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Date : 20201123


Dossier : T-1108-20

Référence : 2020 CF 1082

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 23 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

PHILIP NARTE, DANTE NARTE, TINA SAM, MURRAY SAM, ROSALIA GLADSTONE, TERRY ST. GERMAIN JR. ET RAEANNE RABANG

demandeurs

et

ROBERT GLADSTONE, MICHELLE ROBERTS, RONALD JR. MIGUEL, BONNIE RUSSELL ET TANYA JAMES

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs sollicitent un jugement déclaratoire et un bref de quo warranto pour que les défendeurs soient destitués de leurs postes de chef et de conseillers de la Première Nation Shxwhá:y Village, ainsi que d’autres ordonnances accessoires.

[2]  Dans le cadre de la présente demande, les défendeurs présentent une requête pour que Shxwhá:y Village soit constituée codéfenderesse, et une autre requête pour que le cabinet Boughton Law soit déclaré inhabile à occuper pour les demandeurs, pour cause de conflit d’intérêts.

[3]  Je fais droit à la requête visant à constituer Shxwhá:y Village codéfenderesse, sa présence étant nécessaire pour assurer une solution complète de l’affaire. Je rejette cependant la requête visant à faire déclarer inhabile le cabinet Boughton Law. Il ne s’agit pas ici d’un cas classique de conflit d’intérêts découlant d’une possible utilisation abusive de renseignements confidentiels ou d’une loyauté partagée. Les autres allégations d’irrégularité faites par les défendeurs portent principalement sur le bien-fondé de la demande et ne justifient pas de déclarer les avocats inhabiles. Enfin, il est improbable que des membres du cabinet Boughton Law soient appelés à témoigner.

I.  Contexte

[4]  La Première Nation Shxwhá:y Village [Shxwhá:y Village] est une Première Nation régie par la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, et par la Loi sur la gestion des terres des premières nations, LC 1999, c 24. Shxwhá:y Village a adopté un code électoral, un code d’appartenance et un code foncier. Les défendeurs sont l’actuel chef et les actuels conseillers de Shxwhá:y Village. Les demandeurs sont des membres de Shxwhá:y Village. Certains d’entre eux étaient auparavant membres du conseil.

[5]  Le 12 mars 2020, la société Della Terra Soil Management Solutions Ltd. [Della Terra] a engagé une poursuite contre Shxwhá:y Village devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. L’action se rapportait à un permis d’enfouissement que Shxwhá:y Village avait accordé à Della Terra en 2017. Dans cette action, Della Terra est représentée par Boughton Law Corporation [le cabinet Boughton Law]. Quelques jours après l’introduction de l’instance, le conseil de Shxwhá:y Village a révoqué le permis.

[6]  Peu de temps après, l’un des demandeurs, qui travaille pour Della Terra, s’est adressé aux membres du conseil pour protester contre la révocation du permis. Les demandeurs ont ensuite mandaté le cabinet Boughton Law pour obtenir du conseil qu’il convoque une assemblée de ses membres. Le conseil a refusé, et les demandeurs ont alors convoqué de leur propre chef une assemblée des membres pour le 18 juillet 2020. Cette assemblée était présidée par Me Wally Oppal, c.r., avocat du cabinet Boughton Law. Des résolutions ont été adoptées par les membres présents en personne ou via la plateforme Zoom, et par les membres ayant donné des procurations. Les résolutions destituaient les défendeurs de leurs fonctions au sein du conseil, nommaient Deloitte gestionnaire intérimaire et ordonnaient l’ouverture de diverses enquêtes sur les affaires de Shxwhá:y Village. Les défendeurs contestent la validité de cette assemblée, pour plusieurs raisons.

[7]  Les demandeurs ont déposé la présente demande de contrôle judiciaire le 16 septembre 2020. Ils sont représentés dans la présente instance par le cabinet Boughton Law. Ils sollicitent un jugement déclaratoire et un bref de quo warranto ayant pour effet de destituer les défendeurs du conseil de Shxwhá:y Village, et ils sollicitent aussi les ordonnances suivantes : qu’une élection soit tenue, que le cabinet Deloitte Restructuring Inc. soit nommé gestionnaire intérimaire de Shxwhá:y Village et soit chargé de la tenue de l’élection, et finalement que les défendeurs dévoilent aux demandeurs certaines communications échangées entre eux et leurs avocats. L’avis de demande contient un exposé détaillé des fondements juridiques de ces conclusions, notamment le fait que les défendeurs n’ont pas communiqué aux membres de Shxwhá:y Village l’information financière requise par le code foncier, et le fait qu’ils ne se sont pas soumis au dépistage annuel de drogue comme le requiert le code électoral. Les demandeurs ne précisent pas clairement s’ils entendent soutenir que les résolutions adoptées à l’assemblée du 18 juillet possèdent, en elles-mêmes, force exécutoire, de telle sorte que notre Cour devrait leur donner effet. L’un des paragraphes de la demande indique que les demandeurs souhaitent [traduction] « faire valider leur décision de destituer les défendeurs », mais, à l’audience, leur avocat a déclaré que la demande porte essentiellement sur le fait que les défendeurs n’ont pas produit les résultats de tests de dépistage de drogue.

[8]  Il n’est pas sérieusement contesté que Della Terra assume les frais juridiques des demandeurs, bien que la preuve ne révèle pas les modalités précises.

[9]  Deux équipes distinctes d’avocats du cabinet Boughton Law sont affectées à l’action engagée par Della Terra et à la présente demande. Les demandeurs ont fourni une preuve de la mise en place d’un « cloisonnement éthique » destiné à empêcher les membres du cabinet Boughton Law non affectés à la présente affaire, en particulier ceux affectés au dossier Della Terra, d’avoir accès aux renseignements confidentiels des demandeurs.

II.  Constituer Shxwhá:y Village codéfenderesse

[10]  Les défendeurs voudraient que Shxwhá:y Village soit constituée codéfenderesse à la demande. Ils disent que la Première Nation aurait dû être constituée partie à la demande et que sa présence est nécessaire parce qu’elle sera touchée par plusieurs des ordonnances sollicitées par les demandeurs. Les demandeurs sont d’accord, mais insistent sur le respect de trois conditions : 1) une tierce partie représentera Shxwhá:y Village; 2) Shxwhá:y Village ne sera pas représentée par le même avocat que les défendeurs; et 3) les frais juridiques des défendeurs dans la présente demande ne seront pas assumés par Shxwhá:y Village. Les défendeurs s’opposent à ces conditions.

[11]  Après une série de discussions entre les parties, il n’est plus véritablement contesté que Shxwhá:y Village devrait être constituée codéfenderesse, et je partage cet avis. L’article 104 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, dispose :

104 (1) La Cour peut, à tout moment, ordonner :

104 (1) At any time, the Court may

[…]

[…]

b) que soit constituée comme partie à l’instance toute personne qui aurait dû l’être ou dont la présence devant la Cour est nécessaire pour assurer une instruction complète et le règlement des questions en litige dans l’instance […].

(b) order that a person who ought to have been joined as a party or whose presence before the Court is necessary to ensure that all matters in dispute in the proceeding may be effectually and completely determined be added as a party […].

[12]  Puisque les conclusions recherchées dans la demande comprennent une ordonnance désignant le cabinet Deloitte Restructuring comme gestionnaire intérimaire de Shxwhá:y Village, la présence de la Première Nation est nécessaire pour assurer une solution complète des questions en litige.

[13]  Je ne crois pas que cette ordonnance devrait être assortie des conditions proposées par les demandeurs. Ces conditions sont motivées par un conflit d’intérêts allégué entre les défendeurs et Shxwhá:y Village. Or, les défendeurs forment le conseil actuel de Shxwhá:y Village. Dans le cours normal des choses, c’est au conseil d’une Première Nation qu’il appartient de donner des instructions à l’avocat qui la représente.

[14]  Le fait que les demandeurs réclament la destitution des défendeurs ne change en rien la situation. Si je comprends bien leur argument, les demandeurs affirment que le conseil est d’ores et déjà [traduction] « dissous » et que les défendeurs ne font qu’usurper l’autorité légitime de la Première Nation. Cette question devra cependant être tranchée au fond. Jusqu’à ce que notre Cour en décide autrement, les défendeurs constituent le conseil de Shxwhá:y Village. En réalité, les deux premières conditions posées par les demandeurs ne sont que la reformulation de l’une des réparations qu’ils sollicitent dans leur demande, à savoir la désignation d’un gestionnaire intérimaire. Les demandeurs n’ont pas montré qu’il est nécessaire de rendre aujourd’hui ces ordonnances pour éviter quelque préjudice irréparable. Il y a encore moins de raisons d’en faire des conditions assortissant une ordonnance qui possède sa propre justification.

[15]  Les demandeurs me prient aussi d’imposer une condition empêchant les défendeurs de faire payer leurs frais juridiques par la Première Nation. Je rejette cette demande.

[16]  Dans la décision Seedling Life Science Ventures LLC c Pfizer Canada Inc, 2017 CF 826, au paragraphe 22, ma collègue la protonotaire Mireille Tabib écrivait que « [l]es modalités de financement d’un litige dont [la demanderesse] est parfaitement en droit de saisir la justice n’intéressent ni la Cour ni la défenderesse ». Je reconnais néanmoins que le financement des frais juridiques dans un différend intéressant la gouvernance d’une Première Nation peut soulever des questions sensibles. Le fait qu’une Première Nation assume les frais juridiques de l’une seulement des parties à un tel différend peut donner lieu à un déséquilibre : Knebush c Maygard, 2014 CF 1247, au paragraphe 59, [2015] 4 RCF 367; Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119, au paragraphe 21 [Whalen]. On pourrait même prétendre qu’un candidat à une charge publique, ou le titulaire d’une telle charge, devrait supporter le coût d’un litige lié à ses propres compétences pour le poste, ou à une élection contestée.

[17]  Vu l’état actuel de la jurisprudence de notre Cour, il est difficile d’énoncer des règles générales en la matière. Pour clarifier la question, les Premières Nations pourraient vouloir adopter des politiques ou légiférer sur le dédommagement de leurs dirigeants qui sont parties à des procédures judiciaires. En attendant, les questions liées au remboursement des frais juridiques sont en général examinées quand les parties demandent à la Cour d’adjuger les dépens. Celle-ci pourra alors prendre en compte le fait que les frais juridiques d’un plaideur sont assumés par la Première Nation : Whalen, au paragraphe 27.

[18]  En l’espèce, puisque les frais juridiques des demandeurs sont assumés par Della Terra, leurs arguments relatifs au déséquilibre résultant d’une prise en charge des frais juridiques des défendeurs par Shxwhá:y Village ne tiennent pas. Les demandeurs ne m’ont pas convaincu qu’il existe une quelconque raison de rendre une ordonnance interdisant la prise en charge des frais juridiques des défendeurs. La question sera éventuellement réexaminée quand la Cour sera appelée à statuer sur les dépens après avoir rendu jugement sur le fond de la demande.

III.  Déclarer le cabinet Boughton Law inhabile à occuper

[19]  Les défendeurs voudraient que le cabinet Boughton Law soit déclaré inhabile à occuper pour les demandeurs. Ils soutiennent que le cabinet est en situation de conflit d’intérêts. La représentation simultanée de Della Terra et des demandeurs donnerait lieu à une apparence d’irrégularité et à un risque de mauvaise utilisation de renseignements confidentiels. En outre, la probabilité que MOppal soit appelé à témoigner obligerait le cabinet Boughton Law à se retirer du dossier.

[20]  Je ne partage pas l’avis des défendeurs. Il ne s’agit pas ici d’un cas classique de conflit d’intérêts où sont en jeu des intérêts opposés, des renseignements confidentiels ou une loyauté partagée. La question de savoir si la prise en charge par Della Terra des frais juridiques des demandeurs est répréhensible relève du fond de l’affaire et ne constitue pas un motif qui permet de déclarer inhabiles les avocats des demandeurs. Cela vaut également pour les arguments des défendeurs concernant le rôle exercé par MOppal et par d’autres avocats du cabinet Boughton Law lors de l’assemblée du 18 juillet. Par ailleurs, il est tout à fait improbable que MOppal ou ses collègues soient appelés à témoigner.

[21]  Avant d’exposer mes motifs à l’appui de cette conclusion, il est utile de présenter un bref résumé des règles applicables aux conflits d’intérêts des avocats.

[22]  Les avocats sont des auxiliaires de justice. La Cour a donc le pouvoir d’examiner la relation entre les avocats et les parties qu’ils représentent pour s’assurer qu’elle est exempte de conflit d’intérêts. Pour ce faire, la Cour cherche à établir un équilibre entre, d’une part, l’objectif de favoriser la confiance du public dans l’administration de la justice et de protéger les clients des avocats et, d’autre part, l’objectif de protéger le droit des parties de choisir l’avocat qui les représentera devant la Cour : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c McKercher LLP, 2013 CSC 39, au paragraphe 22, [2013] 1 RCS 649 [McKercher]. Plus précisément, la Cour s’efforce de protéger les obligations des avocats relativement au maintien de la confidentialité et à la représentation efficace de leurs clients (McKercher, aux paragraphes 23 à 26).

[23]  Dans ce but, la Cour suprême du Canada a élaboré une « règle de la démarcation très nette », exposée à l’origine dans l’arrêt R c Neil, 2002 CSC 70, au paragraphe 29, [2002] 3 RCS 631 [Neil] :

Cette ligne de démarcation très nette est tracée par la règle générale interdisant à un avocat de représenter un client dont les intérêts sont directement opposés aux intérêts immédiats d’un autre client actuel — même si les deux mandats n’ont aucun rapport entre eux — à moins que les deux clients n’y aient consenti après avoir été pleinement informés (et de préférence après avoir obtenu des avis juridiques indépendants) et que l’avocat ou l’avocate estime raisonnablement pouvoir représenter chaque client sans nuire à l’autre.

[24]  Dans l’arrêt McKercher, au paragraphe 35, la Cour suprême expliquait que la règle de la démarcation très nette s’applique aux intérêts de nature juridique, non aux intérêts de nature commerciale ou stratégique. Dès lors que cette règle s’applique, le conflit d’intérêts est présumé et il n’est pas nécessaire d’examiner le contexte.

[25]  Quand la règle de la démarcation très nette n’entre pas en jeu, la Cour peut quand même examiner les faits de l’espèce pour savoir si la représentation simultanée de clients risque sérieusement de compromettre l’efficacité de la représentation du client par l’avocat, par exemple en raison du risque que des renseignements confidentiels soient utilisés à mauvais escient ou que l’avocat se trouve en situation de loyauté partagée : McKercher, au paragraphe 38.

[26]  Un avocat en situation de conflit d’intérêts sera en principe déclaré inhabile à occuper si cela est nécessaire pour empêcher l’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels ou une situation de loyauté partagée : McKercher, au paragraphe 62. Dans d’autres situations, la mesure de réparation appropriée dépendra d’une appréciation de toutes les circonstances pertinentes : McKercher, au paragraphe 64; voir aussi Neil.

A.  Intérêts opposés

[27]  Il n’y a pas en l’espèce un conflit d’intérêts au sens classique. La règle de la démarcation très nette ne s’applique pas. Della Terra et les demandeurs sont actuellement représentés tous deux par le cabinet Boughton Law, mais leurs intérêts juridiques ne sont pas directement opposés. En fait, ils semblent s’accorder. Les demandeurs ne poursuivent pas Della Terra, ni inversement. Les mesures de réparation que souhaitent obtenir les demandeurs en l’espèce n’auront pas d’incidence directe sur les droits de Della Terra. Della Terra pourrait avoir un intérêt commercial ou stratégique dans la cause des demandeurs. Cependant, comme l’écrit la Cour suprême du Canada dans l’arrêt McKercher, des intérêts commerciaux ou stratégiques ne donnent pas lieu à un conflit qui rend un avocat inhabile à occuper.

[28]  L’étape qui suit consiste à se demander s’il existe un risque sérieux d’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels ou une possible situation de loyauté partagée. Les défendeurs disent que, si les demandeurs parviennent à destituer les défendeurs et à se faire élire pour les remplacer, le cabinet Boughton Law se trouverait à représenter les deux parties dans l’action engagée par Della Terra. Ce scénario est toutefois hypothétique et ne se concrétiserait qu’une fois la présente instance terminée. Il n’est pas nécessaire que le cabinet Boughton Law soit déclaré inhabile à occuper dans la présente demande afin de prévenir un préjudice qui pourrait ne se manifester que plus tard.

[29]  Les défendeurs soutiennent aussi que le cabinet Boughton Law n’est pas apte à bien représenter les demandeurs parce qu’il ne pourrait leur donner des conseils contraires aux intérêts de Della Terra, par exemple au sujet de la divulgation de renseignements confidentiels à Della Terra. C’est là encore une question hypothétique. Rien n’indique qu’un différend existe entre Della Terra et les demandeurs. Par analogie, en matière d’assurance, l’avocat qui représente à la fois l’assureur et l’assuré ne peut conseiller l’assuré dans un différend avec son assureur, par exemple un différend portant sur la couverture des risques. En l’absence d’un tel différend, cependant, rien n’empêche un avocat de représenter à la fois l’assureur et l’assuré : Alice Wooley, Understanding Lawyers’ Ethics in Canada, 2e édition (Toronto, LexisNexis, 2016), à la page 272.

[30]  En outre, selon les défendeurs, le fait de laisser le cabinet Boughton Law représenter les demandeurs aurait pour conséquence que des renseignements confidentiels appartenant à Shxwhá:y Village pourraient se retrouver entre les mains de Della Terra. Cependant, on ne sait trop quels renseignements seraient compromis et comment ils seraient communiqués. Les demandeurs ne sont pas des membres actuels du conseil de Shxwhá:y Village et n’ont pas accès à des renseignements confidentiels — en fait, ils se plaignent que le conseil actuel les tient plutôt dans l’ignorance. Les parties n’ont pas expliqué en quoi la mise en état de la présente demande pourrait conduire à la divulgation de renseignements confidentiels. Si les demandeurs cherchent à obtenir des renseignements confidentiels des défendeurs, la Cour peut imposer des conditions pour qu’ils ne soient pas utilisés à mauvais escient.

[31]  Les défendeurs soulignent que les demandeurs, dans une lettre envoyée par leur avocat le 7 mai 2020, ont prié Shxwhá:y Village de divulguer une foule de renseignements financiers et contractuels, qui pourraient inclure des renseignements intéressant l’action engagée par Della Terra. Je constate cependant que dans la demande de contrôle judiciaire, aucune ordonnance de communication de ces documents n’est sollicitée. Les défendeurs n’ont pas expliqué comment les demandeurs pourraient les recevoir dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

B.  Préserver la considération dont jouit l’administration de la justice

[32]  Les défendeurs soutiennent qu’un avocat pourrait être déclaré inhabile à occuper non seulement dans un cas de réel conflit d’intérêts, mais aussi lorsqu’une apparence d’irrégularité est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. En l’espèce, l’apparence d’irrégularité résulterait de la collusion entre Della Terra et les demandeurs, ainsi que du rôle tenu par le cabinet Boughton Law dans l’organisation de l’assemblée du 18 juillet. Je rejette ces arguments.

[33]  Promouvoir le respect de l’administration de la justice est l’un des objectifs des règles élaborées par les tribunaux en matière de conflits d’intérêts. Ainsi, un avocat pourrait être déclaré inhabile dans des cas autres que ceux d’une situation de loyauté partagée, d’une utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels ou d’une obligation qui lui est faite de témoigner. Autrement dit, les catégories de conflits d’intérêts ne constituent pas une liste exhaustive. Cependant, cela ne saurait autoriser un examen général de la conduite d’une partie et de ses avocats, sans critères bien définis pour mener cet exercice.

[34]  Les tribunaux disposent du pouvoir résiduel de déclarer un avocat inhabile en dehors des catégories classiques de conflits, mais ils devraient user de ce pouvoir avec parcimonie et le réserver pour les cas les plus manifestes. En fait, le seul précédent cité par les défendeurs dans lequel ce pouvoir a été exercé est la décision 781332 Ontario Inc c Mortgage Insurance Co of Canada (1991), 5 RJO (3e) 248 (Cour de l’Ont., Div. gén.). La partie centrale des motifs de ce jugement est plutôt brève et ne contient pas d’explication sur la nature de l’irrégularité qui avait entraîné la déclaration d’inhabilité, si ce n’est que le cabinet d’avocats s’était engagé dans une stratégie visant apparemment à contourner une décision du tribunal. Il est difficile d’extrapoler à partir de ce précédent.

[35]  J’ajouterai simplement qu’il va sans dire que l’irrégularité invoquée dans une requête en vue de faire déclarer un avocat inhabile à occuper ne saurait se rattacher au fond de l’affaire ou à la conduite de la partie elle-même. S’il en était autrement, de telles requêtes deviendraient un moyen de court-circuiter la procédure habituelle et d’obtenir une décision anticipée sur le fond du dossier. La déclaration d’inhabilité prononcée envers un avocat doit aussi être un moyen efficace de mettre un terme à l’irrégularité reprochée — la mesure réparatrice doit corriger le problème. Si elle ne le corrige pas, cela donne à penser que l’irrégularité relève du fond de l’affaire.

[36]  La première irrégularité invoquée par les défendeurs est la collusion entre les demandeurs et Della Terra. Vu cette collusion, la présente demande ne découlerait pas d’un différend légitime en matière de gouvernance. Ce serait plutôt une simple tentative de Della Terra d’instrumentaliser les demandeurs pour favoriser ses intérêts commerciaux. Je ne me prononcerai pas sur cette question à ce stade-ci de la procédure, parce qu’elle relève du fond de l’affaire. Ce n’est toutefois pas une raison de déclarer le cabinet Boughton Law inhabile à occuper. Selon les défendeurs, la collusion serait répréhensible parce qu’elle implique Della Terra, une entreprise privée dont les intérêts commerciaux s’opposent à ceux de la Première Nation, dans un différend portant sur l’admissibilité à occuper une charge publique au sein de la même Première Nation. Or, une collusion de ce genre serait tout aussi répréhensible si Della Terra et les demandeurs n’étaient pas représentés par le même cabinet d’avocats. Si le cabinet Boughton Law est déclaré inhabile à occuper et que les demandeurs confient leur cause à un autre cabinet, l’irrégularité subsistera — la mesure réparatrice ne correspond pas au problème.

[37]  La deuxième irrégularité soulevée par les défendeurs est l’inconduite dont le cabinet Boughton Law, et Me Oppal en particulier, auraient fait preuve lors de l’assemblée du 18 juillet, en omettant de révéler qu’ils représentaient les demandeurs. Pour les fins de la présente requête, je présumerai que cette allégation est avérée.

[38]  Même si Me Oppal n’a pas révélé qu’il était membre du cabinet Boughton Law, qui représentait les demandeurs, il ne s’ensuit pas que lui-même et les autres associés du cabinet prétendaient agir en tant qu’officiers de Shxwhá:y Village, ainsi que le prétendent les défendeurs. Selon la preuve, les demandeurs avaient fait savoir, sur un groupe Facebook comprenant plus de 50 membres de Shxwhá:y Village, qu’ils faisaient équipe avec Della Terra. L’invitation à l’assemblée a été envoyée par l’un des demandeurs personnellement. Le texte des résolutions proposées portant destitution du chef et du conseil était joint à l’invitation. La veille de l’assemblée, le conseil a affiché un avis sur sa page Internet et l’a envoyé par courriel aux membres. Il y précisait que la réunion projetée était [traduction] « une assemblée non officielle des membres qui ne suit pas les lois ou coutumes de Shxwhá:y Village ». Dans ces conditions, tous ont certainement compris que l’assemblée était convoquée par les demandeurs à titre personnel et non par le conseil et que l’intention des demandeurs était de déloger le conseil en place.

[39]  Par conséquent, considérée dans son contexte, l’irrégularité alléguée par les défendeurs semble concerner surtout la validité ou la légitimité de l’assemblée du 18 juillet. Cette question pourrait très bien être cruciale quant au fond de la demande de contrôle judiciaire, selon la manière dont les demandeurs décideront de la plaider. Elle ne crée pas toutefois une apparence d’irrégularité de la part du cabinet Boughton Law. Les demandeurs ont sollicité l’avis et l’aide du cabinet pour organiser l’assemblée du 18 juillet. Peut-être l’avis donné était-il erroné et l’assemblée était-elle dépourvue d’effet juridique. Mais la preuve ne donne nullement à penser que le cabinet a agi d’une manière susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Autrement dit, un avocat ne devient pas inhabile à occuper dans une affaire du seul fait qu’il a aidé son client à prendre certaines mesures que la partie adverse tient pour illégales. Donner un avis erroné ne constitue pas en soi une irrégularité entraînant une déclaration d’inhabilité.

C.  L’avocat appelé à témoigner

[40]  Enfin, les défendeurs affirment que le cabinet Boughton Law devrait être déclaré inhabile parce que Me Oppal sera un témoin dans l’instance. Je suis en désaccord avec eux, car rien ne permet de croire que son témoignage sera requis.

[41]  La décision Essa (Township) c Guergis; Membery c Hill, 1993 CanLII 8756, 15 RJO (3e) 573 (Cour div. de l’Ont.) [Essa], est souvent citée comme un précédent pour l’approche à adopter lorsqu’une partie demande qu’un avocat soit déclaré inhabile à occuper au motif qu’il devra témoigner. Il faut se montrer prudent avant de faire droit à des demandes de cette nature, en particulier aux premiers stades de la procédure, lorsqu’il est impossible de dire avec certitude si l’avocat sera appelé à témoigner. La cour a établi une liste de critères à suivre dans un tel cas. Dans l’arrêt Cross-Canada Auto Body Supply (Windsor) Ltd c Hyundai Auto Canada, 2006 CAF 133, la Cour d’appel fédérale a repris et approuvé cette liste. Les critères sont notamment l’état de l’instance, la probabilité que le témoin soit appelé à comparaître et l’importance de la preuve à présenter.

[42]  L’argument des défendeurs selon lequel Me Oppal sera tenu de témoigner doit être évalué à la lumière du principe selon lequel il appartient aux demandeurs de présenter leurs arguments comme bon leur semble. L’avis de demande contient des allégations concernant l’assemblée du 18 juillet présidée par Me Oppal, mais les avocats des demandeurs ont déclaré à l’audience qu’ils n’entendaient pas soutenir que les résolutions adoptées lors de l’assemblée ont un effet juridique autonome. Si tel est le cas, le déroulement de l’assemblée du 18 juillet pourrait tout simplement être sans rapport avec les questions que la Cour devra trancher au fond et il sera alors inutile pour quiconque de témoigner à cet égard.

[43]  Même si ce n’était pas le cas, il ne serait pas davantage nécessaire de faire entendre Me Oppal ou d’autres témoins du cabinet Boughton Law. Plus de 50 membres de Shxwhá:y Village étaient présents à l’assemblée, dont une personne envoyée par les défendeurs à titre d’observatrice. Pour les fins de la présente requête, les deux parties ont produit une abondante preuve par affidavit concernant le déroulement de l’assemblée. Les auteurs des affidavits de chacune des parties pourront être contre-interrogés au besoin. Il n’y a aucune raison de croire que cette preuve ne permettra pas à la Cour de statuer sur la demande. Plus précisément, j’ai du mal à comprendre les défendeurs lorsqu’ils affirment que la preuve concernerait non seulement ce que Me Oppal a fait, mais aussi la raison pour laquelle il l’a fait, et que lui seul peut en rendre compte. J’ai aussi du mal à comprendre en quoi le témoignage de Me Oppal serait nécessaire pour combler les prétendues lacunes de l’enregistrement de la réunion — d’autres personnes présentes à la réunion peuvent le faire aussi bien.

[44]  Les plus importants facteurs énumérés dans la décision Essa ne militent donc pas en faveur d’une déclaration d’inhabilité prononcée contre le cabinet Boughton Law. Cela distingue la présente affaire de la décision Woessner c La Reine, 2017 CCI 124, invoquée par les défendeurs. Dans cette décision, la juge a conclu qu’il était fort probable que l’avocat serait appelé à témoigner, que son témoignage était d’une importance primordiale pour les questions à trancher et que la preuve ne pouvait pas être produite par d’autres témoins.

IV.  Dispositif et dépens

[45]  Pour les motifs qui précèdent, je ferai droit à la requête visant à constituer la Première Nation Shxwhá:y Village codéfenderesse à la présente demande. Je n’imposerai pas les conditions exigées par les demandeurs. Je rejetterai aussi la requête visant à déclarer le cabinet Boughton Law inhabile à représenter les demandeurs.

[46]  Les deux parties ayant partiellement obtenu gain de cause, il ne sera pas adjugé de dépens.


ORDONNANCE dans le dossier T-1108-20

LA COUR ORDONNE :

1.  La requête visant à constituer la Première Nation Shxwhá:y Village codéfenderesse à la présente demande est accueillie.

2.  La requête visant à déclarer le cabinet Boughton Law inhabile à représenter les demandeurs est rejetée.

3.  Il n’est pas adjugé de dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1108-20

 

INTITULÉ :

PHILIP NARTE, DANTE NARTE, TINA SAM, MURRAY SAM, ROSALIA GLADSTONE, TERRY ST. GERMAIN JR. ET RAEANNE RABANG c ROBERT GLADSTONE, MICHELLE ROBERTS, RONALD JR. MIGUEL, BONNIE RUSSELL ET TANYA JAMES

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VISIOCONFÉRENCE ENTRE VANCOUVER (Colombie-Britannique) ET Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 NovembRe 2020

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 23 NOVEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

Martin C. Senott

POUR LES demandeurs

 

Caroline Roberts

Darwin Hanna

Seva Batkin

Anna Moore

 

POUR LES défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Boughton Law

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LES demandeurs

 

Callison et Hanna

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES défendeurs

 

Fraser Litigation Group

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

 

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