitaire, chapitre IP 5 – 3.2) :

Si vous soumettez une demande de résidence permanente pour circonstances d’ordre humanitaire et que vous êtes sous le coup d’une mesure de renvoi, la demande n’empêchera pas votre renvoi du Canada. Vous devez quitter le pays à la date prévue. Nous continuerons de traiter votre demande et nous vous informerons de la décision par écrit.

Guide sur le traitement des demandes au Canada, chapitre 5 :

5.24 Demandeurs visés par une mesure de renvoi

La personne visée par une mesure de renvoi qui présente une demande CH et paie les frais exigibles a le droit d’obtenir une décision sur cette demande. Toutefois, on ne pourra surseoir au renvoi que si une évaluation favorable a été faite à l’étape 1 (R233).

ET

L’évaluation de l’étape I ne peut être terminée avant le renvoi.

Si l’évaluation de l’étape I ne peut être terminée avant le renvoi [de M. Dwyer] du Canada, elle le sera après le renvoi et la décision sera communiquée au demandeur.

[53] Après avoir souligné qu’il n’avait pas [traduction] « compétence pour procéder à une évaluation complémentaire des motifs d’ordre humanitaire », l’agent a mentionné qu’il avait [traduction] « examiné les considérations spécifiques invoquées dans la demande de report en conservant à l’esprit le fait que le report d’une mesure de renvoi vise à régler des empêchements pratiques temporaires et ne se veut pas un sursis à long terme ».

[54] L’agent a mentionné les éléments de preuve dont il a tenu compte pour examiner cette question, notamment les déclarations d’appui à l’endroit de M. Dwyer, le fait qu’il a des amis et de la famille au Canada et qu’il souhaite continuer à s’améliorer et à améliorer sa vie ici au Canada, ainsi que ses antécédents en matière d’immigration, mais a conclu en fin de compte que, même si le renvoi du Canada [traduction] « pourra nécessiter des ajustements pendant un certain temps de [la] part de [M. Dwyer], il est un adulte et un père de quatre enfants qui est capable de prendre des décisions responsables ». L’agent a également fait remarquer que M. Dwyer [TRADUCTION] « était au courant depuis bien des années de son renvoi, étant donné qu’une mesure de renvoi a été prise contre lui et qu’il a eu beaucoup de temps pour s’y préparer ».

[55] Au soutien de son argument selon lequel la décision de l’agent était déraisonnable, M. Dwyer invoque principalement l’observation suivante de l’agent : [traduction] « Je souligne que, sur le site Web de CIC [adresse du site Web], il est mentionné que le délai de traitement des demandes présentées depuis le Canada au titre de la catégorie des motifs d’ordre humanitaire peut atteindre 31 mois. Je souligne qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que la décision sur cette demande est imminente ».

[56] M. Dwyer soutient que le critère de base à appliquer aux fins de l’évaluation n’est pas la question de savoir si la décision relative à la demande CH était imminente, mais plutôt de savoir si cette demande a été déposée en temps opportun (Katwaru c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 1045 aux para 30–35, et Laguto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1111 au para 35), parce que le dépôt de la demande relève du contrôle de M. Dwyer, tandis que l’imminence de la décision relève du contrôle du gouvernement du Canada.

[57] M. Dwyer fait valoir que, étant donné que la demande CH a été déposée en temps opportun et que le délai d’attente relatif à la décision s’y rapportant a été causé par l’arriéré dans le système, l’agent aurait dû tenir compte des « considérations particulières » inhérentes à la situation dans laquelle il se trouvait, plus précisément le fait que, s’il était renvoyé du Canada et que sa demande CH devait être accueillie, il ne pourra peut‑être pas revenir au Canada pour rejoindre sa famille en raison de ses antécédents criminels. Il invoque la décision Williams, dans laquelle le juge Zinn formule les observations suivantes : « [l]e facteur du dossier criminel, qui constitue un facteur pertinent militant contre le report du renvoi, revêt la même pertinence, dans une situation soulevant des questions en matière de réunification future de la famille au Canada » (Williams au para 39).

[58] Par conséquent, M. Dwyer soutient que, dans le cadre de l’examen des « considérations spéciales » favorisant un report dans son cas, son passé criminel et la possibilité qu’il ne soit pas réadmis au Canada après que sa demande CH sera accueillie constituent des considérations pertinentes pour l’agent de renvoi, lesquelles considérations n’ont pas été traitées dans la décision.

[59] M. Dwyer invoque la décision Bhagat c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 45 aux paragraphes 16–18 [Bhagat], pour soutenir que la simple conclusion selon laquelle une demande CH est assujettie à un délai de traitement de 31 mois et que la décision s’y rapportant n’est pas imminente ne constitue pas une évaluation suffisante de la question de savoir si une demande a été déposée en temps opportun.

[60] D’abord, la décision rendue dans l’affaire Bhagat ne portait pas sur la question de savoir s’il convenait d’examiner l’imminence d’une décision relative à une demande CH plutôt que le moment choisi pour le dépôt de celle‑ci. Elle portait sur un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi et, dans ce contexte, la Cour fédérale a formulé les observations suivantes : « [i]l est clair que, dans son appréciation des délais, l’agente s’est fondée sur la date éventuelle d’une décision et non sur la date du dépôt de la demande. La démarche de l’agente soulève une question sérieuse ».

[61] Ce qui est indéniable, c’est qu’il est loisible à un agent de renvoi de tenir compte de l’imminence d’une décision sur une demande CH lorsqu’il ne mentionne pas si la demande a été déposée en temps opportun, car « il y a souvent lieu de considérer l’imminence d’une décision comme témoignant de la présentation d’une demande CH en temps opportun » (Jonas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 273 au para 21).

[62] Lorsque la demande CH n’a pas été déposée en temps opportun, il est loisible à l’agent chargé du renvoi de tenir compte l’imminence d’une décision dans la demande en question (Sorubarani c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 382 au para 29).

[63] Dans la présente affaire, je dois convenir avec le défendeur que la demande CH n’a pas été déposée en temps opportun.

[64] M. Dwyer a déposé sa demande CH le 10 janvier 2018, soit plus d’un an après le rejet de sa demande de réouverture de l’appel dont la SAI avait prononcé le désistement, environ neuf mois après le rejet de sa demande d’autorisation par la Cour fédérale et près des deux ans après le rejet de sa demande d’ERAR, sans donner la moindre explication au sujet du délai important.

[65] Dans la décision Gafoor c Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2019 CF 893 aux paragraphes 19‑21, notre Cour, après avoir cité la décision Forde, a souligné que l’agent chargé du renvoi n’a pas le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi lorsqu’une décision sur une demande en instance n’est pas imminente, surtout lorsque celle‑ci n’a pas été déposée en temps opportun. Comme c’était le cas dans la décision Gafoor, un délai de traitement de 31 mois permettrait d’affirmer, du moins à la date de la décision de l’agent, que la décision relative à la demande fondée CH n’était pas [traduction] « imminente ou en retard », de sorte que la décision de l’agent n’est pas déraisonnable.

[66] Enfin, comme je le mentionne plus haut, la demande CH de M. Dwyer était encore en instance à la date de l’audience tenue devant moi.

E. L’agent a‑t‑il omis d’examiner de façon adéquate l’évaluation psychologique et médicale de M. Dwyer?

[67] M. Dwyer conteste les conclusions de l’agent portant que l’évaluation psychologique a été rédigée à des fins d’immigration et qu’il serait en mesure d’obtenir un traitement pour son problème psychologique en Jamaïque. Il conteste également les conclusions de l’agent portant que l’anémie falciforme dont il souffre est une maladie répandue en Jamaïque et qu’il était traité pour cette maladie avant de venir au Canada.

[68] M. Dwyer soutient que l’agent a fait abstraction de l’observation qu’il avait faite au psychologue selon laquelle le traitement qu’il avait reçu en Jamaïque était médiocre, de sorte qu’il devait constamment aller à l’hôpital, tandis qu’au Canada, son problème était bien traité. Cependant, le simple fait que les soins médicaux fournis au Canada étaient de meilleure qualité que ceux qui sont offerts dans le pays d’origine ne constitue pas un motif de report de l’exécution d’une mesure de renvoi (Gumbura c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 833 au para 14).

[69] M. Dwyer renvoie également à la décision Danyi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 112 au paragraphe 38, où la Cour fédérale invoque l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy], à l’appui de la thèse selon laquelle l’agent qui n’a pas examiné les répercussions psychologiques du renvoi sur la santé mentale du demandeur (dans le contexte de l’évaluation d’une demande CH ou du report d’une mesure de renvoi) n’a pas évalué adéquatement l’état de santé mentale de la personne en question. Selon M. Dwyer, [traduction] « l’agent a mis l’accent sur l’accessibilité des soins médicaux plutôt que sur le danger imminent pour sa vie » auquel il serait exposé par suite de son renvoi du Canada (voir également Tiliouine c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1146 au para 12; Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 au para 37).

[70] Je conviens avec M. Dwyer que l’agent de renvoi ne peut porter son attention exclusivement sur la question de savoir si des traitements sont accessibles dans le pays où le demandeur sera renvoyé, sans tenir compte de l’effet du renvoi du Canada sur la santé mentale de cette personne (Kanthasamy au para 48; Jaramillo Zaragoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 879 au para 54 [Jaramillo Zaragoza]). Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a conclu que la détérioration possible de la santé mentale de l’intéressé est une considération pertinente, peu importe la possibilité d’obtenir des traitements dans le pays où il est renvoyé (Kanthasamy au para 48).

[71] Cependant, pour que l’effet du renvoi sur la santé mentale du demandeur puisse être pris en compte, une évaluation de ces répercussions doit avoir été présentée en preuve. Dans la présente affaire, M. Dwyer a présenté une lettre d’un psychologue qui est datée du 4 décembre 2017 (soit juste avant sa demande CH, à l’instar des lettres de son épouse et de sa sœur).

[72] Après avoir exposé les antécédents et les préoccupations de M. Dwyer, le psychologue a formulé l’observation suivante en conclusion : [traduction] « Eu égard à ce qui précède, je suis d’avis, en ma qualité de professionnel, que M. Dwyer subirait un préjudice psychologique excessif et injustifié s’il était renvoyé en Jamaïque ». Contrairement aux situations examinées dans les affaires Kanthasamy ou Jaramillo Zaragoza, il n’a pas été fait mention de la nature du problème psychologique de M. Dwyer ou des raisons pour lesquelles son retour en Jamaïque aura des répercussions aussi graves sur sa santé mentale.

[73] Je conclus que l’opinion du psychologue, qui ne comporte pas la moindre description de la démarche et de la durée de l’évaluation, des tests qui ont été faits, de la méthodologie qui a été employée aux fins de l’évaluation ou de la façon dont le diagnostic a été établi, ne soulève aucune question relative aux effets psychologiques défavorables qui découleraient du renvoi lui‑même. En conséquence, je ne vois aucune raison pour laquelle l’agent en aurait traité.

[74] En tout état de cause, la présomption de l’agent chargé du renvoi selon laquelle un rapport a été préparé à des fins d’immigration est un facteur pertinent qu’il peut prendre en compte pour lui accorder le poids qui convient (Damo c Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2019 CanLII 86320 (CF); Hernadi c Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2018 CanLII 126350 (CF)).

[75] En ce qui a trait aux soins médicaux que M. Dwyer pourrait recevoir en Jamaïque pour traiter l’anémie falciforme et les autres maladies dont il souffre, il lui incombe de présenter des éléments de preuve établissant de façon convaincante que ces traitements ne sont pas accessibles dans le pays d’origine (Spooner Romero c Canada (Citizenship and Immigration), 2019 CanLII 843; Bruce c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 721 au para 11 [Bruce]). Il n’appartient certainement pas à l’agent de passer en revue les documents pour trouver des éléments de preuve établissant que les traitements ne seraient pas accessibles en Jamaïque (Bruce au para 11).

[76] Dans la présente affaire, M. Dwyer n’a tout simplement fourni aucun élément de preuve convaincant au sujet des soins médicaux offerts en Jamaïque. La seule preuve concernant les traitements médicaux disponibles en Jamaïque a été présentée par des travailleurs de la santé et des médecins du Canada.

[77] Par conséquent, je conclus que la décision de l’agent selon laquelle la preuve ne suffisait pas à établir que M. Dwyer ne pourrait obtenir des soins médicaux en Jamaïque était raisonnable, tout comme le fait que l’agent n’a pas analysé les répercussions que le renvoi aurait sur la santé mentale de M. Dwyer.

[78] Le fait est que M. Dwyer n’a pas demandé le report de son renvoi en raison de l’existence d’un risque de suicide. Il a demandé le report afin de rester au Canada en attendant la naissance de son fils et la décision concernant sa demande CH.

VII. Conclusion

[79] Pour reprendre les observations immortelles du juge Shore : « [M. Dwyer] a utilisé tous les recours auxquels il avait droit au Canada, et toutes ses demandes ont été rejetées jusqu’à présent. La balance des inconvénients penche donc en faveur du ministre » (Domingo au para 1).

[80] Dans l’ensemble, malgré le fait que la décision de l’agent de refuser la demande de report de renvoi de M. Dwyer aurait pu être mieux étoffée, les motifs qui y sont exposés sont intrinsèquement cohérents et sont défendables compte tenu des contraintes juridiques et factuelles pertinentes (Vavilov au para 101). Je conclus que le refus de reporter le renvoi de M. Dwyer n’était pas déraisonnable.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2028‑19

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé est modifié de manière à ce que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile soit désigné comme défendeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2028‑19

 

INTITULÉ :

DEMAR LYNFORD DWYER c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence entre Montréal (Québec) et Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 août 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 septembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

pour le demandeur

 

Nicole Rahaman

 

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

WazanaLaw

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

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