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Date : 20201126


Dossier : IMM‑6810‑19

Référence : 2020 CF 1091

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 26 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

TOJU LISA OSAZUWA

FRANKLIN IMIEFAN OSAZUWA-OSAGIE

GABRIELLA ADESUWA OSAZUWA-OSAGIE

DANIELLA ABIEYUWA OSAZUWA-OSAGIE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, une mère [la demanderesse principale], son fils et ses filles jumelles, sont des citoyens du Nigéria. Ils sollicitent, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire de la décision datée du 15 octobre 2019, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté leur appel et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] qui avait rejeté leur demande d’asile.

[2]  La demanderesse principale craint que son beau‑père, qui vit à Benin City, ne soumette ses filles à la mutilation génitale féminine [la MGF] et n’initie son fils de force au culte du village, avec la complicité de la société Ogboni. Le beau‑père, membre militant de la société Ogboni, avait souhaité que son propre fils, l’époux de la demanderesse, prenne sa place au sein de la société Ogboni, ce qu’il avait refusé. Après la naissance de ses filles jumelles, le couple avait refusé qu’on leur donne des marques tribales sur le visage et qu’elles subissent la MGF. Par la suite, le beau‑père avait tourmenté le couple et avait tenté d’assassiner l’époux de la demanderesse principale et de kidnapper leurs filles. Le couple et les enfants avaient quitté le Nigéria et étaient arrivés au Canada en mars 2018, après avoir d’abord voyagé aux États‑Unis. L’époux de la demanderesse principale n’avait pas fait partie de la demande, parce qu’une enquête était en cours pour déterminer s’il était interdit de territoire.

[3]  L’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable a été la question déterminante en l’espèce. Premièrement, le tribunal doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’y a aucune possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté dans la partie du pays où il constate l’existence d’une PRI (article 96 de la LIPR), ou qu’il ne soit pas exposé à un danger décrit à l’alinéa 97(1)a) ou à un risque décrit à l’alinéa 97(1)b) de la LIPR. Deuxièmement, le tribunal doit constater qu’en toutes les circonstances, y compris la situation particulière du demandeur, les conditions dans la région du pays où il existe une possibilité de refuge intérieur font en sorte qu’il ne soit pas objectivement déraisonnable pour le demandeur d’y trouver refuge avant de solliciter l’asile au Canada.

[4]  La SPR avait conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils ne pourraient pas se prévaloir d’une PRI à Lagos ou à Ibadan. La SAR a jugé qu’il existait une PRI, mais l’a relocalisée à Port Harcourt à la lumière de la preuve documentaire récente. En ce qui concerne le premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a déclaré que le beau‑père de la demanderesse principale n’était clairement pas en mesure d’exercer une influence majeure sur les autorités de l’État pour retrouver les demandeurs s’ils s’installaient dans une autre région ou dans un État différent, comme Port Harcourt. Quant au deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu que la demanderesse principale était très instruite, qu’elle parlait l’anglais couramment et qu’elle possédait plusieurs années d’expérience de travail, ce qui lui permettrait de facilement se trouver un emploi et un logement à Port Harcourt. De plus, la preuve documentaire n’indiquait pas que la criminalité et la violence existaient au point qu’il serait déraisonnable pour une femme célibataire et ses jeunes enfants de vivre à Port Harcourt (même si elle est clairement mariée et que rien ne donne à penser que le couple compte se séparer).

[5]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur dans son appréciation des deux volets du critère relatif à la PRI et que la décision contestée est déraisonnable. Le défendeur conteste cette affirmation et demande le rejet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[6]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable vise à donner effet à l’intention du législateur de confier certaines décisions à un organisme administratif, tout en exerçant la fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire qui vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 82 [Vavilov]). Lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec une attention respectueuse et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion. La décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti.

[7]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur à l’égard du premier volet du critère relatif à la PRI concernant l’influence du beau‑père de la demanderesse principale : malgré plusieurs plaintes déposées par l’époux de la demanderesse principale, qui était lui‑même policier, les autorités n’avaient rien fait pour arrêter le beau‑père, si ce n’était simplement lui parler. Étant donné que la preuve documentaire démontre que la corruption est endémique au Nigéria et que les règlements et les mesures de sûreté sont laxistes en ce qui concerne la confidentialité des renseignements personnels auprès des banques ou des fournisseurs de services de téléphonie cellulaire, il serait déraisonnable de conclure que le beau‑père n’aurait pas été en mesure de retrouver les demandeurs à Port Harcourt.

[8]  En l’espèce, les demandeurs contestent simplement la description de la preuve et le poids accordé à celle‑ci. Bien qu’une interprétation différente soit possible, s’il est possible de raisonnablement tirer une inférence à partir de la preuve, elle devrait être confirmée. Contrairement à ce que les demandeurs ont fait valoir dans leurs observations écrites, les éléments de preuve semblent démontrer que le beau‑père de la demanderesse principale avait été arrêté et ensuite libéré sous caution, et que l’enquête était toujours en cours (voir la pièce B au soutien de l’affidavit de la demanderesse, dossier des demandeurs aux pages 25‑28). Les demandeurs avaient reconnu ce fait lors de l’audience, mais avaient soutenu que, bien qu’il ait été arrêté, il était toujours remis en liberté, et il n’y avait rien d’autre que des enquêtes en cours. Ils soutiennent qu’il s’agit là de la preuve que le beau‑père de la demanderesse principale a de l’influence. Toutefois, les spéculations des demandeurs à cet effet ne sont pas étayées par le dossier. Il a donc été raisonnable pour la SAR de conclure que les demandeurs n’avaient pas pu démontrer en quoi le beau‑père de la demanderesse principale possédait l’influence ou les ressources nécessaires pour lui permettre de les retrouver.

[9]  La SAR avait aussi invoqué la preuve documentaire récente qui démontrait que la société Ogboni avait été en déclin au cours des dernières décennies et qu’elle ne détenait presque plus de pouvoir ou d’influence. Les demandeurs contestent également cette conclusion. Cependant, ils n’ont pas convaincu la Cour que la SAR avait fait une lecture sélective de la preuve documentaire. La décision de la SAR selon laquelle il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve au dossier pour établir que les persécuteurs avaient la capacité, la portée ou l’influence pour repérer les demandeurs à Port Harcourt est une conclusion de fait qui exige un degré élevé de retenu, et une cour de révision ne devrait pas hâtivement se substituer à la SAR.

[10]  Les demandeurs contestent aussi la conclusion de la SAR concernant le deuxième volet du critère relatif à la PRI. En particulier, les demandeurs affirment que la preuve documentaire n’appuie pas la conclusion selon laquelle il serait raisonnable qu’une femme ayant de jeunes enfants vive à Port Harcourt. Il n’y a aucune raison de remettre en question cette conclusion. La seule question à trancher est de savoir s’il existe des éléments de preuve à l’appui de la conclusion et du raisonnement de la SAR selon lesquels, compte tenu de toutes les circonstances, les conditions à Port Harcourt étaient telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs d’y trouver refuge avant de solliciter l’asile au Canada. En l’espèce, la réponse est affirmative. Il était loisible à la SAR de conclure que le déménagement des demandeurs à Port Harcourt serait raisonnable dans l’ensemble, compte tenu de leur situation personnelle, à savoir, en ce qui concerne la demanderesse principale, son niveau de scolarité qui était supérieur au nombre total d’années d’études accomplies en moyenne par une Nigérienne, ses nombreuses années d’expérience professionnelle stable dans des emplois de qualité, et le fait qu’elle parlait le yoruba et parlait aussi couramment l’anglais.

[11]  Il est entendu que je rejette également le reproche selon lequel la SAR n’a pas tenu compte ou a fait une lecture sélective de la preuve documentaire concernant la situation des femmes célibataires (sans le soutien d’un parent de sexe masculin). Les demandeurs sont une famille. L’époux de la demanderesse principale demande apparemment aussi l’asile dans le cadre d’une autre instance. Rien au dossier n’indique que la demanderesse principale est en train de divorcer d’avec son époux ou de se séparer de lui. À mon avis, cet argument est donc sans fondement.

[12]  Dans l’ensemble, la Cour ne voit aucune raison de remettre en question la conclusion générale tirée par la SAR ou d’intervenir à cet égard. Les demandeurs demandent essentiellement à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve relative à la PRI proposée. Comme le prévoit l’arrêt Vavilov, les décideurs peuvent apprécier et évaluer la preuve qui leur est soumise, et, « à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas [leurs] conclusions de fait » (Vavilov au para 125).

[13]  La demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Les avocats n’ont soulevé aucune question de portée générale.

 


JUGEMENT dans le dossier 6810‑19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6810‑19

 

INTITULÉ :

TOJU LISA OSAZUWA, FRANKLIN IMIEFAN OSAZUWA‑OSAGIE, GABRIELLA ADESUWA OSAZUWA‑OSAGIE, DANIELLA ABIEYUWA OSAZUWA‑OSAGIE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 NOVEMBRE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

LE 26 NOVEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

Viken Artinian

POUR LES DEMANDEURS

Evan Liosis

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allan & Associés

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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