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Date : 20201127


Dossier : T-551-19

Référence : 2020 CF 1090

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

MICHÈLE BERGERON

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, à l’encontre de la décision du 30 janvier 2019 par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne [la CCDP] a rejeté, en application de l’alinéa 41(1)d) de la de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la LCDP], la plainte de la demanderesse dans laquelle elle alléguait des représailles en contravention de l’article 14.1 de la LCDP.

[2]  La demande a été instruite par vidéoconférence le 3 novembre 2020.

[3]  Pour les motifs suivants, la demande est rejetée.

II.  Faits

[4]  En 1999, la demanderesse a été embauchée comme avocate par le ministère de la Justice [le ministère]. Elle a travaillé pendant deux ans avant de prendre un congé en mai 2001 parce qu’elle souffrait d’une maladie chronique. En 2005, elle a essayé de retourner au travail. Cependant, la demanderesse et le ministère n’ont pas été en mesure de s’entendre sur un plan adéquat de retour au travail. En mai 2008, le ministère a informé la demanderesse de son intention de laisser son poste vacant. Le ministère a pourvu son poste en juin 2008, ce qui a amené la demanderesse a déposé une série de griefs et de plaintes contre le ministère, dont certains sont à l’origine de litiges devant la Cour et la Cour d’appel fédérale.

[5]  Dans son premier grief, qui a été déposé en juillet 2008 [le premier grief], la demanderesse alléguait que l’employeur n’avait pas pris de mesures d’adaptation à son égard. En septembre 2008, la demanderesse a déposé une plainte auprès de la CCDP [la plainte relative à la vacance du poste] pour les mêmes motifs que ceux invoqués dans le premier grief.

[6]  Le 3 mars 2009, la demanderesse a déposé un deuxième grief contre son employeur, alléguant cette fois avoir été la cible de représailles par son employeur parce qu’elle avait déposé une plainte devant la CCDP [le deuxième grief]. Le 27 avril 2009, la demanderesse a déposé une autre plainte devant la CCDP pour les mêmes motifs que ceux invoqués dans la seconde plainte [la plainte de représailles].

[7]  Le 21 décembre 2011, la CCDP, dans deux décisions distinctes, a refusé de statuer sur la plainte relative à la vacance du poste et sur la plainte de représailles. La demanderesse a sollicité le contrôle judiciaire de ces deux décisions. Sa demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de la décision de la CCDP relative à la plainte de représailles a été accueillie. La Cour a conclu que la CCDP a manqué à l’équité procédurale en ne tenant pas compte du rapport relatif aux articles 40 et 41 et elle a renvoyé la plainte de représailles à la CCDP pour qu’une nouvelle décision soit rendue : Bergeron c Canada (Procureur général), 2013 CF 301. Le juge Zinn a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la plainte relative à la vacance du poste, une décision qui a été confirmée par la Cour d’appel fédérale : Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160. L’autorisation d’interjeter appel auprès de la Cour suprême a été rejetée.

[8]  Le 13 août 2014, la CCDP a rendu sa décision à la suite du réexamen de la plainte de représailles. La demanderesse a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision au motif que la CCDP n’avait pas tenu compte de ses observations de 2011 concernant le rapport relatif aux articles 40 et 41. Le 19 janvier 2017, la Cour a conclu que la CCDP avait manqué à l’équité procédurale en ne tenant pas compte des observations formulées par la demanderesse en 2011 au sujet du rapport relatif aux articles 40 et 41, ni des observations de 2014 de la demanderesse et du défendeur formulées en réponse au rapport supplémentaire fondé sur les articles 40 et 41. Le juge Brown a renvoyé la plainte de représailles à la CCDP pour qu’elle rende une nouvelle décision : Bergeron c Canada (Procureur général), 2017 CF 57.

[9]  Le 30 janvier 2019, à la suite du réexamen, la CCDP a rendu sa deuxième décision par laquelle, pour une troisième fois, elle a décidé de ne pas statuer sur la plainte de représailles de la demanderesse en application de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, parce qu’elle avait déjà été traitée au moyen de la procédure de grief.

[10]  La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision rendue par la CCDP le 30 janvier 2019, cette fois au motif qu’elle est déraisonnable et non pour des motifs d’ordre procédural.

III.  Question en litige

[11]  La seule question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la décision de la CCDP de ne pas statuer sur la plainte de représailles de la demanderesse était raisonnable.

IV.  Dispositions applicables

[12]  Les dispositions suivantes de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, sont pertinentes en l’espèce :

Demande de contrôle judiciaire

Application for judicial review

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

[...]

[...]

Pouvoirs de la Cour fédérale

Powers of Federal Court

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

(3) On an application for judicial review, the Federal Court may

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

[...]

[...]

[13]  Les dispositions suivantes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6, sont pertinentes en l’espèce :

Représailles

Retaliation

14.1 Constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte déposée au titre de la partie III, ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée.

14.1 It is a discriminatory practice for a person against whom a complaint has been filed under Part III, or any person acting on their behalf, to retaliate or threaten retaliation against the individual who filed the complaint or the alleged victim.

Irrecevabilité

Commission to deal with complaint

41 (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

41 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

[...]

[...]

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

[...]

[...]

Rapport

Report

44 (1) L’enquêteur présente son rapport à la Commission le plus tôt possible après la fin de l’enquête.

44 (1) An investigator shall, as soon as possible after the conclusion of an investigation, submit to the Commission a report of the findings of the investigation.

[...]

[...]

Idem

Idem

(3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

(3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

a) peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l’article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue :

(a) may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry under section 49 into the complaint to which the report relates if the Commission is satisfied

(i) d’une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci est justifié,

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is warranted, and

(ii) d’autre part, qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e);

(ii) that the complaint to which the report relates should not be referred pursuant to subsection (2) or dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e); or

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

(b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci n’est pas justifié,

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted, or

(ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l’un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).

(ii) that the complaint should be dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e).

[14]  Les dispositions suivantes de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2 [la LRTPF], sont pertinentes en l’espèce :

Droit du fonctionnaire

Right of employee

208 (1) Sous réserve des paragraphes (2) à (7), le fonctionnaire a le droit de présenter un grief individuel lorsqu’il s’estime lésé :

208 (1) Subject to subsections (2) to (7), an employee is entitled to present an individual grievance if he or she feels aggrieved

a) par l’interprétation ou l’application à son égard :

(a) by the interpretation or application, in respect of the employee, of

(i) soit de toute disposition d’une loi ou d’un règlement, ou de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi,

(i) a provision of a  statute or regulation, or of a direction or other instrument made or issued by the employer, that deals with terms and conditions of employment, or

(ii) soit de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

(ii) a provision of a collective agreement or an arbitral award; or

b) par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d’emploi.

(b) as a result of any occurrence or matter affecting his or her terms and conditions of employment.

Réserve

Limitation

(2) Le fonctionnaire ne peut présenter de grief individuel si un recours administratif de réparation lui est ouvert sous le régime d’une autre loi fédérale, à l’exception de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

(2) An employee may not present an individual grievance in respect of which an administrative procedure for redress is provided under any Act of Parliament, other than the Canadian Human Rights Act.

Réserve

Limitation

(3) Par dérogation au paragraphe (2), le fonctionnaire ne peut présenter de grief individuel relativement au droit à la parité salariale pour l’exécution de fonctions équivalentes.

(3) Despite subsection (2), an employee may not present an individual grievance in respect of the right to equal pay for work of equal value.

Réserve

Limitation

(4) Le fonctionnaire ne peut présenter de grief individuel portant sur l’interprétation ou l’application à son égard de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale qu’à condition d’avoir obtenu l’approbation de l’agent négociateur de l’unité de négociation à laquelle s’applique la convention collective ou la décision arbitrale et d’être représenté par cet agent.

(4) An employee may not present an individual grievance relating to the interpretation or application, in respect of the employee, of a provision of a collective agreement or an arbitral award unless the employee has the approval of and is represented by the bargaining agent for the bargaining unit to which the collective agreement or arbitral award applies.

Réserve

Limitation

(5) Le fonctionnaire qui choisit, pour une question donnée, de se prévaloir de la procédure de plainte instituée par une ligne directrice de l’employeur ne peut présenter de grief individuel à l’égard de cette question sous le régime de la présente loi si la ligne directrice prévoit expressément cette impossibilité.

(5) An employee who, in respect of any matter, avails himself or herself of a complaint procedure established by a policy of the employer may not present an individual grievance in respect of that matter if the policy expressly provides that an employee who avails himself or herself of the complaint procedure is precluded from presenting an individual grievance under this Act.

Réserve

Limitation

(6) Le fonctionnaire ne peut présenter de grief individuel portant sur une mesure prise en vertu d’une instruction, d’une directive ou d’un règlement établis par le gouvernement du Canada, ou au nom de celui-ci, dans l’intérêt de la sécurité du pays ou de tout État allié ou associé au Canada.

(6) An employee may not present an individual grievance relating to any action taken under any instruction, direction or regulation given or made by or on behalf of the Government of Canada in the interest of the safety or security of Canada or any state allied or associated with Canada.

Force probante absolue du décret

Order to be conclusive proof

(7) Pour l’application du paragraphe (6), tout décret du gouverneur en conseil constitue une preuve concluante de ce qui y est énoncé au sujet des instructions, directives ou règlements établis par le gouvernement du Canada, ou au nom de celui-ci, dans l’intérêt de la sécurité du pays ou de tout État allié ou associé au Canada.

(7) For the purposes of subsection (6), an order made by the Governor in Council is conclusive proof of the matters stated in the order in relation to the giving or making of an instruction, a direction or a regulation by or on behalf of the Government of Canada in the interest of the safety or security of Canada or any state allied or associated with Canada.

Renvoi d’un grief à l’arbitrage

Reference to adjudication

209 (1) Après l’avoir porté jusqu’au dernier palier de la procédure applicable sans avoir obtenu satisfaction, le fonctionnaire qui n’est pas un membre, au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, peut renvoyer à l’arbitrage tout grief individuel portant sur :

209 (1) An employee who is not a member as defined in subsection 2(1) of the Royal Canadian Mounted Police Act may refer to adjudication an individual grievance that has been presented up to and including the final level in the grievance process and that has not been dealt with to the employee’s satisfaction if the grievance is related to

a) soit l’interprétation ou l’application, à son égard, de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

(a) the interpretation or application in respect of the employee of a provision of a collective agreement or an arbitral award;

b) soit une mesure disciplinaire entraînant le licenciement, la rétrogradation, la suspension ou une sanction pécuniaire;

(b) a disciplinary action resulting in termination, demotion, suspension or financial penalty;

c) soit, s’il est un fonctionnaire de l’administration publique centrale :

(c) in the case of an employee in the core public administration,

(i) la rétrogradation ou le licenciement imposé sous le régime soit de l’alinéa 12(1)d) de la Loi sur la gestion des finances publiques pour rendement insuffisant, soit de l’alinéa 12(1)e) de cette loi pour toute raison autre que l’insuffisance du rendement, un manquement à la discipline ou une inconduite,

(i) demotion or termination under paragraph 12(1)(d) of the Financial Administration Act for unsatisfactory performance or under paragraph 12(1)(e) of that Act for any other reason that does not relate to a breach of discipline or misconduct, or

(ii) la mutation sous le régime de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique sans son consentement alors que celui-ci était nécessaire;

(ii) deployment under the Public Service Employment Act without the employee’s consent where consent is required; or

d) soit la rétrogradation ou le licenciement imposé pour toute raison autre qu’un manquement à la discipline ou une inconduite, s’il est un fonctionnaire d’un organisme distinct désigné au titre du paragraphe (3).

(d) in the case of an employee of a separate agency designated under subsection (3), demotion or termination for any reason that does not relate to a breach of discipline or misconduct.

Application de l’alinéa (1)a)

Application of paragraph (1)(a)

(2) Pour que le fonctionnaire puisse renvoyer à l’arbitrage un grief individuel du type visé à l’alinéa (1)a), il faut que son agent négociateur accepte de le représenter dans la procédure d’arbitrage.

(2) Before referring an individual grievance related to matters referred to in paragraph (1)(a), the employee must obtain the approval of his or her bargaining agent to represent him or her in the adjudication proceedings.

Désignation

Designation

(3) Le gouverneur en conseil peut par décret désigner, pour l’application de l’alinéa (1)d), tout organisme distinct.

(3) The Governor in Council may, by order, designate any separate agency for the purposes of paragraph (1)(d).

V.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[15]  Les parties conviennent que la décision de ne pas statuer sur la plainte de représailles de la demanderesse est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 30, la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à la plupart des questions soulevées dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et que cette présomption évite toute immixtion injustifiée dans les fonctions du décideur administratif. Aucune des exceptions réfutant cette présomption ne s’applique en l’espèce.

[16]  Comme il a été statué dans l’arrêt Bergeron CAF, la marge de manœuvre dont dispose la CCDP est assez vaste en raison de la tâche qui lui est confiée, qui exige qu’elle se fonde sur des considérations factuelles et politiques : Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c Farwaha, 2014 CAF 56, aux para 90‑99. La CCDP dispose d’un « degré remarquable de latitude » lorsqu’elle examine des décisions de cette nature : Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au para 38 (une cour de révision doit « faire preuve de beaucoup de déférence » lors du contrôle d’une décision rendue à l’issue de l’article 41).

B.  La décision de la CCDP de ne pas statuer sur la plainte de la demanderesse était‑t‑elle raisonnable?

[17]  La demanderesse est d’avis qu’il était déraisonnable pour la CCDP de conclure que la sous‑ministre adjointe avait déjà tranché l’ensemble des plaintes en matière de droits de la personne dans les deux décisions qu’elle a rendues concernant les griefs. La demanderesse soutient que cette conclusion est manifestement fausse puisque la décision à l’égard du premier grief ne portait pas sur les actes de représailles. Dans la décision sur le deuxième grief, la sous‑ministre adjointe a conclu que les allégations de représailles n’étaient pas fondées, sans aborder en détail l’ensemble des allégations de la demanderesse. La demanderesse soutenait que l’employeur avait refusé de lui fournir des renseignements relatifs à l’emploi et de lui verser des prestations d’assurance‑maladie prolongées, et qu’il avait menacé de mettre son nom sur une liste de dotation prioritaire.

[18]  La demanderesse soutient en outre qu’il était déraisonnable pour la CCDP de conclure que la plainte de représailles était frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi, car il n’est pas raisonnable de qualifier de frivole une plainte qui n’a pas été tranchée de façon définitive. Elle fait aussi valoir que la procédure interne de règlement des griefs ne lui a pas permis d’obtenir une réparation subsidiaire adéquate. Une simple affirmation de la part d’un employeur accusé de représailles que les allégations portées contre lui ne sont pas fondées ne devrait pas être acceptée à titre de réparation subsidiaire adéquate. Le principe énoncé dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c Figliola, 2011 CSC 52 [Figliola], ne devrait pas être invoqué pour permettre à un défendeur de s’exonérer d’une plainte de représailles.

[19]  Dans ce contexte, le rôle de la CCDP est de vérifier si elle dispose d’une preuve suffisante en vue d’établir s’il convient de tenir une enquête eu égard à l’ensemble des faits : Kirkpatrick c Canada (Procureur général), 2019 CF 196, au para 27 [Kirkpatrick]. La CCDP n’est pas tenue d’examiner attentivement la preuve comme si elle devait se pencher sur l’affaire au fond. Elle doit plutôt être convaincue que l’examen de la plainte est justifié : Kirkpatrick, au para 28. La tâche qui incombe à la CCDP au regard de l’alinéa 41(1)d) et du paragraphe 44(3) de la LCDP consiste à écarter les plaintes pour lesquelles une réparation adéquate a déjà été accordée. La question du caractère adéquat est dans une large mesure affaire de jugement et de faits, et elle doit notamment être examinée au regard du principe selon lequel la CCDP doit se garder de consacrer les rares ressources disponibles à des affaires qui ont été examinées au fond par une autre instance, ou qui auraient pu l’être. Sur ce dernier point, précisons qu’il est possible d’invoquer l’alinéa 41(1)d) lorsque le plaignant n’a pas exercé le recours adéquat dans une autre instance ou ne l’a pas exercé jusqu’au bout.

[20]  Dans l’arrêt Figliola, précité, la Cour suprême s’est penchée sur la question de savoir de quelle façon un tribunal des droits de la personne devrait exercer sa discrétion de refuser d’instruire une plainte lorsqu’un autre tribunal administratif, qui a une compétence concurrente en matière de droit de la personne, a déjà rendu une décision. La Cour suprême a établi trois facteurs à prendre en compte pour déterminer si un autre décideur a déjà statué de manière appropriée sur une plainte en matière de droits de la personne : (1) Existait‑il une compétence concurrente pour statuer sur les questions relatives aux droits de la personne? (2) La question juridique tranchée dans l’autre forum était‑elle essentiellement la même que celle soulevée dans la plainte pour atteinte aux droits de la personne? (3) Le plaignant a‑t‑il eu la possibilité de connaître les éléments invoqués contre lui et de les réfuter?

[21]  La demanderesse soutient qu’il faut établir une distinction entre l’arrêt Figliola et la présente affaire, puisqu’il n’aborde pas les cas où le décideur dans l’autre instance est également le défendeur dans la plainte en matière de droits de la personne. Au contraire, la demanderesse soutient que les motifs de la Cour suprême dans l’arrêt Figliola supposent que le décideur est distinct et indépendant des parties. Elle invoque l’arrêt Vaughan c Canada, 2005 CSC 11, pour affirmer qu’une exception s’applique à la compétence exclusive se rattachant à la procédure de grief dans les cas qui soulèvent un conflit d’intérêt évident pour l’employeur. Elle a aussi invoqué l’arrêt Penner c Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, pour faire valoir que la décision de la CCDP de ne pas statuer sur la plainte fait en sorte que l’employeur juge de sa propre affaire et se soustrait à toute responsabilité relative aux représailles qui lui incombe en vertu de la LCDP.

[22]  Dans l’arrêt Vaughan, la Cour suprême a cité l’exemple des cas de dénonciation, où les tribunaux ont été réticents à conclure que le seul recours de l’employé dans cette situation était de déposer un grief dans une procédure interne au ministère même qu’il avait dénoncé. Cependant, la Cour a clairement établi qu’un processus n’est pas déficient simplement parce que le décideur est un fonctionnaire : Vaughan, au para 37.

[23]  Dans l’arrêt Penner, la Cour suprême a relevé de possibles effets injustes dans le cas où le résultat de l’audience disciplinaire empêche le plaignant d’intenter un recours personnel dans le cadre d’une action civile. Aucune de ces circonstances ne s’applique en l’espèce. La présente affaire ne concerne pas une plainte pour dénonciation et la demanderesse ne s’est pas vue refuser l’accès à un décideur indépendant.

[24]  En l’espèce, la sous‑ministre adjointe avait compétence pour trancher les questions en matière de droit de la personne en vertu du paragraphe 208(2) de la LRTFP, ainsi que la capacité d’accorder une réparation. Rien ne permet de conclure que la sous‑ministre adjointe avait un parti pris contre la demanderesse ou qu’elle n’a pas tranché le grief de façon impartiale. Les questions soulevées dans la procédure de grief étaient essentiellement les mêmes que celles soulevées dans la plainte de représailles. La demanderesse a eu la possibilité de prendre connaissance des éléments invoqués contre elle et de les réfuter, bien qu’elle ait choisi de ne pas tirer parti des multiples invitations à discuter de son grief. Par conséquent, à mon avis, les principes énoncés dans l’arrêt Figliola s’appliquent.

[25]  Aux termes du paragraphe 209(1) de la LRTFP, un fonctionnaire peut renvoyer à l’arbitrage tout grief individuel portant sur une mesure disciplinaire. La demanderesse a décidé de ne pas se prévaloir de cette possibilité apparemment parce que son employeur avait indiqué qu’il soulèverait une objection relative à la compétence. Il lui était loisible de soulever une telle objection, mais celle‑ci n’aurait pas été déterminante en l’espèce contrairement à la situation qui occupait la Cour suprême dans l’arrêt Penner. Rien n’empêchait la demanderesse de présenter des contre‑arguments.

[26]  La Cour doit accorder à la CCDP une grande marge de manœuvre quant à son appréciation et à sa pondération des faits. En l’espèce, l’agente des griefs avait compétence pour examiner les plaintes en matière de droits de la personne conformément au paragraphe 208(2) de la LRTFP, et c’est ce qu’elle a fait. Elle avait le pouvoir d’accorder une mesure de réparation adéquate. Les questions soulevées dans le grief étaient essentiellement les mêmes que celles invoquées dans la plainte. En outre, la demanderesse a eu l’occasion de connaître les éléments invoqués contre elle et de les réfuter. Compte tenu de ce qui précède, la Commission a raisonnablement évalué la plainte eu égard à la norme établie dans l’arrêt Figliola. 

[27]  Bien que l’agente des griefs n’ait pas abordé expressément trois des plaintes de la demanderesse, elle a conclu que les allégations selon lesquelles l’employeur avait pris des mesures discriminatoires, disciplinaires et de représailles à son encontre n’étaient pas fondées. Il est bien établi que le décideur administratif n’est pas tenu de traiter toutes les questions qui lui ont été adressées : Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au para 16; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65; Bergeron CAF, au para 58.

[28]  Compte tenu du rapport d’enquête détaillé préparé pour la CCDP qui faisait état de l’historique de la procédure de grief et qui fait partie de ses motifs, il était raisonnable pour la CCDP de conclure qu’elle n’avait pas à statuer sur la plainte.

VI.  Conclusion

[29]  Je suis convaincu que la décision de la CCDP de ne pas statuer sur la plainte de la demanderesse est raisonnable et qu’elle est étayée par le dossier. La plainte de la demanderesse a été examinée au fond dans le cadre de la procédure de grief au cours de laquelle elle a eu l’occasion de faire examiner ses questions et d’obtenir réparation. Il ne lui était pas interdit d’envisager l’arbitrage comme solution de rechange, mais elle a choisi de ne pas le faire. Essentiellement, puisqu’elle était insatisfaite de l’issue du grief, elle a sollicité une réparation auprès d’une autre instance. Il était raisonnable pour la CCDP de refuser de statuer sur la plainte.

[30]  Bien que la demanderesse ait réclamé des dépens, j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire de ne pas en adjuger compte tenu des circonstances de l’affaire.


JUGEMENT dans le dossier T-551-19

LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

t-551-19

INTITULÉ :

MICHÈLE BERGERON C PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À oTTAWA

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 NOVEMBRE 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 27 NOVEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

Emily Cumbaa

Megan Fultz

POUR LA DEMANDERESSE

Korinda McLaine

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven Cameron Ballentyne & Yazbeck LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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