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Date : 20060602

Dossier : ITA-869-06

Référence : 2006 CF 689

Ottawa (Ontario), le 2 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HARRINGTON

 

 

Affaire intéressant la Loi de l’impôt sur le revenu

 

Et une cotisation ou des cotisations établies par

le ministre du Revenu national en vertu de la

Loi de l’impôt sur le revenu, du Régime de pensions du Canada

ou de la Loi sur l’assurance-emploi,

 

 

RONALD WEINBERG

 

débiteur judiciaire

et

 

LA COMPAGNIE D’ASSURANCE-VIE TRANSAMERICA DU CANADA

tiers saisi

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]               Il s’agit d’une affaire concernant deux créanciers, deux clients, deux tribunaux judiciaires et trop peu d’argent. Sa Majesté la Reine du chef du Canada a obtenu un jugement en matière fiscale contre M. Weinberg devant la Cour. Un autre groupe de créanciers, que j’appellerai Cinar, a intenté contre M. Weinberg une action qui est en instance devant la Cour supérieure du Québec. Étant donné qu’il y a lieu de croire qu’un tiers, la Compagnie d’Assurance‑Vie Transamerica du Canada, a contracté envers M. Weinberg une dette sous la forme d’un régime enregistré d’épargne‑retraite, Sa Majesté a obtenu une ordonnance de saisie‑arrêt obligeant Transamerica à déclarer les sommes qu’elle doit, le cas échéant, et à ne pas se départir de ces sommes jusqu’à nouvel ordre. Transamerica a fait une déclaration indiquant l’existence de la dette, et Sa Majesté a donc sollicité une ordonnance obligeant cette dernière à la payer.

 

[2]               Cinar a demandé à intervenir pour faire valoir ses droits sur les biens de M. Weinberg, qui s’est de son côté jeté dans la mêlée afin de demander des directives. Jusqu’à maintenant, M. Weinberg s’est contenté de signaler que les mêmes avocats représentent Cinar dans la présente action et dans l’action intentée devant la Cour supérieure du Québec et que la requête qu’il a présentée devant cette dernière cour en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant aux avocats de cesser d’agir à titre d’avocats inscrits au dossier en raison d’un présumé conflit d’intérêts est en instance. Si les procédures engagées devant la Cour fédérale n’étaient pas suspendues tant que l’affaire n’est pas réglée, M. Weinberg se verrait obligé de présenter une requête similaire pour faire déclarer inhabiles les avocats dans la présente affaire.

 

[3]               Les trois requêtes ont été entendues en même temps par le protonotaire Morneau. Le protonotaire a ajourné les trois requêtes pour une période indéfinie après avoir noté que la saisie‑arrêt dont Transamerica fait l’objet est encore en place, après avoir tenu compte du fait que la Cour supérieure du Québec est le tribunal le plus approprié pour décider si les avocats de Cinar se trouvent en conflit d’intérêts à cause de leurs relations passées avec M. Weinberg, et après avoir exhorté les parties à agir avec diligence en réglant la question. Sa Majesté a interjeté appel.

 

LES POINTS LITIGIEUX

  1. Le protonotaire a‑t‑il exercé son pouvoir discrétionnaire d’une façon appropriée ?
  2. Dans la négative, de quelle façon la Cour devrait‑elle exercer sa compétence de novo?

 

HISTORIQUE

[4]               Au mois de janvier de l’année en cours, Sa Majesté a fait enregistrer, conformément à l’article 223 de la Loi de l’impôt sur le revenu, un certificat attestant que M. Weinberg devait un montant de 220 027,51 $ avec des intérêts composés quotidiens au taux prescrit par la Loi, du 23 janvier 2006 jusqu’à la date du paiement. Ce certificat a la même force et le même effet qu’un jugement.

 

[5]               Conformément aux dispositions relatives aux saisies‑arrêts figurant aux articles 449 et suivants des Règles de la Cour fédérale, Sa Majesté a obtenu une ordonnance de justification contre la Compagnie d’Assurance‑Vie Transamerica du Canada, enjoignant à cette dernière de comparaître et de déclarer les sommes qu’elle devait, le cas échéant, à M. Weinberg, et de ne pas se départir de ces sommes à moins que la Cour ne l’ordonne. Le 29 mars, un vice‑président de la société a déclaré sous serment qu’au mois d’octobre 2000, M. Weinberg avait ouvert, dans le cadre d’un régime enregistré d’épargne‑retraite, un compte dans lequel il désignait sa femme, Micheline Charest, comme bénéficiaire. Le dépôt initial s’élevait à 347 823,73 $. Au 14 mars 2006, la valeur de la police était de 232 002,93 $. Toutefois, à la date de la déclaration, sa valeur était de 234 159,50 $. Il est reconnu que Micheline Charest est décédée.

 

[6]               Transamerica à titre de tiers saisi avait le choix de consigner le montant à la Cour conformément à l’article 450 des Règles. Elle ne l’a pas fait, et Sa Majesté a donc demandé une ordonnance de paiement en vertu de l’article 451 des Règles. En vertu de cette disposition, la Cour peut rendre une ordonnance exigeant le paiement au créancier judiciaire ou la consignation à la Cour.

 

[7]               Cinar Corporation, Cinar Productions (2004) Inc., Cinar Animation Inc. et Lassie Productions II (2004) Inc. ont alors demandé l’autorisation d’intervenir ainsi que des directives. L’intervention était fondée sur ce que ces sociétés avaient intenté une action – alors en instance – contre M. Weinberg, contre la succession de Micheline Charest et contre d’autres personnes, d’un montant de plus de 94 millions de dollars. Dans ces procédures, les sociétés en question ont obtenu une injonction interlocutoire, communément appelée une injonction mareva, qui est encore en vigueur, interdisant à M. Weinberg de grever ses biens ou de s’en départir, lesdits biens comprenant probablement le montant déposé dans le compte de régime enregistré d’épargne‑retraite que Sa Majesté a saisi. Il faudra peut‑être bien, à un moment donné, décider de l’effet de l’injonction mareva sur cette saisie‑arrêt. Quoi qu’il en soit, Cinar pouvait à juste titre demander l’autorisation d’intervenir pour porter à l’attention de la Cour la réclamation qu’elle avait contre M. Weinberg, étant donné que les dispositions des Règles concernant les saisies‑arrêts permettent à la Cour de rendre des décisions au sujet des créanciers rivaux.

 

[8]               La requête présentée par Cinar a amené M. Weinberg à déposer sa propre requête en vue d’obtenir des directives. M. Weinberg alléguait que les avocats de Cinar, dans les présentes procédures et dans les procédures engagées devant la Cour supérieure, Davies Ward Phillips & Vineberg, font face à un conflit d’intérêts. Une requête déposée par M. Weinberg est en instance devant la Cour supérieure; elle vise à faire déclarer ces avocats inhabiles à titre d’avocats inscrits au dossier parce qu’ils font face à un conflit d’intérêts, qu’ils sont en mesure d’utiliser les renseignements qu’ils ont obtenus d’un client au profit d’un autre client, et qu’ils pourraient être cités comme témoins à l’instruction. M. Weinberg a sollicité la suspension des procédures devant la Cour tant que la question ne sera pas réglée, à défaut de quoi il se verrait obligé de déposer une requête devant la Cour pour faire déclarer les avocats inhabiles.

 

ANALYSE

[9]               Les ajournements et la suspension de procédures ainsi que leur levée sont discrétionnaires. Les paragraphes 50(1) et (3) de la Loi sur les Cours fédérales prévoient ce qui suit :

50. (1) La Cour d'appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :

 

a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

 

b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.

 

[…]

 

(3) Le tribunal qui a ordonné la suspension peut, à son appréciation, ultérieurement la lever.

50. (1) The Federal Court of Appeal or the Federal Court may, in its discretion, stay proceedings in any cause or matter

 

( a) on the ground that the claim is being proceeded with in another court or jurisdiction; or

( b) where for any other reason it is in the interest of justice that the proceedings be stayed.

 

[…]

 

(3) A court that orders a stay under this section may subsequently, in its discretion, lift the stay.

 

 

[10]           Un juge peut examiner de novo une ordonnance discrétionnaire rendue par un protonotaire si les questions soulevées ont une influence déterminante sur l’issue du principal, ou si l’ordonnance est manifestement erronée en ce sens que l’exercice du pouvoir discrétionnaire était fondé sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits (Merck & Co. c. Apotex Inc., [2004] 2 R.C.F. 459, Z.I. Pompey Industrie c. ECU-Line N.V, [2003] 1 R.C.S. 450, et Canada c. Aqua‑Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425).

 

[11]           À la fin de l’argumentation, j’ai dit que je rejetterais l’appel interjeté par Sa Majesté, mais que l’ordonnance, accompagnée des motifs, ne prendrait effet qu’une fois signée.

 

[12]           En théorie, les requêtes ont été ajournées pour une période indéfinie, mais les parties reconnaissent que cela a eu pour effet de suspendre les procédures. Sa Majesté affirme qu’elle subira un préjudice irréparable si elle n’est pas payée dès maintenant. Sa créance va en augmentant avec des intérêts composés quotidiens, alors que le compte de REER est peut‑être bien un bien qui va en s’épuisant. Si Sa Majesté n’est pas payée maintenant, il se peut que Cinar obtienne un jugement, ou que M. Weinberg devienne insolvable et qu’il fasse faillite officiellement ou non. Sa Majesté aura peut‑être à partager les fonds du compte de REER avec d’autres créanciers. Étant donné que la représentation par avocat de Cinar a été contestée devant la Cour supérieure du Québec, Cinar aurait pu demander à intervenir devant la Cour par l’entremise d’autres avocats. La demande que Cinar a présentée en vue d’obtenir les fonds devrait être réglée dès maintenant.

 

[13]           Cinar pouvait à juste titre demander à intervenir. En règle générale, elle peut retenir les avocats de son choix. Toutefois, si, comme il a été allégué, ces avocats ont obtenu de M. Weinberg des renseignements confidentiels qui pourraient être utilisés au détriment de celui‑ci, ou s’il est reconnu qu’ils ont manqué de loyauté, ils peuvent être déclarés inhabiles (Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235, R. c. Neil, [2002] 3 R.C.S. 631). Il était juste et approprié pour M. Weinberg d’informer la Cour qu’il avait déposé une requête devant la Cour supérieure du Québec en vue de faire déclarer les avocats inhabiles, et qu’au besoin il se verrait obligé de faire la même chose devant la Cour.

 

[14]           Dans sa décision, le protonotaire n’a pas tranché une question ayant une influence déterminante et il n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur un mauvais principe. De fait, si j’avais eu à exercer mon pouvoir discrétionnaire de novo, j’aurais fait ce que le protonotaire a fait, mais j’aurais peut‑être accordé une suspension au lieu d’ajourner les requêtes pour une période indéfinie. Le privilège de la Couronne, lorsqu’il s’agit d’être payée avant les autres créanciers, a été, dans le contexte de la présente affaire, supprimé par le législateur. S’il n’y a pas suffisamment de fonds, les créanciers sont normalement payés au prorata. Sa Majesté veut se prévaloir d’un avantage, que certains peuvent juger inéquitable, parce qu’elle peut en fait obtenir un jugement en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu en attestant simplement l’existence d’une créance et en la faisant enregistrer auprès de la Cour, alors que Cinar doit prouver sa créance à la satisfaction de la Cour supérieure du Québec.

 

[15]           Si le protonotaire n’avait pas fait ce qu’il a fait, la seule autre solution raisonnable serait d’ordonner au tiers saisi, en vertu de l’article 451 des Règles, d’encaisser les fonds qui sont dans le compte de REER et de consigner le produit à la Cour, et de présenter ensuite une requête visant à faire déclarer inhabiles les avocats de Cinar, soit une affaire dont la Cour supérieure du Québec a déjà été saisie. Le protonotaire a eu raison de considérer que cette cour‑là était le tribunal le plus approprié pour trancher la question. Par courtoisie, et avec la coopération de la Cour supérieure du Québec, le protonotaire a pris les mesures appropriées.

 

[16]           L’article 379 des Règles permet la vente d’un bien qui va en se détériorant, bien qu’à ce stade, rien ne montre que le compte de REER soit un bien qui s’épuise peu à peu. Si le compte de REER devait être liquidé, étant donné la demande présentée par Cinar, Sa Majesté pourrait tout au plus espérer que le produit soit consigné à la Cour fédérale. La Cour fédérale du moins paie des intérêts sur les sommes consignées alors que la Cour supérieure du Québec ne verse pas d’intérêts et de fait exige des frais d’administration. Le taux payé par la Cour est, comme Sa Majesté le sait certainement, de beaucoup inférieur à ce que Sa Majesté demande sur l’argent dû en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu! Il importe de noter que Sa Majesté n’a pas demandé à être payée en échange de l’engagement de rembourser l’argent avec les intérêts, calculés au même taux que ceux qui sont accordés pour les sommes consignées à la Cour, s’il lui était en fin de compte ordonné de partager le produit du compte de REER avec Cinar ou avec d’autres créanciers.

 

[17]           Il est possible d’établir une analogie intéressante avec la décision que le juge Evans, de la Cour d’appel fédérale, vient de rendre dans l’affaire Apotex Inc. c. Merk & Co. Inc. et al. 2006 CAF 198. On songe normalement au sursis de l’exécution d’un jugement lorsque le débiteur judiciaire fournit un cautionnement en attendant un appel, mais dans certaines circonstances, le demandeur qui a gain de cause peut fournir un cautionnement. Merck avait obtenu une injonction permanente contre toute autre contrefaçon de brevet par Apotex. Apotex avait interjeté appel et avait sollicité un sursis du jugement en faisant valoir qu’elle avait une cause sérieuse en appel et que si le jugement de première instance n’était pas suspendu, elle subirait un préjudice irréparable. L’affaire a été réglée lorsque Merck s’est engagée à indemniser Apotex si cette dernière avait gain de cause en appel. Je ne puis m’empêcher d’ajouter que l’une des théories relatives au taux d’intérêt accordé à l’égard d’une dette judiciaire, s’il n’est pas prescrit par la loi, est fondée sur le fait que le créancier a perdu l’utilisation des fonds et peut se voir obligé de contracter un emprunt. Or, Sa Majesté peut emprunter à un taux d’intérêt bien inférieur à celui qu’elle réclame de M. Weinberg.

 

[18]           Une requête qui a été ajournée pour une période indéfinie peut être remise en état si les circonstances justifient la chose, comme une suspension de procédure peut être levée. Si, par exemple, la question de la représentation par avocat n’est pas réglée avec diligence ou s’il devient évident que les fonds qui se trouvent dans le compte de REER devraient être encaissés et le produit consigné à la Cour, Sa Majesté, comme les autres parties, peut faire reprendre l’affaire.

 

[19]           Pour ces motifs, la requête présentée en appel de l’ordonnance rendue par le protonotaire Morneau est rejetée, les dépens étant adjugés à M. Weinberg. Cinar et Transamerica étaient toutes deux présentes, mais puisqu’elles n’ont pas participé à l’appel, aucuns dépens ne leur seront adjugés.

 

ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE que l’appel interjeté de l’ordonnance du protonotaire Morneau en date du 28 avril 2006 soit rejeté avec dépens.

 

 

 

« Sean Harrington »

 

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    ITA-869-06

 

INTITULÉ :                                                   Affaire intéressant la Loi de l’impôt sur le revenu

 

Et une cotisation ou des cotisations établies par le ministre du Revenu national en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, du Régime de pensions du Canada ou de la Loi sur l’assurance-emploi

 

RONALD WEINBERG et LA COMPAGNIE D’ASSURANCE-VIE TRANSAMERICA DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 29 MAI 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 2 JUIN 2006

 

COMPARUTIONS :

 

Daniel Beauchamp

POUR LE CRÉANCIER JUDICIAIRE

 

Magali Fournier

 

Marie-Claude Michon

 

Stéphane Eljarrat

POUR LE DÉBITEUR JUDICIAIRE

 

POUR LE TIERS SAISI

 

POUR CINAR CORPORATION et al.

 

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE CRÉANCIER JUDICIAIRE

 

Fournier Avocats Inc.

Avocats

Montréal (Québec)

 

Donati Maisonneuve LLP

Avocats

Montréal (Québec)

 

Davies Ward Phillips & Vineberg LLP

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉBITEUR JUDICIAIRE

 

 

 

POUR LE TIERS SAISI

 

 

 

POUR CINAR CORPORATION et al.

 

 

 

 

 

 

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