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Date : 20201208


Dossier : IMM-7321-19

Référence : 2020 CF 1124

[TRADUCTION CERTIFIÉE]

Montréal (Québec), le 8 décembre 2020

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

KHITAM S. S. KHUDEISH

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse, Mme Khitam Khudeish, à l’encontre de la décision du 14 novembre 2019 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a infirmé la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] avait accepté la demande d’asile de Mme Khudeish. 

[2]  La SAR a fait droit à l’appel et a substitué sa propre décision à celle de la SPR. La SAR a jugé que, vu l’ensemble de la preuve, il y avait des raisons sérieuses de penser que Mme Khudeish devait être exclue de la protection en application de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi sur l’immigration], qui incorpore par renvoi la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] RT Can no 6 [la Convention sur les réfugiés]. La SAR a par conséquent conclu que Mme Khudeish n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. 

[3]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Khudeish [la demande] devrait être rejetée.

II.  Contexte

[4]  Mme Khudeish est une Palestinienne apatride (mémoire de la demanderesse au para 3). En 1948, sa famille a été déplacée de Haïfa à Bagdad, en Irak, où elle est née et a vécu jusqu’en 2006. En 2006, elle s’est enfuie en Jordanie après avoir fait l’objet pendant de nombreuses années de ce qu’elle a appelé des persécutions systématiques du fait de ses croyances religieuses, par suite desquelles de nombreux membres de sa famille ont été assassinés ou blessés.

[5]  En mai 2016, Mme Khudeish est arrivée au Canada avec sa fille. Elles étaient toutes les deux munies d’un visa de visiteur valide délivré par les autorités canadiennes à Pretoria, en Afrique du Sud. L’époux de Mme Khudeish était alors l’ambassadeur de la Palestine en Angola.

[6]  En septembre 2016, Mme Khudeish et sa fille ont demandé l’asile au Canada en invoquant leurs opinions religieuses et politiques et leur crainte d’être persécutées en Irak.

[7]  Le fait que Mme Khudeish a travaillé de 1984 à 2006 pour l’Organisation de libération de la Palestine [l’OLP] à Bagdad a joué un rôle déterminant dans l’évaluation de sa demande.

[8]  Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, Mme Khudeish a expliqué qu’elle avait fait des études en Irak en vue de devenir comptable et qu’elle avait travaillé pour les [traduction] « services sociaux de l’OLP » de janvier 1984 à août 2006 (dossier certifié du tribunal [DCT] à la page 93). Le dossier qu’elle a déposé devant la SPR comprenait une lettre du 29 octobre 2016 dans laquelle l’ambassade de l’État de la Palestine attestait que Mme Khudeish avait travaillé pour l’ambassade en Irak de 1984 à 2006 à titre de [traduction] « responsable de la Fondation pour les familles des martyrs de la Palestine ».

[9]  Le 4 novembre 2016, la SPR a avisé Citoyenneté et Immigration Canada qu’elle estimait que l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés s’appliquait peut-être à la demande de Mme Khudeish (DCT à la page 51). La SPR a insisté sur le fait que Mme Khudeish avait travaillé pour l’OLP de janvier 1984 à août 2006, une période englobant la première « intifada » et la guerre civile libanaise (DCT aux pages 481-482). Le ministre a refusé d’intervenir, de sorte que la Cour n’est pas saisie des questions relatives à l’intervention du ministre qui étaient en jeu devant la SAR.

[10]  Avant que la SPR n’examine sa demande, Mme Khudeish a, en janvier 2018, modifié son formulaire Fondement de la demande d’asile pour expliquer les divergences entre les renseignements qu’elle avait fournis dans sa demande d’asile et sa demande de visa et, ce qui est encore plus important pour la présente demande, pour fournir des renseignements complémentaires au sujet de son travail pour l’OLP.

[11]  Dans ces modifications, Mme Khudeish a ajouté, au sujet de son travail à l’OLP : [traduction] « À l’OLP, je travaillais au service des familles des martyrs palestiniens, qui était chargé de fournir de l’aide sociale aux familles des personnes décédées. Il s’agissait d’un poste administratif à temps partiel. Je ne travaillais que dix jours par mois. On me remettait une liste de personnes à qui de l’aide financière devait être fournie et je distribuais l’argent et rayais de la liste le nom des personnes qui s’étaient présentées et avaient reçu de l’argent – le plus souvent des femmes âgées, surtout des veuves » (DCT à la page 124).

[12]  À l’audience, la commissaire de la SPR a interrogé Mme Khudeish au sujet de son travail à l’OLP. Celle-ci a donné ce qu’on pourrait appeler des descriptions divergentes. Elle a tout d’abord expliqué qu’elle était notamment chargée de vérifier si les éventuels bénéficiaires de l’aide avaient besoin d’une aide financière. Elle a ultérieurement déclaré que son rôle consistait uniquement à vérifier les noms figurant sur une liste de bénéficiaires éventuels.

[13]  Le 15 janvier 2018, à la clôture de l’audience, la SPR a rendu sa décision (DCT aux pages 85 et suivantes) et a accueilli la demande d’asile de Mme Khudeish.

[14]  S’agissant de la crédibilité de Mme Khudeish, la SPR a signalé qu’elle [traduction] « n’était pas parfaite » (DCT à la page 450). La SPR a conclu que Mme Khudeish n’avait pas été entièrement transparente au sujet de son travail et qu’elle avait donné des renseignements erronés au sujet d’elle-même dans sa demande de visa. S’agissant de l’explication que Mme Khudeish avait donnée relativement à sa demande de visa, la SPR a dit : [traduction] « Je ne suis donc pas sûre de vous croire lorsque vous affirmez qu’il s’agissait d’une erreur. Toutefois, malgré mes réserves au sujet de votre crédibilité, je suis convaincue qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour étayer mes conclusions » (DCT à la page 450). 

[15]  La SPR a consacré cinq courts paragraphes de son analyse à la question de l’exclusion (prévue à la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés et à l’article 98 de la Loi sur l’immigration). Elle a estimé que Mme Khudeish était restée évasive au sujet des détails de son travail et elle a fait ressortir certaines contradictions entre son témoignage et les renseignements contenus dans la lettre d’octobre 2016 de l’ambassade en Irak. S’appuyant en dernière analyse sur la lettre, la SPR a conclu que les paiements que Mme Khudeish versait dans le cadre de son mandat étaient davantage associés à des membres de la famille de martyrs qu’à des personnes ayant besoin d’aide sociale. La SPR a toutefois ajouté que, même si c’était le cas, le fait de fournir ces paiements ne faisait pas jouer la clause d’exclusion, ajoutant qu’elle ne disposait d’aucun élément de preuve ni d’aucun renseignement donnant à penser que la Fondation avait participé à une quelconque violation des droits de la personne.

[16]  La SPR n’a pas mentionné le cadre énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola], et elle n’a pas cité expressément les facteurs pertinents pour décider si la clause d’exclusion s’applique ou non. La SPR a accordé à Mme Khudeish la protection qu’elle sollicitait.

III.  La décision de la SAR

[17]  Même s’il n’est pas intervenu au cours de l’instance introduite devant la SPR, le ministre a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Dans son avis d’appel (DCT aux pages 34 et suivantes), le ministre a soulevé la question de la crédibilité et celle de l’exclusion prévue à la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Il a invoqué le paragraphe 110(5) de la Loi sur l’immigration pour soumettre de nouveaux éléments de preuve documentaire, en l’occurrence quatre articles accessibles au public portant sur des programmes offerts par l’OLP (DCT aux pages 6, 11).

[18]  Devant la SAR, le ministre a tout d’abord fait valoir que la SPR ne l’avait pas informé de possibles problèmes d’intégrité, le privant ainsi de la possibilité d’intervenir et, en second lieu, que la SPR avait commis une erreur, étant donné qu’elle n’avait mené aucune évaluation relative à l’exclusion et qu’elle n’avait pas appliqué le bon critère juridique pour déterminer si l’exclusion prévue à la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés s’appliquait.

[19]  Le ministre a confirmé qu’il ne demandait pas la tenue d’une audience devant la SAR. Il a plutôt demandé à la SAR de faire droit à l’appel et de renvoyer le dossier à la SPR pour qu’elle l’examine de nouveau. Le ministre a confirmé que, si la SAR ne pouvait acquiescer à sa demande sans tenir d’audience, il se présenterait à l’audience pour interroger Mme Khudeish et formuler d’autres observations.

[20]  En réponse, Mme Khudeish a produit, au titre du paragraphe 110(5) de la Loi sur l’immigration, une autre lettre, datée du 25 mars 2018, de l’ambassade de la Palestine en Irak, ainsi qu’une déclaration écrite (DCT à la page 6). Cette nouvelle lettre visait à clarifier la teneur de la lettre précédente d’octobre 2016. Elle indique que l’emploi de Mme Khudeish n’avait pas été [traduction] « précisé ou défini, étant donné qu’elle travaillait au sein d’une agence de service social » et qu’elle n’avait jamais occupé de poste décisionnel ni pris part à quelque décision prise par l’institution. La lettre affirme que [traduction] « sa tâche se limitait à rayer les noms d’une liste de veuves ou de personnes qui avaient besoin d’une aide sociale essentielle ou de personnes qui attendaient leur tour pour recevoir des prestations » (DCT à la page 565).

[21]  Dans la déclaration écrite qu’elle a faite sous serment le 18 avril 2018, Mme Khudeish a traité des contradictions signalées par la SPR au sujet de sa demande de visa, ainsi que de la conclusion de la SPR selon laquelle elle était restée évasive au sujet de sa description de tâches. Elle a confirmé avoir parlé de la « fondation pour les martyrs » à la demande de son avocat et pour confirmer la teneur de la première lettre de l’ambassade en Irak. Elle a également mentionné les réponses qu’elle avait fournies à l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] lors d’une entrevue qui avait eu lieu en mars 2018 concernant la nature de son travail et son attachement à défendre la cause de la paix et à venir en aide aux démunis. La SAR ne disposait pas de la transcription de l’entrevue de l’ASFC, et elle n’avait pas non plus accès à des éléments de preuve permettant de confirmer que cette entrevue avait eu lieu ou la teneur de cette dernière. Le DCT ne renferme aucun élément d’information à ce sujet. Je ne vais donc pas en tenir compte.

[22]  Devant la SAR, Mme Khudeish a fait valoir que la SPR n’avait pas commis d’erreur, compte tenu des éléments de preuve dont elle disposait, ajoutant que l’analyse de la SPR était suffisante et qu’elle était conforme au critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola – bien que la commissaire n’ait pas cité pas cet arrêt. Elle a également fait valoir que, si la SAR concluait que la SPR n’avait pas effectué une analyse appropriée de la question de l’exclusion, eu égard aux éléments de preuve dont elle disposait, la SAR pouvait substituer ses propres motifs à ceux de la SPR et procéder elle-même à cette analyse.

[23]  Mme Khudeish a également confirmé auprès de la SAR qu’elle ne sollicitait pas la tenue d’une audience (en vertu du paragraphe 110(6) de la Loi sur l’immigration), sauf si la SAR jugeait bon d’en tenir une.

[24]  La SAR a accepté les nouveaux éléments de preuve soumis par les deux parties.

[25]  Dans sa décision, la SAR a tout d’abord conclu que la SPR n’avait pas enfreint les principes de justice naturelle en n’informant pas le ministre des modifications apportées au formulaire Fondement de la demande d’asile.

[26]  En ce qui concerne la question de l’exclusion prévue à l’article 98 de la Loi sur l’immigration et à la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés, la SAR a estimé que l’analyse de la SPR était insuffisante en ce qui concernait l’éventuelle complicité de Mme Khudeish à la perpétration d’actes criminels. La SAR a cité l’arrêt Ezokola pour rappeler que la complicité découle de la contribution et que la SPR n’avait pas expliqué en quoi les actes de Mme Khudeish ne satisfaisaient pas aux trois critères de la contribution volontaire, significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation.

[27]  La SAR a convenu avec Mme Khudeish qu’elle avait compétence pour rendre une décision définitive en se fondant sur les éléments de preuve figurant au dossier. Elle a donc examiné à tour de rôle chacun des facteurs énoncés dans l’arrêt Ezokola.

[28]  En ce qui concerne la première étape consistant à identifier l’organisation et son dessein criminel, la SAR s’est fondée sur le point 2.24 du Cartable national de documentation [CND] relatif à la Palestine (daté du 21 décembre 2017), en l’occurrence un rapport des services du renseignement du Royaume-Uni, et sur un article de presse portant sur les liens de l’OLP avec le financement du terrorisme (DCT aux pages 10-11 et notes d’accompagnement). La SAR a conclu selon la prépondérance des probabilités que la Fondation pour les familles des martyrs de la Palestine avait été créée par l’OLP pour accomplir le dessein criminel qui consiste à encourager des actes de terrorisme contre les Israéliens.

[29]  La SAR a ensuite examiné les facteurs de l’analyse de la complicité énoncés dans l’arrêt Ezokola. Comme je l’ai mentionné plus haut, ce critère exige que la contribution de l’individu au dessein criminel du groupe soit à la fois (1) volontaire, (2) significative et (3) consciente (Ezokola aux para 84-90).

[30]  La SAR a d’abord conclu que Mme Khudeish avait travaillé de façon volontaire pour l’organisation pendant 22 ans.

[31]  Dans son évaluation de la question de savoir si Mme Khudeish avait apporté une contribution significative au dessein criminel de l’organisation, la SAR a fait observer que Mme Khudeish n’était pas un témoin crédible et que la description de tâches qu’elle avait fournie divergeait dans son témoignage à l’audience de la SPR, dans son formulaire « Fondement de la demande d’asile », dans la déclaration écrite qu’elle avait déposée devant la SAR et dans son mémoire. La SAR s’est appuyée sur des décisions de notre Cour pour affirmer qu’il y a lieu d’ajouter foi aux « aveux non intéressés » (Rathinasigngam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 988 au para 50; Andeel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CF 1085 au para 17). Elle a donc conclu, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Khudeish avait travaillé pour la Fondation pour les familles des martyrs de la Palestine pendant 22 ans et qu’elle avait joué un certain rôle en vérifiant l’admissibilité des bénéficiaires aux paiements et en leur remettant les paiements. La SAR a conclu que Mme Khudeish avait apporté une contribution significative au dessein criminel de l’OLP en remettant ces sommes d’argent et en permettant aux membres de la famille de terroristes de recevoir ces paiements.

[32]  La SAR a accordé peu de valeur probante aux lettres de l’ambassade en Irak. Elle a conclu que la première lettre ne donnait aucun détail au sujet des attributions de Mme Khudeish et que la seconde, qui indiquait qu’elle avait travaillé pour l’institution d’aide sociale de l’OLP, ne contredisait pas de façon convaincante les nouveaux éléments de preuve présentés par le ministre au sujet du dessein et du mandat de l’OLP.

[33]  La SAR a également conclu que la contribution de Mme Khudeish avait été significative parce qu’elle avait travaillé pour l’OLP au cours de la première intifada (1987-1993) et de la seconde intifada (2000-2005). Se fondant principalement sur les éléments de preuve documentaire portés à la connaissance de la SPR, ainsi que sur les nouveaux éléments de preuve présentés par le ministre, la SAR a fait observer qu’au cours de la première intifada, le principal objectif de l’OLP avait été de recourir à la lutte armée pour créer un État palestinien et que le mouvement nationaliste Fatah constituait la plus importante des diverses factions de l’OLP (DCT à la page 16). La SAR a également fait observer que l’objectif du Fatah lors de la seconde intifada était de retirer les soldats et les colons israéliens de la Cisjordanie, ajoutant que le Fatah recourait à des attentats suicides à la bombe en Israël et que, en 2003, le Canada l’avait désignée entité terroriste (DCT aux pages 16-17).

[34]  S’appuyant sur les renseignements donnés par la Cour suprême, au paragraphe 87 de l’arrêt Ezokola, la SAR a conclu que la contribution de Mme Khudeish ne consistait pas en une simple association ou à un acquiescement passif. La SAR a estimé que, même si Mme Khudeish n’avait pas assumé un rôle de gestion, sa contribution avait été significative, parce que son travail concernait directement les objectifs de la fondation, soit de remettre des paiements aux membres de la famille de martyrs qui avaient commis des meurtres et des actes de violence illégaux, encourageant ainsi la perpétration d’autres actes de martyre. La SAR a par conséquent jugé que la contribution de Mme Khudeish à la réalisation des objectifs de la fondation était significative.

[35]  La SAR a fait observer que Mme Khudeish insistait pour dire qu’elle ignorait la raison pour laquelle les paiements étaient remis aux membres de la famille dont le nom figurait sur la liste, qu’elle considérait que son travail était de nature sociale et qu’elle ne jouait aucun rôle décisionnel. La SAR a également noté que, d’après son mémoire, Mme Khudeish savait qu’elle devait rayer les noms d’une liste et que l’argent allait servir à aider des gens dans le besoin. La SAR a mentionné certains éléments de preuve tendant à démontrer que l’OLP considérait comme des martyrs les Palestiniens qui donnaient leur vie pour tuer des Israéliens et que la nature des programmes de l’OLP était bien connue au sein de la collectivité palestinienne, tant en Palestine qu’ailleurs dans le monde.

[36]  La SAR a par conséquent conclu, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Khudeish était au courant du dessein criminel de l’OLP, étant donné que le programme de paiements incitatifs existait depuis plus de 50 ans et que Mme Khudeish avait travaillé pour l’OLP pendant 22 ans.

[37]  La SAR a par conséquent conclu que Mme Khudeish satisfaisait aux critères d’exclusion au titre de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés, incorporée en droit canadien par l’article 98 de la Loi sur l’immigration. La SAR a conclu que, vu l’ensemble de la preuve, il y avait des raisons sérieuses de penser que Mme Khudeish devait être exclue de la protection au motif qu’elle s’était rendue complice de crimes contre l’humanité, étant donné qu’elle avait contribué à un programme qui finance le terrorisme. La SAR l’a par conséquent exclue et a estimé qu’elle n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.   

IV.  Questions soumises à la Cour

[38]  La Cour doit confirmer la norme de contrôle applicable et, à la lumière des observations des parties, déterminer si la SAR : (1) a manqué à l’équité procédurale a) soit en ne vérifiant pas si elle devait tenir une audience conformément au paragraphe 110(6) de la Loi sur l’immigration, b) soit en tirant, sans tenir d’audience, des conclusions en matière de crédibilité qui n’avaient jamais été tirées par la SPR; (2) a commis une erreur dans son application du critère de la complicité énoncé dans l’arrêt Ezokola.

V.  Analyse

A.  L’équité procédurale

(1)  Analyse relative à l’équité procédurale

[39]  La norme à appliquer aux questions d’équité procédurale a fait l’objet de nombreux débats au cours des dernières années.

[40]  Dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 55 et 56 [Canadien Pacifique], la Cour d’appel fédérale explique ce qui suit :

Tenter de caser la question de l’équité procédurale dans une analyse relative à la norme de contrôle applicable est aussi, en fin de compte, un exercice non rentable. L’examen portant sur la procédure et l’examen portant sur le fond visent différents objectifs en droit administratif. Bien qu’il y ait un chevauchement, le premier porte sur la nature des droits concernés et les conséquences pour les parties touchées, alors que le dernier porte sur la relation entre la cour et le décideur administratif. En outre, certaines questions de procédure ne se prêtent pas du tout à une analyse relative à la norme de contrôle applicable, par exemple lorsque la partialité est alléguée. Comme le démontre l’arrêt Suresh, la distinction entre l’examen portant sur le fond, l’examen portant sur la procédure et la capacité d’un tribunal à accorder des mesures de redressement adaptées à chacun est un outil utile dans la boîte à outils judiciaire et, à mon avis, il n’y a aucune raison convaincante pour laquelle elle devrait être abandonnée.

Peu importe la déférence qui est accordée aux tribunaux administratifs en ce qui concerne l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de faire des choix de procédure, la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre. Cela pourrait s’avérer problématique si une décision a priori sur la question de savoir si la norme de contrôle applicable est la norme de la décision correcte ou la norme de la décision raisonnable donnait une réponse différente à ce qui est une question singulière fondamentale à la notion de justice – a-t-on accordé à la partie le droit d’être entendue et la possibilité de connaître la preuve qu’elle doit réfuter? L’équité procédurale n’est pas sacrifiée sur l’autel de la déférence.

[Non souligné dans l’original.]

[41]  Pour une analyse plus approfondie, voir les arrêts Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160 aux para 67-72, et Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132 aux para 10-14.

(1)  Audience prévue au paragraphe 110(6) de la Loi sur l’immigration

a)  Position respective des parties

[42]  Mme Khudeish soutient qu’une audience devait avoir lieu compte tenu des nouveaux éléments de preuve qu’elle avait soumis, notamment la lettre de mars 2018 de l’ambassade de la Palestine en Irak. Elle fait valoir que cette lettre soulevait de sérieux doutes au sujet de sa propre crédibilité, car elle apportait des modifications à la lettre précédente de l’ambassade. Elle soutient également que cette question de crédibilité a joué un rôle central dans la décision de la SAR. Mme Khudeish souligne que la SPR a estimé qu’elle était un témoin crédible, ce qui confirme ses observations suivant lesquelles la SAR a tiré des conclusions en matière de crédibilité à partir des nouveaux éléments de preuve qu’elle avait présentés.

[43]  Mme Khudeish fait également valoir que la SAR s’est fondée sur les nouveaux éléments de preuve présentés par le ministre, en l’occurrence des articles accessibles au public portant sur certaines activités de financement de l’OLP, pour tirer des conclusions défavorables en matière de crédibilité. Elle soutient que les nouveaux éléments de preuve ont joué un rôle déterminant à l’égard des questions de crédibilité, ce qui aurait dû emporter l’obligation de tenir une audience conformément au paragraphe 110(6) de la Loi sur l’immigration. Elle soutient que la SAR aurait à tout le moins dû expliquer pourquoi elle ne tenait pas d’audience. Elle souligne que la SAR a totalement omis d’appliquer de façon indépendante les dispositions pertinentes de la Loi sur l’immigration et de décider si les nouveaux éléments de preuve documentaire présentés tant par le ministre que par elle-même faisaient entrer en jeu le paragraphe 110(6) de la Loi sur l’immigration. En ne s’acquittant pas de cette tâche, la SAR a occulté un aspect essentiel et indispensable de l’analyse.

[44]  Mme Khudeish soutient qu’une audience était incontestablement nécessaire pour examiner les quatre questions essentielles qui, selon elle, concernaient toutes sa crédibilité (et qu’elle décrit à la page 19 de son mémoire). Elle invoque à l’appui de son argument l’arrêt Canadien Pacifique, précité.

[45]  Le ministre répond que les doutes soulevés par la SAR découlaient du dossier et des nouveaux éléments de preuve, de sorte que la commissaire n’avait pas l’obligation de tenir une audience. Ces doutes s’expliquaient par les contradictions relevées entre les diverses versions des faits données par la demanderesse dans ses déclarations, sa déclaration modifiée et la transcription de l’audience devant la SPR. Le ministre soutient également que le commissaire a toute latitude pour décider de ne pas tenir d’audience même lorsque les facteurs applicables sont réunis.

b)  Analyse

[46]  Le régime législatif de la Loi sur l’immigration permet de porter en appel — relativement à une question de droit, de fait ou mixte — auprès de la SAR les décisions de la SPR. Selon le paragraphe 110(3), la SAR procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la SPR. Les parties ont le droit de présenter de nouveaux éléments de preuve en vertu du paragraphe 110(4), mais ce droit est limité, et elles peuvent bénéficier d’une audience aux termes du paragraphe 110(6) (Nuriddinova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1093 [Nuriddinova]). 

[47]  La possibilité d’une audience est l’exception. Le paragraphe 110(6) de la Loi sur l’immigration énumère les conditions qui doivent être réunies pour qu’une audience soit tenue. Toutefois, comme le ministre le fait valoir, même si les conditions sont réunies, la SAR conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas tenir d’audience. Le paragraphe 110(6) dispose :  

La [Section d’appel des réfugiés] peut tenir une audience si elle estime qu’il existe des éléments de preuve documentaire visés au paragraphe (3) qui, à la fois :

a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause;

b) sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile;

c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas.

[48]  Dans le cas qui nous occupe, bien que de nouveaux éléments de preuve aient été présentés par les deux parties, Mme Khudeish ne m’a pas convaincue qu’ils soulèvent une question importante en ce qui concerne sa crédibilité.

[49]  Tout d’abord – et contrairement à la thèse que Mme Khudeish a défendue à l’audience devant la Cour –, la SPR n’a pas confirmé que Mme Khudeish était un témoin crédible. De fait, la SPR a effectivement exprimé de nettes réserves au sujet de sa crédibilité (voir, p. ex., la page 450 du DCT, réserves analysées précédemment).

[50]  De plus, les nouveaux éléments de preuve soumis par le ministre à la SAR concernaient les activités de l’OLP dans le contexte de son dessein criminel et ils ne mettaient pas en cause la crédibilité de Mme Khudeish. Ces éléments de preuve n’ont jamais été contredits et, même si elle a soumis de nouveaux éléments de preuve à la SAR, Mme Khudeish n’a produit aucun élément de preuve documentaire à ce sujet.

[51]  La SAR a effectivement conclu que Mme Khudeish n’était pas un témoin crédible (voir par exemple les paragraphes 67 à 74 de la décision de la SAR (pages 17-18 du DCT), où la SAR rejette son témoignage sur des questions essentielles), ce qui se justifiait compte tenu du fait que Mme Khudeish avait donné à la SPR des descriptions contradictoires et changeantes de ses fonctions. La SAR a donc examiné les diverses descriptions données par Khudeish de ses fonctions au sein de l’OLP, y compris celle qu’elle en avait donnée dans le mémoire écrit qu’elle a soumis à la SAR, et, compte tenu des incohérences qu’elle a relevées, la SAR a retenu les éléments qui constituaient des « aveux non intéressés ». Dans la décision Rathinasigngam (au para 50), notre Cour a confirmé que la SAR pouvait agir ainsi, et le dossier montre que les éléments retenus par la SAR se trouvaient effectivement dans les diverses descriptions données par Mme Khudeish.

[52]  Aucune des deux lettres de l’ambassade de l’État de la Palestine en Irak ne faisait intervenir des questions de crédibilité dont devait tenir compte la SAR. La SAR a examiné les deux lettres successivement et leur a accordé une faible valeur probante, ne soulevant donc aucune question de crédibilité.

[53]  Mme Khudeish n’a cité aucun précédent pour étayer sa proposition selon laquelle la SAR aurait dû expliquer expressément dans sa décision la raison pour laquelle elle avait décidé, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, de ne pas tenir d’audience. La jurisprudence récente de notre Cour va dans le sens contraire (voir par ex Smith c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1472 au para 46 [Smith]).

[54]  Compte tenu du fait que (1) les nouveaux éléments de preuve ne soulevaient aucune question de crédibilité; (2) les parties n’ont pas demandé la tenue d’une audience, mais ont en fait confirmé devant la SAR qu’elles n’en réclamaient pas; (3) notre Cour a confirmé dans la décision Smith qu’il n’existe aucune obligation pour la SAR de refuser la tenue d’une audience, je conclus que le paragraphe 110(6) de la Loi sur l’immigration n’est pas entré en jeu et que la SAR n’avait aucune obligation de refuser la tenue d’une audience.

(2)  Audience consacrée à l’analyse des conclusions en matière de crédibilité

a)  Position respective des parties

[55]  Mme Khudeish affirme que la SAR a également manqué à l’équité procédurale en tirant, sans tenir d’audience, des conclusions en matière de crédibilité différentes de celles que la SPR avait tirées. Mme Khudeish signale que la SAR a jugé qu’elle « n’[était] pas un témoin crédible », ce qui, selon elle, tranche carrément avec l’analyse de la crédibilité effectuée par la SPR. Elle fait valoir que la SAR peut et doit tenir une audience avant de tirer des conclusions différentes en matière de crédibilité, et ce, même lorsque les facteurs prévus au paragraphe 110(6) de la Loi sur l’immigration n’entrent pas en jeu.

[56]  Le ministre affirme pour sa part que la SAR a le droit de tirer des conclusions en matière de crédibilité lorsque la crédibilité était une des questions en litige devant la SPR, comme c’était le cas en l’espèce.

b)  Analyse

[57]  Mme Khudeish a expliqué à l’audience que l’argument que je viens d’exposer est différent de celui analysé dans la section précédente relativement à la tenue d’une audience conformément au paragraphe 110(6) de la Loi sur l’immigration.

[58]  Comme je l’ai déjà mentionné – et contrairement à ce que prétend Mme Khudeish –, la crédibilité était en jeu devant la SPR. Bien que la SAR ne puisse soulever une nouvelle question sans donner un préavis aux parties, il lui est loisible de tirer ses propres conclusions sur la crédibilité de l’appelant lorsque la crédibilité était une des questions en litige devant la SPR et que le dossier de la preuve permet de tirer de telles conclusions (Nuriddinova). Dans le cas qui nous occupe, la SAR pouvait donc tirer ses propres conclusions en matière de crédibilité.   

[59]  Mme Khudeish soutient essentiellement, comme son avocate l’a confirmé à l’audience, qu’elle souhaite que la Cour oblige la SAR à tenir une audience eu égard aux circonstances de l’espèce, et ce, même si la Loi sur l’immigration ne crée pas une telle exception au principe général suivant lequel la SAR procède sans tenir d’audience. À l’appui de son argument, elle se fonde apparemment sur des principes généraux en matière d’équité procédurale.

[60]  Je ne vois aucune raison d’accepter cet argument; par conséquent, je le rejette.

B.  Exclusion au titre de l’article 98; analyse des facteurs énoncés dans l’arrêt Ezokola

(1)  Position respective des parties

[61]  Mme Khudeish soutient tout d’abord que la SPR n’a pas commis d’erreur en procédant à une analyse sommaire des facteurs d’exclusion énoncés dans l’arrêt Ezokola, étant donné que le ministre n’était pas intervenu et que le rôle confié à la SPR ne permet pas à celle-ci d’effectuer ses propres recherches et d’enquêter sur une affaire. Ce rôle, selon elle, revient au ministre, lorsqu’il décide d’intervenir.

[62]  À titre subsidiaire, Mme Khudeish affirme que la SAR a commis une erreur dans son application des facteurs énoncés dans l’arrêt Ezokola, en ce sens qu’elle n’avait aucune raison valable de conclure que l’OLP poursuivait un dessein criminel, qu’elle n’a pas expliqué en quoi les fonctions qu’elle exerçait permettaient de conclure que la contribution qu’elle avait apportée était significative, et qu’elle ne disposait pas d’éléments de preuve lui permettant de conclure que les veuves et les orphelins qui recevaient les paiements en question étaient des « membres de la famille de terroristes » qui avaient commis des actes de violence illégaux et des assassinats. Mme Khudeish affirme que c’est à tort que la SAR invoque le concept du « dessein commun » dont il est question au paragraphe 87 de l’arrêt Ezokola, et qu’elle a de ce fait tiré une conclusion erronée au sujet de la contribution significative.

[63]  Le ministre répond que les conclusions tirées par la SAR au sujet de la nature de la fondation allaient dans le même sens que celles de la SPR, et que la commissaire a rejeté avec raison les explications données par la demanderesse au sujet de la nature de son travail. Le ministre affirme également que la SAR disposait de suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’existence d’un lien entre la contribution de la demanderesse et le dessein poursuivi par l’organisation.

(2)  Analyse

a)  Norme de contrôle

[64]  Le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire des décisions administratives repose sur la présomption que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Le respect de la primauté du droit exige que les cours de justice appliquent la norme de la décision correcte à l’égard de certains types de questions de droit : les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov au para 53). Ces questions de droit ne sont pas en cause en l’espèce.

[65]  Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle de la cour de révision est d’examiner les motifs fournis par le décideur administratif et de déterminer si sa décision était fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si elle était « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85).

[66]  Il incombe à notre Cour de vérifier si la décision est raisonnable sur le plan du résultat et du raisonnement suivi (Vavilov au para 83). Cette approche oblige notre Cour à se demander dès lors si la décision de la SAR obéit aux critères de justification, de transparence et d’intelligibilité et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov au para 86; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[67]  Lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, notre Cour doit respecter la position privilégiée qu’occupe le décideur administratif en matière d’appréciation de la preuve. Ainsi que la Cour suprême l’a confirmé dans l’arrêt Vavilov, « à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas [ces] conclusions de fait » (au para 125).

b)  L’exclusion prévue à l’article 98

[68]  L’article 98 de la Loi sur l’immigration prévoit que la personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. Cette personne est par conséquent « exclue » de la protection.

[69]  Pour sa part, la section F) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés dispose :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

  • a) qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

  • b) qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiées;

  • c) qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

[Non souligné dans l’original.]

[70]  Il n’est pas nécessaire que l’individu se soit personnellement livré à des activités criminelles. Il peut être exclu par application de cet article s’il a contribué à la réalisation des desseins criminels d’une organisation. La Cour suprême du Canada a défini le critère de l’exclusion en tenant compte de ces facteurs dans l’arrêt Ezokola. Le critère exige que la contribution de l’individu au dessein criminel du groupe soit à la fois (1) volontaire, (2) significative et (3) consciente (Ezokola aux para 84-90). Au paragraphe 91 de cet arrêt, la Cour propose également de tenir compte des considérations suivantes, au paragraphe 91 :

L’existence de raisons sérieuses de penser qu’une personne a commis des crimes internationaux dépend des faits de chaque affaire. Dès lors, pour déterminer si les actes d’un individu correspondent à l’actus reus et à la mens rea exigés pour qu’il y ait complicité, plusieurs considérations peuvent se révéler utiles. L’énumération qui suit rassemble celles retenues par les tribunaux canadiens et britanniques, de même que par la CPI. Elle permet de baliser l’analyse visant à déterminer si une personne a ou non volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel :

  1. la taille et la nature de l’organisation;

  2. la section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé;

  3. les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

  4. le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

  5. la durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel);

  6. le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.

[71]  Dans l’échelle de la gravité, la contribution significative est moins grave qu’une contribution essentielle (Ezokola aux para 55-56), mais plus importante qu’une simple association. La Cour suprême écrit : « [p]our les besoins du présent pourvoi, mentionnons simplement que le seul fait d’exercer des fonctions dans une organisation ou une institution ou d’être associée à celle‑ci n’équivaut pas à une entreprise criminelle commune, même dans sa forme la plus large. L’accusé doit à tout le moins avoir apporté une contribution significative au crime du groupe ou à son dessein criminel, tout en ayant été animé d’une certaine conscience subjective (que ce soit l’intention, la connaissance ou l’insouciance) du crime ou du dessein criminel. En d’autres mots, cette forme de responsabilité, bien qu’elle soit étendue, exige davantage qu’un lien entre l’accusé et le groupe qui a commis le crime. Il doit exister un lien entre le comportement de l’accusé et le comportement criminel du groupe » (au para 67 [renvois omis]).

[72]  La Cour suprême ajoute : « [s]elon nous, la simple association devient complicité coupable aux fins de l’art. 1Fa) lorsqu’une personne apporte une contribution significative aux crimes ou au dessein criminel d’un groupe. Comme l’affirme le lord juge Brown dans J.S., l’existence du lien requis entre la personne et le comportement criminel du groupe n’exige pas que la contribution de l’accusé [traduction] “vise la perpétration de crimes identifiables précis”; elle peut viser un “dessein commun plus large, comme la réalisation de l’objectif d’une organisation par tous les moyens nécessaires, y compris la commission de crimes de guerre” […] Étant donné que toute forme ou presque de contribution apportée à un groupe peut être considérée comme favorisant la réalisation de son dessein criminel, le degré de contribution doit être soupesé avec soin. L’exigence voulant que la contribution soit significative se révèle cruciale afin d’éviter un élargissement déraisonnable de la notion de participation criminelle en droit pénal international » (aux para 87-88 [renvois omis]).

[73]  Même si le critère englobe un vaste éventail d’actions, l’exigence de la contribution significative garantit que les individus qui font partie d’une organisation ne seront pas tous exclus en application de la section F de l’article premier.

[74]  En ce qui concerne le dernier critère, qui exige que la contribution soit consciente, la Cour suprême donne les indications suivantes : « [p]our être complice de crimes gouvernementaux, [l’individu] doit être au courant de leur perpétration ou du dessein criminel [de l’organisation] et savoir que son comportement facilitera la perpétration des crimes ou la réalisation du dessein criminel. Nous estimons que cette approche est conforme au type de mens rea exigé à l’art. 30 du Statut de Rome. L’article 30(1) dispose en effet que “nul n’est pénalement responsable et ne peut être puni à raison d’un crime relevant de la compétence de la [CPI] que si l’élément matériel du crime est commis avec intention et connaissance”. L’article 30(2)a) précise qu’il y a intention chez une personne lorsqu’elle “entend adopter [l]e comportement”. En ce qui concerne les conséquences, l’art. 30(2)b) exige que la personne “entend[e] causer cette conséquence ou [soit] consciente que celle‑ci adviendra dans le cours normal des événements”. Suivant l’art. 30(3), il y a connaissance lorsqu’une “personne est consciente qu’une circonstance existe ou qu’une conséquence adviendra dans le cours normal des événements” » (aux para 89-90 [renvois omis]).

[75]  Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême déclare également : « [e]n revanche, lorsque l’organisation sera animée d’un dessein circonscrit et brutal, le lien sera plus facile à établir. En pareilles circonstances, un décideur peut être plus enclin à inférer que l’accusé connaissait le dessein criminel du groupe et qu’il a contribué à sa réalisation » (au para 94 [non souligné dans l’original]; voir aussi Sarwary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 437 au para 44, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kljajic, 2020 CF 570 aux para 173-197).

[76]  La SAR a conclu, à juste titre, que l’OLP poursuivait un dessein criminel, vu l’ensemble de la preuve présentée. Mme Khudeish n’a pas contredit ces éléments de preuve en présentant des éléments de preuve documentaire. La conclusion de la SAR suivant laquelle la Fondation pour les familles des martyrs de la Palestine avait été créée par l’OLP dans le but d’accomplir le dessein criminel qui consiste à encourager les actes de terrorisme contre les Israéliens est étayée par le dossier de preuve.

[77]  Il ne fait aucun doute que l’emploi qu’exerçait Mme Khudeish était volontaire. Elle n’a d’ailleurs pas prétendu le contraire.

[78]  La SAR a bien expliqué quelle version donnée par Mme Khudeish de la description de ses fonctions elle a retenue, et, comme il a été mentionné plus haut, la jurisprudence de notre Cour confirme qu’il était loisible à la SAR d’agir ainsi. La SAR s’est référée au dossier de la preuve pour conclure que les veuves et les orphelins qui avaient reçu les paiements en question étaient des « membres de la famille de terroristes » qui avaient commis des actes de violence illégaux et des assassinats. Compte tenu de la nature des fonctions de Mme Khudeish et de celle des paiements en question, il n’était pas déraisonnable de la part de la SAR de conclure que cela équivalait à une contribution significative au dessein criminel de l’organisation.

[79]  Enfin, la SAR a appliqué de façon raisonnable les facteurs énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Ezokola pour conclure que Mme Khudeish avait contribué consciemment au dessein poursuivi par l’OLP. La SAR a insisté sur la nature de l’organisation, en l’occurrence la Fondation pour les familles des martyrs de la Palestine, qui, selon la conclusion tirée par la SAR, n’avait qu’un seul objectif, qui était de nature criminelle. La SAR a également noté que les programmes en question existaient depuis des décennies et que Mme Khudeish avait travaillé pour l’organisation pendant 22 ans. Ces trois facteurs font partie de ceux qui sont énumérés au paragraphe 91 de l’arrêt Ezokola.

[80]  On ne m’a donc pas convaincue que la décision de la SAR est déraisonnable. La décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et elle est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La demanderesse ne m’a pas convaincue que la décision de la SAR est déraisonnable sur le plan du résultat ou du raisonnement suivi.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-7321-19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Martine St-Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-7321-19

 

INTITULÉ :

KHITAM S.S. KHUDEISH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (par vidéoconférence)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 NOVEMBRE 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 8 DÉCEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

POUR LA demanderesse

Alexandra Pullano

POUR LE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

POUR LA demanderesse

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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