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Date : 20201125


Dossier : T-892-20

Référence : 2020 CF 1065

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

MICHAEL LINKLATER

demandeur

et

GOUVERNEMENT DE LA PREMIÈRE NATION THUNDERCHILD, CHERYL THUNDER, JONATHON JIMMY

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Linklater a été élu conseiller de la Première Nation Thunderchild [Thunderchild] en octobre 2018. En juillet 2020, cependant, le tribunal d’appel de Thunderchild l’a destitué du conseil parce qu’il n’avait pas établi sa résidence sur le territoire de Thunderchild après son élection, en contravention des lois électorales de Thunderchild. Pour parvenir à cette décision, le tribunal d’appel a rejeté l’argument de M. Linklater voulant que l’exigence de résidence soit inopérante puisqu’elle établit une distinction entre les membres de la Première Nation en fonction de leur résidence, ce qui va à l’encontre de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte]. Le tribunal d’appel a conclu qu’il n’avait compétence que pour appliquer les lois de Thunderchild, et non les lois canadiennes comme la Charte.

[2]  M. Linklater sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision rendue par le tribunal d’appel. Il affirme que le tribunal d’appel n’a pas exercé sa compétence lorsqu’il a refusé de se prononcer sur la question relative à la Charte. Surtout, il me demande de me prononcer moi-même sur la question et de déclarer l’exigence de résidence inopérante. Il me demande aussi d’ordonner la tenue d’un référendum dans le but d’abroger ou de modifier l’exigence de résidence.

[3]  J’accueille en partie la demande de M. Linklater. Je conviens que le tribunal d’appel a compétence pour déterminer si les lois de Thunderchild sont conformes à la Charte. Le droit de Thunderchild et le droit canadien ne sont pas entièrement séparés l’un de l’autre, contrairement à ce que le tribunal d’appel a apparemment pris pour acquis. Toutefois, je refuse de me prononcer sur la question relative à la Charte. Dans les circonstances de l’espèce, il est préférable de renvoyer la question au tribunal d’appel qui sera plus à même de prendre une décision qui tienne compte du contexte pertinent, notamment la culture des Cris et la particularité des institutions politiques de Thunderchild. Je refuse aussi d’ordonner la tenue d’un référendum, comme cela entraverait, sans fondement juridique, le processus politique de Thunderchild. La décision du tribunal d’appel est donc annulée, ce qui signifie que M. Linklater n’a jamais été légalement destitué du conseil.

I.  Contexte

[4]  La présente affaire soulève d’importantes questions relatives à la gouvernance des Premières Nations. Depuis son adoption, l’application de la Charte aux gouvernements autochtones soulève la controverse. Même si le débat est souvent engagé sur le plan philosophique, la question de la validité des exigences de résidence en constitue, à ce jour, l’une des principales manifestations concrètes. Néanmoins, compte tenu de la manière dont je suis saisi de l’affaire, le présent jugement n’apportera qu’une contribution modeste. Comme je renvoie l’affaire au tribunal d’appel, je m’abstiendrai de me prononcer au sujet des questions que soulève l’application de la Charte aux gouvernements autochtones et des circonstances dans lesquelles les exigences de résidence peuvent être incompatibles avec la Charte.

[5]  Pour placer mon analyse dans son juste contexte, je commence par présenter les dispositions pertinentes de la Constitution et de la loi électorale de Thunderchild. Je résume le débat sur la validité des exigences de résidence. J’examine ensuite la situation personnelle de M. Linklater et la tentative de le destituer du conseil. Enfin, je résume la décision du tribunal d’appel qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

A.  Le système juridique de Thunderchild

1)  La Constitution de la Première Nation Thunderchild

[6]  Contrairement à d’autres Premières nations pour lesquelles les règles concernant le choix des dirigeants figurent dans un seul document appelé un « code électoral », Thunderchild a adopté un système plus complexe, dont la Thunderchild First Nation Constitution [la Constitution de Thunderchild] est la pierre angulaire. Celle-ci a été adoptée par les membres de Thunderchild qui se sont prononcés lors d’un référendum le 12 août 2004. La Constitution prévoit un système juridique et politique fondé sur la primauté du droit (article 8.02) et la suprématie de la Constitution (article 8.03). Elle établit les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires. Elle porte également sur la citoyenneté, le territoire et la relation établie par traité avec le Canada.

[7]  Le pouvoir législatif est divisé entre le pouvoir d’adopter ou de modifier des lois ordinaires et le pouvoir d’adopter ou de modifier la Constitution. La Constitution ne peut être modifiée que par référendum lors duquel une majorité des citoyens votent (article 12.01). Les lois de Thunderchild peuvent être adoptées par une majorité simple de citoyens qui votent lors d’un référendum (article 8.05). Il est donc plus difficile de modifier la Constitution que les lois ordinaires. De plus, la Constitution est hiérarchiquement supérieure aux lois ou [traduction] « prévaut » sur les lois (article 8.03); les lois qui vont à l’encontre de la Constitution peuvent être déclarées invalides.

[8]  Le pouvoir législatif est assujetti aux restrictions établies dans la Constitution. D’après l’une de ces restrictions, qui est pertinente en l’espèce, les lois doivent être compatibles avec certains droits fondamentaux. À cet égard, l’article 2.01 de la Constitution est rédigé ainsi :

[traduction]

2.01 Les citoyens jouiront sans entrave de l’égalité, de la liberté de culte, de culture, de conscience, d’expression, de réunion, de la presse, d’association et du droit à l’application régulière de la loi dans les limites raisonnables d’une société libre et démocratique, des valeurs et des enseignements culturels de la Première Nation Thunderchild.

[9]  La Constitution de Thunderchild établit également le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif de la Première Nation. La partie 6 confère le pouvoir exécutif au chef et aux conseillers. (Dans plusieurs documents admis en preuve, le pouvoir exécutif est aussi qualifié de « gouvernement ».) La partie 7 établit le tribunal d’appel.

[10]  La Constitution ne prévoit que les caractéristiques fondamentales des institutions qu’elle établit. Elle envisage l’adoption de lois pour régir les détails du fonctionnement de ces institutions. Par exemple, en ce qui a trait au tribunal d’appel, la partie 7 ne comporte que cinq articles. Un de ces articles est pertinent en l’espèce, puisqu’il porte que le tribunal d’appel devrait idéalement être composé de personnes qui ont une formation en droit canadien et qui connaissent bien la culture crie :

7.02 Un membre du tribunal d’appel doit être une personne en règle auprès de la Première Nation Thunderchild, de bonne réputation, ayant une formation et de l’expérience en droit, indépendante et impartiale, dont le casier judiciaire est vide et qui n’a jamais été radiée du barreau. À qualifications égales, les membres des Premières Nations d’origine crie seront nommés en priorité.

2)  La loi sur le tribunal d’appel

[11]  En 2007, conformément aux articles 7.04 et 7.05 de la Constitution, la Thunderchild First Nation Appeal Tribunal Act [la loi sur le tribunal d’appel] a été adoptée par les membres de Thunderchild qui ont voté lors d’un référendum. La loi met sur pied le tribunal d’appel de Thunderchild; elle prévoit la nomination de ses membres et lui attribue une compétence générale concernant les questions qui relèvent des lois de Thunderchild; elle prévoit aussi ses pouvoirs et sa procédure. J’examinerai les pouvoirs du tribunal d’appel plus en détail ultérieurement dans les présents motifs.

3)  La loi électorale

[12]  La Thunderchild First Nation Election Act [la loi électorale] a d’abord été adoptée en 1994, avant l’adoption de la Constitution. L’article 6.03 de la Constitution maintient la loi électorale existante en vigueur.

[13]  La loi électorale impose une exigence de résidence au chef et aux conseillers. Les dispositions pertinentes ont été modifiées au fil des années, probablement en réponse à la décision qu’a rendue notre Cour dans l’affaire Wapass c Thunderchild Band Council, 1997 CanLII 5773 (CF). Elles sont actuellement rédigées comme suit :

[traduction]

3.02 Toute personne qui cherche à se faire élire, en application de la présente loi, au poste de chef ou de conseiller est candidate à ce poste uniquement si elle satisfait à tous les critères et que le directeur général des élections confirme par écrit qu’elle est une candidate reconnue dans une élection au poste de chef ou de conseiller :

[…]

g) un chef ou un conseiller élu résidera sur les terres de réserve de la Première Nation Thunderchild ou sur les terres libérées en vertu des droits fonciers issus des traités et nulle part ailleurs. Si un chef ou un dirigeant élu ne réside ni sur les terres de réserve de la Première Nation Thunderchild ni sur les terres libérées en vertu des droits fonciers issus de traités au moment de son élection, cette personne aura trente (30) jours à compter du jour de l’élection pour y établir sa résidence, conformément aux exigences prescrites aux présentes;

h) Si un non-résident est élu au conseil et n’établit pas sa résidence sur le territoire de la Première Nation Thunderchild, en contravention de l’alinéa 3g) ci-dessus, cette personne cessera d’être apte à continuer de siéger au conseil et son poste au sein du conseil sera réputé vacant à l’expiration de la période de trente (30) jours suivant l’élection. Une élection partielle sera organisée dès que possible par la suite pour doter le poste.

B.  La Charte canadienne et les exigences de résidence

[14]  Les exigences de résidence, comme celles qui figurent dans la loi électorale de Thunderchild, ont donné lieu à des controverses récurrentes. Elles tirent leur origine historique des articles 75 et 77 de la Loi sur les Indiens, LRC (1985), c I-5, dans lesquels le droit de vote est réservé aux membres de la Première Nation qui résident dans la réserve et l’éligibilité au poste de conseiller est réservée aux membres qui résident dans une section électorale précise de la réserve.

[15]  Dans l’arrêt Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203 [Corbiere], la Cour suprême du Canada a jugé que l’article 77 allait à l’encontre de l’article 15 de la Charte. L’article 15 garantit le « droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination ». Dans l’arrêt Corbiere, la Cour a jugé que l’« autochtonité-lieu de résidence », c’est-à-dire le fait qu’une personne autochtone vive dans une réserve ou en dehors d’une réserve, est un motif de distinction illicite. L’article 77 de la Loi sur les Indiens va donc à l’encontre de l’article 15 de la Charte, puisqu’il prive du droit de vote les membres de Premières nations qui résident hors réserve. En outre, même si l’article 1 de la Charte prévoit que les droits qu’elle garantit « ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables », la Cour a conclu que l’article 77 ne constituait pas une telle limite, car le législateur, lorsqu’il a adopté l’article 77, n’a pas cherché à établir un juste équilibre entre les droits et les intérêts des membres qui résident dans une réserve et ceux des membres hors réserve. La Cour n’a pas écarté la possibilité qu’une loi établissant ce juste équilibre soit valide : Corbiere, au paragraphe 21.

[16]  Un grand nombre de Premières Nations se sont soustraites aux dispositions relatives aux élections de la Loi sur les Indiens et ont adopté leurs propres lois électorales. On désigne souvent celles-ci sous le nom de « coutume », même lorsqu’elles ne sont pas fondées sur des traditions historiques : Pastion c Première Nation Dene Tha’, 2018 CF 648, aux paragraphes 9 à 14, [2018] 4 RCF 467 [Pastion]. Depuis l’arrêt Corbiere, notre Cour a rendu plusieurs décisions invalidant certaines dispositions de lois électorales prévoyant diverses formes d’exigences de résidence : Clifton c Hartley Bay (Président d’élection), 2005 CF 1030, [2006] 2 RCF 24; Thompson c Première Nation Leq’á:mel, 2007 CF 707; Joseph c Première Nation Dzawada’enuxw (Tsawataineuk), 2013 CF 974; Cardinal c Première Nation des Cris de Bigstone, 2018 CF 822, [2019] 1 RCF 3 [Cardinal]. Dans la décision Clark c Conseil de bande de la Première Nation d’Abegweit, 2019 CF 721 [Clark], mon collègue le juge Paul Favel a conclu qu’une exigence de résidence était invalide en ce qui concerne les conseillers, mais valide en ce qui concerne le chef. Plus récemment, dans l’affaire Dickson c Vuntut Gwitchin First Nation, 2020 YKSC 22 [Vuntut Gwitchin], le juge en chef Veale de la Cour suprême du Yukon a conclu qu’une exigence de résidence était valide, car l’article 25 de la Charte prévoit que le fait que celle-ci garantit certains droits, comme le droit à l’égalité, ne porte pas atteinte à certains droits des peuples autochtones.

C.  La situation de M. Linklater

[17]  Le 18 octobre 2018, Thunderchild a tenu des élections pour les postes de chef et de conseiller. M. Linklater a été élu conseiller. M. Linklater admet qu’il réside à Saskatoon et non sur le territoire de Thunderchild. Après l’élection, M. Linklater n’a pas établi sa résidence sur le territoire de Thunderchild, en contravention de l’alinéa 3.02g) de la loi électorale.

[18]  Quelque temps après l’élection, Mme Thunder, une citoyenne de Thunderchild, a demandé au gouvernement de Thunderchild de destituer M. Linklater du conseil, car il n’avait pas établi sa résidence sur le territoire de Thunderchild. Le gouvernement a rejeté sa demande, car il a estimé qu’il n’avait pas le pouvoir de destituer un conseiller. En outre, il a fait valoir que l’exigence de résidence allait à l’encontre de la Charte et était donc invalide, compte tenu des décisions de notre Cour dans les affaires Cardinal et Clark.

[19]  Le gouvernement de Thunderchild a ensuite proposé d’apporter des modifications à la loi électorale et a soumis celles-ci à un référendum. La preuve contient peu d’information quant au processus référendaire. À l’audience, l’avocat de M. Linklater a affirmé que la proposition visait l’abrogation intégrale de l’exigence de résidence et que la question posée lors du référendum portait également sur d’autres modifications à la loi électorale. Le 25 octobre 2019, les modifications proposées ont été rejetées.

[20]  En décembre 2019 et en janvier 2020, respectivement, M. Jimmy et Mme Thunder, deux citoyens de Thunderchild, ont présenté une demande auprès du tribunal d’appel pour que M. Linklater soit destitué du conseil, puisqu’il ne s’était pas conformé à l’alinéa 3.02g) de la loi électorale.

D.  La décision du tribunal d’appel

[21]  Devant le tribunal d’appel, M. Linklater n’a pas prétendu qu’il résidait sur le territoire de Thunderchild. Il a plutôt soutenu que l’exigence de résidence établie aux alinéas 3.02g) et h) de la loi électorale allait à l’encontre de l’article 15 de la Charte, en ce qui a trait aux conseillers.

[22]  Dans ses observations écrites présentées au tribunal d’appel, le gouvernement de Thunderchild a affirmé que les alinéas 3.02g) et h) de la loi électorale allaient à l’encontre de l’article 15 de la Charte et a invoqué les décisions Cardinal et Clark pour appuyer sa thèse. Il a aussi fait valoir qu’il y a une pénurie de logements sur le territoire de Thunderchild et que plus de 400 membres étaient sur une liste d’attente pour obtenir un logement.

[23]  Mme Thunder a déposé des observations écrites devant le tribunal d’appel. Concernant la question en litige devant notre Cour, elle a allégué que les [traduction] « renvois faits à des décisions judiciaires au Canada au sujet d’autres Premières nations en matière de résidence sont des tentatives qui visent à restreindre ce droit inhérent commun à tous les citoyens de la Première Nation Thunderchild ». D’après elle, ce qu’il importe de retenir est le fait qu’à plusieurs occasions, les citoyens de Thunderchild ont voté pour maintenir l’exigence de résidence. Elle a aussi mentionné que M. Linklater avait été élu sur la base d’une promesse selon laquelle il établirait sa résidence sur le territoire de Thunderchild et qu’il a la possibilité de le faire sans avoir recours aux logements offerts par la Première Nation.

[24]  Le tribunal d’appel a rendu sa décision le 13 juillet 2020. Il a refusé d’invalider les alinéas 3.02g) et h). L’essentiel des motifs du tribunal d’appel se trouve dans le paragraphe suivant :

[traduction]

Notre compétence est clairement établie à l’article 5 de la Thunderchild First Nation Appeal Tribunal Act. Pour paraphraser, le présent tribunal d’appel a compétence pour invalider une loi qui va à l’encontre de la Constitution de Thunderchild ou rendre des décisions concernant l’application des lois de Thunderchild, mais notre compétence n’inclut pas le pouvoir d’invalider une loi qui a été interprétée par le système judiciaire canadien comme allant à l’encontre de la Charte canadienne des droits et libertés. Nous avons été nommés en application des lois de Thunderchild et nous sommes liées par celles-ci.

[25]  Le tribunal d’appel a ensuite conclu que M. Linklater n’avait pas établi sa résidence sur le territoire de Thunderchild dans les 30 jours qui ont suivi l’élection. Il l’a donc destitué du conseil, il a déclaré son poste vacant et a ordonné la tenue d’une élection partielle pour pourvoir le poste.

[26]  Le tribunal d’appel a aussi rejeté d’autres demandes présentées par M. Jimmy et Mme Thunder, qui ne sont pas pertinentes quant à la présente demande de contrôle judiciaire.

[27]  En conclusion, le tribunal d’appel a formulé les observations suivantes :

Bien que nous ne puissions pas rendre d’ordonnance pour modifier une loi, nous recommandons aux membres de la Première Nation de Thunderchild de réexaminer l’exigence de résidence qui figure dans la Thunderchild First Nation Election Act.

[28]  M. Linklater a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par le tribunal d’appel. Il a aussi présenté une requête en sursis de l’ordonnance imposant la tenue d’une élection partielle. Mon collègue le juge Nicholas McHaffie a accueilli cette requête : Linklater c Première Nation Thunderchild, 2020 CF 899.

II.  Analyse

[29]  M. Linklater demande à notre Cour de conclure que le tribunal d’appel a compétence pour décider si l’exigence de résidence va à l’encontre de la Charte. Il demande également à la Cour de rendre cette décision elle-même dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire ou, autrement dit, de déclarer invalide l’exigence de résidence. Enfin, M. Linklater demande à la Cour d’ordonner la tenue d’un référendum afin de modifier la loi électorale, ainsi que de [traduction] « définir les paramètres » de ce référendum.

[30]  Je conviens avec M. Linklater que le tribunal d’appel a compétence pour appliquer la Charte. Il convient cependant de renvoyer la question au tribunal d’appel afin qu’il décide si l’exigence de résidence va à l’encontre de la Charte ou, comme je l’expliquerai plus loin, si elle va à l’encontre de la Constitution de Thunderchild. De plus, il m’est impossible d’ordonner la tenue d’un référendum.

A.  La compétence du tribunal d’appel

[31]  La première question en litige est de déterminer si le tribunal d’appel a commis une erreur en décidant qu’il n’avait pas compétence pour trancher la question relative à la Charte. Cette interrogation soulève en fait deux questions distinctes : la Charte s’applique-t-elle à une loi autochtone telle la loi électorale? Si c’est le cas, qui a compétence pour trancher la question? Ces questions constitutionnelles sont examinées selon la norme de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paragraphes 55 et 56 [Vavilov]; Perry c Première Nation Cold Lake, 2018 CAF 73, au paragraphe 32 [Perry].

[32]  Dans l’arrêt Taypotat c Taypotat, 2013 CAF 192 [Taypotat], la Cour d’appel fédérale a conclu que la Charte s’applique aux lois électorales « coutumières » adoptées par les Premières nations. Le juge Robert Mainville, s’exprimant au nom de la Cour, a donné les explications suivantes :

[38]       Comme nous l’avons vu, bon nombre d’interventions gouvernementales touchant les vies d’Autochtones vivant dans des réserves résultent des décisions de conseils de bande prises en vertu de la Loi sur les Indiens ou en vertu d’autres lois fédérales ou dans le cadre de programmes fédéraux. En tant que citoyens canadiens, les Autochtones ont droit tout autant que tous les autres citoyens aux garanties et aux avantages des droits et libertés énoncés dans la Charte, dont la protection contre les violations commises par leurs propres gouvernements intervenant en vertu de lois fédérales et dans des domaines relevant de la sphère de compétence fédérale.

[39]       En outre, les droits et libertés visés par la Charte seraient inefficaces si les membres du conseil pouvaient être choisis d’une manière contraire à la Charte. Je suis certain que si une Première nation adoptait un code électoral communautaire limitant l’éligibilité aux charges publiques aux hommes de la communauté, un tel code serait invalidé en vertu de l’article 15 de la Charte. Autrement, un ghetto juridique serait créé, dans lequel les Autochtones auraient droit à moins de droits et libertés constitutionnels fondamentaux que ceux dont jouissent tous les autres citoyens canadiens. 

[33]  Lorsqu’elle a statué sur l’appel de cette décision, la Cour suprême du Canada n’a pas contredit le juge Mainville quant à l’applicabilité de la Charte : Première Nation de Kahkewistahaw c Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 RCS 548. Notre Cour est donc liée par l’arrêt Taypotat de la Cour d’appel fédérale selon lequel la Charte s’applique aux lois électorales des Premières Nations, comme la loi électorale de Thunderchild.

[34]  Cela nous amène à la question de savoir qui a compétence pour appliquer la Charte à la loi électorale. Encore une fois, un arrêt de la Cour d’appel fédérale donne des indications très pertinentes. Au paragraphe 45 de l’arrêt Perry, la Cour d’appel fédérale a affirmé qu’un tribunal d’appel électoral est présumé avoir compétence sur les questions constitutionnelles. Autrement dit, un tribunal d’appel électoral peut traiter de questions constitutionnelles à moins que sa législation habilitante ne contienne une exclusion explicite. Cette conclusion cadre avec les arrêts dans lesquels la Cour suprême du Canada a reconnu cette compétence aux tribunaux administratifs : Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c Laseur, 2003 CSC 54, [2003] 2 RCS 504 [Martin]. Dans l’arrêt Première Nation de Fort McKay c Laurent, 2009 CAF 235, aux paragraphes 57 à 67 [Laurent], la Cour d’appel fédérale a tiré la même conclusion et a déclaré qu’un « arbitre des appels » avait le pouvoir de trancher des questions constitutionnelles. Voir également les décisions Awashish c Conseil des Atikamekw d’Opitciwan, 2019 CF 1131, aux paragraphes 41 et 42; et McKenzie c Ambroise, 2020 CF 340.

[35]  En l’espèce, la présomption n’a pas été réfutée. La Constitution de Thunderchild est fondée sur la primauté du droit (article 8.02) et donne au tribunal d’appel un rôle important à cet égard. L’article 2.01 de la loi sur le tribunal d’appel donne compétence à ce dernier en ce qui concerne [traduction] « toutes les questions relevant de la compétence de la Première Nation Thunderchild et du territoire de la Première Nation Thunderchild et tranchées conformément à la Constitution ou à toute loi de la Première Nation Thunderchild ». Les articles 5.01, 5.02 et 5.03 confèrent de larges pouvoirs au tribunal d’appel, y compris celui d’invalider les lois de Thunderchild qui vont à l’encontre de la Constitution de Thunderchild. En outre, l’alinéa 5.04c) dispose que le tribunal d’appel peut [traduction] « trancher toute question de droit qui se pose dans le cadre d’une demande ». Dans l’arrêt Martin, au paragraphe 40, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’une telle attribution expresse de pouvoir inclut celui de décider si une loi va à l’encontre de la Charte. Enfin, lorsque la loi sur le tribunal d’appel prévoit que certaines questions ne relèvent pas de la compétence du tribunal d’appel, cela est indiqué clairement, comme c’est le cas pour les dommages-intérêts (article 5.08) ainsi que pour les cérémonies et traditions sacrées (article 5.09).

[36]  Ainsi, appliquant les décisions ayant force de précédent qui émanent de la Cour d’appel fédérale, je conclus que le tribunal d’appel a compétence pour juger que certaines dispositions de la loi électorale de Thunderchild vont à l’encontre de la Charte et sont donc invalides. Lorsqu’il parvient à une telle conclusion, le tribunal d’appel doit « ne pas [...] tenir compte [de la disposition] pour des motifs constitutionnels et [...] trancher la demande du requérant comme si la disposition n’était pas en vigueur » : Martin, au paragraphe 33.

[37]  Cependant, le tribunal d’appel a adopté une perspective différente quant à sa compétence. Dans le passage reproduit plus haut, il cherche à opposer le droit de Thunderchild au droit canadien, de sorte que sa compétence ne viserait que le premier et non le second. Si j’ai bien compris la logique du tribunal d’appel, la loi électorale n’aurait pas été adoptée « en vertu de lois fédérales », comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Taypotat, au paragraphe 38; il s’agirait plutôt d’un « acte d’autonomie gouvernementale », comme l’a déclaré la même Cour quelques années plus tard dans l’arrêt Perry, au paragraphe 46. L’autorité des lois de Thunderchild ne tirerait pas son origine du droit canadien : voir, par exemple, l’arrêt Kennedy v Carry the Kettle First Nation, 2020 SKCA 32, au paragraphe 7. Leur source de légitimité serait distincte. Les théoriciens du droit diraient que les lois de Thunderchild et les lois canadiennes n’ont pas la même règle de reconnaissance ou la même Grundnorm.

[38]  Supposons, pour les besoins de l’analyse, que cela est vrai et que le droit de Thunderchild et le droit canadien sont deux systèmes juridiques distincts. Ces deux systèmes juridiques, cependant, ne sont pas totalement isolés l’un de l’autre. Malgré leurs différences, ils présentent un certain nombre de valeurs et de principes communs. Ils ont aussi de nombreux points de contact. J’entends, par points de contact, des situations dans lesquelles un système juridique reconnaît une règle ou un résultat créé par l’autre système. Ces valeurs communes et ces points de contact m’amènent à conclure que le tribunal d’appel doit avoir compétence pour invalider les lois de Thunderchild qui ne sont pas compatibles avec la Charte.

[39]  L’une de ces valeurs communes est très pertinente à la question en litige; il s’agit de la protection des droits fondamentaux. Comme je l’ai déjà souligné, l’article 2.01 de la Constitution de Thunderchild garantit un certain nombre de droits, y compris le droit à l’égalité, qui sous-tend la demande de M. Linklater. D’ailleurs, la Constitution de Thunderchild n’est pas la seule constitution autochtone protégeant les droits fondamentaux : voir, par exemple, l’arrêt Taypotat, au paragraphe 42. Tout comme la constitution canadienne, la Constitution de Thunderchild garantit ces droits en donnant à une magistrature indépendante la mission d’appliquer la constitution. En fait, c’est là une composante de la primauté du droit sur laquelle sont fondées les deux constitutions : voir le préambule de la Charte et l’article 8.02 de la Constitution de Thunderchild.

[40]  Certains des points de contact entre le droit de Thunderchild et le droit canadien ressortent de la Constitution de Thunderchild elle-même. La partie 5 reconnaît la relation que le Traité no 6 a établie entre Thunderchild et la Couronne. L’article 5.04 porte sur la responsabilité fiduciaire de la Couronne envers les citoyens de Thunderchild. Les lois ordinaires révèlent bien d’autres points de contact. Par exemple, les conditions d’éligibilité établies à l’article 3.02 de la loi électorale comprennent l’absence de casier judiciaire et le fait qu’un candidat n’est pas un employé de la Première Nation et n’est pas lié par contrat à cette dernière. Tous ces concepts – l’infraction criminelle, la relation d’emploi et le contrat – sont issus du droit canadien. De même, l’article 3.02 de la loi sur le tribunal d’appel oblige les membres du tribunal d’appel à être membres d’un barreau canadien et renvoie aux concepts d’emploi, de contrat et de casier judiciaire.

[41]  L’un de ces points de contact est directement pertinent en l’espèce. La Constitution et la loi électorale visent à créer un système de gouvernance qui sera reconnu par les autres ordres de gouvernement au Canada. En effet, le gouvernement fédéral estime que la Première Nation Thunderchild est une « bande » aux termes de la Loi sur les Indiens. Comme je l’ai expliqué dans la décision Pastion, la Loi sur les Indiens reconnaît les lois autochtones en matière de gouvernance par le biais du concept de « coutume de la bande ». À cet égard, l’article 2.01 de la loi électorale dispose que la loi et les dispositions connexes constituent la « coutume de la bande » de Thunderchild. De même, l’article 2.02 de la loi sur le tribunal d’appel prévoit que la loi, dans la mesure où elle se rapporte aux élections, [traduction] « doit être considérée comme une partie de [...] la coutume de la bande ». Le recours à ce concept, qui autrement serait inutile, montre l’intention d’établir un point de contact entre le droit de Thunderchild et le droit canadien en ce qui concerne la gouvernance.

[42]  Lorsqu’elle a mis ce système en place, la Première Nation de Thunderchild devait savoir que le droit canadien reconnaîtrait son système de gouvernance à condition qu’il soit compatible avec la Charte – en tenant compte des articles 1 et 25, comme je le mentionne plus bas. Elle savait également que les décisions rendues par le tribunal d’appel seraient susceptibles de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

[43]  Il faut présumer que Thunderchild avait l’intention de créer un système de gouvernance qui serait effectivement reconnu en vertu des lois fédérales. Cela donne à penser que Thunderchild voulait que son système de gouvernance soit conforme à la Charte. Ainsi, afin d’assurer cette reconnaissance, le pouvoir du tribunal d’appel de [traduction] « trancher toute question de droit », énoncé à l’alinéa 5.04c) de sa législation habilitante, doit inclure des questions de droit canadien, notamment des questions liées à la Charte.

[44]  Lorsqu’il a conclu qu’il pouvait appliquer uniquement les lois de Thunderchild, le tribunal d’appel a supposé que le droit de Thunderchild et le droit canadien sont séparés à un degré qui n’est tout simplement pas étayé par les propres textes constitutionnels et législatifs de Thunderchild. De plus, il s’est privé de la possibilité de rendre la décision initiale sur une question qui se posera probablement à une étape ultérieure. Or, la prise de décision est un aspect de l’autonomie gouvernementale qui ne peut être négligé.

[45]  À première vue, il peut sembler étrange de demander aux tribunaux d’un système juridique de tenir compte des règles d’un autre système juridique. Pourtant, cela se produit couramment dans notre monde interdépendant. En fait, cela peut s’avérer nécessaire pour assurer une reconnaissance mutuelle harmonieuse entre systèmes juridiques. Pour n’en donner qu’un exemple, sans prétendre que les circonstances sont tout à fait comparables, les tribunaux de chacun des pays membres de l’Union européenne doivent veiller à ce que les règles de leur propre système juridique soient compatibles avec le droit européen : voir, par exemple, The Queen contre Secretary of State for Transport, ex parte Factortame Ltd et autres, Cour européenne de justice, affaire C-213/89, 19 juin 1990.

[46]  Quoi qu’il en soit, on peut se demander pourquoi le tribunal d’appel, après avoir refusé de statuer sur la question relative à la Charte, n’a pas décidé si l’exigence en matière de résidence était compatible avec la garantie d’égalité qui figure à l’article 2.01 de la Constitution de Thunderchild. Peut-être M. Linklater n’a-t-il pas adéquatement soulevé la question. Devant notre Cour, il a fait valoir que, par renvoi, l’article 2.01 incorpore la Charte au droit de Thunderchild. On peut aussi interpréter la disposition comme protégeant les droits fondamentaux indépendamment de la Charte. Il n’est pas nécessaire que je choisisse entre ces deux interprétations de l’article 2.01. Je me contenterai d’indiquer que le tribunal d’appel pourrait se pencher sur cette question lorsqu’il jugera de nouveau l’affaire.

[47]  Ainsi, le tribunal d’appel a compétence pour statuer sur la prétention de M. Linklater selon laquelle les alinéas 3.02g) et h) de la loi électorale sont inopérants puisqu’ils sont contraires à la Charte. Puisqu’il n’a pas abordé cette question, sa décision de destituer M. Linklater du conseil doit être annulée.

B.  La validité de l’exigence de résidence

[48]  Lorsque la Cour annule une décision, l’affaire est habituellement renvoyée au décideur administratif : Vavilov, aux paragraphes 139 à 142. Ce faisant, la Cour reconnaît que, selon le cadre législatif applicable, la responsabilité première de la prise de décision ne lui appartient pas.

[49]  Néanmoins, M. Linklater me demande de statuer maintenant sur la validité de l’exigence de résidence. Il affirme que la Cour fédérale dispose de l’expertise nécessaire. En outre, une décision de la Cour fédérale règlerait la question une fois pour toutes et créerait un précédent pour d’autres Premières nations aux prises avec des problèmes semblables.

[50]  Je refuse de le faire, pour quatre raisons interdépendantes.

[51]  Premièrement, le principe d’autonomie gouvernementale nécessite, à tout le moins, que le décideur auquel Thunderchild a confié la responsabilité d’appliquer ses lois ait la possibilité de prendre la décision initiale; voir, par analogie, Gadwa c Joly, 2018 CF 568, au paragraphe 71 [Gadwa]; Pastion, aux paragraphes 21 à 23. Au-delà de l’expertise, c’est une question de respect du choix fait par l’autorité législative compétente.

[52]  Deuxièmement, la demande de M. Linklater n’est pas contestée. Le gouvernement de Thunderchild a appuyé la thèse de M. Linklater devant le tribunal d’appel, mais s’est abstenu de présenter des observations devant notre Cour. Les deux citoyens de Thunderchild qui ont déposé la plainte, Mme Thunder et M. Jimmy, ont choisi de ne pas comparaître devant notre Cour malgré les observations qu’ils ont présentées devant le tribunal d’appel au soutien de la validité de l’exigence de résidence. Par conséquent, personne n’a défendu le point de vue des électeurs de Thunderchild qui avaient initialement adopté l’exigence de résidence et qui ont récemment refusé de l’abroger. Plus précisément, personne ne m’a présenté d’arguments selon lesquels l’exigence de résidence est justifiée en application de l’article 1 de la Charte (comme dans la décision Clark) ou échappe à l’examen fondé sur la Charte en raison de l’article 25 (comme dans la décision Vuntut Gwitchin). Or, les tribunaux s’appuient sur le processus contradictoire pour s’assurer que leurs décisions sont le fruit d’une prise en compte minutieuse de tous les arguments. Ils hésitent à se prononcer sur les questions constitutionnelles lorsque les arguments des deux parties n’ont pas été pleinement exposés : Schachter c Canada, [1992] 2 RCS 679, à la page 695; Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, aux paragraphes 18 et 19.

[53]  Troisièmement, je ne peux profiter des motifs que le tribunal d’appel aurait pu donner en ce qui concerne la validité de l’exigence de résidence. Ces motifs auraient inclus des conclusions de fait, qui sont particulièrement pertinentes à l’analyse de la justification aux termes de l’article 1 de la Charte : Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, aux paragraphes 48 à 56, [2013] 3 RCS 1101. De plus, puisque le tribunal d’appel est composé de juristes qui connaissent la culture crie, sa décision sur le fond de la question relative à la Charte aurait apporté des éclaircissements utiles quant à l’application de la Charte dans un contexte autochtone, y compris l’application possible de l’article 25 : pour un aperçu de la question, voir David Milward, Aboriginal Justice and the Charter: Realizing a Culturally Sensitive Interpretation of Legal Rights, Vancouver: UBC Press, 2012.

[54]  Quatrièmement, je dispose de très peu de preuve à cause de la manière dont s’est déroulée l’instance. Cependant, plusieurs questions en litige ne peuvent être tranchées en l’absence de preuve, notamment la justification selon l’article 1 de la Charte. Dans la décision Vuntut Gwitchin, par exemple, la Cour disposait d’une preuve abondante. M. Linklater, en revanche, plaide sa cause en s’appuyant principalement sur la jurisprudence de notre Cour. Cela pourrait mener à une situation semblable à celle qui est évoquée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Laurent, au paragraphe 68 :

Il serait regrettable que les importantes questions constitutionnelles soulevées par M. Laurent doivent être tranchées sur le fondement de l’incapacité de ce dernier à s’acquitter de la charge de prouver qu’il a été dérogé à la Constitution ou de l’incapacité de la Première Nation de Fort McKay à s’acquitter de la charge de justifier, le cas échéant, la ou les dérogations constatées.

[55]  Je comprends que M. Linklater souhaite une résolution rapide du litige. En réalité, la plupart des personnes qui demandent un contrôle judiciaire aimeraient que notre Cour prenne elle-même une décision plutôt que de renvoyer l’affaire. Certes, on économiserait ainsi du temps et des ressources, mais on minerait du même coup l’autonomie des décideurs administratifs : Vavilov, aux paragraphes 140 et 141. Je comprends également M. Linklater lorsqu’il fait valoir qu’une décision de notre Cour ayant valeur de précédent serait utile aux Premières Nations partout au Canada. Toutefois, comme je l’ai mentionné précédemment, notre Cour a déjà jugé des affaires du même ordre. Je ne suis pas du tout certain qu’une décision rendue dans le contexte procédural que je viens de décrire apporterait un ajout utile à la jurisprudence actuelle.

C.  Les mesures de réparation

[56]  Le tribunal d’appel, en n’évaluant pas la validité constitutionnelle des dispositions de la loi électorale qu’il appliquait, a fait défaut d’exercer sa compétence. Sa décision doit être annulée. Il doit donc entendre et trancher l’affaire de nouveau, si Mme Thunder ou M. Jimmy souhaitent poursuivre l’affaire. En attendant, puisque sa décision de destituer M. Linklater du conseil est invalide, M. Linklater demeure conseiller et n’a jamais été légitimement destitué du conseil. Bien que je ne puisse pas ordonner le paiement de dommages-intérêts dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, il en découle logiquement que M. Linklater a droit à son salaire depuis la date de la décision du tribunal d’appel.

[57]  M. Linklater m’a également demandé d’ordonner la tenue d’un référendum, conformément aux articles 8.05 et 8.06 de la Constitution de Thunderchild, lors duquel on proposerait d’abroger ou de modifier l’exigence de résidence. À l’audience, M. Linklater m’a également demandé d’établir des [traduction] « points de repère », c’est-à-dire de délimiter un éventail de solutions acceptables pouvant être soumises aux électeurs de Thunderchild.

[58]  Je refuse d’ordonner la tenue d’un référendum. Il est sans doute préférable de régler la question de l’exigence de résidence par des moyens politiques plutôt qu’en ayant recours aux tribunaux. Toutefois, notre Cour n’a pas de pouvoir général lui permettant de déclencher des élections ou des référendums au sein de Premières Nations : Gadwa, au paragraphe 70; Thomas c One Arrow First Nation, 2019 CF 1663, au paragraphe 32. L’article 8.06 de la Constitution de Thunderchild confie au conseil, et non à notre Cour, la responsabilité de [traduction] « formuler la question à soumettre aux électeurs admissibles ». La modification de la Constitution de Thunderchild est un processus politique. Bien entendu, toute modification doit respecter les contraintes constitutionnelles définies par le tribunal d’appel ou par notre Cour. L’initiative d’une modification demeure cependant l’apanage des représentants élus de la Première Nation. Le rôle de notre Cour n’est pas d’établir des [traduction] « points de repère » ni de définir un éventail de solutions valides du point de vue constitutionnel.

III.  Décision

[59]  Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie en partie. La décision du tribunal d’appel est annulée et l’affaire est renvoyée au tribunal d’appel pour qu’il rende une nouvelle décision. La destitution de M. Linklater est invalide.

[60]  Les parties m’ont demandé de mettre en suspens la question des dépens. Par conséquent, les parties disposent d’un délai de trente jours à compter de la date du présent jugement pour présenter des observations supplémentaires à cet égard.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-892-20

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.  La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie.

2.  La décision rendue par le tribunal d’appel de la Première Nation Thunderchild, en date du 13 juillet 2020, est annulée.

3.  L’affaire est renvoyée au tribunal d’appel de la Première Nation Thunderchild pour un nouvel examen conformément aux présents motifs.

4.  Dans les 30 jours suivant la date du présent jugement, les parties présenteront leurs observations concernant les dépens, qui seront de 10 pages maximum.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-892-20

INTITULÉ :

MICHAEL LINKLATER c GOUVERNEMENT DE LA PREMIÈRE NATION THUNDERCHILD, CHERYL THUNDER, JONATHON JIMMY

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (ONTARIO) ET SASKATOON (SASKATCHEWAN)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 octobre 2020

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

le 25 novembre 2020

COMPARUTIONS :

Jeff Howe

Pour le demandeur

 

Dusty Ernewein

Pour l’intimé

(GOUVERNEMENT DE LA PREMIÈRE NATION THUNDERCHILD)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Howe Legal Professional Corporation

Kenosee Lake (Saskatchewan)

Pour le demandeur

 

McKercher LLP

Saskatoon (Saskatchewan)

Pour l’intimé

(GOUVERNEMENT DE LA PREMIÈRE NATION THUNDERCHILD)

 

 

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