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Date : 20201204


Dossier : T-36-20

Référence : 2020 CF 1119

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  La présente affaire concerne des boulons manquants.

[2]  Lorsqu’une ligne de chemin de fer est construite avec des voies éclissées, les joints de rails ‑ là où se rencontrent deux longueurs de rails ‑ sont connectés par des éclisses. Les éclisses sont tenues en place par des boulons. Le Règlement sur la sécurité de la voie adopté par Transports Canada précise (entre autres choses) le nombre minimal de boulons requis pour connecter deux longueurs de rail : un boulon sur chaque rail sur les voies de catégorie 1 (empruntées seulement par les trains à très faible vitesse) ou deux boulons (pour les voies de catégorie 2 à 5). Cette règle sert de spécification aux fins de la conception, de la construction et de l’entretien.

[3]  Habituellement, un mille de voie éclissée de catégorie 2 à 5 compte plus de 1 000 boulons de joint.

[4]  La lourde charge des trains qui parcourent les voies ferrées exerce une pression immense sur les éclisses et les boulons qui les tiennent en place. Cette pression peut faire en sorte que les boulons se brisent. Le climat peut également avoir un impact attendu que les éclisses se dilatent et se contractent avec les changements de température. La vibration résultant du passage des trains peut également faire en sorte que les boulons se desserrent et finissent par tomber. Vu tous ces facteurs, des boulons vont se briser ou disparaître lors de l’utilisation normale des voies ferrées. La localisation et le remplacement de ces boulons brisés ou manquants s’inscrivent donc dans l’entretien régulier des voies de chemin de fer.

[5]  À l’issue d’une inspection à l’automne 2016 de deux sections de voie ferrée en Alberta appartenant à la Compagnie des Chemins de fer nationaux du Canada (le CN), Transports Canada a estimé qu’il manquait un nombre anormalement élevé de boulons : 34 dans une section de 25 milles de la subdivision Brazeau et 11 dans une section de 20 milles de la subdivision Camrose. Transports Canada a donc signifié au CN un procès‑verbal au titre du régime des sanctions administratives pécuniaires (SAP) prévu dans la Loi sur la sécurité ferroviaire, SRC 1985, c 32 (4e suppl) (la LSF).

[6]  Comme son nom l’indique, le régime de SAP est une méthode administrative d’exécution de la loi fondée sur l’imposition de sanctions financières pour certains types précis de contraventions; cette méthode est une solution de rechange aux poursuites intentées relativement aux infractions prévues à l’article 41 de la LSF, lesquelles sont punissables de peines d’emprisonnement et d’amendes importantes. Certaines mesures autres que le procès‑verbal, comme les lettres de non‑conformité et d’avertissement, peuvent également être employées au titre du régime de SAP, selon les circonstances.

[7]  Le procès‑verbal initialement délivré au CN a été modifié par la suite. La version modifiée alléguait à l’égard de chacune des deux sections de voie ferrée en question (l’une de catégorie 2, l’autre de catégorie 3) que le CN n’avait pas entretenu la voie ferrée conformément à la règle exigeant que soient posés au moins deux boulons sur chaque rail, et qu’elle avait ainsi contrevenu à l’article 17.2 de la LSF. (La partie pertinente de cette disposition interdit à toute compagnie de chemin de fer d’entretenir une voie ferrée en contravention avec le Règlement sur la sécurité de la voie.) Le procès‑verbal infligeait également au CN des sanctions pécuniaires totalisant 117 332,16 $.

[8]  C’est apparemment la première fois que Transports Canada a recours à un procès‑verbal relativement à des boulons de joint manquants contre une compagnie de chemin de fer.

[9]  Le régime de SAP prévoit le droit de demander la révision du procès‑verbal. Cette révision se déroule dans le cadre d’une audience devant un seul conseiller du Tribunal d’appel des transports du Canada (le TATC). La « révision » consiste effectivement en une instruction de l’accusation. Il incombe au ministre des Transports d’établir selon la prépondérance des probabilités que la partie désignée dans le procès‑verbal a commis la violation alléguée : voir l’article 40.16 de la LSF et le paragraphe 15(5) de la Loi sur le Tribunal d’appel des transports du Canada, LC 2001, c 29 (la LTATC).

[10]  Le CN a demandé une révision dont l’audition s’est déroulée les 24 et 25 janvier 2018. Deux témoins ont déposé pour le compte du ministre et un pour le CN. Un certain nombre de pièces documentaires ont également été déposées.

[11]  Dans des motifs datés du 22 octobre 2018, le conseiller du TATC a conclu que le ministre avait prouvé la violation reprochée et a confirmé la sanction pécuniaire qu’il avait imposée. Le CN avait soulevé une défense de diligence raisonnable, laquelle a toutefois été rejetée par le conseiller.

[12]  Le régime de SAP prévoit également le droit d’interjeter appel de la décision rendue à l’issue d’une révision. L’appel est instruit par un comité du TATC. Ce comité « peut rejeter l’appel ou y faire droit et substituer sa propre décision à celle en cause ». Voir l’article 40.19 de la LSF.

[13]  Le CN a interjeté appel de la décision rendue par le Tribunal d’appel à l’issue de la révision. L’appel, instruit par trois conseillers du TATC le 21 mars 2019, reposait sur le dossier de l’instance de révision; aucune des parties n’a produit d’éléments de preuve additionnels. Le CN affirmait entre autres choses que le conseiller en révision avait retenu une interprétation erronée des exigences prévues dans le Règlement sur la sécurité de la voie et qu’il avait eu tort de rejeter la défense de diligence raisonnable.

[14]  Dans des motifs datés du 6 décembre 2019, le comité a rejeté l’appel et confirmé la sanction administrative pécuniaire. Le comité a souscrit à l’interprétation des exigences prévues par le Règlement sur la sécurité de la voie qu’avait retenu le conseiller en révision et lui a également donné raison d’avoir rejeté la défense de diligence raisonnable du CN, quoique pour des motifs différents.

[15]  Le CN sollicite à présent le contrôle judiciaire de la décision du comité aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LCR (1985), c F‑7.

[16]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande doit être accueillie. Même si je conviens avec le défendeur que l’interprétation retenue par le comité des exigences énoncées dans le Règlement sur la sécurité de la voie est raisonnable, je me range à l’avis de la demanderesse selon lequel l’évaluation par le comité de la défense de diligence raisonnable était déraisonnable.

II.  CONTEXTE

A.  Règlement sur la sécurité de la voie

[17]  Le Règlement concernant la sécurité de la voie, également appelé Règlement sur la sécurité de la voie, est entré en vigueur le 25 mai 2012. Comme le prévoit l’article 19 de la LSF, ce règlement a été élaboré par l’Association des chemins de fer du Canada et ses membres (dont fait partie le CN) puis approuvé par le ministre des Transports, devenant ainsi partie intégrante du cadre juridique régissant la sécurité ferroviaire au titre de la LSF.

[18]  La LSF énonce pour sa part les objectifs suivants à l’article 3 :

3 La présente loi vise à la réalisation des objectifs suivants :

3 The objectives of this Act are to

a) pourvoir à la sécurité et à la sûreté du public et du personnel dans le cadre de l’exploitation ferroviaire et à la protection des biens et de l’environnement, et en faire la promotion;

(a) promote and provide for the safety and security of the public and personnel, and the protection of property and the environment, in railway operations;

b) encourager la collaboration et la participation des parties intéressées à l’amélioration de la sécurité et de la sûreté ferroviaires;

(b) encourage the collaboration and participation of interested parties in improving railway safety and security;

c) reconnaître la responsabilité qui incombe aux compagnies d’établir, par leurs systèmes de gestion de la sécurité et autres moyens à leur disposition, qu’elles gèrent continuellement les risques en matière de sécurité;

(c) recognize the responsibility of companies to demonstrate, by using safety management systems and other means at their disposal, that they continuously manage risks related to safety matters; and

d) favoriser la mise en place d’outils de réglementation modernes, flexibles et efficaces dans le but d’assurer l’amélioration continue de la sécurité et de la sûreté ferroviaires.

(d) facilitate a modern, flexible and efficient regulatory scheme that will ensure the continuing enhancement of railway safety and security.

[19]  L’article 3 du Règlement sur la sécurité de la voie en énonce la portée :

3.1 Le présent règlement indique les prescriptions minimales à observer sur une voie ferrée à écartement normal et sous réglementation fédérale.

3.1 These rules prescribe minimum safety requirements for federally regulated standard gauge railway track.

3.2 Ces prescriptions s’appliquent à certaines anomalies de voie prises individuellement. En présence d’un ensemble de ces anomalies, dont aucune ne déroge individuellement aux présentes prescriptions, il faut parfois prendre des mesures correctives propres à assurer la sécurité de la circulation sur la voie considérée.

3.2 The rules specify the limits of certain track conditions existing in isolation. A combination of track conditions, none of which individually amounts to a deviation from the requirements in these rules may require remedial action to provide for safe operations over the track.

3.3 Tout chemin de fer peut se fixer des exigences supplémentaires ou plus sévères que celles prévues aux présentes.

3.3 A railway may adopt additional or more stringent requirements than those contained in these rules.

[20]  L’article 4 précise l’application et l’objet du Règlement :

4.1 Le présent règlement s’applique à tous les chemins de fer sous réglementation fédérale exploitant un réseau à écartement normal.

4.1 These Rules apply to all federally regulated railway companies operating on standard gauge track.

4.2 Le présent règlement a pour but de garantir la sécurité des mouvements circulant sur les voies à écartement normal qu’un chemin de fer possède, exploite ou utilise.

4.2 The purpose of these Rules is to ensure the safe operation of movements on standard gauge track owned by, operated on or used by a railway company.

[21]  L’extrait pertinent de l’article 6 décrit en ces termes la responsabilité des compagnies de chemin de fer au titre du Règlement :

6.1 Le chemin de fer doit s’assurer qu’un inspecteur ou superviseur de la voie effectue l’inspection des voies à des intervalles et selon des méthodes garantissant que la voie est conforme au RSV, et qu’elle est sécuritaire pour tout mouvement circulant à la vitesse permise.

6.1 The railway company shall ensure that a track inspector or track supervisor shall undertake track inspection at such frequency and by such a method as to ensure the line of track is compliant with the TSR and is safe for all movements at the authorized speed.

6.2 Lorsqu’une voie est dans un état non conforme aux présentes prescriptions, le chemin de fer doit immédiatement :

6.2 Where a line of track is not in compliance with the requirements of these Rules, the railway company shall immediately:

a) rétablir la conformité de la voie; ou

(a) Bring the line of track into compliance; or

b) en interrompre l’exploitation.

(b) Halt operations over that line of track.

. . . .

. . . .

6.4 Quand une personne, y compris un entrepreneur du chemin de fer, accomplit toute fonction exigée par le présent règlement, elle est tenue de se conformer au RSV dans l’exécution de cette fonction.

6.4 When any person, including a contractor for a railway company, performs any function required by these rules, that person is required to perform that function in accordance with these rules.

[22]  Les dispositions qui précèdent figurent toutes dans la Partie I ‑ Généralités du Règlement sur la sécurité de la voie. Le Règlement lui‑même se trouve dans la Partie II. Cette partie est divisée en six sections qui concernent respectivement la plateforme, la géométrie de la voie, la structure de la voie, les autres appareils de voie et l’inspection.

[23]  L’article D.V. (Structure de la voie) traite précisément des joints de rails. Il prévoit notamment ce qui suit :

d) Dans le cas des joints éclissés, poser au moins deux boulons sur chaque rail sur les voies de catégories 2 à 5, et poser au moins un boulon sur chaque rail, sur les voies de catégorie 1.

(d) In the case of conventional jointed track, each rail must be bolted with at least two bolts at each joint in Classes 2 through 5 track, and with at least one bolt in Class 1 track.

[24]  Enfin, pour les fins qui nous occupent, la section F du Règlement sur la sécurité de la voie concerne les inspections de voies ferrées. Elle prévoit que les types de voies en cause ici doivent faire l’objet d’une inspection visuelle au moins deux fois par semaine. Les inspections ont pour objet de « garantir que la voie est conforme au RSV et sécuritaire pour tous les mouvements à la vitesse autorisée » (article 2.1). Le Règlement précise entre autres que sauf indication contraire, « chaque inspection visuelle de la voie doit être effectuée à pied ou dans un véhicule roulant sur la voie à une vitesse qui permet à la personne chargée de l’inspection de faire la vérification visuelle nécessaire pour repérer toute dérogation au RSV » (alinéa 2.4a)). Aussi, « [i]l est permis d’utiliser des instruments de vérification mécaniques, électriques ou autres pour compléter l’examen visuel d’une voie » (alinéa 2.4c)). Le Règlement sur la sécurité de la voie précise aussi la fréquence minimale des contrôles électroniques de la géométrie et des inspections de détection des défauts de rail. Aux termes de l’article 1.3 de la section F, « [s]i la personne effectuant l’inspection constate un écart par rapport aux exigences du RSV, elle doit immédiatement prendre les mesures correctives nécessaires ».

B.  Procès‑verbal

[25]  Suivant le procès‑verbal du 5 février 2017, le CN aurait contrevenu à l’article 17.2 de la LSF en exploitant du matériel ferroviaire sur les subdivisions Brazeau et Camrose en contravention avec le Règlement concernant la sécurité de la voie. Ce procès-verbal a été modifié par la suite pour accuser le CN de ne pas avoir entretenu une installation ferroviaire, plutôt que de ne pas avoir exploité du matériel ferroviaire, conformément au Règlement concernant la sécurité de la voie.

[26]  Le procès‑verbal modifié énonce en particulier les infractions alléguées suivantes :

[traduction]

  Le ou vers le 19 octobre 2016, sur la subdivision Brazeau entre les points milliaires 0 et 25 environ, dans le comté de Lacombe, près de Blackfalds en Alberta, la Compagnie des Chemins de fer nationaux du Canada n’a pas entretenu une installation ferroviaire conformément à l’alinéa D.V.d) de la Partie II du Règlement concernant la sécurité de la voie puisqu’au moins deux boulons n’étaient pas posés sur chaque rail sur les voies de catégorie 2 à 5, en contravention avec l’article 17.2 de la Loi sur la sécurité ferroviaire

Sanction administrative pécuniaire : 45 833,04 $

  Le ou vers le 20 octobre 2016, sur la subdivision Camrose, entre les points milliaires 75 et 95,1 environ, dans la ville de Camrose en Alberta, la Compagnie des Chemins de fer nationaux du Canada n’a pas entretenu une installation ferroviaire conformément à l’alinéa D.V.d) de la Partie II du Règlement concernant la sécurité de la voie alors qu’au moins deux boulons n’étaient pas posés sur chaque rail sur les voies de catégorie 2 à 5, en contravention avec l’article 17.2 de la Loi sur la sécurité ferroviaire

Sanction administrative pécuniaire : 71 499,12 $

[27]  Comme le montant des sanctions pécuniaires n’est pas en cause en l’espèce, il n’est pas nécessaire d’expliquer comment Transports Canada est parvenu à ces chiffres.

C.  Preuve présentée à l’audience de révision

(1)  La subdivision Camrose

[28]  La subdivision Camrose est une section de la voie ferrée de catégorie 3 du CN qui traverse la ville de Camrose (Alberta). Le 22 juin 2016, Julien Leger, inspecteur de la sécurité ferroviaire chez Transports Canada, a inspecté une partie de la subdivision Camrose. Jeremy Mathers, superviseur de la voie du CN ainsi qu’un superviseur adjoint de la voie l’ont accompagné durant l’inspection. (L’inspecteur Leger a déjà travaillé pour le CN à titre d’inspecteur de la voie sous l’autorité du superviseur Mathers.) Les trois ont parcouru ensemble les voies ferrées dans un véhicule d’évaluation de la voie de Transports Canada. Ayant entamé l’inspection au point milliaire 95,11, ils se sont dirigés vers des points milliaires décroissants pendant environ 24,7 milles. À ce qu’ils ont constaté, il manquait en tout 27 boulons de joint dans la section de la voie inspectée. Chaque boulon manquant a été remplacé au fil de l’inspection. L’inspecteur Leger lui ayant demandé à quand remontait la dernière inspection de cette partie de la voie, le superviseur Mathers a répondu qu’elle avait eu lieu le 18 juin 2016 ‑ c’est‑à‑dire, quatre jours plus tôt.

[29]  L’inspecteur Leger a exprimé des préoccupations quant au nombre de boulons manquants qu’ils avaient constaté. Le superviseur Mathers a déclaré que le CN effectuerait le lendemain une « inspection éclair » sur d’autres parties de la subdivision Camrose afin de relever et de corriger les défauts éventuels. À la demande de l’inspecteur Leger, le superviseur Mathers lui a fourni une copie des résultats de l’inspection éclair une fois terminée. Ces résultats indiquaient un nombre, élevé selon Transports Canada, de boulons manquants dans les autres sections de la subdivision Camrose. Le rapport confirmait également que le CN avait immédiatement corrigé les défauts en remplaçant les boulons manquants à mesure que leur absence était constatée.

[30]  Le 13 octobre 2016, le CN a effectué une inspection électronique des éclisses dans la même section de la subdivision Camrose inspectée le 22 juin 2016. Trois boulons desserrés et 16 manquants ont été relevés. Les problèmes constatés durant l’inspection ont été corrigés à ce moment‑là.

[31]  L’inspecteur Leger avait initialement prévu inspecter à nouveau la subdivision Camrose le 19 octobre 2016, mais le CN n’a pu l’accommoder que le lendemain parce qu’il faisait des travaux sur la voie. Il a donc décidé ce jour‑là, comme nous l’expliquons plus loin, d’inspecter plutôt la subdivision Brazeau. (Le CN a présenté durant l’audience de révision une preuve établissant que les travaux effectués le 19 octobre sur la subdivision Camrose n’avaient pas consisté à inspecter la voie à la recherche de boulons de joint manquants, malgré ce que Transports Canada semble s’imaginer; il s’agissait plutôt d’une inspection générale liée à des dépenses en capital.)

[32]  Le lendemain, soit le 20 octobre 2016, l’inspecteur Leger a inspecté la même section de la subdivision Camrose ayant fait l’objet d’une inspection en juin. Il se déplaçait dans un véhicule d’inspection de la voie conduit par un employé du CN. Le superviseur Mathers était avec eux pendant une partie de l’inspection. Alors qu’ils parcouraient la voie, l’inspecteur Leger inspectait visuellement les éclisses depuis le siège passager. Lorsqu’il remarquait un boulon apparemment manquant, ils arrêtaient le véhicule, en descendaient et examinaient l’éclisse de plus près. Durant l’inspection, il a relevé 11 boulons manquants sur 11 éclisses différentes. Lorsqu’un boulon manquait, il était remplacé par l’employé du CN. L’inspecteur Leger a préparé un rapport sur les résultats de son inspection.

(2)  La subdivision Brazeau

[33]  La subdivision Brazeau est une section de la voie ferrée de catégorie 2 du CN située au nord de Red Deer (Alberta). Entre le 15 et le 18 octobre 2016, Sperry Rail, une tierce partie engagée par le CN pour inspecter les voies ferrées, a effectué une inspection de la subdivision Brazeau entre les points milliaires 0 et 25. Sperry a procédé à cette inspection à l’aide d’un équipement à rayons X à la recherche de défauts de rails. Le véhicule d’inspection était également muni d’un appareil photo photographiant les éclisses à la recherche de fissures ou de boulons manquants. Quatre boulons manquants ont été relevés le 15 octobre et 20 autres le 18.

[34]  Entre‑temps, le 16 octobre 2016, un inspecteur de la voie du CN a inspecté la subdivision Brazeau entre les points milliaires 0 et 65,41. Aucun boulon manquant n’a été signalé. (La question de savoir si l’inspection portait en fait sur les boulons manquants ou autre chose n’est pas claire.)

[35]  Le 19 octobre 2016, l’inspecteur Leger de Transports Canada a inspecté la subdivision Brazeau entre les points milliaires 0 et 25. Il se déplaçait dans un véhicule d’évaluation de la voie de Transports Canada conduit par un employé du CN. Alors qu’ils parcouraient la voie, l’inspecteur Leger inspectait visuellement les éclisses à partir du siège passager. Lorsqu’il remarquait un boulon apparemment manquant, ils arrêtaient le véhicule, en descendaient et examinaient l’éclisse de plus près. L’inspecteur Leger a relevé 34 boulons manquants sur 34 éclisses différentes de cette section de la voie ferrée. Lorsqu’un boulon manquait, il était remplacé par l’employé du CN. L’inspecteur Leger a préparé un rapport sur les résultats de son inspection.

(3)  Attentes de Transports Canada

[36]  Suzanne Madaire‑Poisson, Chef, Conformité et sécurité (Direction de la sécurité ferroviaire) chez Transports Canada, a témoigné pour le compte du ministre à l’audience de révision.

[37]  Mme Madaire‑Poisson affirme avoir consulté deux experts techniques de Transports Canada qui ont conclu que le nombre de boulons manquants signalé sur la subdivision Camrose était [traduction] « anormalement » élevé. Transports Canada a pris des dispositions pour fournir au CN une lettre d’avertissement concernant le nombre élevé de boulons manquants constaté durant l’inspection de juin. Toutefois, elles ont été contrecarrées par les événements lorsque les résultats des inspections effectuées sur les subdivisions Camrose et Brazeau en octobre 2016 ont été soumis. Après examen de ces résultats, Transports Canada a conclu qu’il fallait signifier un procès‑verbal au CN relativement aux subdivisions Camrose et Brazeau en réponse à un problème apparemment persistant de nombre élevé de boulons de joint manquants.

[38]  Mme Madaire‑Poisson a déclaré durant son témoignage qu’elle a également consulté un collègue dans la région des deux subdivisions pour déterminer ce qui serait considéré comme le résultat « normal » d’une inspection en ce lieu. Elle a ainsi appris qu’on pouvait s’attendre à ce que des boulons se desserrent ou se brisent entre les inspections visuelles deux fois par semaine de la voie, ces problèmes pouvant découler de l’exploitation normale des trains. Elle a appris en particulier que l’on pouvait s’attendre à trouver un ou deux boulons manquants pour chaque 100 milles de voies principales éclissées et que cela ne soulèverait pas de questions ou de préoccupations quant aux activités d’entretien des voies. Le ministre n’a pas fourni de preuve expliquant comment ce critère a été établi.

[39]  Lors du contre‑interrogatoire, l’inspecteur Leger de Transports Canada a reconnu qu’il n’avait jamais entendu parler de cette attente et qu’il n’en connaissait pas le fondement.

(4)  Preuve de diligence raisonnable présentée par le CN

[40]  John Robinson, Chef adjoint de l’ingénierie pour le CN, a témoigné pour le compte de ce dernier. Il travaille depuis 38 ans pour cette compagnie où il a occupé diverses fonctions liées à la construction, à l’entretien et à l’inspection des voies ferrées. Il a confirmé que le CN effectuait des inspections visuelles deux fois par semaine sur les deux sections des voies en question, comme l’exigeait le Règlement sur la sécurité de la voie.

[41]  M. Robinson a déclaré durant son témoignage qu’il est possible de détecter des boulons de joint manquants durant ces inspections visuelles deux fois par semaine, mais que l’on peut aussi parfois les rater en raison de la vitesse de déplacement du véhicule d’inspection de la voie ou en cas de trouble de concentration de l’inspecteur examinant les éclisses que le véhicule parcourt les unes après les autres.

[42]  M. Robinson a également expliqué que selon les circonstances, le CN effectue aussi différents types particuliers d’inspection des voies en ce qui touche notamment la géométrie de la voie, la reconnaissance d’éclisses à l’aide d’appareils photo, la détection des défauts de rails à l’aide de rayons X, des inspections à pied et ainsi de suite. Même s’ils n’en font pas particulièrement l’objet, les boulons manquants peuvent être découverts durant ces autres inspections.

[43]  M. Robinson a confirmé qu’aussitôt découverts, les boulons de joint manquants sont immédiatement remplacés par les inspecteurs eux‑mêmes ou par une équipe de travail. Si cela ne peut être fait pour une raison ou pour une autre, la section de la voie est protégée par une limitation de vitesse jusqu’à ce que le défaut soit corrigé. Si l’on découvre qu’il manque davantage de boulons de joint que ce qui est habituellement attendu dans une section de la voie, une équipe de travail est spécialement dépêchée pour chercher et remplacer les boulons manquants.

[44]  M. Robinson a également décrit la formation et la supervision fournies aux inspecteurs de la voie du CN.

[45]  M. Robinson a confirmé que les boulons de joint se brisent ou se desserrent du fait de l’usage normal des voies ferrées. Plus la circulation sur une voie donnée est importante, plus ce phénomène est probable. Il a lui‑même procédé ou assisté à des milliers d’inspections de voies. D’après son expérience des boulons de joint manquants, les inspecteurs de Transports Canada ne voyaient aucun problème tant et aussi longtemps qu’ils ne constataient pas plus d’un ou de deux boulons manquants par mille. Il a déclaré qu’il ne comprenait pas comment Transports Canada en était à présent venu à utiliser un ou deux boulons de joint manquants par 100 milles de voies ferrées à titre de référence, comme l’avait décrit Mme Madaire‑Poisson.

[46]  M. Robinson a déclaré qu’il n’avait jamais entendu parler d’un déraillement ayant été causé par un boulon de joint manquant. D’après lui, un seul boulon de joint manquant ne poserait pas de risque pour la sécurité.

[47]  M. Robinson n’a pas été contre‑interrogé.

[48]  Julien Leger, inspecteur de Transports Canada qui a témoigné pour le compte du ministre (et qui, rappelons‑le, avait lui‑même travaillé comme inspecteur de la voie pour le CN), a reconnu lors de son contre‑interrogatoire que lorsqu’il y travaillait, le CN prenait les inspections des voies très au sérieux, il s’agissait d’un processus rigoureux et la sécurité était la priorité « numéro un » pour la compagnie. Il a également reconnu qu’il s’attendait à trouver des boulons manquants lorsqu’il faisait des inspections de voie. Comme M. Robinson, il n’avait jamais entendu parler d’un déraillement ayant été causé par des boulons de joint manquants.

D.  La décision de révision

[49]  Le conseiller en révision a conclu sur la base de la preuve ayant été présentée que le ministre avait prouvé les violations alléguées à l’égard des subdivisions Brazeau et Camrose. D’ailleurs, il n’était pas contesté qu’il manquait des boulons sur les deux subdivisions, comme l’alléguait le ministre.

[50]  S’agissant des exigences du Règlement sur la sécurité de la voie concernant les joints de rails, le conseiller a conclu ce qui suit :

[traduction]

Ce sont les experts de l’industrie ferroviaire nord‑américaine qui ont déterminé et énoncé ce qui suit dans le Règlement : « Dans le cas des joints éclissés, poser au moins deux boulons sur chaque rail sur les voies de catégories 2 à 5, et poser au moins un boulon sur chaque rail, sur les voies de catégorie 1 » (alinéa D.V.d) de la Partie II). Si l’industrie avait déterminé qu’un nombre inférieur de boulons à celui prévu était également sûr, elle aurait prévu des dispenses ou des exigences différentes au titre de cette disposition du Règlement.

[51]  S’agissant de la défense de diligence raisonnable du CN, le conseiller a conclu ce qui suit :

[traduction]

La sécurité est essentielle pour le public canadien, l’industrie et ses employés. Bien que le CN ait démontré par ses témoignages et sa preuve que son bilan de sécurité est convenable et qu’il a mis en place un programme garantissant la sécurité des voies, comme des inspections éclair relativement aux boulons ainsi que des inspections régulières et spéciales des voies, ces éléments ne la dispensent pas de se conformer au Règlement concernant la sécurité de la voie ou à la Loi sur la sécurité ferroviaire.

[52]  Le conseiller a également confirmé le montant des sanctions pécuniaires.

III.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[53]  Le CN a interjeté appel de la décision du conseiller en révision en invoquant quatre motifs :

  • a) le conseiller en révision a mal interprété le Règlement concernant la sécurité de la voie lorsqu’il a conclu qu’un seul boulon manquant constituait automatiquement une atteinte au Règlement;

  • b) le conseiller en révision a commis une erreur lorsqu’il a conclu que le ministre s’était acquitté de son fardeau de preuve relativement à la violation alléguée;

  • c) le conseiller en révision a eu tort de rejeter la défense de diligence raisonnable en passant d’une responsabilité stricte à une responsabilité absolue;

  • d) le conseiller en révision a eu tort de refuser d’examiner le montant de la sanction pécuniaire en l’absence de preuve se rapportant à deux des facteurs aggravants.

[54]  Le comité a rejeté les quatre motifs d’appel.

[55]  Le comité a convenu avec le conseiller en révision que le Règlement sur la sécurité de la voie énonce clairement la condition physique d’une structure ferroviaire sûre. L’alinéa D.V.d) de la Partie II est sans équivoque quant au nombre minimal de boulons de joint requis. Rien n’autorise un nombre de boulons inférieur au minimum prévu.

[56]  Le comité a également conclu que le ministre avait établi le défaut décrit dans le procès‑verbal selon la prépondérance des probabilités. Il s’en est remis à la conclusion du conseiller en révision portant qu’aucune preuve ne permettait [traduction] « de contester ou de démentir » que des boulons manquaient sur les portions de la voie en question. Le comité n’a pas accepté l’argument du CN selon lequel le délit ne tenait pas simplement aux boulons manquants, mais plutôt à l’omission de les remplacer immédiatement lorsque la situation a été constatée. (Le CN avait soutenu en appel que le conseiller en révision avait eu tort de conclure que le ministre s’était acquitté de son fardeau de preuve, car rien n’établissait que le CN avait négligé de prendre des mesures correctives lorsqu’il avait constaté qu’il manquait des boulons.)

[57]  Par ailleurs, le comité a confirmé le rejet par le conseiller en révision de la défense de diligence raisonnable, quoique pour des motifs différents de ceux fournis par ce dernier. Le comité a estimé ce qui suit :

[traduction]

Bien que l’appelant ait présenté les méthodes utilisées par le CN dans l’inspection des voies, les membres du comité n’ont pas reçu des rapports d’inspection du CN faisant état des efforts déployés pour déceler les boulons manquants, un problème également relevé par le conseiller en révision. Les membres du comité concluent que la preuve présentée n’était ni suffisante ni convaincante pour démontrer que l’appelante avait pris toutes les mesures raisonnables et, suivant la norme de la décision correcte, ce motif d’appel est refusé.

[58]  Le comité a noté en particulier que la preuve fournie par le CN quant à ses activités se comparait défavorablement à celle fournie par la défenderesse dans l’affaire Cando Rail Services Ltd c Canada (Ministre des Transports), 2019 TATCF 3 (Appel). Dans cette affaire, la compagnie faisait valoir une défense de diligence raisonnable en démontrant qu’elle s’était dotée d’un [traduction] « système complet visant la sécurité avant tout au sein de ses activités d’exploitation », lequel système visait non seulement la formation [traduction] « mais également la surveillance de l’efficacité des travaux entrepris ainsi que l’examen des documents se rapportant aux travaux effectués par les employés ». (Le délit en cause était lié au fait qu’un employé n’avait pas appliqué de frein à main sur un wagon stationné rempli d’asphalte. Le wagon a quitté l’endroit où il était stationné et a parcouru 2,7 milles dans la ville de Regina sans être contrôlé. Le comité du TATC dans cette affaire a conclu que la compagnie de chemin de fer n’avait pas contrevenu au Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada ni à l’article 17.2 de la LSF parce qu’elle avait pris toutes les mesures raisonnables pour former ses employés quant au positionnement sûr des wagons.)

[59]  Enfin, le comité a confirmé le montant des sanctions pécuniaires imposées par le ministre.

IV.  QUESTIONS EN LITIGE ET NORME DE CONTRÔLE

[60]  La présente demande soulève deux questions principales :

[61]  Les parties conviennent, et je suis d’accord, que la deuxième question devrait être assujettie à la norme de la décision raisonnable. Elles sont toutefois en désaccord quant à la norme applicable à la première question. La demanderesse soutient qu’elle devrait être assujettie à la norme de la décision correcte tandis que le défendeur fait valoir que la norme de la décision raisonnable est encore une fois la norme applicable. Je suis d’accord avec lui.

[62]  D’après la demanderesse, la norme de la décision correcte doit s’appliquer pour donner effet au rôle que le comité est appelé à jouer lorsqu’il répond une fois pour toutes à des questions revêtant une importance capitale, comme celles touchant aux exigences du Règlement sur la sécurité de la voie. Toujours selon elle, il ne peut y avoir qu’une seule réponse à la question suivante : « Qu’exige le Règlement sur la sécurité de la voie? » Si le conseiller en révision n’a pas répondu à cette question, c’est au comité qu’il incombe de corriger l’erreur. La demanderesse estime aussi que si le comité n’a pas répondu à cette question, c’est la cour de révision qui doit corriger l’erreur.

[63]  Il peut être utile de commencer en se demandant comment le comité tranche les appels qui lui sont soumis à l’égard de révisions effectuées par des conseillers individuels du TATC.

[64]  Mis à part ce que pourrait supposer l’instance qualifiée d’« appel », la LSF est muette quant à la norme que le comité devrait appliquer pour trancher les appels interjetés contre les décisions rendues par les conseillers en révision du TATC. Comme je l’ai déjà noté, l’article 40.19 de la Loi prévoit simplement que le comité du Tribunal « peut rejeter l’appel ou y faire droit et substituer sa propre décision à celle en cause ».

[65]  La LTATC apporte un peu de précision quant à la nature des appels interjetés devant cet organe. L’article 14 de cette loi prévoit ce qui suit :

L’appel porte au fond sur le dossier d’instance du conseiller dont la décision est contestée. Toutefois, le comité est tenu d’autoriser les observations orales et il peut, s’il l’estime indiqué pour l’appel, prendre en considération tout élément de preuve non disponible lors de l’instance.

An appeal shall be on the merits based on the record of the proceedings before the member from whose determination the appeal is taken, but the appeal panel shall allow oral argument and, if it considers it necessary for the purposes of the appeal, shall hear evidence not previously available.

[66]  Les parties avaient convenu devant le comité que la question de savoir si le conseiller en révision avait mal interprété les exigences du Règlement sur la sécurité de la voie ou s’il avait eu tort de rejeter la défense de diligence raisonnable devait être assujettie à la norme de la décision correcte. Le comité était d’accord. Les parties avaient également convenu que la question de savoir si le conseiller en révision avait eu tort de confirmer le montant de la sanction pécuniaire devait être assujettie à la norme de la décision raisonnable. Encore une fois, le comité était d’accord. Les parties étaient toutefois en désaccord quant à la norme que le comité devait appliquer à la question de savoir si le conseiller en révision avait eu tort de conclure que le ministre s’était acquitté de son fardeau de preuve à l’égard de la violation alléguée. Le CN affirmait que cette question devait être assujettie à la norme de la décision correcte tandis que le ministre faisait valoir que la norme de la décision raisonnable devait s’appliquer. Le comité s’est rangé à l’avis du ministre.

[67]  Je m’arrête ici pour faire deux observations. Premièrement, cette dernière question, telle que l’a formulée la demanderesse, a toujours été étroitement liée à celle de savoir ce qu’exige le Règlement sur la sécurité de la voie. D’après la demanderesse, eu égard à l’interprétation qu’il convient de donner au Règlement en question ‑ suivant lequel, toujours selon elle, le délit consiste à ne pas prendre des mesures correctives immédiates lorsque l’on découvre qu’il manque des boulons ‑ la preuve était insuffisante pour prouver la violation alléguée. Cependant, les faits sous‑jacents invoqués par le ministre n’ont jamais été contestés ‑ à savoir qu’il manquait 34 et 11 boulons respectivement sur les sections des subdivisions Brazeau et Camrose durant la période pertinente. Par conséquent, mise à part la question de savoir ce qu’exige le Règlement sur la sécurité de la voie, rien ne laisse croire que le comité (ou que le conseiller en révision d’ailleurs) a eu tort de conclure que le ministre s’était acquitté de son fardeau de preuve d’établir la violation alléguée.

[68]  Deuxièmement, les parties et le comité semblent avoir interprété le rôle de ce dernier en des termes plus couramment associés au contrôle judiciaire (c.‑à‑d. qui applique les normes de la décision correcte ou de la décision raisonnable dépendamment de la question en litige) plutôt que de se référer à la norme de contrôle habituelle en appel (c.‑à‑d. l’application des normes de la décision correcte ou de l’erreur manifeste et dominante selon la question en litige) : voir l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 37. Quoi qu’il en soit, il est clair que l’enjeu soulevé par les parties et le comité concerne les circonstances dans lesquelles ce dernier doit ou non faire preuve de retenue à l’endroit des décisions du conseiller en révision. Aucune question n’est soulevée ici quant à la compréhension qu’a le comité de son rôle.

[69]  En l’espèce, la demanderesse fait valoir que je devrais appliquer la norme de la décision correcte à l’interprétation par le comité des exigences du Règlement sur la sécurité de la voie, car c’est cette norme que ledit comité a appliquée à la décision du conseiller en révision. Subsidiairement, la demanderesse soutient qu’en l’espèce, le choix de la norme de contrôle est dépourvu de pertinence, car il n’existe qu’une seule interprétation raisonnable de la disposition ‑ à savoir celle qu’elle avance : voir l’arrêt McLean c Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, au para 38.

[70]  Je ne crois pas que la norme de contrôle applicable à un appel interne au titre de la LSF soit nécessairement transposable à une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un comité. Au contraire, le fait que la législature a accordé le pouvoir décisionnel principal dans ce domaine au TATC plutôt qu’à une cour de justice est un choix structurel que les cours de révision doivent respecter en évitant de s’ingérer indûment dans les fonctions remplies par le décideur administratif : voir l’arrêt Vavilov, au para 30. Ce raisonnement s’applique au moins tout autant lorsque la législature prévoit aussi que la décision de première instance peut être portée en appel au sein du même tribunal administratif et que c’est la décision du tribunal d’appel qui fait l’objet du contrôle judiciaire. Le fait même que la législature a retenu ce choix structurel justifie d’adopter par défaut une position suivant laquelle la cour de révision doit faire preuve de retenue à l’endroit du décideur administratif en assujettissant le contrôle du bien‑fondé de sa décision à la norme de la décision raisonnable : voir encore l’arrêt Vavilov, au para 30. Cela concorde avec la manière dont notre Cour appréhendait la norme de contrôle avant l’arrêt Vavilov : voir la décision Canada (Procureur général) c Friesen, 2017 CF 567, au para 47.

[71]  La Cour suprême du Canada a également estimé dans l’arrêt Vavilov que la présomption d’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable à l’égard du fond d’une décision administrative n’est visée par des exceptions particulières « que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (au para 10). À mon avis, rien ne justifie de déroger à cette présomption en ce qui touche tous les aspects du fond de la décision du comité, notamment l’interprétation du Règlement sur la sécurité de la voie. Par conséquent, et contrairement à ce que fait valoir la demanderesse, je n’ai pas pour rôle de déterminer moi‑même ce qu’exige le Règlement sur la sécurité de la voie et d’évaluer ensuite la conclusion du comité à l’aune de ces exigences (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux para 34 et 50; et Vavilov, au para 54). Mon rôle se limite plutôt à déterminer si le comité a déraisonnablement conclu que le conseiller en révision avait bien compris les exigences du Règlement sur la sécurité de la voie.

[72]  Comme je l’ai déjà noté, il n’est pas contesté que la norme de la décision raisonnable s’applique à la décision du comité de rejeter la défense de diligence raisonnable avancée par le CN. Par conséquent, la question à laquelle je dois répondre à cet égard est celle de savoir si le comité a déraisonnablement déterminé que le conseiller en révision avait eu raison de rejeter la défense de diligence raisonnable.

[73]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Les motifs du décideur doivent être interprétés à la lumière du dossier et en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils ont été fournis (Vavilov, aux para 91 à 95). Lorsqu’elle se demande si une décision est raisonnable, « [la cour de révision] doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). Avant d’infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision « doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). C’est à la demanderesse qu’il incombe de démontrer que la décision est déraisonnable (ibid.).

[74]  Je note une dernière chose en rapport avec les questions en litige et la norme de contrôle applicable en l’espèce. En plus des questions formulées précédemment, la demanderesse fait aussi valoir en particulier que le comité a commis une erreur lorsqu’il a conclu que [traduction] « les joints de rails qui ne sont pas convenablement entretenus peuvent cesser de fonctionner et causer des déraillements » en l’absence de la moindre preuve appuyant cette conclusion. Le défendeur reconnaît que le comité ne disposait d’aucune preuve établissant que les joints de rails qui ne sont pas convenablement entretenus [traduction] « causent des déraillements ». Il affirme toutefois que cette erreur n’est que [traduction] « superficielle ou accessoire par rapport au fond de la décision » et qu’elle n’est pas [traduction] « suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au para 100). La question de savoir si c’est le cas sera abordée plus loin.

V.  ANALYSE

A.  Le comité a‑t‑il mal interprété les exigences du Règlement sur la sécurité de la voie concernant les boulons des joints de rails?

[75]  Le Règlement sur la sécurité de la voie n’est pas une loi, mais les parties conviennent, et je suis d’accord avec elles, qu’il doit être interprété conformément au principe moderne d’interprétation législative. Autrement dit, les termes de ce Règlement doivent être lus « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27, au para 21; Bell ExpressVu Limited Partnership c Rex, 2002 CSC 42, au para 26, les deux citant E. Driedger, Construction of Statutes (2nd ed 1983), à la p. 87). Bien entendu, la « loi » en cause ici est le Règlement sur la sécurité de la voie. Aussi, ce n’est pas l’intention du législateur qui doit être discernée, mais plutôt celle qui animait l’Association des chemins de fer du Canada lorsqu’elle a rédigé le Règlement et le ministre qui l’a approuvé. Néanmoins, le principe « moderne » d’interprétation continue de s’appliquer. Comme lorsqu’il s’agit de discerner l’intention du législateur ayant rédigé une loi, celle de l’Association des chemins de fer du Canada et du ministre doit être établie « à partir du texte de loi, de l’objet de la disposition législative et du contexte dans son ensemble » (Vavilov, au para 118).

[76]  C’est au TATC qu’échoit la responsabilité principale de cet exercice d’interprétation : d’abord le conseiller en révision, puis le comité. La Cour suprême a déclaré dans l’arrêt Vavilov que même si l’exercice en question mené par un décideur administratif peut sembler bien différent de celui effectué par une cour de justice, les deux doivent appliquer le principe moderne lorsqu’ils interprètent des dispositions législatives (Vavilov, au para 119). La tâche du comité était donc « d’interpréter la disposition contestée d’une manière qui cadre avec le texte, le contexte et l’objet, compte tenu de sa compréhension particulière du régime législatif en cause » (Vavilov, au para 121).

[77]  Comme je l’expliquais précédemment, la cour de révision a pour rôle de déterminer si l’interprétation du Règlement sur la sécurité de la voie retenue par le comité est déraisonnable. Elle ne procède pas à une analyse de novo du sens de l’alinéa d) ni ne se demande ce qu’aurait été la réponse correcte (Vavilov, au para 116). « Tout comme lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable dans l’examen de questions de fait ou de questions concernant un pouvoir discrétionnaire ou des politiques, la cour de justice doit plutôt examiner la décision administrative dans son ensemble, y compris les motifs fournis par le décideur et le résultat obtenu » (ibid.).

[78]  Il peut arriver que le décideur administratif qui interprète une disposition législative ne tienne pas compte d’un aspect pertinent du texte, du contexte ou de l’objet de la disposition. Ce ne sont pas toutes les omissions de ce type qui rendront déraisonnable l’interprétation adoptée par le décideur. « Toutefois, s’il est manifeste que le décideur administratif aurait pu fort bien arriver à un résultat différent s’il avait pris en compte un élément clé du texte, du contexte ou de l’objet d’une disposition législative, le défaut de tenir compte de cet élément pourrait alors être indéfendable et déraisonnable dans les circonstances » (Vavilov, au para 122). Ainsi, les questions essentielles qui se posent lors du contrôle sont de savoir premièrement s’il y a eu une telle omission et deuxièmement, le cas échéant, « si l’aspect omis de l’analyse amène la cour de révision à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » (ibid.).

[79]  La demanderesse soulève un argument à deux volets contre l’interprétation de l’alinéa D.V.d) (Structure de la voie) du Règlement sur la sécurité de la voie retenue par le comité : premièrement, il est impossible pour une compagnie de chemin de fer de se conformer à la disposition telle qu’elle a été interprétée et deuxièmement, l’interprétation vide de son sens la responsabilité des compagnies de chemin de fer au titre de l’article 6 de la Partie I du Règlement. La demanderesse affirme que suivant une interprétation correcte, le délit allégué dans le procès‑verbal n’est pas (comme l’a conclu le comité) simplement lié à des boulons manquants, mais tient plutôt au fait que la compagnie n’a pas immédiatement pris des mesures correctives pour rendre de nouveau la voie conforme au Règlement en remplaçant les boulons dont l’absence était constatée, ni mis en place des mesures de précaution appropriées jusqu’à ce que le défaut connu soit corrigé (p. ex., une limitation de vitesse à l’égard d’une section de la voie lorsqu’un boulon de joint est maintenu en place par moins de quatre boulons). En d’autres termes, la demanderesse fait valoir que les exigences de l’alinéa d) doivent être lues en tenant compte de la responsabilité des compagnies de chemin de fer d’inspecter leurs réseaux ferroviaires et de prendre des mesures correctives immédiates lorsque des défauts sont découverts. Ce n’est que lorsqu’elles omettent de le faire que ces compagnies commettent une infraction au titre de l’article 17.2 de la LSF pour défaut d’entretien des installations ferroviaires conformément au Règlement sur la sécurité de la voie.

[80]  Je ne crois pas qu’il s’agisse là d’une interprétation raisonnable de l’alinéa D.V.d) (Structure de la voie) du Règlement sur la sécurité de la voie ou de l’article 17.2 de la LSF.

[81]  À mon avis, le comité a raisonnablement déterminé que le sens de l’alinéa d) se trouve simplement dans son libellé ‑ qu’au moins deux boulons doivent être posés sur chaque rail sur les voies de catégories 2 à 5 ‑ et que donc chaque joint de rail sur une voie de catégories 2 à 5 qui compte moins que ce nombre minimal de boulons n’est pas conforme à l’alinéa d). Il est important de noter, comme le comité, que l’alinéa d) énonce l’exigence minimale que l’industrie ferroviaire a elle‑même proposée au ministre. Les termes utilisés dans cette disposition sont précis et sans équivoque et il était tout à fait raisonnable de la part du comité de s’appuyer sur leur sens ordinaire (Vavilov, au para 120). La demanderesse n’a avancé aucune raison qui laisse penser que le comité a mal compris ce que voulait dire l’industrie dans cette disposition ou que son interprétation est incompatible avec le contexte ou l’objet de cette disposition – qui est nommément d’indiquer « les prescriptions minimales à observer sur une voie ferrée à écartement normal et sous réglementation fédérale » (article 3.1 de la Partie I du Règlement sur la sécurité de la voie). En bref, la demanderesse ne m’a pas convaincu que le comité n’a pas tenu compte d’un aspect pertinent du texte, du contexte ou de l’objet de la disposition.

[82]  À mon avis, l’argument de la demanderesse selon lequel l’interprétation du comité met les compagnies de chemin de fer dans une position impossible procède d’une ambiguïté entre le cas particulier d’un joint de voie non conforme au Règlement sur la sécurité de la voie à cause d’un boulon manquant et celui d’une compagnie de chemin de fer qui ne respecte pas le Règlement en question d’une manière qui engage sa responsabilité au titre de l’article 17.2 de la LSF. Il était admis que l’usage normal des voies ferrées fait en sorte que des boulons de joint se brisent ou se desserrent et tombent et doivent être remplacés. L’interprétation de l’alinéa d) retenue par le comité suppose seulement qu’un joint de voie ne comptant pas le nombre de boulons prévu n’est pas conforme à cette disposition. Il ne suppose pas qu’une compagnie de chemin de fer ne respecte pas le Règlement sur la sécurité de la voie seulement pour cette raison et qu’elle contrevient donc à l’article 17.2 de la LSF. Contrairement à ce que fait valoir la demanderesse, la responsabilité constante des compagnies de chemin de fer au titre de l’article 6 de la Partie I du Règlement sur la sécurité de la voie d’inspecter les voies afin d’assurer leur conformité et de prendre des mesures correctives lorsque nécessaire n’est pas invalidée par l’interprétation de l’alinéa d) retenue par le comité. La conformité des joints de voie à l’alinéa d) ne constitue plutôt qu’un des éléments devant être inspectés par les compagnies de chemin de fer qui doivent, lorsque nécessaire, prendre des mesures correctives immédiates. Ainsi, je n’accepte pas l’argument de la demanderesse portant que l’interprétation de l’alinéa d) retenue par le comité est incompatible avec l’article 6 de la Partie I du Règlement sur la sécurité de la voie ou n’en a pas tenu compte. Ce sont là deux questions distinctes.

[83]  Bien qu’elle ne soit pas formulée en ces termes exacts, la préoccupation véritable de la demanderesse semble tenir au fait que l’interprétation du comité crée une infraction de responsabilité absolue, commise dès qu’un boulon se brise ou se desserre. Cependant, l’alinéa d) ne peut être lu isolément, mais conjointement avec l’article 17.2 de la LSF, la disposition qui crée l’infraction dont la demanderesse a été accusée. Une telle démarche dissipe totalement la moindre préoccupation liée à une responsabilité absolue et instantanée.

[84]  L’infraction d’atteinte à l’article 17.2 de la LSF, qui consiste à ne pas entretenir une voie ferrée conformément au Règlement sur la sécurité de la voie, est une infraction contre le bien‑être public. Par conséquent, à moins que la disposition n’indique le contraire (ce qu’elle ne fait pas), il s’agit d’une infraction de responsabilité stricte : voir l’arrêt R c Sault Ste. Marie, [1978] 2 RCS 1299, aux pages 1325 et 1326. Le conseiller en révision du TATC, le comité, ainsi que les parties ont tous accepté que c’était le cas.

[85]  Cela signifie que si le défendeur accusé d’avoir contrevenu à l’article 17.2 de la LSF pour défaut d’entretien d’une voie ferrée en conformité avec le Règlement sur la sécurité de la voie nie l’allégation (comme l’a fait la demanderesse), le fardeau initial incombe au ministre de prouver l’actus reus – en l’espèce, que les joints de voie n’étaient pas conformes au Règlement sur la sécurité de la voie parce qu’ils ne comptaient pas le nombre minimal de boulons requis. Le ministre doit prouver ce délit selon la prépondérance des probabilités (paragraphe 15(5) de la LTATC). Il est important de préciser que le ministre n’a pas à prouver l’existence de la mens rea – c’est‑à‑dire l’existence d’un état d’esprit positif chez le défendeur tel qu’une intention, une connaissance ou une témérité. Si le ministre prouve l’actus reus, il est alors loisible au défendeur de montrer qu’il ne devrait néanmoins pas se voir reproché d’avoir contrevenu à l’article 17.2, soit parce qu’il a prêté foi honnêtement, mais erronément, à des faits qui, s’ils sont avérés, l’innocenteraient de l’acte ou de l’omission, ou parce que le défaut est survenu malgré le fait qu’il a pris toutes les mesures raisonnables pour ne pas que cela se produise. Il incombe au défendeur d’établir cette défense selon la prépondérance des probabilités. Voir généralement l’arrêt Sault Ste. Marie, aux pages 1325 et 1326, et l’arrêt Lévis (Ville) c Tétreault, 2006 CSC 12, aux para 13 à 19. Lorsque la partie défenderesse est une entreprise qui maintient avoir pris toutes les mesures raisonnables, elle doit montrer qu’elle a mis en place « toutes les précautions pour prévenir l’infraction » et fait « tout le nécessaire pour le bon fonctionnement des mesures préventives » (Sault Ste. Marie, à la p. 1331).

[86]  La responsabilité des compagnies de chemin de fer au titre de l’article 6 de la Partie I du Règlement sur la sécurité de la voie est une indication importante du sens de la diligence raisonnable dans ce contexte. Cependant, contrairement à ce que fait valoir la demanderesse, cette responsabilité n’a aucune incidence sur le sens de l’alinéa d) ni sur le délit particulier allégué dans le procès‑verbal.

[87]  En l’espèce, il n’est pas contesté que la demanderesse avait le droit de faire valoir en défense qu’elle n’avait pas été négligente, et c’est ce qu’elle a fait. La question de savoir si le comité a déraisonnablement rejeté cette défense soulève un enjeu différent que j’aborderai ci‑après.

[88]  Eu égard à ce contexte juridique, la crainte de la demanderesse que l’interprétation de l’alinéa d) retenue par le comité et sa compréhension du délit allégué dans le procès‑verbal engagent la responsabilité absolue d’une compagnie de chemin de fer pour défaut d’entretien de sa voie ferrée conformément au Règlement sur la sécurité de la voie dès qu’un boulon de voie se brise n’est pas fondée.

[89]  C’est dans le cadre de l’exercice d’interprétation visant à déterminer le sens de l’alinéa d) que le comité a conclu que [traduction] « les joints de rails qui ne sont pas convenablement entretenus peuvent cesser de fonctionner et causent des déraillements ». Comme je l’ai déjà noté, le défendeur reconnaît que le comité ne disposait d’aucune preuve confirmant que les joints de rails qui ne sont pas convenablement entretenus [traduction] « causent des déraillements ». C’est là une erreur malencontreuse du comité. Néanmoins, je conviens avec le défendeur que cette détermination factuelle non étayée n’a pas pu avoir d’incidence sur l’interprétation par le comité des exigences énoncées à l’alinéa d). En d’autres mots, cet élément [traduction] « n’est que superficiel ou accessoire » par rapport au fond de cette partie de la décision.

[90]  Enfin, par souci d’exhaustivité, je note que le comité a également conclu que le pouvoir discrétionnaire conféré au ministre de veiller au respect du Règlement sur la sécurité de la voie, qui comprend notamment celui d’imposer ou non un procès‑verbal au titre de la LSF, dissipe la préoccupation de la demanderesse portant que le Règlement a été interprété de manière excessivement restrictive et irréaliste. Comme j’estime que la possibilité pour la demanderesse de se prévaloir de la défense de diligence raisonnable suffit à dissiper cette préoccupation, je ne juge pas nécessaire de commenter la question du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite.

[91]  En somme, la demanderesse ne m’a pas convaincu que l’interprétation de l’alinéa D.V.d) (Structure de la voie) du Règlement sur la sécurité de la voie retenue par le comité est déraisonnable.

B.  Le comité a‑t‑il eu tort de rejeter la défense de diligence raisonnable du CN?

[92]  Je répète par souci de commodité que le comité a rejeté la défense de diligence raisonnable avancée par le CN pour les motifs suivants :

[traduction]

Bien que l’appelant ait présenté les méthodes utilisées par le CN dans l’inspection des voies, les membres du comité n’ont pas reçu des rapports d’inspection du CN faisant état des efforts déployés pour déceler les boulons manquants, un problème également relevé par le conseiller en révision. Les membres du comité concluent que la preuve présentée n’était ni suffisante ni convaincante pour démontrer que l’appelante avait pris toutes les mesures raisonnables et, suivant la norme de la décision correcte, ce motif d’appel est refusé.

[93]  Bien que le comité ait souscrit au rejet de la défense par le conseiller en révision, leurs motifs respectifs sont assez différents. Contrairement au comité, le conseiller en révision avait conclu que le CN avait démontré [traduction] « par ses témoignages et sa preuve que son bilan de sécurité est convenable et qu’il a mis en place un programme garantissant la sécurité des voies, comme des inspections éclair relativement aux boulons ainsi que des inspections régulières et spéciales des voies ». Cependant, le conseiller en révision a estimé que ces éléments ne [traduction] « dispensaient » pas le CN des exigences du Règlement sur la sécurité de la voie. Le défendeur reconnaît que c’est là une manière problématique de conceptualiser la défense de diligence raisonnable.

[94]  La demanderesse affirme que le comité a eu tort de ne pas tenir compte de la preuve pertinente liée à sa défense de diligence raisonnable et que son rejet de cette défense est donc déraisonnable. Bien que je ne sois pas convaincu que le comité n’ait tout simplement pas tenu compte de la preuve pertinente, je conviens que sa décision est déraisonnable parce qu’il n’a pas tenu compte de la preuve dont il disposait et qu’il n’a pas bien saisi une question clé soulevée par les parties (Vavilov, aux para 126 à 128).

[95]  Lorsque la défense de diligence raisonnable est soulevée, le juge des faits doit déterminer quelles mesures une personne (ou une entreprise) raisonnablement prudente prendrait pour éviter le défaut en question et si le défendeur a effectivement pris ces mesures. Il ne suffira pas à ce dernier de se contenter de montrer qu’il a agi raisonnablement en général. Le défendeur doit plutôt établir qu’il a pris toutes les mesures raisonnables pour éviter le défaut particulier qui est allégué ‑ en l’espèce, les boulons de joint manquants dans les subdivisions Camrose et Brazeau. Voir l’arrêt Bureau du surintendant des faillites c MacLeod, 2011 CAF 4, au para 33 ainsi que les décisions qui y sont citées.

[96]  Le fait que les parties ne contestent pas que des boulons de joint peuvent venir à manquer entre les inspections simplement en raison de l’usage normal des voies ferrées complique la décision en l’espèce. Il était admis pour ce motif qu’une conformité parfaite et perpétuelle à l’alinéa d) (interprété littéralement) est impossible. La question n’est pas tant de prévenir le défaut que d’effectuer des inspections pour le déceler et le corriger dès qu’il est constaté. À cet égard important, le défaut en cause ici est bien différent de ceux qui ne devraient pas du tout survenir si les procédures adéquates ont été respectées (p. ex., l’omission d’appliquer un frein à main en cause dans l’affaire Cando Rail Services Ltd). Par conséquent, le défaut à l’égard duquel la diligence raisonnable doit être soulevée ne peut se rapporter au simple fait des boulons manquants, qui est inévitable. C’est plutôt le fait que le nombre de boulons manquants était plus important que ce à quoi l’on pourrait s’attendre du fait de l’usage normal des voies ferrées entre les inspections. Ce n’est qu’alors que les activités d’entretien de la compagnie de chemin de fer soulèvent des questions ou des préoccupations. Les parties étaient toutefois en désaccord quant au nombre de référence de ces pratiques.

[97]  Comme je l’ai indiqué plus tôt, le Règlement sur la sécurité de la voie prescrit la fréquence minimale d’inspections des voies. Aux termes de ce Règlement, le CN était tenu d’effectuer des inspections visuelles des subdivisions en question au moins deux fois par semaine. Rien ne laisse croire qu’il ne s’est pas acquitté de cette obligation ou qu’il ne l’a pas fait convenablement. Plus généralement, les compagnies de chemin de fer sont, comme nous l’avons vu, tenues de s’assurer que les voies sont inspectées à des intervalles et selon des méthodes garantissant que la voie est conforme au Règlement sur la sécurité de la voie et qu’elle est sécuritaire pour tout mouvement circulant à la vitesse permise : voir l’article 6.1 de la Partie I et l’article F.2.1 de la Partie II du Règlement sur la sécurité de la voie.

[98]  Des éléments de preuve établissaient que les boulons manquants pouvaient être détectés lors d’une inspection visuelle générale, visant spécifiquement de tels boulons manquants (p. ex., pendant une « inspection éclair portant sur les boulons ») ou autre chose (p. ex., fissures dans les éclisses). Bien que les compagnies de chemin de fer assument la responsabilité générale d’entretenir leurs voies conformément aux exigences du Règlement sur la sécurité de la voie, les parties n’ont pas contesté qu’il n’est pas toujours possible (ou à tout le moins faisable) d’effectuer des inspections à la recherche de boulons manquants. Par exemple, l’on ne peut raisonnablement attendre d’une compagnie de chemin de fer qu’elle effectue une telle inspection lorsque les voies sont recouvertes de neige. Et même en présumant que les inspections ferroviaires effectuées deux fois par semaine ne permettent de déceler les boulons manquants que lorsqu’il est possible de le faire, il existe une disparité importante entre les positions des parties quant aux changements qu’il est raisonnable de s’attendre à constater du fait de l’usage normal des voies au moment de l’inspection suivante de la voie à la recherche de boulons manquants.

[99]  Transports Canada estimait que dans la région des subdivisions en question, l’on pouvait s’attendre à constater un ou deux boulons de joint manquants pour chaque 100 milles de voie principale éclissée sans que cela ne soulève de questions ou de préoccupations quant aux activités d’entretien des voies. Si elle avait raison, cela pourrait supposer que, toutes choses étant égales par ailleurs, toutes les mesures raisonnables n’ont pas été prises pour entretenir la voie conformément au Règlement sur la sécurité de la voie si des boulons desserrés ou manquants étaient découverts à une fréquence plus élevée. D’un autre côté, le CN faisait valoir qu’en raison des activités normales entre les inspections, l’on pouvait s’attendre à constater qu’un ou deux boulons s’étaient desserrés ou brisés pour chaque mille de voie et que cela ne devrait pas (et n’avait pas jusqu’à présent) soulevé de questions ou de préoccupations quant aux activités d’entretien de la voie. S’il avait raison, cela pourrait supposer, toutes choses étant égales par ailleurs, que la compagnie de chemin de fer n’a pas fait preuve de négligence dans ses activités d’entretien (compte tenu en particulier du risque négligeable à la sécurité que poserait ce petit nombre de boulons manquants) si des boulons desserrés ou manquants étaient découverts moins fréquemment. Comme je l’ai déjà noté, il était admis qu’une conformité parfaite et perpétuelle à l’alinéa d) est impossible, car des défauts surgiront simplement en raison de l’usage normal de la voie entre les inspections et cela ne suppose pas en soi qu’une compagnie de chemin de fer n’a pas déployé la diligence requise pour prévenir le délit. Mais les critères de référence radicalement différents que suggèrent les parties donnent lieu à des normes de diligence différentes, lesquelles ont à leur tour une incidence directe sur la question de savoir si le CN a établi ou non une défense de diligence raisonnable.

[100]  En termes simples, Transports Canada considérait le nombre de boulons manquants [traduction] « anormalement » élevé, contrairement au CN. Le comité a dû déterminer qui avait raison. Malheureusement, il ne l’a pas fait. (Pour être juste, le conseiller en révision non plus.)

[101]  Sans déterminer une référence quant au nombre de boulons dont on pourrait s’attendre qu’ils viennent à manquer entre les inspections en raison de l’usage normal des voies, rien ne permet d’évaluer, du point de vue de la diligence raisonnable, la portée des événements suivants : le 19 octobre 2016, il manquait 34 boulons de joint sur une section de 25 milles de la subdivision Brazeau, et le 20 octobre 2016, 11 boulons de joint sur une section de 20 milles de la subdivision Camrose. Si (comme le faisait valoir le CN) cela s’inscrivait dans l’intervalle des résultats normalement attendus, l’on pouvait soutenir uniquement pour cette raison que le CN n’a pas fait preuve de négligence dans ses inspections et son entretien des voies ferrées. Contrairement à ce que s’imaginait le comité, il n’était donc pas nécessaire de s’attarder davantage sur les activités d’inspection et d’entretien du CN pour établir une défense de diligence raisonnable. D’un autre côté, si (comme l’affirmait le ministre) ce nombre de boulons manquants était anormalement élevé, une inférence défavorable pouvait alors (compte tenu du fardeau imposé au CN d’établir la diligence raisonnable) être raisonnablement tirée de l’absence d’une preuve plus précise touchant aux activités d’inspection et d’entretien du CN à l’égard de ces deux subdivisions. Cependant, en l’absence d’une détermination par le comité du nombre de référence, l’inférence défavorable qu’il a tirée du défaut du CN de fournir davantage d’éléments de preuve sur ses activités d’entretien et d’inspection n’est pas étayée rationnellement. Par conséquent, la décision du comité de rejeter la défense de diligence raisonnable pour ce seul motif est déraisonnable.

[102]  Enfin, en l’absence d’une conclusion sur cette question centrale, il est difficile de déterminer si l’approche du comité à l’égard de la défense de diligence raisonnable a été influencée par la conclusion erronée portant que des boulons de joint manquants causent des déraillements. Bien que j’aie des préoccupations à cet égard, il n’est pas nécessaire que je tire une conclusion définitive, car je suis convaincu que la décision du comité à l’égard de la défense de diligence raisonnable est déraisonnable pour les motifs que je viens juste d’expliquer.

VI.  CONCLUSION

[103]  Pour ces motifs, il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire avec dépens. La décision du comité datée du 6 décembre 2019 est infirmée et l’affaire est renvoyée au Tribunal d’appel des transports du Canada pour qu’un comité différemment constitué rende une nouvelle décision.


JUGEMENT dans le dossier T-36-20

LA COUR STATUE que :

  1. Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire avec dépens.

  2. La décision du comité datée du 6 décembre 2019 est infirmée et l’affaire est renvoyée au Tribunal d’appel des transports du Canada pour qu’un comité différemment constitué rende une nouvelle décision.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Isabelle Mathieu


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-36-20

 

INTITULÉ :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 2 NOVEMBRE 2020 À OTTAWA (ONTARIO) (LA COUR ET LE DÉFENDEUR) ET À SASKATOON (SASKATCHEWAN) (LA DEMANDERESSE)

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 DÉCEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

Douglas C. Hodson, c.r.

 

pour la demanderesse

 

Eric Villemure

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MLT Aikins, s.r.l.

Saskatoon (Saskatchewan)

 

pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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