Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20201118


Dossier : T‑891‑19

Référence : 2020 CF 1067

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ACTION RÉELLE EN MATIÈRE D’AMIRAUTÉ CONTRE LE NAVIRE « THE KNIGHT SHIP » ET ACTION PERSONNELLE

ENTRE :

UNITED YACHT TRANSPORT LLC

demanderesse

et

BLUE HORIZON CORP., LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « THE KNIGHT SHIP », UN YACHT PORTANT LE NUMÉRO D’IDENTIFICATION DE COQUE TAV1100H945, LE NAVIRE « THE KNIGHT SHIP »

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, United Yacht Transport LLC, a déplacé le yacht connu sous le nom « The Knight Ship », propriété de la défenderesse Blue Horizon Corporation (Blue Horizon), de Port Everglades, en Floride, jusqu’à Nanaimo, en Colombie‑Britannique, conformément à une note d’engagement de fret signée par M. Tracey Knight, administrateur et actionnaire unique de Blue Horizon, suivant laquelle la défenderesse Blue Horizon s’engageait à payer 102 800 $US pour le transport du yacht (la note d’engagement de fret).

[2] À son arrivée au port pour être chargé à bord du navire, le yacht a été jugé trop lourd; du carburant a donc été retiré du yacht avant son chargement. Nul ne conteste le fait que le yacht a été chargé et transporté de la Floride jusqu’en Colombie‑Britannique, où il se trouve désormais sous le coup d’une saisie conservatoire. Il n’est pas non plus contesté que la défenderesse, Blue Horizon, a convenu de payer 102 800 $US, aux termes de la note d’engagement de fret, et que, jusqu’ici, elle n’a effectué aucun paiement au titre de cette entente.

[3] La demanderesse a présenté une requête en procès sommaire conformément aux paragraphes 213(1) et 216(6) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], en vue d’obtenir le paiement de la somme due au titre de la note d’engagement de fret et de frais supplémentaires, pour un total de 164 074,50 $US, plus les intérêts et les dépens. Les défendeurs s’opposent à la requête en procès sommaire et nient devoir des sommes supplémentaires; en outre, ils demandent compensation entre, d’une part, les sommes réclamées par la demanderesse et, d’autre part, la valeur du carburant extrait du yacht et le montant des dommages qui, selon eux, ont été causés au cours du transport du yacht.

[4] Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’accueillerai la requête en procès sommaire et je rendrai jugement en faveur de la demanderesse, en lui accordant la somme de 160 199 $US.

I. Le contexte

[5] Le 1er avril 2019, M. Knight a communiqué avec M. Paul Haber, président de United Yacht Transport, pour obtenir un devis pour transporter le yacht qu’il venait d’acquérir. Celui‑ci, appelé « The Knight Ship », est un yacht motorisé de marque Tarrab, d’une longueur de 107 pieds, portant le numéro d’identification de coque TAV1100H945 et ayant une valeur d’environ un million de dollars.

[6] M. Haber a d’abord offert de transporter le navire de Port Everglades, en Floride, jusqu’à Victoria, en Colombie‑Britannique, pour la somme de 130 800 $US. Quelques jours plus tard, M. Knight a demandé à M. Haber de revoir son prix à la baisse, arguant qu’une autre entreprise de transport lui avait fait une meilleure offre. M. Haber s’était déjà engagé à lui accorder une remise de cinq pour cent sur le montant de tout autre devis légitime qu’il obtiendrait et, après avoir examiné le devis du concurrent, il a accepté un prix révisé de 102 800 $US. Dans le devis du concurrent, il était indiqué que le poids du yacht était de 79 000 livres, mais M. Knight a confirmé à M. Haber qu’il s’agissait d’une erreur et qu’il aurait fallu écrire 79 tonnes, et non un poids en livres. Dans son courriel, M. Knight déclarait : [TRADUCTION] « Ils confirment que le poids est de 79 tonnes et qu’il n’est pas en livres. J’ai répondu qu’en effet, à ma connaissance, dans la mesure où le poids était inférieur à 100 tonnes, c’était bon […] » (affidavit de M. Haber, pièce B, dossier de requête de la demanderesse, p 34).

[7] Lorsque la demanderesse a produit le devis révisé, elle a demandé d’autres renseignements à M. Knight notamment la longueur du yacht, son barrot, sa hauteur, son poids, la marque et le modèle, ainsi que sa valeur assurée.

[8] Le 8 avril 2019, la demanderesse a fait parvenir les documents contractuels comprenant la note d’engagement de fret pour le transport du yacht entre Port Everglades, en Floride, et Victoria, en Colombie‑Britannique. Le 16 avril 2019, l’entente a été parachevée et M. Knight en a signé la dernière page en plus d’apposer ses initiales sur chacune des autres pages de l’entente. M. Knight a également ajouté quelques modifications manuscrites au document.

[9] La note d’engagement de fret qui a été signée contenait les clauses clés suivantes :

[traduction]

Clause 1 : définitions

[…]

12. « Yacht » s’entend du bateau (ou de toute autre forme d’embarcation) transporté par United Yacht Transport LLC, y compris son contenu.

[…]

Clause 5 : description du yacht

1. Au moment de la réservation de fret, le propriétaire du yacht remet au transporteur une description à jour du yacht et de ses caractéristiques. Ainsi, le propriétaire du yacht doit informer le transporteur de tout changement apporté au yacht qui déroge aux spécifications d’origine du fabricant et donner des indications précises sur le yacht dans l’état où il sera livré pour le chargement. Le propriétaire du yacht doit également divulguer toute autre information susceptible d’avoir une incidence sur le chargement ou l’arrimage du yacht à bord du navire. Le transporteur peut, à son entière discrétion, rajuster le taux à payer par le propriétaire du yacht pour le transport du yacht si sa description est inexacte.

2. Au moment de la réservation de fret, le propriétaire du yacht sera considéré comme ayant garanti au transporteur l’exactitude des indications données sur le yacht, y compris, sans toutefois s’y limiter, la longueur totale, la largeur maximale, le tirant d’air, les dimensions de la quille et le poids.

3. Il est expressément convenu que le transporteur ne sera pas responsable des pertes ou des dommages résultant d’une erreur, d’une omission ou d’une fausse déclaration du propriétaire du yacht dans l’énoncé des indications susmentionnées et que le propriétaire du yacht indemnisera le transporteur des pertes, dommages et frais provenant ou résultant d’inexactitudes, de fausses déclarations ou d’omissions dans l’énoncé de ces indications.

4. Si les renseignements mentionnés ne sont pas donnés, ou si ceux donnés sont inexacts, le transporteur a le droit de suspendre ses obligations au titre de la présente entente sans libérer le propriétaire du yacht des obligations qui lui incombent aux termes de la présente entente.

5. Le transporteur ne sera pas responsable des pertes, dommages ou frais résultant d’inexactitudes, de fausses déclarations ou d’omissions du propriétaire du yacht dans l’énoncé des indications susmentionnées.

6. Le défaut de divulguer en temps opportun les renseignements visés au paragraphe précédent libère le transporteur (sans qu’il soit porté atteinte aux autres droits énoncés aux présentes) de ses obligations au titre de la présente entente.

Clause 6 : état du yacht

1. Le propriétaire du yacht garantit que le yacht est adapté au transport océanique et est tenu de s’assurer, préalablement au chargement, de débarrasser le yacht de tout élément inutile, conformément aux instructions du transporteur, et de l’alléger le plus possible, sauf consentement écrit du transporteur. Avant que le yacht soit soulevé, le propriétaire du yacht fixera et/ou retirera tout objet à bord du yacht qui est susceptible de se mouvoir.

[10] Sur la page couverture de la note d’engagement de fret, dans l’encadré 8, sous l’intitulé [traduction] « Description du yacht (voir la clause 5 des Modalités) », figure l’information suivante :

Taille et fabricant :

107 pi, Tarrab

NIC :

TAV1100H1495

Nom du yacht :

« The Knight Ship »

LHT (longueur hors tout, en pieds) :

107 pi 6 po

Maître‑bau (largeur hors tout, en pieds) :

25 pi

Poids (poids réel, en tonnes métriques) :

90 tm

[11] Conformément à l’encadré 9 de la page couverture, intitulé [TRADUCTION] « Taux de fret (voir la clause 11 des Modalités) », les parties ont convenu d’un taux de surestaries de 15 000 $US par jour. De plus, à la clause 11 de la note d’engagement de fret, il était prévu que le propriétaire du yacht paierait 25 pour cent de la somme précisée dans l’encadré 9 à la signature du contrat, et le reste au moment du chargement du yacht.

[12] Le yacht devait être chargé à bord du navire le 2 mai 2019, à 14 h, mais la première tentative a échoué. L’arrimeur a informé M. Haber que le bateau était trop lourd pour être chargé, parce que son poids dépassait la capacité des grues, qui était de 120 tm. M. Haber a alors envoyé sur‑le‑champ un courriel urgent à M. Knight pour l’informer de la tournure des choses. Les deux hommes ont discuté du problème au téléphone; plus de détails concernant leur échange seront donnés plus loin. Personne ne conteste qu’il a été question de la nécessité de réduire le poids du yacht, de même que du fait que ses réservoirs de carburant étaient remplis aux trois quarts. M. Haber a aussi rappelé à M. Knight que, selon les termes de la clause sur le [traduction] « faux fret » figurant dans la note d’engagement de fret, United Yacht Transport pouvait refuser de charger le yacht en raison de son poids excédentaire, tout en exigeant que les défendeurs paient en entier la somme qui lui était due. Les parties ont aussi convenu qu’au cours de cette discussion, M. Knight a dit à M. Haber de [TRADUCTION] « faire ce qui lui semblait servir le mieux [l]es intérêts » de M. Knight.

[13] Après cette conversation, M. Haber a fait le nécessaire pour que le yacht soit remorqué jusqu’à un chantier naval d’où on a tenté en vain d’en retirer du carburant. Le yacht a ensuite été remorqué de nouveau, pour le retourner au port de chargement, où l’arrimeur est parvenu à extraire par pompage 7 tm de carburant des réservoirs du yacht. Le lendemain, 4 mai 2019, au terme de nouveaux efforts, le yacht a finalement pu être chargé à bord du navire.

[14] Malgré plusieurs promesses à cet effet, M. Knight n’a jamais versé l’acompte ni le reste du montant à payer au moment du chargement du yacht.

[15] À un certain moment, les parties ont convenu d’un nouveau port de destination, Nanaimo, en Colombie‑Britannique, afin d’éviter une interruption du travail qui était attendue au port de Victoria. Le yacht est donc arrivé à Nanaimo le 29 mai 2019, où la demanderesse a procédé à sa saisie. Par la suite, les parties ont convenu de déplacer le yacht vers un autre emplacement du port de Nanaimo, où il demeure sous le coup de la saisie conservatoire.

[16] Le 29 mai 2019, la demanderesse a déposé une déclaration pour rupture de contrat, dans laquelle elle demandait 164 074 $US, plus les intérêts avant et après jugement, l’indemnisation intégrale de tous ses frais (conformément aux dispositions de la note d’engagement de fret), de même qu’un privilège d’origine contractuelle pour les frais engagés au titre du recouvrement des frais de transport en souffrance, ainsi qu’un privilège maritime au titre du droit américain pour la fourniture d’approvisionnements nécessaires au navire.

[17] Le 15 novembre 2019, la demanderesse a présenté une requête en vue d’obtenir une ordonnance, suivant les paragraphes 213(1) et 216(6) des Règles, pour un procès sommaire afin de régler l’affaire.

II. Les questions en litige

[18] La présente affaire soulève trois questions :

  1. Est‑ce qu’un procès sommaire se prête au règlement de certaines ou de l’ensemble des questions en litige?
  2. Est‑ce que les défendeurs sont tenus de payer à la demanderesse le plein montant réclamé au titre de la note d’engagement de fret?
  3. Est‑ce que les défendeurs devraient être autorisés à opérer compensation sur les sommes réclamées par la demanderesse pour le détournement illégal du carburant retiré du yacht et les dommages subis par ce dernier au cours de son transport?

III. Analyse

A. Est‑ce qu’un procès sommaire se prête au règlement de certaines ou de l’ensemble des questions en litige?

[19] L’article 216 des Règles prévoit la possibilité de présenter une requête en procès sommaire à la Cour. Plus particulièrement, le paragraphe 216(6) énonce les critères qui doivent être pris en considération pour décider s’il convient de tenir un tel procès :

Jugement sur l’ensemble des questions ou sur une question en particulier

Judgment generally or on issue

(6) Si la Cour est convaincue de la suffisance de la preuve pour trancher l’affaire, indépendamment des sommes en cause, de la complexité des questions en litige et de l’existence d’une preuve contradictoire, elle peut rendre un jugement sur l’ensemble des questions ou sur une question en particulier à moins qu’elle ne soit d’avis qu’il serait injuste de trancher les questions en litige dans le cadre de la requête.

(6) If the Court is satisfied that there is sufficient evidence for adjudication, regardless of the amounts involved, the complexities of the issues and the existence of conflicting evidence, the Court may grant judgment either generally or on an issue, unless the Court is of the opinion that it would be unjust to decide the issues on the motion.

[20] C’est au requérant qu’il incombe de démontrer que la tenue d’un procès sommaire est une mesure appropriée (Teva Canada Limited c Wyeth and Pfizer Canada Inc, 2011 CF 1169 au para 35, appel accueilli pour d’autres motifs, 2012 CAF 141 [Teva Canada]). Lors d’un procès sommaire, les deux parties ont l’obligation de « défendre au mieux leur cause », quoique le non‑respect de ce principe n’est pas en soi un motif pour refuser de procéder par voie de procès sommaire (0871768 BC Ltd c Aestival (Navire), 2014 CF 1047 au para 62 [Aestival]). Par ailleurs, le paragraphe 216(4) des Règles autorise la Cour à tirer des conclusions défavorables du fait qu’une partie ne procède pas au contre‑interrogatoire du déclarant d’un affidavit.

[21] La Cour s’est penchée sur les circonstances se prêtant à la tenue d’un procès sommaire dans un certain nombre de décisions. C’est le cas, en particulier, du juge Roger Hughes, aux paragraphes 28 à 34 de la décision Teva Canada, et de la juge Cecily Strickland, dans Aestival, aux paragraphes 55 à 63. Dans la décision Cascade Corporation c Kinshofer GmbH, 2016 CF 1117, le juge Richard Southcott a fourni le résumé utile suivant :

[35] Dans une requête en procès sommaire, le paragraphe 216(6) des Règles dispose que si la Cour est convaincue de la suffisance de la preuve pour trancher l’affaire, indépendamment des sommes en cause, de la complexité des questions en litige et de l’existence d’une preuve contradictoire, elle peut rendre un jugement sur l’ensemble des questions ou sur une question en particulier à moins qu’elle ne soit d’avis qu’il serait injuste de trancher les questions en litige dans le cadre de la requête. Pour établir s’il y a lieu de tenir un procès sommaire, le tribunal devrait prendre en considération des facteurs tels que le montant en question, la complexité de l’affaire, l’urgence de son règlement, tout préjudice que sont susceptibles de causer les lenteurs d’un procès complet, le coût d’un procès complet en comparaison du montant en question, la marche de l’instance et tous autres facteurs qui s’imposent à l’examen […]

[Renvoi omis.]

[22] Dans la décision Aestival, la juge Strickland relève que, lorsqu’elle doit décider s’il convient de tenir un procès sommaire, la Cour prend en compte des facteurs tels que « le coût élevé d’un procès, le montant en cause, la complexité de l’affaire et les questions de savoir si le procès sommaire prendrait beaucoup de temps, si la crédibilité était un facteur essentiel, si on avait procédé à un contre‑interrogatoire et si un procès sommaire allait entraîner un [traduction] “procès par tranches” préjudiciable » [Aestival, au para 60, renvois omis].

[23] La demanderesse soutient que l’affaire se prête à un procès sommaire, parce qu’il s’agit d’une rupture de contrat pure et simple et que le dossier contient toute la preuve dont la cour a besoin pour se prononcer. Vu la nature de l’affaire, les sommes en cause et la preuve au dossier, la demanderesse fait valoir que les critères pour un procès sommaire qui sont énoncés au paragraphe 216(6) des Règles sont remplis et que ce paragraphe doit s’interpréter conformément à la jurisprudence applicable de la Colombie‑Britannique, en particulier la décision Dahl et al v Royal Bank of Canada et al, 2005 BCSC 1263 aux para 11‑12 [Dahl].

[24] La demanderesse affirme qu’un procès sommaire est approprié, même en présence d’éléments de preuve contradictoires, à condition que la cour puisse examiner l’ensemble de la preuve pour trancher le litige (Asia Ocean Services, Inc (UPS Asia Group Pte Ltd) c Belair Fabrication Ltd, 2015 CF 1141 aux para 46‑47). Compte tenu du principe de proportionnalité confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7, l’affaire devrait être instruite sommairement.

[25] Les défendeurs font valoir qu’il n’y a pas lieu d’accueillir la requête en procès sommaire, parce qu’elle a été présentée sans qu’il y ait débat, que la demanderesse a produit des éléments de preuve reposant sur du ouï‑dire quant à des questions essentielles, qu’ils n’ont pas eu la possibilité de procéder à un contre‑interrogatoire sur l’affidavit déposé par la demanderesse et qu’il y a contradiction dans la preuve sur des faits importants. Ils soutiennent que l’instruction de l’affaire par voie de procès sommaire donnera lieu à d’inutiles complexités et à un morcellement du litige, ce qui est à l’opposé de ce que préconise la jurisprudence applicable (Dahl; Inspiration Management Ltd v McDermid St Lawrence Ltd (1989), 36 BCLR (2d) 202, 1989 CanLII 229 (CACB) [Inspiration Management]).

[26] Les défendeurs évoquent les témoignages contradictoires de M. Haber et M. Knight qui, selon eux, sont au centre du différend entre les parties, ce qui fait qu’un procès sommaire est contre‑indiqué (Gichuru v Pallai, 2013 BCCA 60). Selon les défendeurs, le fait qu’ils n’ont pas eu l’occasion de contre‑interroger M. Haber constitue un facteur important (Concord Pacific Acquisitions Inc v Oei, 2016 BCSC 969 au para 16), tout comme le fait que son affidavit comporte des déclarations fondées sur du ouï‑dire et qu’il ne fournit aucun élément de preuve quant aux raisons pour lesquelles le carburant a été retiré du yacht et de ce qu’il est advenu de ce carburant. Ils prétendent que la preuve portant sur le poids du yacht — la cause du retrait du carburant — est un élément central de la preuve de la demanderesse qui, de ce fait, s’expose à un rejet de sa demande, faute de preuve suffisante (Middelaer v Delta (Corporation), 2013 BCCA 189). En outre, il n’y a pas urgence, puisque le yacht demeure sous saisie.

[27] Je suis persuadé, pour les motifs qui suivent, que l’affaire se prête à la tenue d’un procès sommaire.

[28] D’abord, je conviens avec les parties que la jurisprudence de la Colombie‑Britannique s’applique, au même titre que celle de la Cour, à l’analyse de cette question (Louis Vuitton Malletier SA c Singga Enterprises (Canada) Inc, 2011 CF 776 aux para 92‑97 [Louis Vuitton]). Je conviens également que les critères énoncés dans la décision Dahl, qui reprend les facteurs énumérés dans l’arrêt Inspiration Management, sont pertinents pour apprécier cette question, dans la mesure où ils reflètent la jurisprudence que la Cour a établie dans des décisions telles que Teva Canada et Aestival.

[29] En l’espèce, le litige porte principalement sur l’interprétation de la note d’engagement de fret, qui fait partie du dossier. La Cour dispose d’affidavits souscrits par M. Knight et M. Haber, les deux dirigeants qui se sont chargés des négociations jusqu’à la signature du contrat, ainsi que de copies des messages textes et courriels qu’ils ont échangés dans le cadre des discussions qui ont précédé la conclusion de l’entente et les principaux événements qui ont suivi. De plus, figurent au dossier d’autres documents écrits produits au même moment que les problèmes dont ils traitent et qui sont au centre du différend.

[30] Les défendeurs prétendent que la requête en procès sommaire a été présentée sans débat préalable et qu’ils n’ont pas eu de réelle possibilité de contre‑interroger M. Haber, qui vit en Floride. Toutefois, comme le signale la demanderesse, les défendeurs n’ont jamais demandé à ce qu’on leur permette de procéder à ce contre‑interrogatoire, alors que des dispositions auraient pu être prises à cet effet avec un court préavis. Sur ce point, je conclus que la situation se compare à celle qui prévalait dans l’affaire Aestival et à l’égard de laquelle la juge Strickland a fait les commentaires suivants, au paragraphe 62 :

La présente instance a débuté par une requête en jugement sommaire. À ce titre, les défendeurs devaient défendre au mieux leur cause (article 214 des Règles). Cela, les défendeurs Aestival ne l’ont pas fait. Le même principe de base s’applique au procès sommaire, la Cour pouvant alors tirer des conclusions défavorables du fait qu’une partie ne procède pas au contre‑interrogatoire de l’auteur d’un affidavit ou ne dépose pas de preuve contradictoire (paragraphe 216(4) des Règles. On a également appliqué au procès sommaire le concept de défense au mieux de sa cause et jugé que le non‑respect du principe n’empêchait pas la Cour de procéder par voie de procès sommaire (Everest Canadian Properties Ltd c Mallman, 2008 BCCA 275, au paragraphe 34; voir aussi Louis Vuitton, précitée, aux paragraphes 94 à 99). En l’espèce, les défendeurs ont eu amplement l’occasion d’obtenir et de produire une preuve d’expert sur le lien de causalité, mais ils ont choisi de n’en rien faire.

[31] Il en va de même en l’espèce. Les défendeurs ont eu l’occasion de solliciter un contre‑interrogatoire sur l’affidavit (de M. Haber) déposé par la demanderesse, mais ils ne l’ont pas fait. C’est là un élément pertinent. En outre, je suis d’avis que, si les affidavits sont utiles pour situer des événements dans leur contexte, il est néanmoins possible de trancher en grande partie les questions en litige à partir d’autres éléments de preuve documentaire, en particulier la note d’engagement de fret, les messages textes et les courriels, ainsi que les transcriptions des conversations téléphoniques entre les dirigeants, que M. Knight a enregistrées, et d’autres documents établis par des tiers. Par conséquent, je conclus que la crédibilité n’est pas un facteur déterminant en l’espèce, pas plus que l’allégation des défendeurs selon laquelle certains éléments de l’affidavit de la demanderesse reposeraient sur du ouï‑dire. En fait, s’il est vrai que l’exclusion de la preuve par ouï‑dire pourrait affaiblir la position de la demanderesse, cela ne justifie pas en soi de ne pas régler l’affaire par voie de procès sommaire.

[32] En outre, bien que les défendeurs affirment avoir été amenés à conclure l’entente en raison des déclarations inexactes que la demanderesse a faites par négligence, ils ne cherchent pas à faire invalider cette entente dans son intégralité et, à l’audience, ils n’ont pas contesté qu’ils devaient à la demanderesse la somme exigée pour le transport du yacht de la Floride jusqu’en Colombie‑Britannique. Les défendeurs prétendent plutôt qu’ils ont un droit à compensation pour la valeur du carburant extrait du yacht, et ils contestent les frais supplémentaires réclamés par la demanderesse.

[33] Si on tient compte de ce qui précède, le montant réellement en litige ne correspond pas au plein montant réclamé (164 074,50 $US, plus les intérêts). Le litige porterait en réalité sur la différence entre ce dernier montant et celui qui est exigible au titre de la note d’engagement de fret (102 800 $US), soit 61 274,50 $US au total, plus les intérêts, ainsi que sur les sommes réclamées par les défendeurs à titre de compensation par rapport à ce calcul, sommes qui ne sont pas quantifiées avec précision, mais qui se montent tout au plus à 33 000 $US.

[34] En outre, le litige ne soulève aucune question de droit nouvelle ou complexe, et l’instruction de l’affaire n’a nécessité qu’une seule journée. Bien que les défendeurs soutiennent que la tenue d’un procès sommaire donnerait lieu à [traduction] « un morcellement du litige », du fait d’une preuve déficiente sur certains points essentiels, je conclus que je peux trancher les questions en litige et rendre jugement sur l’ensemble des demandes, comme j’entends l’expliquer plus en détail ci‑dessous. Dans la mesure où les défendeurs disent nourrir des doutes quant à la possibilité que leur demande de compensation puisse être traitée par voie de procès sommaire, je ferais simplement remarquer que, compte tenu de l’obligation qui incombe aux deux parties de « défendre au mieux leur cause » et de la preuve dont je dispose, il n’est pas certain que les chances des défendeurs d’obtenir gain de cause sur la question de la compensation seraient augmentées par la tenue d’un procès complet.

[35] Pour tous ces motifs, compte tenu des facteurs énoncés au paragraphe 216(6) des Règles et de la jurisprudence pertinente, je conclus que la présente affaire peut convenablement être tranchée par voie de procès sommaire.

B. Est‑ce que les défendeurs sont tenus de payer à la demanderesse le plein montant réclamé au titre de la note d’engagement de fret, ainsi que les frais supplémentaires?

[36] Les réclamations de la demanderesse portent sur les pertes suivantes :

  • a) les frais stipulés dans la note d’engagement de fret pour le transport du yacht, qui s’élèvent à 102 800 $US;

  • b) les frais de surestaries, soit 22 500 $US;

  • c) les services de retrait du carburant, totalisant 2 850 $US;

  • d) les frais de remorquage de 2 000 $US;

  • e) les frais de dépassement du poids, aux termes de la note d’engagement de fret, d’un montant de 33 924 $US.

[37] Les défendeurs ne contestent pas sérieusement le fait qu’ils ont une dette envers la demanderesse pour le transport du yacht de la Floride jusqu’en Colombie‑Britannique. En revanche, ils soutiennent que la demanderesse a fait par négligence des déclarations inexactes concernant la capacité de levage maximale au port de chargement; ils font également valoir que la demanderesse n’est pas fondée à recouvrer les frais supplémentaires qu’elle réclame, parce que l’unique preuve du poids excédentaire du yacht repose sur du ouï‑dire, et ils demandent la compensation de certaines sommes. Le moyen fondé sur la compensation sera examiné dans le cadre de l’analyse de la prochaine question. À ce stade‑ci, il convient de se concentrer sur les sommes réclamées par la demanderesse, à savoir les 102 800 $US exigibles au titre de la note d’engagement de fret et les frais supplémentaires susmentionnés.

[38] Selon la demanderesse, nous avons affaire à un simple différend de nature contractuelle entre deux entreprises.

[39] En ce qui concerne les stipulations de la note d’engagement de fret, la demanderesse fait remarquer que M. Knight a l’expérience des affaires, comme en témoigne la façon dont il a négocié les termes de l’entente conclue avec M. Haber, notamment en obtenant un second devis et en l’exhibant pour convaincre la demanderesse de lui consentir une diminution de prix. De plus, la demanderesse soutient que M. Knight a apporté des modifications de fond à plusieurs clauses du document portant sur la protection offerte par la police assurant le yacht, et il a apposé ses initiales sur chaque page du document en plus d’en signer la dernière page. Selon la demanderesse, les changements montrent que M. Knight a forcément lu le contrat avec soin, parce qu’il a apporté à plusieurs clauses des modifications de fond précises.

[40] La demanderesse fait valoir qu’il s’agissait d’un marché conclu entre deux parties commerçantes qui négociaient à armes égales (Ship MF Whalen v Pointe Anne Quarries Ltd (1921), 63 SCR 109 aux p 125‑126; Atlas Construction Co Ltd v City of Montreal (1954), 4 DLR 124, à la p 130, 1954 CanLII 351 (CSQC)). Selon elle, l’affaire est comparable à la situation examinée dans l’arrêt IAT Air Cargo Facilities Income Fund v BMO Nesbitt Burns Inc, 2011 BCCA 226 [IAT Air Cargo], où il a été conclu que la seule question en litige en était une d’interprétation de l’intention des parties, telle qu’elles l’ont objectivement énoncée, et il n’est dès lors pas nécessaire de prendre en considération la preuve extrinsèque concernant la relation entre les parties, puisque le document est clair et sans ambiguïté (IAT Air Cargo, au para 17, citant Eli Lilly & Co c Novopharm Ltd, [1998] 2 RCS 129 [Eli Lilly]).

[41] La demanderesse souligne la présence de plusieurs indications attestant que le poids du yacht était une donnée importante, notamment la demande de clarification visant à confirmer que le poids figurant sur le devis du concurrent était erroné. En outre, lorsque M. Haber a fait parvenir à M. Knight un courriel confirmant qu’il était disposé à lui consentir une remise de cinq pour cent par rapport au prix proposé par le concurrent, il a demandé à M. Knight de fournir des détails sur le yacht, y compris sa longueur, son barrot, sa hauteur et son poids.

[42] La demanderesse fait valoir que l’importance accordée à l’exactitude des renseignements de base sur le yacht à transporter, dont son poids, est confirmée par les termes clairs de la note d’engagement de fret même. La clause 5 énonce de manière parfaitement claire que la responsabilité de fournir ces renseignements et d’en garantir l’exactitude incombe entièrement au propriétaire du yacht. La demanderesse fait observer que ces renseignements lui sont inconnus et que seul le propriétaire du yacht est en mesure de fournir de tels détails.

[43] Pour ce qui est des événements à l’origine du présent litige, la demanderesse souligne les faits essentiels qui suivent. Premièrement, il n’y a rien dans la documentation versée au dossier, notamment les courriels échangés ainsi que la transcription de la conversation entre M. Knight et M. Haber, qui permette de penser que la demanderesse a déjà indiqué que le poids attesté du yacht était sans importance, ou qu’elle a par ailleurs renoncé à cette clause de la note d’engagement de fret.

[44] Deuxièmement, la demanderesse soutient que la preuve est suffisante pour établir que le yacht était trop lourd pour être chargé sur le navire lors de son arrivée au port de chargement. Ce fait est confirmé par différentes sources. Dans son affidavit, M. Haber déclare qu’il l’a appris de l’arrimeur présent au port de chargement et que cette information figure aussi dans le rapport écrit produit par le vérificateur. Toutefois, ce qui importe encore davantage, c’est que M. Haber ajoute avoir été personnellement témoin des efforts déployés pour charger le yacht au port et être en mesure de confirmer qu’il était trop lourd. La demanderesse fait valoir qu’il ne s’agit pas d’une preuve par ouï‑dire, puisqu’elle procède de l’observation directe faite par M. Haber.

[45] M. Haber a informé M. Knight du problème que présentait le chargement du yacht, et les deux hommes ont discuté de la possibilité d’en diminuer le poids en retirant une partie de son carburant. Inquiet à la perspective de perdre la valeur du carburant à extraire, M. Knight a suggéré d’autres options. À ce stade‑ci, il est important de signaler, toutefois, que lors de cette discussion, M. Haber a rappelé à M. Knight les clauses du contrat stipulant que les défendeurs seraient tenus au paiement intégral du montant indiqué dans la note d’engagement de fret, même si la demanderesse ne procédait pas au chargement et au transport du yacht (la stipulation appelée [traduction] « faux fret »). M. Knight a ensuite dit à M. Haber de faire ce qui lui semblait servir le mieux les intérêts de M. Knight.

[46] M. Haber a donc pris des dispositions pour le remorquage du yacht vers un chantier naval pour permettre le retrait du carburant, mais cette tentative a échoué, et le yacht a de nouveau été remorqué pour le ramener au quai de chargement, où l’arrimeur est parvenu à extraire du carburant des réservoirs. Finalement, le yacht a pu ensuite être hissé à bord du navire de haute mer. M. Haber affirme avoir assisté personnellement au retrait du carburant ainsi qu’au chargement réussi du yacht. Cependant, ce processus a retardé jusqu’au 4 mai 2019 le chargement initialement prévu pour le 2 mai 2019, ce qui a occasionné les frais de surestaries réclamés des défendeurs.

[47] Les défendeurs s’opposent aux demandes, et en particulier, aux frais supplémentaires que la demanderesse cherche à recouvrer. Ils font valoir que les termes de l’entente sont vagues et ambigus et doivent être interprétés au détriment de la demanderesse, suivant le principe contra proferentem. Ils soutiennent également que les déclarations inexactes que la demanderesse a faites par négligence concernant la capacité de levage maximale les a incités à conclure le contrat en croyant que le poids du yacht ne représenterait pas un problème. M. Knight n’avait jamais fait l’achat ni procédé au transport d’un yacht d’aussi grande taille que le « The Knight Ship » et il s’en était remis aux connaissances spécialisées de la demanderesse, qui se présente comme une experte dans ce secteur d’activité. Il s’était aussi fié au fait que M. Haber s’était engagé à égaler le devis du concurrent, et, selon les défendeurs, cela supposait d’inclure les déclarations faites par l’autre entreprise, à savoir que dans la mesure où le poids du yacht était inférieur à 130 tonnes, son levage ne poserait aucun problème. Enfin, les défendeurs soutiennent que la demanderesse n’a pas établi son droit aux frais supplémentaires, parce que la seule preuve qui soit à même d’établir que le yacht était trop lourd pour être levé relève du ouï‑dire et qu’elle est, de ce fait, inadmissible.

[48] Les défendeurs font valoir que la note d’engagement de fret a été rédigée unilatéralement par la demanderesse et que M. Knight y a apporté des modifications mineures. Contrairement à la situation dans l’affaire IAT Air Cargo, qui portait sur un contrat négocié de façon assez détaillée par les avocats des parties, c’est en l’espèce la demanderesse qui a rédigé le contrat en entier. Ils affirment que ce contrat n’énonce pas objectivement l’intention des parties. Ils font remarquer que la clause 5 de la note d’engagement de fret ne fait pas allusion à la question du carburant et que la référence au [traduction] « poids » est ambiguë.

[49] Les défendeurs soutiennent qu’étant donné que l’entente a fait l’objet d’une rédaction unilatérale et que ses termes sont ambigus, le principe contra proferentem s’applique (Eli Lilly, au para 53) et que, par conséquent, ils ne devraient pas avoir à pâtir de l’ambiguïté ou du manque de clarté de l’entente (Horne Coupar v Velletta & Company, 2010 BCSC 483 au para 10).

[50] Par ailleurs, les défendeurs font également valoir que la demanderesse a fait par négligence une déclaration inexacte concernant la capacité de levage maximale au port de chargement, et ils invoquent les échanges qui ont eu lieu initialement entre M. Knight et M. Haber. Dans le courriel adressé par celui‑ci à M. Knight lors de la transmission du devis initial, il est écrit que [TRADUCTION] « UYT [la demanderesse] est le plus important transporteur de yachts d’Amérique du Nord et le plus fiable […] En ce qui concerne le dépôt sur le berceau d’arrimage et le chargement, vous trouverez ci‑dessous quelques photos et vidéos donnant un très bon aperçu de notre matériel et de notre méthode de transport de charges lourdes » (affidavit de M. Haber, pièce B, dossier de requête de la demanderesse, p 29). Ce courriel fournit divers liens vers des publications Facebook qui illustrent le transport par la demanderesse de yachts de 350 tm et de 330 tm. De plus, le ou vers le 3 avril 2019, avant que les derniers détails de la note d’engagement de fret soient arrêtés, M. Haber a reçu de M. Knight un courriel montrant une photo d’un bateau de 650 tm dont la demanderesse avait effectué le levage.

[51] Se fondant sur ce qui précède, les défendeurs ont fait valoir que la demanderesse, par négligence, avait présenté de manière inexacte sa capacité de levage maximale, ce qui les a incités à croire que le poids réel du yacht ne poserait pas de difficulté. Ils prétendent que l’erreur de poids figurant dans le devis du concurrent aurait dû alerter la demanderesse. Ce devis indiquait un poids de 79 000 livres, ce qui est très loin du poids véritable du yacht – un fait qui aurait dû sauter aux yeux de la demanderesse, compte tenu de son expertise et de son expérience dans le domaine.

[52] Les défendeurs soutiennent que les faits de l’espèce satisfont aux cinq exigences permettant de conclure à l’existence d’une déclaration inexacte faite par négligence, lesquelles sont énoncées dans l’arrêt Queen c Cognos Inc, [1993] 1 RCS 87 à la p 109. Ils font valoir que la demanderesse avait envers eux une obligation de diligence, parce qu’elle s’était présentée comme détentrice d’une expertise spécialisée dans un créneau ultraspécialisé, soit celui du transport de yachts. Sur la base de leurs échanges, M. Haber savait ou aurait dû savoir que le yacht serait transporté sur un navire dont la capacité de levage était bien en deçà de celle présentée dans les pièces jointes à son courriel à titre d’exemples, mais il n’a jamais informé M. Knight de ce fait fondamental. Il s’agissait d’une déclaration inexacte constitutive de négligence, et les défendeurs affirment avoir conclu le contrat sur la foi de cette déclaration. Ils soulignent que, dans un courriel envoyé à M. Knight le 12 avril 2019, M. Haber a déclaré ceci : [TRADUCTION] « Le bateau ne pose pas de problème, et nous pouvons le soulever de façon sécuritaire » (affidavit de M. Haber, pièce D, dossier de requête de la demanderesse, p 47). En conséquence de cette déclaration inexacte faite par négligence, les défendeurs ont subi un préjudice.

[53] Je ne suis pas convaincu par les arguments des défendeurs. La note d’engagement de fret est claire et sans ambiguïté, et elle a été conclue par deux parties commerçantes. Il n’y a pas eu de déclaration inexacte par négligence concernant la capacité de levage du yacht en question par la demanderesse, et les défendeurs ne peuvent se fonder sur les références d’ordre général faites par la demanderesse au levage d’autres yachts pour se dégager de leur responsabilité au regard de la note d’engagement de fret. En ce qui concerne les frais de remorquage et de retrait du carburant, je conclus que la demanderesse a agi conformément à l’entente initiale entre les parties, qu’elles ont complétée oralement eu égard au retrait du carburant.

[54] Premièrement, les modalités de la note d’engagement de fret sont claires. La clause 5, reproduite plus haut, énonce en termes très clairs qu’il incombe uniquement au propriétaire du yacht de garantir le poids du vaisseau. L’alinéa 5.2 énonce ce qui suit : [traduction] « [a]u moment de la réservation de fret, le propriétaire du yacht sera considéré comme ayant garanti au transporteur l’exactitude des indications données sur le yacht, y compris [son] poids. » Enfin, il ressort très clairement de la clause 6 que le propriétaire du yacht est tenu de faire en sorte que le bâtiment soit le plus léger possible. Les défendeurs ont raison de dire que la clause 5 ne fait pas expressément référence au carburant, mais elle mentionne en revanche le [traduction] « poids » du yacht, et ce terme ne laisse place à aucune ambiguïté à mon sens.

[55] Rien ne me permet de conclure que le texte de l’entente aurait dû contenir une référence distincte et explicite au carburant, aux hydrocarbures ou à l’eau se trouvant à bord du yacht ou qu’il est raisonnable d’en déduire qu’ils étaient exclus de la référence au poids du navire. Comme il a été mentionné précédemment, dans la partie de la note d’engagement de fret consacrée aux définitions, il est précisé que le terme [TRADUCTION] « “Yacht” s’entend du bateau (ou de toute autre forme d’embarcation) transporté par United Yacht Transport LLC, y compris son contenu ». [Non souligné dans l’original.] À l’évidence, le [traduction] « contenu » du yacht vise toute sorte de choses, mais on ne peut l’interpréter comme excluant en quelque sorte le carburant présent dans le réservoir du yacht au moment du chargement.

[56] De plus, rien ne permet de conclure que la demanderesse a fait par négligence une déclaration inexacte concernant la capacité de chargement au port de chargement dans la note d’engagement de fret. Les défendeurs soulignent le fait que la demanderesse a déclaré avoir la capacité de lever des yachts bien plus gros, pesant jusqu’à 650 tm, et prétendent que cela les a incités à croire que le poids du yacht « The Knight Ship » ne poserait pas de difficulté. Je ne suis pas convaincu que les énoncés de nature générale formulés par M. Haber dans les premiers courriels qu’il a adressés à M. Knight constituent une forme quelconque de déclaration, sauf pour ce qui est d’indiquer que la demanderesse comptait de l’expérience dans le levage de yachts beaucoup plus lourds.

[57] Je ne suis pas non plus convaincu que ces références générales au levage d’autres yachts soient suffisamment claires ou liées à l’entente conclue pour constituer une déclaration ni qu’elles démontrent que les défendeurs ont été amenés à croire que le poids du yacht n’avait pas d’importance. Rien n’indique qu’à un moment ou un autre, M. Knight s’est enquis de la capacité de levage au port ou que la demanderesse a renoncé aux conditions clairement stipulées à la clause 5 ou indiqué par ailleurs que le poids du yacht n’importait pas. Je dirais même que la preuve documentaire témoigne du contraire : dans le courriel contenant le devis initial, il était demandé à M. Knight d’indiquer le poids du yacht et de donner d’autres détails. M. Haber a prié M. Knight de confirmer que le poids du yacht indiqué sur le devis du concurrent était erroné. Les autres détails sur le yacht qui ont été fournis pour les besoins du premier devis sont identiques à ceux de la page couverture de la note d’engagement de fret, et une fois de plus, le poids est expressément mentionné. Conjugués aux stipulations claires de la clause 5, ces éléments ne laissent planer aucun doute quant à l’importance que revêtait le poids du yacht.

[58] Les défendeurs soutiennent que M. Knight s’est fié au fait que M. Haber avait promis d’égaler le devis du concurrent et font valoir que d’après ses échanges avec l’autre entreprise, il avait compris que le poids du yacht ne poserait pas de problème dans la mesure où il était inférieur à 130 tm. Au dire des défendeurs, M. Knight avait cru que cela faisait partie des conditions auxquelles M. Haber avait consenti lorsqu’il a affirmé qu’il égalerait le devis du concurrent.

[59] Ces arguments ne me convainquent pas. Premièrement, le devis du concurrent ne dit pas expressément que le poids du yacht ne serait pas un souci dans la mesure où il était inférieur à 130 tm. Deuxièmement, les documents contemporains des faits n’étayent pas cette thèse. Dans un courriel envoyé à M. Haber le 5 avril 2019, M. Knight déclare : [TRADUCTION] « Ils confirment que le poids est de 79 tonnes et qu’il n’est pas en livres. J’ai répondu qu’en effet, à ma connaissance, dans la mesure où le poids était inférieur à 100 tonnes, c’était bon […] » (affidavit de M. Haber, pièce B, dossier de requête de la demanderesse, p 34). Cette déclaration ne cadre pas avec celle contenue dans l’affidavit de M. Knight, et celui‑ci n’a présenté aucun autre document pour faire la preuve de ce que le concurrent a déclaré. Quoi qu’il en soit, on voit difficilement comment une telle déclaration a pu l’amener à conclure l’entente avec la demanderesse, puisqu’il n’y a aucune trace de discussions portant sur le devis du concurrent, sauf en ce qui a trait au prix.

[60] En ce qui concerne les autres frais, je tranche en faveur de la demanderesse. Les frais de surestaries ont été établis dans la note d’engagement de fret à 15 000 $US par jour, calculés au prorata, et tenaient compte des jours fériés et des fins de semaine. Le chargement du yacht était prévu pour le 2 mai 2019, à 14 h, mais, en raison de son poids et du temps consacré au retrait du carburant pour l’alléger, il n’a eu lieu que le 4 mai 2019. D’emblée, le retard justifie les frais de surestaries de 22 500 $US.

[61] Les défendeurs prétendent que la demanderesse n’a pas démontré que le yacht était réellement trop lourd pour être soulevé. Ils soutiennent que la seule preuve produite à cet effet repose des déclarations reproduites dans l’affidavit de M. Haber, qui tiennent du ouï‑dire. Par exemple, au paragraphe 16 de son affidavit, M. Haber déclare : [TRADUCTION] « Le ou vers le 2 mai 2019, l’arrimeur du vaisseau, M. Oliver Edwards (l’arrimeur), m’a avisé qu’il n’était pas en mesure de charger le bateau sur le vaisseau, car son poids dépassait la capacité de 120 tm des grues du port de chargement. » Il ajoute : [TRADUCTION] « Alors que je me trouvais au port de chargement, j’ai été informé par l’arrimeur et le vérificateur en service, Ian Morris (le vérificateur) — et je crois sincèrement en la véracité de cette information — que des dispositions devaient être prises pour alléger le bateau avant qu’il puisse être chargé à bord du vaisseau. » Les défendeurs soutiennent que ces deux énoncés doivent être exclus, parce qu’ils constituent du ouï‑dire et qu’à défaut de pouvoir se fonder sur cette preuve, la demanderesse n’a pas pu établir le fondement même des frais supplémentaires.

[62] Je ne suis pas de cet avis. D’abord, il est vrai que l’affidavit de M. Haber renferme quelques éléments de preuve reposant sur du ouï‑dire, et, dans les circonstances, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de déterminer s’il y a lieu de les admettre en appliquant la méthode d’analyse raisonnée confirmée dans l’arrêt R c Bradshaw, 2017 CSC 35, puisqu’il existe d’autres éléments de preuve admissibles établissant les faits essentiels.

[63] Certes, dans son affidavit, M. Haber reprend ce que lui ont dit l’arrimeur et le vérificateur, et j’accepte le fait qu’il s’agit là de ouï‑dire. Toutefois, il déclare aussi ce qui suit : [TRADUCTION] « Je me suis donc rendu au port de chargement afin de confirmer que le bateau était trop lourd et qu’il ne pouvait pas être hissé sur le vaisseau […] Plus tard ce jour‑là, j’ai rencontré l’arrimeur et le vérificateur au port de chargement, et j’ai découvert que le niveau de carburant du bateau était environ aux trois quarts […] et qu’il pesait plus de 120 tm. » Plus loin dans son affidavit, M. Haber relate ce qu’il a personnellement observé au port de chargement lorsque le carburant a été retiré et que le yacht a finalement pu être chargé. Aucune de ces déclarations ne constitue du ouï‑dire, et toutes sont par ailleurs admissibles en preuve.

[64] Les défendeurs affirment que M. Haber ne donne aucune précision quant à la façon dont il a déterminé que le yacht était trop lourd ou que ses réservoirs de carburant étaient pleins aux trois quarts et, selon eux, il s’en est forcément remis aux déclarations de l’arrimeur ou du vérificateur, donc sur du ouï‑dire. Je ne suis pas de cet avis. Il est vrai que M. Haber n’explique pas en détail comment il est parvenu à ces conclusions, mais cela ne conduit pas inexorablement à en déduire qu’elles reposent sur du ouï‑dire. Les défendeurs n’ayant pas demandé à contre‑interroger M. Haber sur son affidavit, sa déposition demeure donc incontestée. Manifestement, la déposition de M. Haber repose sur ce qu’il a personnellement observé à propos du yacht au port de chargement. Ces observations ne sont contredites par aucune preuve, et M. Knight ne les a pas non plus contestées au moment où on lui en a fait part pour la première fois.

[65] En outre, je conclus que d’autres éléments de preuve indépendants montrent que le yacht était trop lourd. Le dossier renferme le rapport du vérificateur, qui porte la date du 3 juillet 2019. Bien que ce document ne soit pas admissible comme pièce établie dans le cours ordinaire des affaires, puisqu’il n’a pas été créé au moment des faits, l’exposé des faits qui est annexé au rapport peut être admis à ce titre, puisqu’il a été rédigé à l’époque pertinente (Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑5, art 30; Sydney Lederman et coll, The Law of Evidence in Canada, (4e édition), LexisNexis, p 299ff). L’exposé des faits est une pièce établie à l’époque des faits en cause dans le cours ordinaire des affaires par un tiers qui n’avait aucun intérêt dans l’issue de la présente instance ni aucune autre raison évidente de présenter sous un faux jour les faits qui y sont décrits.

[66] Ce document énonce les principaux faits relatifs au chargement de divers bateaux à bord du cargo (le M/V Taagborg) aux dates en question. Il indique que la première tentative de chargement du yacht des défendeurs (désigné dans la liste sous le nom de « Tarrab 107 »), le 2 mai 2019, a été annulée, parce qu’il était [TRADUCTION] « trop lourd pour être chargé ». Le jour suivant, plusieurs inscriptions ont été ajoutées concernant une nouvelle tentative de chargement du yacht, laquelle a été suspendue, parce qu’il était toujours trop lourd; il est aussi indiqué que du carburant a été retiré du yacht et que les activités ont été suspendues, parce que la journée de travail tirait à sa fin. Les notes du 4 mai 2019 révèlent que le yacht a été chargé après que des ajustements ont été apportés aux courroies de levage.

[67] Ce document est admissible au titre de l’exception à la règle du ouï‑dire applicable aux pièces établies dans le cours ordinaire des affaires. Il confirme en substance la preuve produite par M. Haber quant à la séquence des événements, et je conclus qu’il n’est pas nécessaire de faire appel aux déclarations relatées dans l’affidavit de ce dernier pour conclure que la demanderesse a établi, selon la prépondérance des probabilités, que le yacht était trop lourd à son arrivée au port de chargement et que son chargement n’a été possible qu’une fois que du carburant a été retiré de ses réservoirs.

[68] Pour tous ces motifs, je rejette les arguments des défendeurs voulant que les termes de la note d’engagement de fret soient vagues et ambigus ou que le principe contra proferentem s’applique aux faits de l’espèce. De même, je ne suis pas d’avis que la demanderesse a fait par négligence des déclarations inexactes ayant incité les défendeurs à croire que le poids du yacht était sans importance. Enfin, je conclus que la demanderesse a établi, selon la prépondérance des probabilités, que le yacht était trop lourd à son arrivée au port de chargement et que son chargement n’a été possible qu’une fois que du carburant a été retiré de ses réservoirs. Même en excluant de l’affidavit de M. Haber certaines déclarations qui constituent du ouï‑dire, je conclus que je dispose d’une preuve suffisante, dans l’ensemble, pour être autorisé à me prononcer sur cette question.

[69] Comme il a été mentionné précédemment, afin de réduire le poids du yacht et ainsi permettre son chargement et éviter d’engager des frais de faux fret pour un yacht resté en Floride, M. Haber et M. Knight, en qualité de représentants de la demanderesse et des défendeurs, se sont entendus pour que M. Haber retire suffisamment de carburant du yacht afin de l’alléger en vue de son chargement. Aux termes de cette entente supplémentaire, la demanderesse a le droit de recouvrer les frais assumés pour les services de remorquage et de retrait du carburant. Cela dit, conformément à cette même entente, M. Haber devait également embarquer le carburant pour qu’il soit transporté avec le yacht ou alors, prendre d’autres dispositions à son sujet. Il sera question de ce volet de l’entente un peu plus loin, dans le cadre de l’examen de la demande de compensation des défendeurs.

[70] L’alinéa 5.3 énonce que [TRADUCTION] « le propriétaire du yacht indemnisera le transporteur des pertes, dommages et frais provenant ou résultant d’inexactitudes, de fausses déclarations ou d’omissions dans l’énoncé de ces indications ». À l’alinéa 11.3 de la note d’engagement de fret, on peut lire que [TRADUCTION] « [l]e propriétaire du yacht est tenu au paiement de tous les droits, taxes et frais qui […] peuvent être levés, quelle qu’en soit la raison, comme le coût du transport, le poids, la cargaison ou le tonnage du yacht ». Ces stipulations, auxquelles vient s’ajouter l’entente supplémentaire intervenue entre M. Haber et M. Knight, procurent une assise juridique aux sommes réclamées par la demanderesse pour les services de retrait du carburant, qui s’élèvent à 2 850 $US (sous réserve de la demande de compensation des défendeurs, examinée plus loin), ainsi que pour les frais de remorquage, qui sont de 2 000 $US.

[71] En résumé, sur ce point, je tire les conclusions suivantes : (i) la note d’engagement de fret est une entente valable; (ii) le poids du yacht était supérieur à celui indiqué dans la note d’engagement de fret à son arrivée au port de chargement; (iii) le yacht était trop lourd pour être levé, compte tenu de la capacité des grues, qui était de 120 tm; (iv) les parties ont conclu une entente supplémentaire, au titre de laquelle la demanderesse s’engageait à retirer suffisamment de carburant du yacht afin qu’il soit assez léger pour être levé et ainsi éviter l’application de la [traduction] « clause de faux fret », qui obligeait les défendeurs à payer en entier la somme stipulée dans la note d’engagement de fret en cas de non‑chargement du yacht; (v) pour réussir cette manœuvre, la demanderesse a organisé le remorquage du yacht dans un chantier naval où on a tenté, en vain, de retirer le carburant, puis son retour au quai de chargement; (vi) l’arrimeur a alors réussi à extraire 7 tm de carburant du yacht; (vii) enfin, le 4 mai 2019, le yacht a été chargé à bord du navire de haute mer et transporté à Nanaimo, en Colombie‑Britannique.

[72] Par ailleurs, il est admis que les défendeurs n’ont fait aucun paiement au titre de l’entente, malgré les demandes répétées de la demanderesse en ce sens.

[73] Je conclus que ces faits suffisent à justifier le paiement des sommes que réclame la demanderesse et qui ont été convenues dans la note d’engagement de fret, soit 102 800 $US. Aux termes de l’alinéa 11.3 de cette note d’engagement de fret, la demanderesse a droit de recouvrer tous les frais supplémentaires attribuables au poids excédentaire du yacht, et cette stipulation fonde la réclamation de la demanderesse visant les frais pour dépassement de poids (33 924 $US). La demanderesse a aussi droit au recouvrement des frais engagés pour le remorquage (2 000 $US) et le retrait du carburant (2 850 $US). Le chargement différé du yacht a aussi entraîné des frais de surestaries sur lesquels les parties s’étaient entendues et qui s’élèvent à 22 500 $US.

C. Est‑ce que les défendeurs devraient être autorisés à opérer compensation sur les sommes réclamées par la demanderesse pour le détournement illégal du carburant retiré du yacht et les dommages subis par ce dernier au cours de son transport?

[74] Les défendeurs ont modifié leur défense afin de faire explicitement référence à leur demande de compensation sur les sommes qu’ils pourraient devoir à la demanderesse, au motif qu’il y a eu détournement illégal du carburant retiré du yacht ou, subsidiairement, que la demanderesse s’est injustement enrichie. Ils prétendent aussi à une compensation pour les dommages que le yacht aurait subis, selon eux, au cours de son transport entre la Floride et la Colombie‑Britannique.

(1) Le détournement illégal du carburant retiré

[75] Les défendeurs soutiennent qu’en retirant du yacht 7 tm de carburant, la demanderesse a détourné illégalement un bien leur appartenant, car elle a procédé à la manœuvre sans y être dûment autorisée et sans raison valable et que le carburant extrait avait une valeur approximative de 30 000 $.

[76] Les défendeurs affirment qu’ils avaient la propriété et le droit à la possession du carburant, étant donné qu’il avait servi à remplir les réservoirs du yacht alors que celui‑ci se trouvait au chantier naval où il a été acquis. Dans son affidavit, M. Knight déclare que, suivant la convention d’achat, le chantier naval a fourni au yacht environ 6 542 gallons (ou 24 423 litres) de carburant ayant une valeur approximative de 20 000 $US, ce qui a rempli les réservoirs de carburant à moins de la moitié de leur capacité. La convention d’achat du yacht a été versée au dossier, mais elle ne mentionne pas ces modalités, qu’aucune autre preuve documentaire ne vient d’ailleurs corroborer.

[77] Lorsque M. Haber a informé M. Knight du problème posé par le poids du yacht en lui proposant d’en retirer le carburant, M. Knight s’est dit inquiet à l’idée de perdre la valeur d’une quantité aussi importante de carburant. Il a demandé à ce que le carburant soit chargé à bord du navire de haute mer, de manière à ce qu’il puisse être transporté avec le yacht pour réapprovisionne ce dernier à l’arrivée. À défaut, il a simplement suggéré de ne pas procéder au chargement pour qu’il ait la possibilité de vendre le carburant au lieu de devoir essuyer une perte de cette envergure.

[78] La preuve révèle que M. Haber a expliqué à M. Knight que, si le yacht n’était pas chargé, les défendeurs seraient tout de même tenus au paiement intégral de la somme due au titre de la note d’engagement de fret. Dans son affidavit, M. Knight déclare qu’il a alors dit ceci à M. Haber : [TRADUCTION] « [Je lui ai dit] de faire ce qui lui semblait servir le mieux mes intérêts, mais que je ne souhaitais pas que le carburant soit retiré du bateau, car cela me ferait perdre de l’argent, je lui ai donc demandé de charger le carburant à bord du cargo pour qu’il soit transporté au Canada » (affidavit de M. Knight, au para 20, dossier de requête des défendeurs, p 134).

[79] Les défendeurs soutiennent que le retrait du carburant du yacht constitue un délit de détournement (Boma Manufacturing Ltd c Banque Canadienne Impériale de Commerce, [1996] 3 RCS 727 au para 31). Il s’agit d’un délit de responsabilité stricte. En l’espèce, la demanderesse reconnaît être responsable du retrait du carburant et n’a pas expliqué où ce dernier était passé. Les défendeurs soutiennent que cela suffit à justifier qu’un droit de compensation leur soit reconnu pour la valeur du carburant.

[80] La demanderesse prétend que le retrait du carburant était justifié, vu la situation dans laquelle se trouvaient les défendeurs lorsqu’il a été constaté que le yacht était plus lourd que le poids déclaré dans la note d’engagement de fret. Selon les termes de cette dernière, devant ce constat, la demanderesse pouvait soit se retirer intégralement de l’entente, soit refuser de charger le yacht, laissant aux défendeurs la responsabilité de payer en entier la somme due. Cela signifie que le yacht des défendeurs serait resté en Floride, mais qu’ils auraient été tenus au paiement d’un montant de 102 800 $US.

[81] La demanderesse affirme avoir suivi les instructions générales de M. Knight consistant à [traduction] « faire ce qui ser[vait] au mieux [les] intérêts » de ce dernier, instructions qu’il a communiquées après que les stipulations contractuelles portant sur le [traduction] « faux fret » lui ont été expliquées. Les efforts déployés pour le retrait du carburant ont été entrepris par suite de la conclusion d’une entente supplémentaire qui, d’un point de vue commercial, était tout à fait logique, compte tenu des risques que couraient les défendeurs du fait que le poids du yacht dépassait de beaucoup celui indiqué dans la note d’engagement de fret.

[82] La demanderesse prétend que les mesures prises par elle témoignent de son respect de l’obligation d’agir de bonne foi dans l’exécution des contrats, dont il est question dans l’arrêt Bhasin c Hrynew, 2014 CSC 71 aux para 77‑92 [Bhasin]. Plus précisément, la demanderesse affirme qu’elle ne devrait pas être pénalisée pour avoir agi conformément à son obligation en common law d’agir honnêtement dans l’exécution de ses obligations contractuelles et avoir « pris[…] en compte comme il se doit » les intérêts légitimes de son partenaire contractuel (Bhasin, au para 65).

[83] La demanderesse compare sa conduite à celle des défendeurs, notamment leur défaut de verser l’acompte ou encore le solde exigible au moment du chargement, conformément aux stipulations de la note d’engagement de fret, défaut qui s’est prolongé jusqu’à la date du procès.

[84] Je conclus que la demanderesse n’a pas commis le délit de détournement, parce qu’elle a agi dans le cadre d’une entente supplémentaire intervenue entre M. Knight et M. Haber. En revanche, je conclus que la demanderesse n’a pas agi de manière entièrement compatible avec cette entente, en ce qu’elle n’a pas tenu pleinement compte de la valeur marchande du carburant pas plus qu’elle n’a chargé ce dernier à bord du navire de haute mer pour son transport au Canada, les deux seules options qui s’offraient à elle aux termes de l’entente prise avec M. Knight.

[85] La preuve comporte des lacunes en ce qui concerne le carburant retiré. La demanderesse a réclamé 2 850 $US pour le retrait du carburant du yacht. À l’appui de cette réclamation, elle a produit une facture faisant état de coûts de transfert et de disposition, ainsi que d’un crédit de 1 125 $US au titre du [TRADUCTION] « produit tiré du carburant ». Cette facture semble se rapporter au transfert de 750 gallons de carburant et à la disposition de 250 gallons contenant de l’eau. Elle ne précise pas sur quoi porte le crédit, mais celui‑ci se rattache soit au produit de la vente du carburant, soit à sa valeur. Quoi qu’il en soit, c’est là le seul élément de preuve indiquant spécifiquement qu’au moins une partie du carburant a été vendue ou qu’un crédit correspondant à sa valeur a été accordé à la demanderesse. Les défendeurs affirment que cela correspond à environ 3 tm de carburant et signalent qu’aucune explication n’a été donnée quant au reste.

[86] La preuve des défendeurs appuyant leur demande de compensation est elle aussi déficiente. M. Knight a déclaré qu’environ 20 000 $US de carburant lui avaient été fournis dans le cadre de l’acquisition initiale du yacht. Il a versé au dossier d’autres déclarations indiquant qu’il lui en coûtera 30 000 $ pour remplacer le carburant, mais il ne précise pas sur quoi il se fonde pour avancer ce montant. Je conviens avec la demanderesse que c’est aux défendeurs de justifier le montant réclamé à titre de compensation et à cette fin, il aurait été préférable qu’ils présentent d’autres éléments de preuve.

[87] En ce qui concerne la violation par la demanderesse des clauses de l’entente supplémentaire portant sur la disposition du carburant retiré du yacht, je suis d’avis que les défendeurs ont déjà profité du crédit accordé pour le produit tiré du carburant, soit 1 125 $US, puisque ce montant a été défalqué de la facture présentée à la demanderesse pour le retrait du carburant. Comme c’est le cas dans d’autres genres de situations, une réclamation ne devient pas stérile du fait de la difficulté à estimer le montant de la perte; la Cour a alors l’obligation de faire de son mieux pour parvenir à une estimation raisonnable des dommages‑intérêts (Louis Vuitton, au para 28, citant la décision Ragdoll Productions (UK) Ltd c Personnes inconnues, 2002 CFPI 918 aux para 40‑45).

[88] Après examen de l’ensemble de la preuve au dossier et des faits particuliers en cause, je conclus que le préjudice découlant de la violation par la demanderesse de l’entente conclue avec les défendeurs peut raisonnablement être estimé à 5 000 $US. De ce montant, il convient de soustraire la somme créditée au titre du produit tiré du carburant (1 125 $US), de sorte que les défendeurs ont droit, pour la valeur du carburant retiré du yacht, à un montant compensatoire de 3 875 $US.

(2) La demanderesse est‑elle responsable des dommages subis par le yacht, s’il en est, durant son transport de la Floride jusqu’en Colombie‑Britannique?

[89] Cette question peut être rapidement tranchée, puisque je conclus que les défendeurs n’ont produit aucune preuve à l’appui de leur demande. Ils s’en remettent à l’affidavit de M. Knight, qui déclare qu’à l’arrivée du yacht à Nanaimo, il est monté à bord et a découvert des dommages à la coque. Il affirme que les dommages doivent s’être produits lors du transport du yacht depuis la Floride et il indique croire que le coût des réparations peut être d’environ 3 000 $.

[90] Je conclus que les défendeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de prouver leurs prétentions à cet égard. Premièrement, il n’est pas certain que les dommages sont survenus après que le yacht a été confié à la garde de la demanderesse. La preuve indique que les défendeurs ont fait remorquer le yacht du chantier naval où il a été acquis jusqu’au quai de chargement. Or, les défendeurs n’ont fourni aucune preuve de l’état du yacht à la livraison. Deuxièmement, les défendeurs n’ont produit aucune preuve pour justifier le coût estimatif des réparations, que M. Knight situe à environ 3 000 $. Les défendeurs avaient la possibilité de présenter une telle preuve, mais ils ne l’ont pas fait. Dans les circonstances, je conclus que les défendeurs n’ont pas établi qu’ils avaient droit à une compensation pour les dommages causés à la coque du yacht.

IV. Conclusion

[91] Pour tous ces motifs, je conclus que la présente affaire peut convenablement être tranchée par voie de procès sommaire et je rends jugement en faveur de la demanderesse en lui accordant les sommes suivantes :

Somme due au titre de la note d’engagement de fret

$

102 800

$US

Frais de surestaries

$

22 500

$US

Services de retrait de carburant

$

2 850

$US

Remorquage

$

2 000

$US

Dépassement des poids spécifiés

$

33 924

$US

Moins le montant de la compensation à laquelle ont droit les défendeurs

$

3 875

$US

Total payable à la demanderesse par les défendeurs

$

160 199

$US

[92] Conformément à l’article 392 des Règles et à l’arrêt Gatineau Power Co c Crown Life Insurance Co, [1945] RCS 655, la conversion des sommes dues en monnaie canadienne doit être effectuée selon le taux en vigueur à la date du manquement, laquelle, en l’espèce, correspond au 2 mai 2019, en ce qui concerne les sommes dues au titre de la note d’engagement de fret et les frais liés au poids excédentaire, et au 4 mai 2019, en ce qui concerne les autres sommes.

[93] La demanderesse sollicite les dépens avocat‑client, conformément aux conditions de la note d’engagement de fret. Or, comme le note le juge Sean Harrington dans la décision Banque Nationale du Canada c Rogers, 2015 CF 1390, les clauses d’un contrat traitant du droit aux dépens ne privent pas la Cour du pouvoir discrétionnaire que lui confère en la matière l’article 400 des Règles (voir aussi Calogeras & Master Supplies Inc c Ceres Hellenic Shipping Enterprises Ltd, 2011 CF 1276). En l’espèce, les faits ne justifient pas l’adjudication de dépens sur la base avocat‑client. L’affaire a été tranchée par voie de procès sommaire. Les défendeurs ont opposé une défense à la requête en procès sommaire, comme c’était leur droit, mais ils se sont par ailleurs abstenus de toute requête ou autre mesure inutile qui aurait eu pour effet de prolonger ou de compliquer la procédure.

[94] Compte tenu de toutes les circonstances de la présente affaire et du vaste pouvoir discrétionnaire que l’article 400 des Règles confère à la Cour, je conclus qu’il convient d’adjuger des dépens correspondant à la fourchette supérieure de la colonne III. Il est donc ordonné aux défendeurs de verser à la demanderesse des dépens correspondant à la fourchette supérieure de la colonne III, en plus des débours raisonnables. Si les parties ne peuvent s’entendre quant aux dépens, elles pourront présenter des observations d’au plus trois (3) pages (à l’exclusion du projet de mémoire de frais) dans les sept (7) jours de la réception du présent jugement.

[95] De plus, j’accorde à la demanderesse les intérêts avant et après jugement, calculés selon le tarif en vigueur en matière maritime, sur les montants susmentionnés dus par les défendeurs.

[96] Dans sa déclaration, la demanderesse a revendiqué un privilège d’origine contractuelle pour les frais engagés au titre du recouvrement des frais de transport payables par les défendeurs, à savoir le navire et ses propriétaires, conformément à la clause 12 de la note d’engagement de fret. La demanderesse a également revendiqué un privilège maritime au titre du droit américain pour la fourniture d’approvisionnements nécessaires au navire. À l’audience, la demanderesse a reconnu qu’il n’était pas nécessaire que je me prononce sur ces revendications, parce qu’elles se rapportent au recouvrement des sommes dues. Je n’entends donc pas en traiter davantage.


JUGEMENT dans le dossier T‑891‑19

LA COUR STATUE :

  1. La requête en procès sommaire de la demanderesse est accueillie;

  2. Les défendeurs devront verser à la demanderesse les sommes suivantes :

Somme due au titre de la note d’engagement de fret

$

102 800

$US

Frais de surestaries

$

22 500

$US

Services de retrait de carburant

$

2 850

$US

Remorquage

$

2 000

$US

Dépassement du poids spécifié

$

33 924

$US

Moins la compensation à laquelle ont droit les défendeurs

$

3 875

$US

Total payable à la demanderesse par les défendeurs

$

160 199

$US

  1. Les défendeurs devront payer à la demanderesse des dépens calculés selon la fourchette supérieure de la colonne III du tarif, plus les débours raisonnables. Si les parties ne peuvent s’entendre quant aux dépens, elles pourront présenter des observations d’au plus trois (3) pages (à l’exclusion du projet de mémoire de frais) dans les sept (7) jours de la réception du présent jugement.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑891‑19

INTITULÉ :

UNITED YACHT TRANSPORT LLC c BLUE HORIZON CORP., LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « THE KNIGHT SHIP », UN YACHT PORTANT LE NUMÉRO D’IDENTIFICATION DE COQUE TAV1100H945, LE NAVIRE « THE KNIGHT SHIP »

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 JANVIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 18 NOVEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

David S. Jarrett

J. Harry Ormiston

Pour la DEMANDERESSE

Darren Williams

Robert Anderson (étudiant)

Pour les DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bernard LLP

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour la DEMANDERESSE

 

League and Williams Law Corporation

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour les DÉFENDEURS

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.