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Date : 20201120


Dossier : IMM-4633-19

Référence : 2020 CF 1078

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

MAHINTHAN SIVALINGAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 25 juillet 2019 [la décision] par laquelle un agent d’exécution [l’agent] de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a refusé de reporter le renvoi du demandeur, M. Mahinthan Sivalingam, du Canada. Le renvoi du demandeur avait été prévu pour le 2 août 2019. Le 1er août 2019, le juge Roussel a fait droit à la requête du demandeur en sursis de l’exécution de son renvoi en attendant l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire.

[2]  Comme je l’expliquerai de façon plus détaillée ci‑dessous, j’accueille la présente demande, car j’en suis arrivé à la conclusion que l’agent a eu tort de ne pas reconnaître la possibilité que des motifs d’ordre humanitaire pussent être invoqués pour rendre inopposable l’interdiction de territoire dont est frappé le demandeur. Cette erreur doit être examinée en fonction de la demande de dispense pour des motifs d’ordre humanitaire que le demandeur avait présentée en mars 2016 afin de pouvoir être inclus dans la demande de résidence permanente de son épouse. Un représentant d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a subséquemment rejeté cette demande, parce qu’il a cru à tort que le demandeur était déjà un résident permanent. En raison de cette erreur, l’agent n’a pas cherché à savoir si la demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qui était en suspens depuis longtemps, constituait des circonstances spéciales pouvant faire en sorte que de telles demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire non réglées justifient le report d’un renvoi.

II.  Les faits à l’origine du litige

[3]  Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka. En 2001, le père du demandeur a quitté le Sri Lanka pour venir au Canada, par crainte d’être persécuté par l’armée srilankaise. Après que la demande d’asile de son père eut été accueillie, le demandeur et sa famille ont déménagé à Montréal en 2003.

[4]  Le demandeur a rencontré son épouse à Montréal en 2015. Elle s’était enfuie du Sri Lanka et avait demandé l’asile au Canada. Ils se sont mariés en 2015 et ont des fils nés en décembre 2015 et juillet 2019. Le demandeur, son épouse et leurs enfants habitent à Montréal dans la même maison que les parents et deux des frères et sœurs du demandeur.

[5]  Le demandeur a obtenu le droit d’établissement en 2003 et est devenu résident permanent du Canada. Cependant, entre 2007 et 2012, il a été accusé et déclaré coupable d’actes criminels liés au vol et à la fraude par carte de crédit. En septembre 2010, le demandeur a été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Son statut de résident permanent a été révoqué et une mesure de renvoi a été prise contre lui.

[6]  Pour sa part, la demande d’asile de l’épouse du demandeur a été accueillie en juin 2015 et elle a ensuite présenté une demande de résidence permanente. Le conseil du demandeur a alors présenté une demande à IRCC en novembre 2015 visant à faire inclure le demandeur comme personne à charge dans la demande de résidence permanente de son épouse. En mars 2016, le conseil du demandeur a présenté des observations invoquant des motifs d’ordre humanitaire au soutien de cette demande.

[7]  L’épouse du demandeur a obtenu la résidence permanente en mars 2018, mais le demandeur ne s’est pas vu accorder la résidence permanente à titre de personne à charge de son épouse. Il affirme qu’il ignorait à l’époque qu’il avait été exclu. Il soutient plutôt qu’il a appris, au moment où il a présenté au début de 2019 une demande de contrôle judiciaire de la décision statuant sur sa demande d’examen des risques avant renvoi, ainsi qu’une requête en sursis connexe, que les agents d’immigration l’avaient retiré de la demande de résidence permanente de son épouse, au motif qu’il était déjà un résident permanent et qu’il ne pouvait donc être inclus dans la demande de son épouse en qualité de personne à charge.

[8]  Le renvoi du demandeur du Canada a été fixé au 17 mars 2019. Le demandeur ne s’est pas présenté à l’aéroport en vue de son renvoi à cette date, et un mandat d’arrestation a été lancé contre lui. Il s’est livré de lui‑même aux autorités de l’ASFC le 5 avril 2019 et a expliqué qu’il ne s’était pas présenté pour son renvoi parce que son épouse était enceinte de leur deuxième enfant. L’ASFC a reporté son renvoi, l’a remis en liberté sous conditions et l’a autorisé à rester au Canada jusqu’à la naissance de l’enfant.

[9]  Le demandeur a ensuite demandé à IRCC de rouvrir la demande de résidence permanente de son épouse afin qu’il puisse être tenu compte, dans la décision, de son inclusion en qualité de personne charge. Le demandeur ajoute qu’il a déposé une demande de permis de séjour temporaire afin de régulariser sa situation jusqu’à l’issue de cette demande.

[10]  Le renvoi du demandeur a été reporté au 2 août 2019. Le 10 juillet 2019, il a demandé que son renvoi soit reporté jusqu’à ce que sa demande visant à faire rouvrir la demande de résidence permanente de son épouse et sa demande de permis de séjour temporaire soient tranchées. Il a également soulevé des préoccupations au sujet des risques auxquels il serait exposé à son retour au Sri Lanka, des besoins de son épouse et de ses enfants et de son rôle dans la prestation de soins à son père, qui a subi une grave lésion cérébrale en 2015. Le 19 juillet 2019, le demandeur a présenté d’autres observations dans lesquelles il demandait que son renvoi soit reporté de trois mois, parce que son épouse était aux prises avec des problèmes post‑partum.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[11]  Dans la décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, l’agent a refusé de reporter le renvoi du demandeur, prévu le 2 août 2019. Dans sa décision, l’agent a examiné chacun des aspects suivants : 1) le renvoi du demandeur devrait-il être reporté jusqu’à ce qu’IRCC rende une décision relativement à sa demande visant à faire rouvrir la demande résidence permanente de son épouse afin qu’il soit tenu compte, dans cette décision, de son inclusion; 2) son renvoi devrait-il être reporté jusqu’à ce qu’IRCC rende une décision relativement à sa demande de permis de séjour temporaire; 3) son renvoi devrait-il être reporté dans l’intérêt supérieur de ses enfants; et 4) son renvoi devrait-il être reporté pour le bien‑être de son père.

A.  Demande visant à faire rouvrir la demande de résidence permanente de l’épouse du demandeur afin qu’il soit tenu compte, dans la décision, de son inclusion

[12]  Lorsqu’il a examiné les observations du demandeur au sujet de sa demande visant à faire rouvrir la demande de résidence permanente de son épouse, l’agent a d’abord souligné qu’IRCC n’était nullement tenu de rouvrir la demande et qu’une demande de réouverture de cette nature n’a pas pour effet de suspendre l’exécution de la mesure de renvoi.

[13]  L’agent a reconnu que le demandeur avait été exclu de la demande de résidence permanente de son épouse par erreur, les agents ayant cru qu’il était résident permanent alors qu’en réalité, il avait perdu ce statut. Cependant, l’agent a estimé que demandeur n’aurait pu être inclus dans la demande de résidence permanente de son épouse, ou il en aurait probablement été exclu, car il avait perdu son statut de résident permanent lorsqu’il a été interdit de territoire sur le fondement de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[14]  L’agent a également reproché au demandeur d’avoir présenté sa demande de réouverture en mai 2019 seulement, alors que son épouse avait obtenu la résidence permanente en mars 2018. L’agent a pris acte du fait invoqué par demandeur, selon lequel il ignorait à l’époque qu’il avait été exclu. Il a toutefois jugé inconcevable que le demandeur n’ait pas cherché à savoir pourquoi son épouse pouvait obtenir la résidence permanente et le sort de cette demande de résidence permanente scellé sans qu’il obtienne aussi la résidence permanente. L’agent a également tenu pour acquis que le demandeur aurait accompagné son épouse lorsqu’elle a été convoquée au sujet de sa demande de résidence permanente étant donné que dans la lettre de convocation envoyée à son épouse, toutes les personnes à charge visées dans la demande y étaient aussi convoquées, et que l’épouse du demandeur ne parle ni le français ni l’anglais.

[15]  L’agent a conclu que le demandeur n’avait fourni aucun document crédible permettant d’établir qu’il aurait obtenu à nouveau la résidence permanente en qualité de personne à charge de son épouse, n’eut été le fait qu’il avait été exclu à tort de cette demande.

[16]  Enfin, l’agent a souligné que même si le demandeur avait présenté une demande distincte fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il serait interdit de territoire au titre de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. L’agent a expliqué que le demandeur pourra présenter une demande de réhabilitation en ce qui concerne son casier judiciaire au Canada dès qu’il sera admissible à le faire et que, si sa demande est accueillie, il pourra ensuite demander l’autorisation de revenir au Canada.

B.  Demande de permis de séjour temporaire

[17]  L’agent a souligné que la demande de permis de séjour temporaire n’a pas pour effet de suspendre l’exécution de la mesure de renvoi et que le demandeur n’avait présenté aucun élément de preuve établissant qu’il avait effectivement déposé une telle demande. Les bases de données de l’immigration ne faisaient pas état du fait qu’IRCC avait reçu une telle demande. L’agent a conclu que le demandeur n’avait fourni aucun document crédible établissant que le renvoi devrait être reporté jusqu’à l’issue de sa demande de permis de séjour temporaire.

C.  L’intérêt supérieur des enfants du demandeur

[18]  L’agent a souligné que, bien que l’intérêt supérieur des enfants soit un facteur important dont il faut tenir compte au moment de fixer la date du renvoi, la mention de ce facteur ne constitue pas en soi un motif suffisant pour en reporter l’exécution. L’agent a conclu qu’aucun document crédible n’établissait que les enfants du demandeur subiraient un préjudice irréparable s’il quittait le Canada. Selon la preuve, l’épouse et les enfants du demandeur habiteraient avec les membres de la famille du demandeur après son renvoi. De plus, l’agent a souligné que l’épouse et les enfants du demandeur ont accès à des services médicaux et sociaux au Canada.

[19]  L’agent a pris acte d’une lettre du médecin de l’épouse du demandeur, selon laquelle celle-ci avait souffert de problèmes post‑partum courants après la naissance de leur deuxième enfant. L’agent a souligné qu’il est bien reconnu que la dépression post‑partum est une affection grave et que les femmes peuvent souffrir de problèmes post‑partum à différents degrés.

[20]  Cependant, l’agent a également souligné que le médecin n’a pas dit que la mère ne pouvait prendre soin de ses enfants ou que leur bien‑être sera en péril si le demandeur quitte le Canada. L’agent a conclu qu’aucun élément de preuve crédible n’établissait que les enfants subiraient un préjudice irréparable si le demandeur quittait le Canada.

D.  Le bien‑être du père du demandeur

[21]  En dernier lieu, l’agent a abordé l’argument du demandeur selon lequel il doit rester au Canada afin de s’occuper de son père, qui a besoin de soins quotidiens en raison de la lésion cérébrale qu’il a subie. L’agent a souligné que le demandeur avait fourni un certificat médical indiquant que son père souffrait d’une déficience cognitive et qu’il avait besoin de l’aide du demandeur et de sa famille pour ses activités quotidiennes. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas établi que son père ne pourrait obtenir l’aide de ses autres enfants ou avoir accès à des services médicaux et sociaux au Canada. En outre, l’agent a constaté que rien n’indiquait que l’état de santé du père du demandeur s’était amélioré depuis son accident survenu en 2015, ce qui permet de penser que les soins dont il a besoin ne sont pas qu’une situation temporaire.

E.  Conclusion

[22]  L’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de motifs justifiant le report du renvoi du demandeur du Canada. Soulignant que, selon le paragraphe 48(2) de la LIPR, la mesure de renvoi exécutoire doit être exécutée dès que possible, l’agent a confirmé le renvoi du demandeur fixé au 2 août 2019.

IV.  Questions en litige

[23]  Dans son mémoire des faits ou du droit, le demandeur soumet les questions en litige suivantes à l’examen de la Cour :

  1. L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son analyse relative à la demande de réouverture de dossier présentée par le demandeur?

  2. L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agent était‑elle raisonnable?

  3. L’agent a‑t‑il commis une erreur parce qu’il n’a pas abordé tous les motifs soulevés dans la demande de report du renvoi?

V.  La norme de contrôle

[24]  Le demandeur soutient que la norme de contrôle applicable à toutes les questions énoncées ci-dessus est celle de la norme de la décision raisonnable. Le défendeur admet que la décision elle‑même est susceptible de contrôle selon cette norme, mais il fait valoir que la norme de l’« erreur manifeste et dominante », décrite dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33, s’applique à l’examen, par la Cour, des inférences factuelles que l’agent tire et des conclusions de fait qui en résultent. Le défendeur fait reposer cette distinction sur la décision Aldarwish c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1265 [Aldarwish], aux paragraphes 24 à 30.

[25]  Le demandeur souligne que la décision Aldarwish a été rendue avant le prononcé de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de I’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], dans lequel la Cour suprême du Canada a confirmé l’existence d’une présomption de contrôle des décisions administratives selon la norme de la décision raisonnable. J’appliquerai donc la norme de la décision raisonnable prescrite par l’arrêt Vavilov à la présente affaire. Je tiens cependant à ajouter que, si le défendeur soutient qu’une norme encore moins déférente devrait s’appliquer, j’en arriverais à la même conclusion quant à l’issue du présent contrôle judiciaire, même si j’appliquais cette autre norme.

VI.  Analyse

[26]  Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur ma réponse à la première question que le demandeur a soulevée, soit celle de savoir si l’agent a commis une erreur parce qu’il a mal saisi pourquoi le demandeur a mis autant d’efforts à faire rouvrir la demande de résidence permanente de son épouse. L’agent a conclu que l’interdiction de territoire pour criminalité dont le demandeur était frappé faisait en sorte qu’il n’aurait pu être inclus dans la demande de son épouse ou en aurait probablement été exclu. Selon le demandeur, cette conclusion montre que l’agent a commis une erreur de fait ou de droit, soit parce qu’il n’a pas tenu compte du fait que le demandeur avait invoqué des motifs d’ordre humanitaire pouvant justifier l’inopposabilité de l’interdiction de territoire dont il était frappé, soit parce qu’il n’a pas reconnu que l’article 25 de la LIPR lui accordait le pouvoir discrétionnaire de le faire.

[27]  Je conviens avec le demandeur que rien dans la décision de l’agent ne montre qu’il a exploré la possibilité que les motifs d’ordre humanitaires puissent être invoqués pour justifier l’inopposabilité de l’interdiction de territoire. Rien dans la décision ne démontre de manière précise que cette possibilité a été envisagée. Je reconnais que l’agent a mentionné que le demandeur serait [traduction] « probablement » exclu de la demande de son épouse. Même si l’emploi du mot [traduction] « probablement » pouvait évoquer la reconnaissance implicite que des motifs d’ordre humanitaire pouvaient être invoqués en ce sens, cette reconnaissance est loin d’être transparente.

[28]  Le défendeur souligne que l’agent a expressément mentionné, plus loin dans sa décision, la possibilité que des motifs d’ordre humanitaire puissent être invoqués en vue d’obtenir une dispense. Or, l’agent dit que même si le demandeur présentait aujourd’hui une demande distincte fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il serait tout de même interdit de territoire. Le demandeur a répondu que cette partie de la décision appuie sa thèse selon laquelle l’agent n’a pas reconnu que des motifs d’ordre humanitaire pouvaient être invoqués en vue d’obtenir une dispense, et je suis d’accord avec le demandeur sur ce point.

[29]  Le défendeur soulève un argument plus impérieux, selon lequel une erreur de cette nature n’a aucune importance pour la décision de report, parce que le dépôt d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ne constitue pas un obstacle au renvoi. Pour savoir si cet argument est solide dans le contexte particulier de la présente affaire, il est nécessaire d’examiner les décisions dans lesquelles les tribunaux ont exploré le pouvoir discrétionnaire accordé aux agents de l’ASFC saisis d’une demande de report d’un renvoi.

[30]  Dans l’arrêt Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81 [Baron], au paragraphe 51, la Cour d’appel fédérale a jugé que, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales, les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle. Dans l’arrêt Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, la Cour d’appel fédérale a suivi l’arrêt Baron et conclu que le fait pour les personnes susceptibles d’être renvoyées de présenter une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire peu avant la date du renvoi ne signifie pas que le report est justifié.

[31]  La Cour fédérale a également rejeté l’argument selon lequel les « considérations spéciales » qui, comme la Cour d’appel fédérale l’a reconnu dans l’arrêt Baron, peuvent justifier le report du renvoi même en l’absence d’une menace à la sécurité personnelle, comprennent la force ou la nature impérieuse d’une demande de résidence permanente en instance (voir Newman c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2016 CF 888 [Newman], aux para 29 et 34). Cependant, des circonstances spéciales justifiant le report peuvent survenir lorsqu’une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée en temps opportun n’a pas été traitée en temps opportun (voir Newman, aux para 31 et 34).

[32]  La présente affaire pourrait être considérée comme une affaire qui présente des circonstances spéciales de cette nature, car la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire que le demandeur a présentée en mars 2016 n’a jamais été examinée au fond. Elle a plutôt été rejetée au motif, erroné, que le demandeur était déjà un résident permanent. Ni l’agent ni le défendeur ne nient qu’il s’agissait d’une erreur. C’est pourquoi la demande de réouverture du dossier présentée par le demandeur constitue une demande visant à obtenir une décision relativement à la demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaires restée en suspens depuis longtemps.

[33]  Je ne dis pas que ces circonstances justifiaient nécessairement une décision favorable quant au report; cependant, il s’agit du type de circonstances pour lesquelles l’agent est investi d’un pouvoir discrétionnaire qui lui permet de faire droit à une telle demande de dispense. En conséquence, l’erreur que l’agent a commise parce qu’il n’a pas reconnu la possibilité que les motifs d’ordre humanitaires invoqués dans la demande de dispense restée en suspens puissent rendre inopposable l’interdiction de territoire du demandeur constitue une erreur importante qui met en doute le caractère raisonnable de la décision.

[34]  Je suis malgré ma conclusion conscient du fait que l’agent a reproché au demandeur de ne pas avoir présenté sa demande de réouverture en temps opportun. L’agent souligne que, même si l’épouse du demandeur a obtenu la résidence permanente en mars 2018, ce n’est qu’en mai 2019 qu’il a tenté de faire rouvrir la demande de son épouse. L’agent ne croit pas le demandeur lorsqu’il affirme que ce n’est qu’au début de l’année 2019 qu’il a compris qu’il avait été exclu de la demande de son épouse.

[35]  Selon le demandeur, l’agent en est arrivé à cette conclusion parce qu’il a ignoré à tort des éléments de preuve ou parce qu’il s’est livré à tort à des conjectures. Il n’est pas nécessaire que j’examine cet argument. La conclusion de l’agent pourrait permettre de conclure que la présente affaire ne présente pas de circonstances spéciales justifiant un report. Cependant, il n’y a aucune raison de conclure que la demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’a pas été présentée en temps opportun. J’estime que l’erreur commise par l’agent, attribuable à son défaut de reconnaître la possibilité que des motifs d’ordre humanitaire pussent être invoqués pour rendre inopposable l’interdiction de territoire dont était frappé le demandeur, est déterminante quant à l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. Si l’agent n’avait pas commis cette erreur et s’il avait examiné s’il existait des circonstances spéciales pouvant justifier un report, il en serait peut‑être arrivé à un résultat différent.

[36]  En conséquence, je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et que l’affaire doit être renvoyée à un autre agent de l’ASFC pour nouvelle décision.

VII.  Question certifiée

[37]  À l’audience relative à la présente demande, le demandeur a évoqué la possibilité de proposer une question à certifier aux fins d’un appel dans la présente affaire. À cette fin, le demandeur a souligné, notamment, que son renvoi était interdit en droit tant qu’une décision n’était pas rendue relativement à sa demande de résidence permanente en sa qualité de personne à charge de son épouse.

[38]  Le demandeur appuie son argument en partie sur la décision Haider c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 58 FTR 268, dans laquelle le juge MacKay, dans le contexte d’une requête en sursis, a conclu qu’une question grave était soulevée, soit celle de savoir si une épouse qui souhaitait être incluse dans la demande de résidence permanente de son époux, en qualité de réfugié au sens de la Convention, avait le droit de rester au Canada jusqu’à ce que la question de l’inclusion soit tranchée.

[39]  Dans des observations écrites qu’il a présentées après l’audience à la demande de la Cour, le demandeur a formulé la question suivante à certifier aux fins d’un appel, au cas où la décision relative à la présente demande de contrôle judiciaire porterait sur l’argument exposé plus haut :

[traduction]

L’agent d’expulsion de l’ASFC est‑il tenu de reporter le renvoi jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur la demande de résidence permanente présentée par le conjoint ou la conjointe d’un réfugié ou d’une réfugiée au sens de la Convention fondée sur l’article 176 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227?

[40]  Le demandeur a également invoqué des arguments écrits visant à étayer le caractère adéquat de cette question à des fins de certification. Le défendeur a fourni des observations écrites dans lesquelles il s’oppose à cette certification. Étant donné que ma décision dans la présente affaire ne vise pas l’argument auquel se rapporte la question proposée, la réponse à cette question ne permettrait pas de trancher un appel interjeté dans la présente affaire. Par conséquent, aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4633-19

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent de l’Agence des services frontaliers du Canada pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSEIR


DOSSIER :

IMM-4633-19

INTITULÉ :

MAHINTHAN SIVALINGAM c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence à Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 novembre 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

le 20 novembre 2020

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

pour le demandeur

Stephen Jarvis

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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