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Date : 20200327


Dossier : IMM-5124-19

Référence : 2020 CF 425

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2020

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

HUILI CHEN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Huili Chen, sollicite le contrôle judiciaire d’une mesure d’expulsion [Mesure d’expulsion] prise à son encontre en août 2019 par un agent [Agent] de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC]. Agissant à titre de délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [Ministre], l’Agent a conclu que Mme Chen était interdite de territoire au Canada parce qu’elle accompagnait son mari, qui avait lui‑même déjà été jugé interdit de territoire au Canada en raison de crimes contre l’humanité.

[2] Mme Chen soutient que la Mesure d’expulsion est invalide et devrait être annulée par la Cour pour plusieurs motifs. Elle soutient que l’Agent n’était qu’un conseiller aux audiences [traduction] « intérimaire » et qu’il n’était pas une personne investie du pouvoir de prendre une mesure d’expulsion. Mme Chen soutient en outre que, dans la Mesure d’expulsion, l’Agent a mentionné une disposition inexistante de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], à savoir l’alinéa « 42a) » de la LIPR. Mme Chen soutient également qu’elle avait droit à une enquête, soit de plein droit, soit en raison d’une attente légitime créée par une lettre antérieure de l’ASFC indiquant qu’elle aurait droit à une telle enquête.

[3] Mme Chen demande à la Cour d’accueillir sa demande de contrôle judiciaire et de renvoyer l’affaire au Ministre pour nouvel examen par un autre agent de l’ASFC.

[4] Après examen des éléments de preuve dont disposait l’Agent et du droit applicable, je ne vois aucune raison d’annuler la Mesure d’expulsion. À titre de conseiller aux audiences [traduction] « intérimaire », l’Agent avait clairement le pouvoir de prendre la mesure en vertu de la LIPR. De plus, lorsqu’elle est lue dans son ensemble, la Mesure d’expulsion renvoie sans aucun doute à la bonne disposition de la LIPR, à savoir l’alinéa 42(1)a). La décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est amplement justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles l’Agent est assujetti. De plus, ni le droit applicable ni la doctrine des attentes légitimes n’autorisent Mme Chen à bénéficier d’une enquête dans les présentes circonstances. Il n’y a absolument aucun motif valable qui justifierait l’intervention de la Cour et je dois donc rejeter la demande de contrôle judiciaire de Mme Chen.

II. Contexte

A. Le contexte factuel

[5] Mme Chen et son mari sont des citoyens chinois. Ils ont deux filles qui étudient au Canada depuis 2014. Le 15 avril 2014, Mme Chen s’est vu délivrer un visa de résident temporaire canadien, en vertu duquel elle s’est rendue au Canada à plusieurs reprises. Ce visa doit expirer le 9 juin 2020.

[6] Le 21 avril 2019, Mme Chen a pris un vol de Shanghai à Vancouver avec son mari. Son mari demandait un permis de travail temporaire dans le cadre du Programme des candidats de la province de la Saskatchewan. Entre‑temps, Mme Chen a présenté une demande de permis de travail pour conjoint. À l’aéroport, les autorités canadiennes de l’immigration ont constaté que Mme Chen avait omis de divulguer un refus antérieur d’entrée au Canada datant de décembre 2014. À l’époque, Mme Chen s’était vu refuser l’entrée au Canada parce qu’elle tentait de faciliter l’entrée d’une autre personne au Canada. Toutefois, ces fausses déclarations ne constituaient pas la seule préoccupation des autorités canadiennes. Le mari de Mme Chen a été un garde armé dans une prison chinoise notoire de 1983 à 1985 et l’ASFC craignait qu’il ait commis des crimes contre l’humanité durant cette période.

[7] Après avoir interrogé Mme Chen et son mari, l’ASFC a référé le cas de Mme Chen pour enquête. Dans le rapport, le délégué du Ministre a formulé deux conclusions d’interdiction de territoire. Premièrement, Mme Chen a été déclarée interdite de territoire pour fausses déclarations en vertu de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, en raison de son omission de divulguer le refus d’entrée en 2014. Deuxièmement, parce que son mari était interdit de territoire pour crimes contre l’humanité, en vertu de l’alinéa 35(1)a), Mme Chen était réputée être interdite de territoire pour inadmissibilité d’un membre de la famille en vertu de l’alinéa « 42a) » de la LIPR [sic].

[8] En juillet 2019, l’ASFC a pris une mesure d’expulsion contre le mari de Mme Chen pour crimes contre l’humanité. Son mari a déposé une demande de contrôle judiciaire de sa mesure d’expulsion, tandis que Mme Chen était en attente de renseignements supplémentaires sur sa propre interdiction potentielle de territoire. En novembre 2019, la Cour a rejeté la demande d’autorisation de contrôle judiciaire du mari, au stade de l’autorisation.

B. La décision

[9] Le 7 août 2019, l’Agent a établi un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, concluant que Mme Chen était interdite de territoire en vertu de l’« alinéa 42a) » parce que le membre de la famille qui l’accompagnait était interdit de territoire.

[10] L’Agent a ensuite interrogé Mme Chen. Au cours de l’entrevue, Mme Chen a reconnu être entrée au Canada en avril 2019 avec son mari. Son avocat a assisté à l’entrevue et a soutenu que le renvoi à « l’alinéa 42a) » était une erreur, parce qu’une telle disposition ne fait pas partie de la LIPR. L’Agent a expliqué qu’il s’agissait simplement d’une erreur typographique dans le système de l’ASFC et a précisé que la disposition pertinente était l’alinéa 42(1)a) de la LIPR. Mme Chen s’est ensuite dite préoccupée par sa capacité de revenir au Canada, tandis que son avocat a laissé entendre que l’Agent avait abusé de son pouvoir en refusant de collaborer avec Mme Chen.

[11] Après l’entrevue, l’Agent a émis la Mesure d’expulsion. L’Agent était convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Chen faisait l’objet d’une interdiction de territoire parce que le membre de sa famille qui l’accompagnait (c.‑à‑d., son mari) était lui‑même interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR pour crimes contre l’humanité. La Mesure d’expulsion signifiait que Mme Chen ne serait pas en mesure de revenir au Canada sans l’approbation écrite du Ministre, conformément au paragraphe 226(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement].

[12] Une fois la Mesure d’expulsion prise, l’ASFC a retiré l’allégation distincte de fausses déclarations à l’encontre de Mme Chen en vertu de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, qui lui aurait donné droit à une enquête.

C. La norme de contrôle

[13] Mme Chen soutient que les quatre motifs qu’elle invoque pour contester la Mesure d’expulsion exigent l’application de la norme de la décision correcte dans le cadre du présent contrôle judiciaire. Elle affirme que la question de la délégation est une question de compétence ou une question de droit. Elle avance un argument similaire concernant son affirmation selon laquelle une mesure d’expulsion reposant sur une disposition inexistante de la LIPR n’est pas valable. Enfin, Mme Chen soutient que son droit à une enquête, soit de plein droit, soit en raison d’une attente légitime créée par une lettre antérieure de l’ASFC, soulève des questions d’équité procédurale, également assujetties à la norme de la décision correcte.

[14] Je ne souscris pas aux arguments de Mme Chen concernant la norme de contrôle.

[15] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a énoncé un cadre d’analyse révisé pour déterminer la norme de contrôle applicable relativement au fond des décisions administratives (Vavilov au para 10). Dans cet arrêt, les juges majoritaires ont formulé une nouvelle approche pour déterminer la norme de contrôle applicable, laquelle repose sur la présomption voulant que les décisions administratives doivent être contrôlées selon la norme de la décision raisonnable, à moins que l’intention du législateur ou la primauté du droit n’exige l’application de la norme de la décision correcte (Vavilov aux para 10, 17).

[16] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a clairement établi que la primauté du droit n’exige la norme de la décision correcte que dans des situations exceptionnelles se limitant à certaines catégories précises de questions. C’est le cas pour les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives de deux ou plusieurs organismes administratifs (Vavilov aux para 58-62). En l’espèce, Mme Chen soutient que certaines des questions qu’elle soulève pour contester la Mesure d’expulsion entrent dans la catégorie des « questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble ». Je ne suis pas d’accord. Cette exception a été prévue pour les questions de droit exigeant des réponses uniformes et cohérentes en raison de leur incidence sur l’administration de la justice (Vavilov au para 58). Toutefois, le simple fait qu’un conflit puisse être « d’intérêt public général » ne suffit pas. Comme l’a indiqué la Cour suprême, cette catégorie ne devrait pas être transformée en une vaste exception fourre‑tout (Vavilov au para 61). En fait, la jurisprudence a établi de nombreux exemples de questions qui n’ont pas été considérées comme des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique. Les questions relatives au pouvoir délégué de l’Agent ou à une erreur typographique dans une mesure d’expulsion ne s’inscrivent clairement pas dans la catégorie des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. Il s’agit plutôt de questions précises qui ont simplement affecté Mme Chen en l’espèce. Le simple fait que les questions puissent être importantes pour les parties concernées ne suffit pas pour réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable.

[17] Quant à l’affirmation de Mme Chen selon laquelle la question de la délégation est une question de compétence exigeant l’application de la norme de la décision correcte, la Cour suprême a expressément rejeté ce point et déclaré que les questions de compétence ne sont plus reconnues comme une catégorie distincte devant faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov au para 65; Banque de Montréal c Li, 2020 CAF 22 au para 31).

[18] Pour ces motifs, je suis convaincu qu’aucune des exceptions exigeant la norme de la décision correcte ne s’applique en l’espèce, et qu’il n’y a aucune raison de déroger à la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable à la Mesure d’expulsion de l’Agent.

[19] En ce qui concerne la réelle teneur de la norme de la décision raisonnable, le cadre décrit dans l’arrêt Vavilov ne représente pas un écart marqué par rapport à l’approche antérieure de la Cour suprême, telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] et dans les décisions subséquentes, qui était fondée sur les « caractéristiques d’une décision raisonnable », soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99). La cour de révision doit s’intéresser à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision », pour déterminer si celle‑ci est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si elle est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov aux para 83, 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] aux para 2, 31).

[20] En ce qui concerne les questions d’équité procédurale, l’arrêt Vavilov n’a eu aucune incidence sur la démarche à adopter (Vavilov au para 23). Il est bien établi que la norme de contrôle applicable pour déterminer si un décideur s’est conformé à l’obligation d’équité procédurale et aux principes de justice fondamentale est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43). Cela dit, la Cour d’appel fédérale a récemment affirmé que les questions d’équité procédurale ne sont soumises à aucune norme de contrôle particulière. Il s’agit plutôt d’une question juridique que la cour de révision doit trancher et la cour doit être convaincue que la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union v International Association of Machinists and Aerospace Workers, 2019 FCA 263 aux para 24-25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CFCP] au para 54).

[21] Par conséquent, lorsqu’une demande de contrôle judiciaire porte sur l’obligation d’équité procédurale et sur des allégations de manquements aux principes de justice fondamentale, la question fondamentale est celle de savoir si, compte tenu du contexte particulier et des circonstances de l’espèce, le processus suivi par le décideur administratif était équitable et a donné aux parties concernées le droit de se faire entendre, ainsi que la possibilité d’être informées de la preuve à réfuter et d’y répondre (CFCP au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51-54). Il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence envers le décideur sur des questions d’équité procédurale.

III. Analyse

A. L’Agent avait le pouvoir de prendre la Mesure d’expulsion

[22] Mme Chen prétend d’abord que l’agent n’était pas dûment autorisé à prendre la Mesure d’expulsion et que, compte tenu de ce manque de pouvoir, la mesure prise contre elle est nulle. Elle cite le paragraphe 6(2) de la LIPR qui permet au Ministre de déléguer des pouvoirs et soutient que le Ministre n’a jamais délégué des pouvoirs à l’Agent, puisqu’il n’était qu’un conseiller aux audiences [traduction] « intérimaire ». Mme Chen fait valoir en outre que l’instrument de délégation du Ministre à l’ASFC prévoit qu’un « conseiller aux audiences » est une catégorie d’employés de l’ASFC qui ont le pouvoir de prendre une mesure d’expulsion. Se fondant sur les décisions Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tian, 2018 CF 65; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 362; Wong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 971 [Wong]; Deng (Succession) c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 603, Mme Chen soutient qu’un conseiller aux audiences [traduction] « intérimaire » n’est pas la même chose qu’un conseiller aux audiences ordinaires. Elle affirme en outre que ces affaires démontrent une tendance problématique de délégation illicite de pouvoirs aux employés de l’ASFC à Vancouver.

[23] Je ne suis pas d’accord avec les observations de Mme Chen.

[24] Premièrement, je constate qu’aucun des précédents invoqués par Mme Chen n’étaye la proposition selon laquelle un conseiller aux audiences [traduction] « intérimaire » n’est pas investi du même pouvoir qu’un conseiller aux audiences ordinaire. À l’audience devant la Cour, on a demandé à l’avocat de Mme Chen de citer toute jurisprudence faisant précisément référence au fait que les conseillers aux audiences [traduction] « intérimaires » ont moins de pouvoirs que les conseillers aux audiences ordinaires. Il n’a pu en citer, et la Cour n’est au courant d’aucun précédent établissant que les décideurs administratifs [traduction] « intérimaires » auraient, d’une façon ou d’une autre, moins de pouvoirs délégués que les décideurs régulièrement nommés.

[25] Deuxièmement, rien dans la LIPR ni dans le Règlement ne limite le pouvoir d’un agent qui occupe effectivement le poste pour lequel il est employé et qui exerce les fonctions qui lui sont dévolues. L’article 6 de la LIPR énonce le pouvoir général de délégation en vertu de cette loi et se lit comme suit :

Désignation des agents

Designation of officers

6 (1) Le ministre désigne, individuellement ou par catégorie, les personnes qu’il charge, à titre d’agent, de l’application de tout ou partie des dispositions de la présente loi et précise les attributions attachées à leurs fonctions.

6 (1) The Minister may designate any persons or class of persons as officers to carry out any purpose of any provision of this Act, and shall specify the powers and duties of the officers so designated.

Délégation

Delegation of power

6 (2) Le ministre peut déléguer, par écrit, les attributions qui lui sont conférées par la présente loi et il n’est pas nécessaire de prouver l’authenticité de la délégation.

6(2) Anything that may be done by the Minister under this Act may be done by a person that the Minister authorizes in writing, without proof of the authenticity of the authorization.

[26] Cette disposition établit clairement que rien ne repose sur la distinction entre les agents [traduction] « intérimaires » et les agents ordinaires ou régulièrement nommés. La délégation est rattachée aux fonctions accomplies par la personne et non à la personne en tant que telle. Une personne qui occupe officiellement un poste — même pour une courte période — est autorisée à exercer les pouvoirs liés à ce poste. Comme l’a déclaré le Ministre, le pouvoir de prendre des mesures d’expulsion est lié au poste et aux fonctions effectivement exercées par les conseillers aux audiences et non à la personne. Rien dans la loi ni dans les règlements n’empêche les conseillers aux audiences [traduction] « intérimaires » de prendre des mesures d’expulsion, et rien ne repose sur la distinction entre les conseillers aux audiences [traduction] « intérimaires » et les conseillers aux audiences réguliers et ordinaires.

[27] De plus, comme l’a soutenu à juste titre le Ministre, la délégation des pouvoirs et la désignation des agents par le Ministre en vertu de la LIPR et du Règlement accordées par le Ministre et mentionnées par Mme Chen dans ses observations [Instrument de délégation] concernent la classification des postes. Faisant écho au libellé du paragraphe 6(2) de la LIPR, cet instrument de délégation fait expressément mention de « toute personne autorisée à exercer les pouvoirs et fonctions de ce poste ». En d’autres termes, une personne qui occupe officiellement un poste par intérim (que ce soit pour une journée ou un an) est une personne dûment autorisée à exercer les pouvoirs ou les fonctions de ce poste.

[28] Je souligne qu’il ne s’agit pas d’une situation comme dans l’affaire Wong où deux agents différents ont été impliqués dans le processus décisionnel (Wong au para 23).

B. La Mesure d’expulsion n’est pas invalide parce qu’elle fait référence à un « alinéa 42a) » qui n’existe pas

[29] Mme Chen soutient que le renvoi à « l’alinéa 42a) » de la LIPR dans la Mesure d’expulsion rend la mesure invalide parce que cette disposition n’existe pas. Elle affirme qu’il est important de savoir si le Ministre faisait référence à l’alinéa 42(1)a) ou à d’autres dispositions comme l’alinéa 42(1)b), car il y a une différence importante entre les deux dispositions (c.‑à‑d. que cette dernière prévoit un droit de renvoi à une enquête). Elle soutient que les mesures d’expulsion exigent un degré élevé de précision et ne peuvent faire référence à une disposition légale qui n’existe pas. Mme Chen n’était pas satisfaite de l’explication donnée par l’Agent lors de l’entrevue, qui a déclaré qu’il s’agissait d’une erreur générée par ordinateur qui ne pouvait être corrigée. Elle affirme que cette référence erronée a pour effet d’entacher l’ensemble du processus et rend la décision de l’Agent indéfendable en droit. Elle soutient que les demandeurs devraient avoir le bénéfice du doute et que toutes les exigences doivent être satisfaites pour qu’une mesure d’expulsion soit valide (Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Cha, 2006 CAF 126 au para 34). Mme Chen ajoute que de toute façon, elle « n’accompagnait » pas son mari dans sa demande de permis de travail temporaire, même s’ils sont entrés au Canada ensemble en avril 2019, car elle possédait déjà un visa canadien à l’époque.

[30] Je conclus que les arguments de Mme Chen sont totalement sans fondement.

[31] En se concentrant comme elle le fait sur la référence à « l’alinéa 42a) » dans la Mesure d’expulsion, Mme Chen refuse essentiellement de prendre en compte ce que dit réellement la décision de l’Agent. Il est bien établi en droit que, lors d’un contrôle judiciaire, la décision administrative doit être considérée comme un tout et dans son intégralité. Dans le cas de Mme Chen, la Mesure d’expulsion précise expressément que Mme Chen est une personne interdite de territoire en ce sens que [traduction] « selon la prépondérance des probabilités, il y a des motifs de croire qu’[elle] est une ressortissante étrangère, autre qu’une personne protégée, qui est interdite de territoire pour inadmissibilité familiale si le membre de la famille qui l’accompagne est interdit de territoire » [Non souligné dans l’original.] Ce libellé s’inspire du libellé de l’alinéa 42(1)a), qui est expressément distinct du libellé de l’alinéa 42(1)b). Ces deux dispositions sont ainsi libellées :

Inadmissibilité familiale



Inadmissible family member

42 (1) Emportent, sauf pour le résident permanent ou une personne protégée, interdiction de territoire pour inadmissibilité familiale les faits suivants :

42 (1) A foreign national, other than a protected person, is inadmissible on grounds of an inadmissible family member if

a) l’interdiction de territoire frappant tout membre de sa famille qui l’accompagne ou qui, dans les cas réglementaires, ne l’accompagne pas;

(a) their accompanying family member or, in prescribed circumstances, their non-accompanying family member is inadmissible; or

b) accompagner, pour un membre de sa famille, un interdit de territoire.

(b) they are an accompanying family member of an inadmissible person.

[32] Par conséquent, il ressort clairement des motifs de la Mesure d’expulsion que la mesure se rapporte explicitement à l’alinéa 42(1)a), malgré l’erreur typographique « alinéa 42a) » que Mme Chen a signalée. En d’autres termes, Mme Chen ne pouvait pas sérieusement prétendre qu’elle n’était pas au courant des motifs pour lesquels la Mesure d’expulsion avait été prise à son encontre. De plus, cette erreur générée par le système a été explicitement corrigée et expliquée par l’Agent lors de l’entrevue avec Mme Chen, ce dernier ayant précisé que la disposition pertinente était l’alinéa 42(1)a) de la LIPR. Il ne fait donc aucun doute que Mme Chen connaissait la disposition particulière et les motifs juridiques qui la rendaient interdite de territoire au Canada et en était bien informée.

[33] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes aux para 2, 31). Suivant le cadre d’analyse révisé de la norme de la décision raisonnable établi dans l’arrêt Vavilov, la cour de révision saisie du contrôle judiciaire doit adopter une approche qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision » (Société canadienne des postes au para 26). Lorsque le décideur fournit des motifs, la cour de révision qui entame son analyse du caractère raisonnable de la décision « doit d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov au para 84). Les motifs doivent être interprétés à la lumière de l’ensemble du dossier et en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils ont été fournis (Vavilov aux para 91-94). En l’espèce, il est évident que la Mesure d’expulsion expliquait de façon transparente et intelligible les conclusions tirées par l’Agent (Vavilov aux para 81, 136; Société canadienne des postes aux para 28-29; Dunsmuir au para 48) et que les motifs permettent à tout lecteur de comprendre pleinement le fondement de la Mesure d’expulsion.

[34] Je souhaite ajouter que les motifs écrits que fournit un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection (Vavilov au para 91). Il n’est pas nécessaire que ces motifs soient exhaustifs ou parfaits. Il suffit qu’ils soient compréhensibles et justifiés. Les motifs doivent être lus dans leur ensemble, à la lumière du dossier (Vavilov aux para 102-103; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 [Agraira] au para 53; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65 au para 3). Lors du contrôle judiciaire, la cour de révision doit éviter de se lancer dans une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur »; elle doit plutôt aborder les motifs et le résultat de la décision du tribunal comme un « tout » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 138; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes et Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 au para 54). Lorsqu’une telle approche est adoptée, il ne fait aucun doute que la Mesure d’expulsion n’était pas déraisonnable.

C. Mme Chen n’avait pas droit à une enquête

[35] Mme Chen soutient en outre qu’elle avait droit à une enquête, affirmant qu’il y a une différence importante entre une affaire visée à l’alinéa 42(1)a) et une affaire visée à l’alinéa 42(1)b). Elle soutient que l’alinéa 42(1)a) de la LIPR s’applique aux cas où les membres de la famille qui accompagnent sont interdits de territoire, tandis que l’alinéa 42(1)b) s’applique aux cas où [traduction] « ils sont des membres de la famille qui accompagnent une personne interdite de territoire ». Elle soutient en outre qu’une enquête aurait pu déterminer la catégorie à laquelle elle appartient : si son cas relevait de l’alinéa 42(1)b) de la LIPR, elle serait exemptée, conformément à l’alinéa 226b) du Règlement, de l’obligation d’obtenir une autorisation écrite pour revenir au Canada à tout moment après l’exécution de la Mesure d’expulsion.

[36] Encore une fois, je ne suis pas d’accord avec Mme Chen.

[37] Il ressort clairement du Règlement que Mme Chen n’avait pas droit à une enquête puisque sa Mesure d’expulsion était sans aucun doute fondée sur l’alinéa 42(1)a) de la LIPR et non sur l’alinéa 42(1)b). Il n’est pas contesté qu’en vertu du Règlement, il n’existe pas de droit à une enquête dans cette situation. En vertu de l’alinéa 228(1)d) du Règlement, l’Agent était autorisé à prendre la Mesure d’expulsion sans enquête. L’Agent avait déterminé que le membre de la famille accompagnant Mme Chen (c.‑à‑d., son mari) était une personne interdite de territoire et qu’elle était donc elle‑même interdite de territoire en vertu de l’alinéa 42(1)a) de la LIPR.

[38] De plus, Mme Chen ne pouvait prétendre avoir droit à une enquête en raison de l’allégation de fausses déclarations faite à son encontre, en vertu de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, car ce motif d’interdiction de territoire a été retiré par l’ASFC. En l’espèce, la Mesure d’expulsion était fondée sur l’alinéa 42(1)a) de la LIPR. Point final. L’Agent était donc autorisé à prendre la Mesure d’expulsion contre Mme Chen, car une telle mesure peut être prise pour inadmissibilité familiale sans enquête, conformément à la formulation expresse de l’alinéa 228(1)d) du Règlement. Dans les circonstances de la présente affaire, il n’existe aucun fondement juridique pour soutenir l’affirmation de Mme Chen selon laquelle elle avait droit à une enquête.

D. La doctrine des attentes légitimes ne s’applique pas à la situation de Mme Chen

[39] Mme Chen souligne enfin qu’en avril 2019, le Ministre avait déféré son dossier pour enquête en raison de ses fausses déclarations au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. En s’appuyant sur l’arrêt Agraira, Mme Chen soutient que l’équité procédurale et le principe des attentes légitimes lui donnent droit à une enquête. Elle soutient qu’une attente raisonnable naît si la conduite d’un agent a créé une attente « clair[e], nett[e] et explicit[e] » qui « dans le contexte du droit contractuel privé, serai[t] suffisamment clair[e] pour être susceptibl[e] d’exécution » (Agraira aux para 94-97; Grewal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 454 au para 11).

[40] Cet argument est totalement sans fondement et équivaut simplement à une application mal fondée de la doctrine des attentes légitimes. Essentiellement, Mme Chen tente de donner à la doctrine des attentes légitimes une portée qu’elle n’a tout simplement pas (Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211 [Nshogoza] aux para 35-41).

[41] La doctrine des attentes légitimes fait partie des règles de l’équité procédurale. Il s’ensuit que, lorsque ces questions se posent, la cour de révision doit déterminer si la procédure suivie par le décideur respecte le degré d’équité exigé compte tenu de l’ensemble des circonstances (Khosa au para 43; Eshete c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 701 au para 9).

[42] Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Agraira, la doctrine des attentes légitimes prévoit que si un organisme public a fait des déclarations au sujet des procédures qu’il suivrait pour rendre une décision en particulier, ou s’il a constamment suivi dans le passé, en prenant des décisions du même genre, certaines pratiques procédurales, la portée de l’obligation d’équité procédurale envers la personne touchée sera plus étendue qu’elle ne l’aurait été autrement. Toutefois, la pratique ou la conduite qui auraient suscité une attente raisonnable doivent être « claires, nettes et explicites » (Agraira aux para 94-95). En outre, la doctrine des attentes légitimes ne crée pas de droits substantiels ou ne peut par ailleurs servir à entraver l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un décideur chargé d’appliquer le droit (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 RCS 525, aux pp 557-558; Nshogoza aux para 41-42).

[43] Comme la Cour suprême l’a déclaré dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30 [Mavi], les affirmations doivent être faites dans l’exercice du pouvoir conféré au représentant de l’État. En outre, les affirmations censées donner lieu à ces attentes doivent être « de nature procédurale » et ne doivent pas aller « à l’encontre de l’obligation légale du décideur » (Mavi au para 68). Un important principe de la doctrine des attentes légitimes veut qu’elle ne puisse servir à faire obstacle à une interdiction prévue par la loi dans le processus pour lequel elle est envisagée (Lidder c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 212 (CF 1re inst.), 136 NR 254 au para 28). Comme l’a affirmé la juge Dawson dans la décision Yoon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 359 [Yoon], « [l]’attente légitime ne peut exister lorsqu’elle est contraire aux dispositions expresses du Règlement » (Yoon au para 20). En d’autres termes, la doctrine ne peut servir « à contredire l’intention clairement exprimée du législateur » de conférer un pouvoir à un décideur (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Dela Fuente, 2006 CAF 186 au para 19). Une autorité publique ne peut en aucun cas se placer en conflit avec ses obligations et négliger les exigences du droit (Nshogoza au para 42; Oberlander c Canada (Procureur général), 2003 CF 944 au para 24).

[44] En l’espèce, il est évident que les représentations présentées à Mme Chen concernant une enquête ont été exprimées dans le contexte de son interdiction de territoire pour fausses déclarations en vertu de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. Elles n’ont pas été présentées dans le contexte du motif distinct d’interdiction de territoire pour inadmissibilité familiale, en vertu de l’alinéa 42(1)a). Il n’y a donc aucune affirmation « clair[e], nett[e] et explicit[e] » pour l’enquête à laquelle Mme Chen prétend avoir droit. Au contraire, aucun agent de l’ASFC n’a présenté une affirmation à cet égard. De plus, l’attente légitime alléguée par Mme Chen irait à l’encontre des dispositions expresses de l’alinéa 228(1)d) du Règlement qui prévoit l’interdiction de procéder à une enquête lorsqu’une personne est déclarée interdite de territoire en vertu de l’alinéa 42(1)a) de la LIPR. La doctrine des attentes légitimes ne s’applique tout simplement pas ici.

IV. Conclusion

[45] Pour les motifs exposés précédemment, la demande de contrôle judiciaire de Mme Chen est rejetée. La norme de la décision raisonnable exige uniquement que les motifs qui accompagnent la Mesure d’expulsion montrent que la conclusion est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. C’est le cas en l’espèce. En outre, à tous égards, l’Agent a respecté toutes les exigences en matière d’équité procédurale lorsqu’il a traité la demande de Mme Chen. La Mesure d’expulsion n’est donc entachée d’aucune erreur qui justifierait l’intervention de la Cour.

[46] Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier. Je conviens qu’il n’y en a aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5124-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens;

  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Isabelle Mathieu


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5124-19

 

INTITULÉ :

HUILI CHEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 MARS 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 MARS 2020

 

COMPARUTIONS :

Lawrence Wong

Pour la demanderesse

 

Hilla Aharon

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lawrence Wong

Lawrence Wong & Associates

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour la demanderesse

 

Hilla Aharon

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

 

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