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Date : 20201130


Dossier : T‑1951‑19

Référence : 2020 CF 1100

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

KENNETH MCCARTHY

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRALE DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire vise à faire annuler un avis d’audience prédisciplinaire [l’avis] délivré par le président de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], dans lequel le celui‑ci acceptait les conclusions d’une enquête sur des allégations d’actes répréhensibles en milieu de travail. L’enquête a été déclenchée par des divulgations faites au titre de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, LC 2005, c 46 [la LPFDAR]. Le 24 septembre 2020, j’ai accueilli la requête du procureur général visant à faire radier la demande et j’ai rejeté la requête du procureur général visant l’obtention d’une certaine réparation procédurale en raison du caractère théorique de la demande : McCarthy c Canada (Procureur général), 2020 CF 930. Comme il est indiqué aux paragraphes 1 et 2 de cette décision, une troisième requête demeure pendante, à savoir la requête du procureur général visant l’obtention d’une ordonnance de mise sous scellés d’une pièce que monsieur McCarthy a déposée en réponse à la première requête.

[2]  Par une ordonnance prononcée à la même date, j’ai donné aux parties l’occasion de déposer des observations supplémentaires quant à la récente décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Desjardins c Canada (Procureur général), 2020 CAF 123, puisque le procureur général s’était fondé sur la décision de la Cour fédérale dans cette affaire, laquelle a été infirmée par la Cour d’appel. Les parties ont chacune déposé des observations supplémentaires quant à l’arrêt Desjardins et ont maintenu leur position respective sur l’ordonnance de confidentialité sollicitée.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’ordonnance de confidentialité sollicitée ne devrait pas être accordée.

II.  Question en litige

[4]  En réponse à la requête du procureur général visant à faire radier la demande, M. McCarthy a déposé un affidavit auquel étaient joints de nombreux documents que j’ai jugé inappropriés dans le cadre d’une requête en radiation : McCarthy, aux par. 14 à 17. L’un de ces documents, la pièce Z de l’affidavit, était un courriel que M. McCarthy a envoyé au président de l’ASFC avant l’avis et dans lequel M. McCarthy prétendait comparer son dossier à celui d’un autre employé de l’ASFC et demandait une explication pour la différence perçue dans le traitement. Le nom de l’autre employé de l’ASFC est mentionné et le numéro de dossier et certains renseignements concernant les allégations contre l’autre employé sont inclus.

[5]  La seule question soulevée dans la présente requête est de savoir si la Cour devrait rendre une ordonnance de confidentialité, en vertu de l’article 151 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], pour mettre sous scellés la pièce Z et préserver la confidentialité de l’identité de l’autre employé de l’ASFC.

III.  Analyse

A.  Principes généraux relatifs aux ordonnances de confidentialité

[6]  L’article 151 des Règles permet à la Cour, sur requête, d’ordonner que des documents ou éléments matériels qui seront déposés soient considérés comme confidentiels. Ce faisant, la Cour « doit être convaincue de la nécessité de considérer les documents ou éléments matériels comme confidentiels, étant donné l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires » : para 151(2) des Règles.

[7]  Dans l’arrêt Desjardins, la Cour d’appel fédérale a récemment examiné les principes applicables aux ordonnances de confidentialité dans une affaire qui, comme celle en l’espèce, a été intentée dans le contexte des divulgations d’actes répréhensibles présumés faites en vertu de la LPFDAR. Les renseignements en cause dans cette affaire étaient les noms des témoins et des divulgateurs, ainsi que les entrevues avec les témoins et les notes relatives à l’enquête.

[8]  Dans l’arrêt Desjardins, le juge Nadon, au nom de la Cour, a discuté de deux arrêts de principe de la Cour suprême du Canada concernant la question des ordonnances de confidentialité, à savoir l’arrêt Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, et l’arrêt AB c Bragg Communications Inc, 2012 CSC 46. Au paragraphe 55 de sa décision, le juge Nadon a cité et réaffirmé le critère justifiant la délivrance d’une ordonnance de confidentialité, comme établi par le juge Iacobucci dans l’arrêt Sierra Club, au paragraphe 53 :

Une ordonnance de confidentialité en vertu de la règle 151 ne doit être rendue que si :

a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque;

b) ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.

[9]  Les parties conviennent qu’il s’agit du critère que je devrais appliquer.

[10]  Le juge Nadon a ensuite examiné la décision de la juge Abella dans l’arrêt Bragg, et en particulier ses déclarations concernant la preuve qui pourrait démontrer la nécessité de restreindre l’accès, et la capacité d’appliquer la « logique et la raison » dans le cadre de cet exercice : Bragg, aux par. 16 et 20; Desjardins, aux par. 66 à 70. Le juge Nadon a souligné que rien dans l’arrêt Bragg ne pouvait être interprété comme minant le principe selon lequel l’existence d’un « risque sérieux » (ou d’un « risque sérieux de préjudice ») résultant d’une divulgation doit être « bien étay[ée] par la preuve » : Desjardins, aux par. 82 à 84; Sierra Club, au par. 46. Au paragraphe 85 de sa décision, le juge Nadon a formulé le résumé suivant de ce qui doit être pris en compte pour évaluer une requête visant l’obtention d’une ordonnance de confidentialité :

Je suis d’avis que l’exercice de la discrétion sous la Règle 151 requiert qu’un juge analyse tous les faits pertinents et toutes les circonstances susceptibles de démontrer l’existence ou non d’un préjudice à l’égard de l’intérêt important que l’on cherche à protéger et ainsi rendre l’ordonnance appropriée. Plus particulièrement, l’exercice du pouvoir discrétionnaire sous la Règle 151 implique que le tribunal saisi d’une demande de confidentialité soupèse tous les facteurs pertinents, y compris les objectifs et les dispositions particulières du régime législatif ou réglementaire, l’intérêt public du dossier, les droits constitutionnels en cause (vie privée, liberté d’expression, principe de la publicité des débats judiciaires) ainsi que l’information déjà publique.

[11]  Dans le même paragraphe, le juge Nadon continue à aborder la façon dont ces principes pourraient s’appliquer aux questions relatives à des divulgations en vertu de la LPFDAR :

En l’espèce, la situation actuelle des témoins et des divulgateurs, leurs lieux d’emploi actuels, leurs liens existants ou non avec l’appelante, tout autre facteur de risque, le dépôt d’affidavits énonçant des craintes et, à l’inverse, tout élément qui tend à démontrer l’absence de risque (c.‑à‑d. si les noms des divulgateurs et des témoins sont déjà largement connus depuis longtemps et que ceux‑ci n’ont pas reçu de représailles à ce jour, etc.) sont tous des éléments d’analyse dont devait tenir compte le Juge avant de conclure à l’existence d’un risque sérieux de préjudice.

[12]  Le juge Nadon a clairement indiqué que les allégations générales présentées par le procureur général dans cette affaire, y compris les déclarations selon lesquelles la divulgation des noms et des témoignages des personnes mises en cause dans l’enquête découragerait d’autres personnes de se présenter, étaient insuffisantes pour démontrer un risque de préjudice « bien étay[é] » par la preuve : Desjardins, aux par. 86 et 87. Il était également clair que le simple fait d’être un divulgateur ou un témoin ne suffisait pas à créer une présomption selon laquelle la divulgation créerait un risque sérieux pour un intérêt important et que ni l’existence d’un intérêt important ni les dispositions de la LPFDAR ne pouvaient dicter le résultat d’une requête fondée sur l’article 151 des Règles : Desjardins, aux par. 88 et 90.

B.  Application en l’espèce

(1)  Position des parties

[13]  Comme l’a fait remarquer M. McCarthy, les renseignements en cause en l’espèce ne sont pas l’identité ou la preuve d’une personne qui fait une divulgation ou d’un témoin, comme c’était le cas dans l’arrêt Desjardins. En fait, il s’agit de l’identité d’une personne qui n’était pas du tout mise en cause dans le dossier de M. McCarthy, mais qui a simplement été utilisée comme comparateur par M. McCarthy dans un argument qu’il a présenté au président de l’ASFC, ainsi que des allégations formulées contre cette personne. La requête du procureur général visant à d’obtenir une ordonnance de confidentialité n’est donc pas fondée sur la nécessité de protéger les divulgateurs et les témoins, comme c’était le cas dans l’arrêt Desjardins.

[14]  Le procureur général fait plutôt valoir que les renseignements en question sont des « renseignements personnels » au sens de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P‑21 [la LPRP]. Il soutient que la divulgation minerait l’intention visée par le législateur dans le cadre de la LPRP, tandis que la délivrance d’une ordonnance de confidentialité serait conforme au régime de la LPRP. Le procureur général fait valoir que la divulgation inappropriée, inutile et involontaire de renseignements personnels constitue un risque grave pour un intérêt public important. Il soutient également que l’ordonnance sollicitée n’aurait qu’une incidence minime sur le principe de la publicité des débats judiciaires, puisque les renseignements en question sont ceux d’un tiers dont l’identité n’est pas pertinente quant à l’instance et dont le public n’a pas besoin pour assurer une instance ouverte et accessible. Il soutient donc que la deuxième partie du critère de l’arrêt Sierra Club est satisfaite, car les effets bénéfiques de la prévention des préjudices à l’intérêt public l’emportent sur les effets préjudiciables de l’incidence minime sur le principe de la publicité des débats judiciaires.

[15]  Avant d’examiner le fond de la réponse de M. McCarthy à la requête du procureur général, je dois aborder un aspect problématique de ses observations. Le procureur général a soulevé cette question de confidentialité dès le début de la requête. Il aurait donc dû être clair pour M. McCarthy et son avocate à l’époque que les renseignements de l’employé auraient dû être traités avec discrétion jusqu’à ce que la question soit tranchée par la Cour. La réponse de M. McCarthy semble plutôt avoir été rédigée de façon à compliquer la question soulevée par la requête. Ses observations en réponse répètent inutilement le nom de la personne de façon fréquente – pas moins de neuf fois dans des observations écrites de six pages, apparemment en vue d’identifier délibérément la personne aussi souvent que possible dans les observations versées au dossier de la Cour. Cette approche est inappropriée et particulièrement décevante étant donné que M. McCarthy était représenté par une avocate à l’époque. M. McCarthy a également déposé un affidavit à l’appui de sa réponse, auquel il a joint une pièce qui énumère 35 personnes, y compris l’employé de l’ASFC en cause, dont il avait mentionné les noms dans ses affidavits antérieurs. Bien que, en fin de compte, cela importe peu compte tenu de mes conclusions en l’espèce, si j’avais conclu que les renseignements devaient demeurer confidentiels, il aurait été nécessaire d’étendre l’application de l’ordonnance à d’autres documents versés au dossier de la Cour. La Cour voit d’un mauvais œil l’adoption de telles tactiques pour répondre à une requête visant l’obtention d’une ordonnance de confidentialité. Je fais remarquer que, compte tenu de ce qui précède, mon ordonnance demandant la présentation d’observations supplémentaires quant à l’arrêt Desjardins devait préciser que ces observations ne devaient pas répéter ni divulguer les renseignements en cause, ce à quoi s’est conformé M. McCarthy dans ses observations en réponse déposées pour son propre compte.

[16]  En ce qui concerne le fond, M. McCarthy répond que la LPRP ne s’applique pas à lui, puisqu’il n’est pas une institution fédérale, mais un particulier, et, plus particulièrement, un particulier qui a pris sa retraite de la fonction publique fédérale après le dépôt de l’affidavit en question. Il fait remarquer que le procureur général n’a pas cherché à mettre sous scellés ou à retrancher les renseignements personnels des 34 autres personnes dont il avait mentionné les noms dans son affidavit, et que l’employé de l’ASFC en cause devrait être traité de la même façon que les autres. Il soutient également, citant les paragraphes 88 et 94 de l’arrêt Desjardins, que le procureur général n’a pas adéquatement identifié l’intérêt important auquel il serait porté atteinte, ou qu’il n’a pas produit une preuve suffisante du préjudice que la divulgation causerait à cet intérêt. Il soutient également, malgré ma conclusion à l’effet contraire dans ma décision du 24 septembre 2020, que le courriel constituant la pièce Z est pertinent, car il a été envoyé au président de l’ASFC avant que la décision en cause soit rendue.

(2)  La preuve produite ne satisfait pas au critère de l’arrêt Sierra Club

[17]  Conformément aux directives fournies par la Cour d’appel dans l’arrêt Desjardins, je dois tenir compte des faits et des circonstances pertinents, des objectifs et des dispositions de tout régime législatif pertinent, ainsi que de l’intérêt public. Je dois également tenir compte des droits constitutionnels pertinents, à savoir le droit à la vie privée, le droit à la liberté d’expression et le principe de la publicité des débats judiciaires.

[18]  Je suis convaincu que les renseignements relatifs à l’employé de l’ASFC, qui l’identifient par son nom et qui comprennent des détails sur les allégations d’actes répréhensibles en milieu de travail qui ont été formulées contre lui, relève de la définition de « renseignements personnels » énoncée à l’article 3 de la LPRP. Dans la mesure où il est nécessaire de le préciser, l’alinéa b) de la définition fait expressément référence aux « renseignements relatifs à [...] ses antécédents professionnels », tandis que l’alinéa g) fait référence aux « idées ou opinions d’autrui sur lui », ce qui, à mon avis, pourrait inclure des allégations selon lesquelles la personne s’est comportée de façon inappropriée en milieu de travail. L’alinéa i) de la définition fait référence à « son nom lorsque celui‑ci est mentionné avec d’autres renseignements personnels le concernant ou lorsque la seule divulgation du nom révélerait des renseignements à son sujet ».

[19]  Le paragraphe 8(1) de la LPRP interdit la divulgation de renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale, sauf si cela est fait en conformité avec cet article. Le paragraphe 8(2) énonce ensuite une série d’exceptions en vertu desquelles des renseignements personnels peuvent être divulgués. Il s’agit notamment de deux exceptions qui concernent expressément les poursuites judiciaires :

Cas d’autorisation

Where personal information may be disclosed

(2) Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants :

(2) Subject to any other Act of Parliament, personal information under the control of a government institution may be disclosed

[...]

[...]

c) communication exigée par subpœna, mandat ou ordonnance d’un tribunal, d’une personne ou d’un organisme ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements ou exigée par des règles de procédure se rapportant à la production de renseignements;

(c) for the purpose of complying with a subpoena or warrant issued or order made by a court, person or body with jurisdiction to compel the production of information or for the purpose of complying with rules of court relating to the production of information;

d) communication au procureur général du Canada pour usage dans des poursuites judiciaires intéressant la Couronne du chef du Canada ou le gouvernement fédéral;

(d) to the Attorney General of Canada for use in legal proceedings involving the Crown in right of Canada or the Government of Canada;

[20]  L’alinéa 8(2)d) envisage clairement l’usage potentiel de renseignements personnels dans le cadre d’un litige et ne limite pas cet usage aux cas où la production de renseignements est contrainte par ordonnance, subpœna ou les règles de la cour, comme c’est le cas à l’alinéa 8(2)c). De toute évidence, le contexte envisagé prévoit que les renseignements relèvent d’une institution fédérale et qu’ils soient utilisés par le procureur général, qui représente habituellement la Couronne ou le gouvernement du Canada dans le cadre de poursuites judiciaires les intéressant. Dans la décision Première Nation d’Alderville c Canada, 2017 CF 631, aux paragraphes 47 et 48, le juge Mandamin de la Cour a utilement discuté de l’équilibre qui ressort de ces dispositions entre le droit à la vie privée et la nécessité de faire valoir des arguments dans le cadre d’une instance judiciaire.

[21]  Cela mène à l’argument soulevé par M. McCarthy, à savoir que la LPRP ne s’applique pas, car il n’est pas une « institution fédérale ». J’ai du mal à accepter cette allégation étant donné que M. McCarthy a clairement été en possession des renseignements en question lorsqu’il était, à titre de fonctionnaire, employé du gouvernement fédéral. En effet, M. McCarthy affirme dans le courriel constituant la pièce Z que les faits qu’il relate en ce qui concerne le cas de l’autre employé sont exacts, car [traduction« [il était] le directeur chargé de superviser l’enquête afin d’identifier les dénonciateurs ». En d’autres termes, le courriel en question a) a été envoyé par M. McCarthy à titre d’employé de l’ASFC à partir de son compte de courriel de l’ASFC; b) comprenait des renseignements qui lui ont été remis parce qu’il était enquêteur du gouvernement dans le dossier de l’autre employé; c) a été déposé auprès de la Cour par M. McCarthy alors qu’il était employé de l’ASFC. Dans ces circonstances, je ne crois pas que l’application de la LPRP puisse être évitée du simple fait que M. McCarthy n’est pas lui‑même une institution fédérale, ou qu’il a par la suite pris sa retraite de la fonction publique fédérale.

[22]  Néanmoins, la question n’est pas de savoir si M. McCarthy a enfreint la LPRP en déposant le courriel en question, une question sur laquelle je n’ai pas besoin de me prononcer et ne me prononce pas. La question est plutôt de savoir si, maintenant que le courriel a été déposé, une ordonnance de confidentialité portant que ce document doit être mis sous scellés devrait être rendue. Comme la Cour d’appel fédérale l’a souligné dans l’arrêt Desjardins en ce qui concerne la LPFDAR, la création par le Parlement de régimes de protection des renseignements ne répond pas automatiquement aux questions qui doivent être traitées au titre de l’article 151 des Règles. Le critère de l’arrêt Sierra Club doit être satisfait, en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes.

[23]  En ce qui concerne la première étape du critère de l’arrêt Sierra Club, je suis convaincu que la protection de la vie privée peut constituer un « intérêt important » aux fins de l’application du critère de l’arrêt Sierra Club : Première Nation d’Alderville, aux par. 43 et 71. Ce point de vue est appuyé par le fait que les renseignements relèvent de la définition de « renseignements personnels » énoncée dans la LPRP, bien que la reconnaissance plus large du droit à la vie privée dans le droit canadien, y compris la Constitution, éclaire également la conclusion. Comme la Cour d’appel fédérale l’a fait remarquer dans d’autres circonstances, « [l]e droit à la vie privée est important et doit être protégé » : BMG Canada Inc c Doe, 2005 CAF 193 au par. 38.

[24]  On peut raisonnablement présumer que la divulgation de renseignements personnels présente au moins un certain degré de préjudice à l’important droit à la vie privée ou un certain degré de risque pour celui‑ci. Toutefois, l’arrêt Desjardins établit que la Cour ne peut pas simplement se fonder sur des allégations générales aux fins du critère de l’arrêt Sierra Club. L’Arrêt Sierra Club exige que la délivrance d’une ordonnance de confidentialité soit nécessaire pour prévenir un « risque sérieux » pour l’intérêt, et que les effets bénéfiques de la prévention de ce risque l’emportent sur les effets préjudiciables sur le principe de la publicité des débats judiciaires. Ces conclusions doivent être étayées par la preuve.

[25]  Aucune restriction au principe de la publicité des débats judiciaires ne devrait être prise à la légère, compte tenu de son rôle fondamental dans le système judiciaire canadien. La restriction du droit à la liberté d’expression qui est imposée chaque fois que des dossiers de la Cour sont mis sous scellés peut avoir des répercussions sur la capacité de traiter un dossier. Toutefois, en l’espèce, je suis d’accord avec le procureur général pour dire que les effets préjudiciables sur le principe de la publicité des débats judiciaires et la liberté d’expression qui résulteraient de la mise sous scellés ou du retranchement de l’unique pièce en cause, qui n’aurait pas dû être déposée au départ et qui n’avait aucune incidence sur la décision de la Cour de rejeter la demande, sont assez faibles.

[26]  Néanmoins, je conclus que le procureur général n’a pas démontré, par les éléments de preuve déposés à l’appui de la requête, que la préservation du principe de la publicité des débats judiciaires et, par conséquent, la divulgation des renseignements en question en autorisant l’accès au dossier de la Cour entraînerait un « risque sérieux » pour le droit à la vie privée pertinent, ou que les effets bénéfiques de la prévention de ce risque l’emporteraient sur les effets préjudiciables de toute restriction du principe de la publicité des débats judiciaires.

[27]  La preuve produite par le procureur général à l’appui de sa requête consiste uniquement en un affidavit, souscrit par un parajuriste, joint aux parties pertinentes du dossier. Aucun élément de preuve n’a été déposé concernant des questions comme les répercussions particulières de la divulgation sur la personne identifiée, sa situation actuelle (bien que son emploi actuel soit connu) ou d’autres facteurs de risque qui établiraient l’existence d’un « risque sérieux » pour le droit à la vie privée qui découlerait de la divulgation de ses renseignements. Ce sont des questions que la Cour d’appel fédérale a soulignées comme étant pertinentes à l’évaluation et devant être tranchées au moyen d’éléments de preuve convaincants : Desjardins, aux par. 82, 85 et 87. En effet, les arguments du procureur général semblent principalement axés sur l’« intérêt public » général à l’égard de renseignements personnels qui ne sont pas rendus publics sans consentement. En l’espèce, ces renseignements généraux ne satisfont pas aux exigences énoncées dans l’arrêt Sierra Club : Desjardins, aux par. 86 et 87.

[28]  À cet égard, je n’estime pas que les affaires invoquées par le procureur général à titre d’exemples sont utiles. Dans l’arrêt AB v Canada (Attorney General), 2016 ONSC 1571, le demandeur a demandé l’aide médicale à mourir et a déposé une preuve émanant de lui‑même et de sa fille concernant son état de santé, en plus de présenter une demande visant à empêcher la divulgation de son identité et de celles de ses fournisseurs de soins de santé : AB, aux par. 1 et 18. Dans ce contexte, et étant donné que le temps était compté, la Cour supérieure de justice de l’Ontario s’est dite convaincue que la preuve était suffisante pour satisfaire au critère de l’arrêt Sierra Club : AB, aux par. 24 à 28. Bien que la Cour supérieure de justice l’Ontario ait commenté la position raisonnable prise par le demandeur, qui ne cherche à retrancher que certains renseignements l’identifiant, même une demande de mise sous scellés stricte doit respecter les principes énoncés dans l’arrêt Sierra Club et être fondée sur un solide dossier de preuve.

[29]  De même, les questions soulevées dans la décision AC c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1452, portaient sur le risque que les parties et les témoins dans une procédure de demande d’asile soient exposés à un danger ou à des représailles dans leur pays d’origine : AC, au par. 11. Même dans ce contexte très différent, la Cour doit être convaincue, à la lumière de la preuve, que les principes du critère de l’arrêt Sierra Club sont respectés : AC, aux par. 6, 13 et 18. L’approche adoptée par la Cour dans cette affaire, à savoir respecter le principe de la publicité des débats judiciaires tout en assurant l’anonymat du dossier de l’instance sur le site Web de la Cour, ne s’applique pas en l’espèce : AC, au par. 19.

IV.  Conclusion

[30]  Je sympathise certes avec les préoccupations du procureur général concernant la publication de renseignements personnels sur l’emploi d’une personne qui n’a aucun lien direct avec la présente demande par le dépôt d’un document qui n’avait pas à être déposé et n’aurait pas dû l’être. Cela est d’autant plus vrai que cette personne a été involontairement incluse dans le dossier d’emploi de M. McCarthy parce que M. McCarthy a fait usage de ses renseignements personnels, dont il a pris possession en sa qualité d’enquêteur. Toutefois, le principe de la publicité des débats judiciaires constitue un principe fondamental et, bien qu’il reconnaisse des exceptions, les motifs sous‑tendant ces exceptions doivent être étayés par un dossier de preuve convaincant. Je ne dispose pas d’un tel dossier à l’appui de la présente requête, et la requête sera donc rejetée.

[31]  M. McCarthy ne réclame pas de dépens relativement à la requête. Même s’il l’avait fait, je n’aurais pas été porté à les adjuger, compte tenu du fait que la question de la confidentialité est soulevée en raison du dépôt d’une pièce qui n’aurait pas dû être déposée dans le cadre d’une requête en radiation, et compte tenu de l’approche adoptée en réponse à la requête, telle que décrite au paragraphe  [15] ci‑dessus.


JUGEMENT dans le dossier T‑1951‑19

LA COUR STATUE :

  1. La requête du procureur général en vue de mettre sous scellés ou de retrancher la pièce Z de l’affidavit de Kenneth McCarthy établi sous serment le 12 février 2020 est rejetée.

  2. Le paragraphe 4 de l’ordonnance de la Cour datée du 24 septembre 2020 est annulé.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1951‑19

 

INTITULÉ :

KENNETH MCCARTHY c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 30 novembre 2020

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Kenneth McCarthy

 

LE DEMANDEUR

 

Caroline Engmann

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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