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Date : 20201120


Dossiers : IMM-2826-19

IMM-3806-19

Référence : 2020 CF 1076

Ottawa (Ontario), le 20 novembre 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

Dossier : IMM-2826-19

ENTRE :

JOHN HENRY SANABRIA

FRANCY KATHERINE SIERRA LADINO

KEVIN SANTIAGO SANABRIA SIERRA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM-3806-19

ET ENTRE :

JOHN HENRY SANABRIA

FRANCY KATHERINE SIERRA LADINO

KEVIN SANTIAGO SANABRIA SIERRA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Quand la santé mentale d’un enfant est en jeu lors d’une demande fondée sur des circonstances d’ordre humanitaire (CH), il est essentiel que l’évaluation de la demande prenne en considération, de façon compréhensible et sensible, les conséquences potentielles qu’aurait le renvoi sur sa santé mentale. Dans le cas actuel, l’agent principal d’immigration (l’agent CH) a centré son analyse sur les sources des troubles de l’enfant Kevin Santiago Sanabria Sierra au lieu des effets de ces troubles; sur le fait que Kevin est de lui-même allé chercher du support psychologique sans expliquer la pertinence de ce fait; et sur l’accès aux soins de santé mentale en Colombie advenant un renvoi. Je conclus que cette analyse ne démontre pas l’attention et la sensibilité à l’intérêt supérieur de l’enfant nécessaire, et ne démontre pas une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle quant aux éléments de preuves déposés sur la question de la santé mentale de Kevin.

[2]  Je trouve donc déraisonnable le refus par l’agent CH de la demande CH de Madame Francy Katherine Sierra Ladino, Monsieur John Henry Sanabria et leur fils Kevin (les Sanabria). Ces erreurs n’étaient pas rectifiées lors d’une décision supplémentaire de l’agent CH, qui portait seulement sur des nouveaux éléments de preuve au sujet de la santé mentale de Mme Sierra.

[3]  Pour ces motifs, et même si je n’accepte pas les autres arguments des Sanabria fondés sur l’équité procédurale, les deux demandes de contrôle judiciaire sont accueillies, et la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaires est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.

II.  Questions en litige et normes de contrôle

[4]  Après le rejet de leur demande d’asile, les Sanabria ont déposé une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaires, en vertu de l’article 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR]. Cette demande a été rejetée dans deux décisions connexes prises par le même agent CH : une première décision sur la demande prise le 11 mars 2019 (sujet du dossier IMM-2826-19), et une deuxième décision supplémentaire du 23 mai 2019, qui traite de certains éléments de preuve soumis par les Sanabria après la date de la première décision (sujet du dossier IMM-3806-19).

[5]  Les Sanabria argumentent que le rejet de leur demande est injuste et déraisonnable. Les soumissions des Sanabria soulèvent les deux questions suivantes :

  1. Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale parce que l’agent CH n’a pas tenu une audition ou une entrevue avant de faire des conclusions sur la crédibilité, et/ou n’a pas considéré les éléments de preuve supplémentaires soumis après ses décisions ?

  2. Est-ce que l’agent CH a erré dans son traitement des éléments de preuve portant sur la santé mentale de Kevin et/ou de Mme Sierra ?

[6]  La première question, celle d’équité procédurale, doit être examinée selon une norme d’« équité » semblable à celle de la décision correcte, où la Cour décide si la procédure était équitable dans toutes les circonstances : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au paragraphe 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au paragraphe 54. La Cour doit déterminer si les demandeurs ont eu « une occasion valable de présenter [leur] position pleinement et équitablement » : Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 au paragraphe 45; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au paragraphe 30.

[7]  La deuxième question doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable : Kisana au paragraphe 18; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au paragraphe 44; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paragraphes 16, 23 à 25. Une décision raisonnable est une qui est justifiée, transparente et intelligible du point de vue des individus auxquels la décision s’applique, « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » lue dans son ensemble et compte tenu du contexte administratif, du dossier dont le décideur était saisi et des observations des parties : Vavilov aux paragraphes 81, 85, 91, 94 à 96, 99, 127 à 128. La Cour ne devrait pas se lancer dans « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » : Vavilov au paragraphe 102. Il n’est également pas le rôle de la Cour « d’y substituer sa propre justification du résultat » lorsque les raisons fournies sont insuffisantes ou l’analyse du décideur est erronée : Vavilov au paragraphe 96.

[8]  L’analyse de la justification de la décision est liée intimement à la preuve versée au dossier devant le décideur : Vavilov aux paragraphes 125 à 126. Une cour de révision saisie d’une demande de contrôle judiciaire doit s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur » en raison des rôles distincts que jouent respectivement cette Cour et les décideurs administratifs: Vavilov au paragraphe 125; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux paragraphes 19 à 20.

III.  Analyse

A.  Il n’y avait aucun bris de l’équité procédurale

[9]  Les Sanabria allèguent qu’il y ait eu un manquement au principe d’équité procédurale car l’agent CH  (1) a rendu une conclusion de non-crédibilité quant aux symptômes post-traumatiques subis par Kevin sans avoir convoqué une audience ou une entrevue; et (2) a ignoré la preuve supplémentaire soumise par les Sanabria. Pour les motifs qui suivent, je n’accepte pas ces arguments.

(1)  Une audience n’était pas requise

[10]  La demande CH des Sanabria a suivi le rejet de leur demande d’asile, faite en 2016. La demande d’asile était fondée sur des allégations qu’ils avaient été victimes d’extorsion, de menaces, d’une attaque et d’une tentative de séquestration aux mains d’un gang qui contrôlait le secteur où se trouvait leur pharmacie à Bogota en Colombie. Cette demande d’asile a été refusée par la Section de la protection des réfugiés (SPR) puisqu’elle trouvait les demandeurs non-crédibles, ne croyant pas que Kevin ait fait l’objet d’une tentative de séquestration et ne croyant pas les motifs du délai de leur demande d’asile. L’appel des Sanabria à la Section d’appel des réfugiés (SAR) a été refusé en septembre 2017. Une demande de contrôle judiciaire de cette décision a été rejetée par le juge Annis le 23 mai 2018 (IMM-4529-17).

[11]  Dans leur demande CH, déposée le 28 février 2018, les Sanabria ont soumis des éléments de preuve au sujet de la santé mentale de Kevin, qui avait à l’époque 16 ans. En particulier, les Sanabria ont déposé un « rapport d’évolution » d’une psychologue daté du 19 janvier 2017 et une lettre, plutôt brève, d’une travailleuse sociale psychothérapeute et d’une psychologue datée du 23 janvier 2017. Tel que formulé initialement, la demande CH était fondée sur l’intérêt supérieur de l’enfant (ISE), soit Kevin; l’intégration et l’établissement des Sanabria au Canada; et les difficultés vécues et les conditions défavorables en Colombie.

[12]  Le rapport de la psychologue du 19 janvier 2017 raconte qu’il est fondé sur huit rencontres avec Kevin au cours de sept mois entre juin 2016 et janvier 2017. Le rapport dit, entre autre, que Kevin « vit des symptômes de stress importants depuis des évènements survenus dans son pays. […] Les symptômes se sont exacerbés lorsque son père a quitté le pays, laissant lui et sa mère seules en Colombie. » Le rapport constate aussi qu’une évaluations psychologique approfondie n’a pas été mené, mais que « plusieurs symptômes s’apparentaient à un portrait de trouble de stress post-traumatique ».

[13]  Dans son analyse de ce rapport, l’agent CH a indiqué, entre autre, ce qui suit : « Le rapport ne mentionne pas de quels évènements Kevin a fait part au psychologue. Je tiens à rappeler que l’histoire de l’enlèvement n’a pas été jugé crédible à deux niveaux (à la SPR et SAR). »

[14]  Les Sanabria allèguent que l’agent CH a fait une conclusion de non-crédibilité et qu’un défaut de convoquer une entrevue avant de tiré une telle conclusion constitue un bris de l’équité procédurale, citant Jang c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 996 au paragraphe 21. Je ne peux pas accepter cet argument. Même si on accepte que la remarque de l’agent CH constitue une conclusion de non-crédibilité, ce qui n’est pas clair, la jurisprudence reflète que des agents CH peuvent considérer les déterminations de non-crédibilités de crainte de retour au pays d’origine de la SPR et la SAR dans l’exercice de soupeser la preuve devant eux : Nkitabungi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 331 au paragraphe 8; Kouka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 1236 au paragraphe 27. Un agent d’immigration qui traite une demande CH « ne siège ni en appel ni en contrôle » de la SPR : Nkitabungi au paragraphe 8.

[15]  Les Sanabria n’ont pas soumis d’éléments de preuve additionnels au sujet de la tentative de séquestration alléguée, qui auraient pu exiger une nouvelle détermination de crédibilité : Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 aux paragraphes 66 à 67. De plus, l’analyse de l’agent CH portait surtout sur l’état de la santé mentale de Kevin, et non sur les éléments de preuve sur lesquelles la demande d’asile était fondée. Bien que l’agent CH a noté que le rapport ne caractérisait pas les symptômes de Kevin comme un diagnostic final de trouble de stress post-traumatique, l’agent CH ne dit nulle part qu’il trouve non-crédible que Kevin subissait des symptômes de stress et ses raisons démontrent qu’il n’a pas douté que Kevin subissait des stress. Dans ces circonstances, je conclus que l’équité procédurale n’exige pas une nouvelle audition avant de faire référence aux conclusions de non-crédibilité de la SPR et de la SAR.

(2)  L’agent CH n’était pas obligé de considérer les éléments de preuve soumis trop tard

[16]  La demande CH des Sanabria a été déposée en février 2018. L’agent CH a examiné cette demande et l’a refusée le 11 mars 2019. Le 20 mars 2019, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a envoyé aux Sanabria un Avis de convocation les avisant qu’une décision sur leur demande CH, ainsi qu’une décision sur leur demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), avaient été rendues et les avisant qu’ils devaient se présenter au bureau d’IRCC le 17 avril 2019 pour recevoir des informations par rapport aux décisions prises.

[17]  Suite à cet Avis mais avant la date de convocation, le 3 et 8 avril 2019, les Sanabria ont envoyé de nouveaux documents de preuve relatifs à leur demande CH. Ces documents portaient surtout sur la détresse psychologique de Mme Sierra à cause de la séparation et divorce de Mme Sierra et M Sanabria en 2017–2018, et du suicide subséquent de son nouveau conjoint. Les Sanabria, qui sont encore des demandeurs joints malgré leur divorce, ont aussi déposé des mises à jour au sujet de leur établissement et leur intégration au sein de la société canadienne.

[18]  Le 17 avril 2019, la décision négative de l’agent CH du 11 mars 2019 a été remise au Sanabria. Cette décision n’a pas pris compte des mises à jour du 3 et 8 avril 2019.

[19]  Les Sanabria ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision, qui porte le numéro de dossier IMM-2826-19. Les Sanabria ont argumenté dans cette demande que le fait que l’agent CH n’a pas pris compte des deux soumissions du 3 et 8 avril 2019 constitue un bris d’équité procédurale.

[20]  Entretemps, le 23 mai 2019, l’agent CH a pris connaissance des mises à jour du 3 et 8 avril 2019. L’agent CH a pris une décision supplémentaire ce jour même, le 23 mai, en forme d’addenda, affirmant sa précédente décision refusant la demande CH. Une lettre avisant les Sanabria de cette décision est datée le 28 mai 2019. Les Sanabria reconnaissent que même si un bris de l’équité procédurale a eu lieu suite au défaut de l’agent CH de considérer les éléments de preuve et les soumissions du 3 et 8 avril 2019 dans sa première décision, un tel bris aurait été guéri étant donné que l’agent CH a considéré ces nouveaux documents de preuve dans sa deuxième décision du 23 mai 2019. Ils ne poursuivent donc pas cet argument.

[21]  Par contre, les Sanabria ont soumis une troisième mise à jour le 27 mai 2019, soit quelques jours après la date de la deuxième décision, et le jour avant que celle-ci soit envoyée. Ignorant la deuxième décision, les Sanabria ont demandé un réexamen de la première décision (celle du 11 mars 2019) à la lumière des trois mises à jour (du 3 et 8 avril et du 27 mai). Dans leur deuxième demande de contrôle judiciaire, dans le dossier IMM-3806-19, qui porte sur la deuxième décision du 23 mai 2019, les Sanabria allèguent qu’il y avait un bris d’équité procédurale en tant que l’agent CH n’a pas considéré la preuve supplémentaire soumise le 27 mai 2019.

[22]  Malgré le fait que la troisième mise à jour a été déposée le jour avant l’émission de la deuxième décision, je trouve qu’il n’y avait aucun bris de l’équité procédurale dans ces circonstances pour les motifs suivants.

[23]  En règle générale, il incombe aux demandeurs de « présenter leurs meilleurs arguments » dans leur demande et, s’ils omettent des renseignements pertinents dans celle-ci, c’est à leurs risques et périls : Kisana au paragraphe 45 ; Kurukkal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 695 au paragraphe 70, conf par 2010 CAF 230. Toutefois, un agent a « l’obligation de recevoir toutes les preuves qui peuvent influer sur sa décision, et cela jusqu’à la date à laquelle sa décision est rendue » : Chudal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1073 au paragraphe 19.

[24]  Dans l’affaire Chudal, le juge Hughes a conclu, dans le contexte d’une demande d’ERAR, qu’une décision est « rendue » quand elle est rédigée, signée et que la décision ou un avis de celle-ci a été envoyée au demandeur : Chudal au paragraphe 19. Cette Cour a appliqué les mêmes principes dans le contexte d’un « avis de danger » pris par une déléguée du ministre, et dans l’interprétation de l’article 183(5) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 : Balazuntharam v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 607 aux paragraphes 15 à 16; Shekhtman v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 964 au paragraphe 26. À mon avis, le même principe devrait s’appliquer aux décisions CH. Je note que le juge Ahmed est arrivé récemment à la même conclusion dans l’arrêt Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 FC 581 aux paragraphes 39 à 40, 85, une décision émise après l’audition, mais qui n’affecte pas le résultat dans la présente affaire.

[25]  La troisième mise à jour des Sanabria a été déposée le jour avant que la deuxième décision supplémentaire soit émise. Selon une lecture stricte du principe de Chudal, la deuxième décision n’était donc pas « rendue » et l’agent CH aurait dû prendre en considération la preuve et les soumissions supplémentaires. Néanmoins, dans les circonstances actuelles, je ne peux pas conclure qu’il y a eu un bris d’équité procédurale. D’abord, les Sanabria ont reçu l’Avis qu’une décision sur leur demande CH a été prise au mois de mars 2019. Selon Chudal, la décision CH a été « rendue » à cette date, et il n’y avait pas d’obligation de considérer la preuve reçue subséquemment. Le fait que l’agent CH a exercé sa discrétion de rouvrir la décision et prendre connaissance des deux mises à jour du mois d’avril ne peut pas créer une nouvelle obligation de la rouvrir à nouveau si une autre mise à jour est déposée après la prise de la deuxième décision et à la veille de son émission.

[26]  Il n’y a rien dans le dossier de la Cour qui indique que l’agent CH était connaissant de la mise à jour du 27 mai 2019 avant qu’il ait émis la lettre de la décision le 28 mai 2019. Les Sanabria notent que la deuxième décision s’intitule « ADDENDA : DEMANDE DE RÉOUVERTURE demande CH reçue le 28/02/2018 ». Ils argument que ce titre indique que l’agent CH avait reçu les soumissions du 27 mai parce que c’était seulement la soumission du 27 mai 2019 qui constituait une « demande de réouverture » et que la date indiquée, le 28 février 2018, est une référence erronée au 27 mai 2019. Je ne suis pas d’accord. L’agent CH a raisonnablement traité les communications du 3 et 8 avril 2019 comme des demandes de réouverture étant donné qu’il avait déjà pris sa décision le 11 mars 2019 et que les Sanabria ont été notifiés de ce fait. En outre, la date indiquée, le 28 février 2018, n’est pas une erreur, mais la date originale de la réception de la demande de résidence permanente d’ordre CH.

[27]  Il est aussi important de noter que le délai entre la deuxième décision et l’avis n’était que cinq jours. On ne parle pas d’un délai de trois semaines, comme dans les arrêts Chudal et Balazuntharam, encore moins de plusieurs mois, comme dans l’affaire Shekhtman. Il ne peut pas être le cas qu’une décision doit être constamment rouverte et décidée à nouveau, à cause des multiples mises à jour déposées dans la brève fenêtre administrative entre la prise d’une décision et le moment où elle est envoyée à un demandeur.

[28]  Les Sanabria se plaignent aussi qu’ils n’ont jamais reçu de réponse à leur demande de réouverture du 27 mai 2019. À mon avis, le manque de décision ou de réponse à la demande de réouverture reçu après la deuxième décision n’est pas devant la Cour dans ni l’un ni l’autre des deux dossiers, qui portent seulement sur les décisions datées le 11 mars et le 23 mai 2019.

B.  L’agent CH n’a pas raisonnablement analysé l’intérêt supérieur de l’enfant

[29]  Les Sanabria argumentent que l’agent CH n’a pas raisonnablement considéré le facteur de l’ISE parce que son analyse des éléments de preuve portant sur la santé mentale de Kevin était déraisonnable. Pour les motifs suivants, j’accepte cet argument. Je trouve que la décision de l’agent CH ne démontre pas « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » en tant que les preuves documentaires portant sur la santé mentale de Kevin. Je n’ai donc pas à trancher les arguments des Sanabria au sujet de l’analyse de l’agent CH dans sa décision supplémentaire sur la santé mentale de Mme Sierra. Cette deuxième décision n’a pas adressé ni guéri les lacunes dans l’analyse de l’ISE de la première décision, donc elle ne pourrait pas être raisonnable.

[30]  Les agents d’immigration sont obligés de tenir compte des intérêts supérieurs de l’enfant directement touché comme élément essentiel pour une analyse CH : LIPR à l’article 25(1); Kanthasamy au paragraphe 10; Baker au paragraphe 74. Le principe de l’ISE dépend fortement du contexte et l’application précise du principe doit être réactif à l’enfant ou aux enfants en question et ses circonstances particulières : Kanthasamy au paragraphe 35.

[31]  Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a confirmé que l’ISE doit être une « considération singulièrement importante dans l’analyse » et que le décideur doit être « réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » : Kanthasamy aux paragraphes 40 à 41; Baker au paragraphe 75. En même temps, « cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations » : Baker au paragraphe 75. La juge Abella a clarifié que la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées » ne saurait généralement pas s’appliquer aux enfants puisque « [l]es enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés » : Kanthasamy au paragraphe 41; Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 au paragraphe 9. Comme l’a expliqué la Cour d’appel dans l’affaire Hawthorne :

[4]  On détermine l’« intérêt supérieur de l'enfant » en considérant le bénéfice que retirerait l’enfant si son parent n’était pas renvoyé du Canada ainsi que les difficultés que vivrait l’enfant, soit advenant le renvoi de l’un de ses parents du Canada, soit advenant qu’elle quitte le Canada volontairement si elle souhaite accompagner son parent à l’étranger. Ces bénéfices et difficultés constituent les deux côtés d’une même médaille, celle-ci étant l’intérêt supérieur de l’enfant.

[5]  L’agente n’examine pas l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’abstrait. Elle peut être réputée savoir que la vie au Canada peut offrir à un enfant un éventail de possibilités et que, règle générale, un enfant qui vit au Canada avec son parent se trouve dans une meilleure position qu’un enfant vivant au Canada sans son parent. À mon sens, l’examen de l’agente repose sur la prémisse –qu’elle n’a pas à exposer dans ses motifs—qu’elle constatera en bout de ligne, en l’absence de circonstances exceptionnelles, que le facteur de « l’intérêt supérieur de l'enfant » penchera en faveur du non-renvoi du parent. Outre cette prémisse que je qualifierais d’implicite, il faut se rappeler que l’agente est saisie d’un dossier particulier dans lequel un parent, un enfant ou les deux, comme en l’occurrence, allèguent des raisons précises quant à savoir pourquoi le non-renvoi du parent est dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Il va de soi que l’agente doit examiner attentivement ces raisons précises.

[Je souligne.]

[32]  Les Sanabria ont soumis que l’intérêt supérieur de Kevin pèse en faveur d’une dispense d’ordre humanitaire. L’agent CH a adressé cette question dans sa première décision du 11 mars 2019. Je note que la preuve soumise le 3 et 8 avril 2019 n’était pas devant l’agent CH lors de son examen du 11 mars 2019 et que, de toute façon, ces soumissions ne portaient pas sur la santé mentale de Kevin. Je ne traiterais pas le dossier à y comprendre ces documents dans mon analyse de la raisonnabilité de la première décision quant à la question de l’ISE : Access Copyright aux paragraphes 19 à 20; Vavilov aux paragraphes 91 à 94.

[33]  Comme l’a souligné le ministre, l’agent CH a clairement considéré l’ISE comme facteur dans sa décision. Au cours de presque quatre pages de motifs, l’agent CH fait référence aux éléments de preuve décrivant la vie scolaire de Kevin et sa santé mentale. Dans cette analyse, il y a des considérations et des motifs tout à fait raisonnables qui ne sont pas contestés par les Sanabria.

[34]  Néanmoins, je conviens qu’il y a des aspects déraisonnables de l’analyse de l’ISE qui sont suffisamment capitale pour rendre l’analyse dans son ensemble déraisonnable, étant connaissant de l’importance singulière qui doit être accordée au facteur de l’ISE. En particulier, je trouve que l’analyse de l’ISE était déraisonnable en raison de (i) l’emphase mise par l’agent CH sur le fait que c’est Kevin qui a recherché de l’aide psychologique; (ii) la préoccupation démesurée de l’agent CH sur les sources de ses difficultés de santé mentale; (iii) la détermination de l’agent CH que les stress de Kevin dérivent surtout d’une source qui n’est pas mentionné dans les rapports; et (iv) la minimisation des troubles de santé mentale de Kevin à cause de la disponibilité des services de santé en Colombie.

[35]  En premier, je trouve déraisonnable que l’agent CH a donné un poids implicitement négatif au rapport psychologique parce que la demande d’évaluation a été initiée par Kevin. L’agent CH a remarqué :

Je note également que la demande d’évaluation a été initiée par Kevin lui-même et que cette demande a été faite après le refus de la demande d’asile familiale, soit en juin 2016.

Rien n’indique que cette demande a été initié par ses professeurs, travailleuse sociale qui auraient décelé en lui un besoin important. Il s’agit d’un détail qui mérite d’être souligné et auquel j’accorde du poids puisqu’il semblerait que ce soit plutôt la situation d’immigration au Canada qui provoque un stress chez Kevin que la situation dans son propre pays.

[Je souligne.]

[36]  À mon avis, il n’est pas raisonnable de donner du poids négatif au fait que Kevin a lui-même recherché de l’aide en demandant une consultation en psychologie. Que ce soit Kevin, ses parents, ou ses enseignants qui ont motivé la consultation n’affecte pas la question importante, qu’est-ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant dans ses circonstances actuelles?

[37]  Je note aussi que de retenir contre un requérant le fait qu’il ait sollicité de l’aide psychologique risque d’être incompatible avec la règle que le demandeur doit établir avec des éléments de preuve crédible que ses circonstances justifient une exemption aux règles générales de la LIPR : Kisana au paragraphe 45; Kurukkal au paragraphe 70.

[38]  De plus, l’agent CH n’explique pas pourquoi il trouve que le fait que Kevin se montrait proactif en essayant d’améliorer sa santé mentale mérite un commentaire négatif, à part son indication qu’il « semblerait que ce soit plutôt la situation d’immigration au Canada qui provoque un stress ». Je ne vois ni la connexion entre la cause de stress et le fait que c’est Kevin qui a recherché de l’aide, ni l’importance du fait que c’est sa situation d’immigration qui a contribuée à ses stress.

[39]  Ce dernier point mène à la deuxième difficulté avec l’analyse de l’agent CH. L’agent CH met une emphase déraisonnable sur les causes du stress de Kevin au lieu de considérer leurs effets et, surtout, l’intérêt supérieur de Kevin. En plus du passage reproduit ci-dessus, l’agent CH conclu qu’ « il est raisonnable de penser que Kevin a été affecté par le choix de ses parents » (faisant référence au déménagement de Colombie ainsi que leur séparation) et qu’il « est préoccupé par son statut d’immigration et la séparation de ses parents ». Ayant reconnu les troubles de santé mentale de Kevin, l’agent CH n’indique pas pourquoi cette analyse des sources des troubles est un facteur important pour lui. De toute façon, qu’un enfant subisse des difficultés de santé mentale à cause des décisions de ses parents ou de source externe de la famille n’est pas une raison de les ignorer ou de les traiter comme moins importants pour l’ISE.

[40]  La source des difficultés de santé mentale d’un demandeur pourrait être pertinente lorsqu’un agent fait son analyse de l’impact du renvoi du demandeur sur ses symptômes. Néanmoins, l’agent ne devrait pas se demander si la source des troubles de santé mentale est en soi suffisamment « favorable » du perspectif d’ordre CH.

[41]  L’agent CH a noté que le rapport psychologique indique que lorsque Kevin « met son énergie sur des activités sur lesquelles il a le contrôle… [i]l se sent mieux ». Même qu’il a noté cela, l’agent CH n’a pas adressé comment Kevin serait impacté d’un évènement hors de son contrôle comme son retour en Colombie outre de mentionner qu’il « pourrait faire face à certaines difficultés ». La jurisprudence a établi qu’une décision serait déraisonnable si un agent ne fait pas d’analyse de l’effet du renvoi du Canada sur la santé mentale de l’enfant quand c’est un aspect pertinent de la demande CH : Esahak-Shammas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 461 au paragraphe 26, en citant Kanthasamy aux paragraphes 47 à 48.

[42]  Troisièmement, la conclusion de l’agent CH que les troubles de Kevin proviennent de la séparation de ses parents n’est pas fondée sur les éléments de preuve. L’agent CH admet que cette information n’apparait pas dans le rapport de la psychologue. Il n’apparait pas non plus dans la preuve de Kevin lui-même, ni celle de ses parents. L’agent CH a néanmoins conclu que c’était la séparation de ses parents qui a menée aux stress, ainsi que son statut d’immigration, se basant uniquement sur le fait que Kevin subissait des stress en Colombie quand son père a quitté pour le Canada avant lui et sa mère. Dans l’absence de preuve à cet égard, je conclus que ce n’est pas raisonnable de contredire le rapport psychologique en substituant ses propres conclusions au sujet des sources des troubles de Kevin.

[43]  Finalement, je trouve que l’agent CH a trop écarté les impacts potentiels d’un retour en Colombie à cause de la disponibilité des services de santé dans ce pays. Comme je l’ai noté auparavant, une évaluation de la preuve au sujet de la santé mentale d’un enfant dans le cadre d’une analyse de l’ISE doit prendre en compte les impacts d’un retour au pays d’origine : Esahak-Shammas au paragraphe 26, en citant Kanthasamy aux paragraphes 47 à 48. Ce n’est pas une erreur de considérer, dans ce cadre, la disponibilité des services de santé advenant un renvoi, mais l’analyse ne peut se limiter à cette question : Esahak-Shammas au paragraphe 26. Ayant fait référence à la santé mentale de Kevin et la preuve au sujet du système de santé en Colombie, l’agent CH a conclu comme suit : « [p]ar conséquent, peu de poids est accordé à ce facteur, puisque les demandeurs pourraient avoir accès à des traitements médicaux et à la médication » [je souligne]. Je trouve que cette analyse est semblable à celle qui a été rejetée par la Cour suprême aux paragraphes 46 à 48 de Kanthasamy.

[44]  Bien que l’agent CH reconnait que Kevin pourrait rencontrer « certaines difficultés » lors de son retour je ne trouve pas que l’agent CH était sensible du fait que sa santé mentale lui poserait des difficultés plus élevées qu’un enfant sans symptômes traumatiques advenant son retour.

[45]  Je suis très conscient des soumissions du ministre à l’effet que le contrôle judiciaire sur la norme de la décision raisonnable n’est pas une quête pour la perfection : Vavilov au paragraphe 91. Au contraire, une décision administrative ne devrait être infirmer que si elle « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov au paragraphe 100. À mon avis, les erreurs dans l’analyse de l’ISE, surtout quand on les considère de façon cumulative, sont de cette nature. Je trouve que ces erreurs rendent la décision de l’agent CH du 11 mars 2019 déraisonnable.

[46]  Je note aussi que l’agent CH a conclu son analyse sur l’ISE en disant :

[L]es demandeurs ne sont pas déchargés de leur fardeau de démontrer qu’il existait des circonstances particulières pour leur enfant justifiant de leur accorder une dispense.

[47]  À mon avis, ce passage exprime mal l’analyse nécessaire. Il n’y a de fardeau distincte de démontrer qu’il existe des circonstances particulières pour un enfant pour justifier une dispense. Il y a un fardeau sur un demandeur de démontrer que toutes les circonstances, y compris l’ISE, justifie une dispense : LIPR, art 25(1); Kanthasamy aux paragraphes 13 à 15, 21, 25, 38, 60. Ceci dit, je ne dirais pas que cette inexactitude rendrait elle-même la décision déraisonnable. L’agent CH a exprimé ailleurs le cadre d’analyse d’une façon plus globale, et sa conclusion montre qu’il a considéré tous les facteurs pertinents dans sa détermination finale.

[48]  La réouverture de la demande en tant que la deuxième décision du 23 mai 2019 n’a pas rectifiée les erreurs de l’agent CH dans la première décision, parce que celle-ci n’a pas adressée la santé mentale de Kevin. Le refus de la demande CH des Sanabria est donc infirmé, et les deux demandes de contrôle judiciaires sont accueillies. Compte tenu de mes conclusions sur ces questions, je ne dois pas trancher les autres arguments des Sanabria, notamment que l’analyse des éléments de preuve portant sur la santé mentale de Mme Sierra dans la décision supplémentaire de l’agent CH était aussi déraisonnable.

IV.  Conclusion

[49]  Les deux demandes de contrôle judiciaire sont par conséquent accueillies et la demande de résidence permanent fondée sur des motifs d’ordre humanitaires est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.

[50]  Je souligne qu’il y a des erreurs dans l’intitulé des deux dossiers. Afin d’éviter toute confusion, j’ordonnerai que les intitulés de cause dans les deux dossiers soient corrigés afin de refléter les noms des demandeurs, tels qu’ils apparaissent sur leurs passeports, soit « John Henry Sanabria », « Francy Katherine Sierra Ladino » et « Kevin Santiago Sanabria Sierra ».

[51]  Enfin, par souci d’uniformité et conformément au paragraphe 4(1) de la LIPR ainsi que la règle 5(2) des Règles en matière d’immigration, l’intitulé dans les deux dossiers est modifié pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur.

[52]  Aucune partie n’a proposé de question à certifier. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans les dossiers IMM‑3806-19 et IMM-2826-19

LA COUR STATUE que

  1. Les deux demandes de contrôle judiciaire sont accueillies et la demande de résidence permanent fondée sur des motifs d’ordre humanitaires est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.

  2. L’intitulé du dossier IMM-2826-19 est corrigé afin de refléter la bonne désignation des demandeurs John Henry Sanabria, Francy Katherine Sierra Ladino et Kevin Santiago Sanabria Sierra et la bonne désignation du défendeur le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

  3. L’intitulé du dossier IMM-3806-19 est corrigé afin de refléter la bonne désignation des demandeurs John Henry Sanabria, Francy Katherine Sierra Ladino et Kevin Santiago Sanabria Sierra et la bonne désignation du défendeur le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3806-19

 

INTITULÉ :

JOHN HENRY SANABRIA ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

DOSSIER :

IMM-2826-19

 

INTITULÉ :

JOHN HENRY SANABRIA ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 janvier 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 novembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Me Nancy Cristina Munoz Ramirez

 

Pour LES DEMANDEURS

 

Me Jocelyne Murphy

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ROA Services juridiques

Montréal (Québec)

 

Pour LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

 

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