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Date : 20050321

Dossier : T-5-05

Référence : 2005 CF 396

ENTRE :

                                                         AIDAN BUTTERFIELD

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                           PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]                M. Butterfield est partie à trois demandes de contrôle judiciaire, la présente instance, T-5-05, et les instances T-2056-04 et T-2057-04, qui concernent une sanction liée à sa licence de pilote d'avion privé. Avec la présente requête, M. Butterfield, avocat récemment admis au Barreau, souhaite obtenir l'autorisation de la Cour pour présenter des arguments fondés sur ses propres affidavits, dans les trois instances, dans l'immédiat et dans le futur.

EXAMEN DES QUESTIONS EN LITIGE

Contrôle de la procédure


[2]                La présente requête, qui porte sur des documents sommaires, n'est pas contestée par le procureur général. Toutefois, l'absence de contestation ne met pas fin à la cause puisque les ordonnances relevant du pouvoir discrétionnaire de la Cour, même celles faisant l'objet d'un consentement des parties ou, comme c'est le cas en l'espèce, celles qui ne sont pas contestées, ne sont pas délivrées de manière automatique; il appartient en effet à la Cour de contrôler sa pratique et sa procédure.

[3]                Pour illustrer ce principe, prenons pour exemple un cas extrême, où la Cour a souligné qu'elle pouvait contrôler sa propre procédure, même en cas de consentement des parties; il s'agit de l'affaire Liu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1994) 88 F.T.R. 183, une décision du juge Muldoon. Dans cette instance, la Couronne avait consenti à l'autorisation d'une demande de contrôle judiciaire. Le juge s'exprime ainsi, en ce qui concerne la capacité d'une cour à contrôler sa pratique et sa procédure :

L'intimé a laissé entendre qu'il consentait à ce que la procédure de contrôle judiciaire soit autorisée. Ce genre de consentement ne vaut rien : zéro majuscule. La situation pourrait être illustrée de la façon suivante : essayez de vous rendre à la Cour suprême du Canada en consentant à une autorisation d'en appeler, en disant : « Peu importe, Messieurs et Mesdames les juges, la façon dont vous voulez organiser votre travail, il vous faudra entendre notre litige parce que l'intimé y consent » . Je crois que cela entraînerait un rejet net, et il en est de même à la Cour fédérale.

                                                                                                                                   [p. 184]

Ce qu'il faut retenir, c'est que le calendrier de travail de la Cour est une question de pratique et de procédure de la Cour et à ce titre, c'est à cette dernière qu'il appartient de le contrôler.

[4]                Le principe de ce pouvoir discrétionnaire qui permet à la Cour de contrôler sa pratique et sa procédure a été examiné par le juge Lambert, de la Cour d'appel, dans McAlpine c. Bachop (1987) 12 B.C.L.R. (2d) 30; il y avait été allégué que le juge siégeant en chambre avait rendu une ordonnance contraire à un accord des avocats. Le juge Lambert a écrit ce qui suit :

[Traduction] Il ne fait aucun doute dans mon esprit que le pouvoir de contrôler toutes les questions de pratique et de procédure appartient à la Cour suprême, par le biais des juges siégeant en chambre et des juges présidant l'instruction. Ce pouvoir ne peut être retiré à la Cour par l'accord des avocats. Bien entendu, si les avocats parviennent à conclure un accord qui lie parties, cet accord devient exécutoire; en outre, une partie est empêchée de nier les droits revendiqués par l'autre partie. Mais dans la mesure où il s'agit d'une pure question de pratique et de procédure, la compétence de la Cour demeure et cette dernière ne peut en être privée par le biais d'un accord des avocats sur des questions qui concernent strictement la pratique et la procédure. À mon avis, il s'agissait bien d'une question de cette nature, purement de pratique et de procédure, et cette question relevait du juge en chambre et de ce que l'on appelle son « pouvoir discrétionnaire » . Quand on parle de « pouvoir discrétionnaire » , cela signifie que le juge en chambre doit agir de manière judiciaire et qu'il doit tenir compte de tous les facteurs pertinents. S'il agit de la sorte, la question relève de son entière discrétion, à condition qu'il soit impossible d'affirmer que l'une quelconque des autres réponses possibles à la question dont il est saisi est incorrecte. Les réponses, bien sûr, sont différentes mais la question relève de son pouvoir discrétionnaire si rien dans la loi ne permet de décider si la réponse est exacte ou inexacte. J'estime qu'aucune question de principe de cette nature n'est soulevée, en l'espèce; il s'agit uniquement d'une question de pratique et de procédure à l'égard de laquelle différentes situations entraîneraient des réponses différentes.

                                                                                                                                     [p. 33]

La Cour d'appel nous enseigne ici que le pouvoir discrétionnaire du juge en chambre ne peut lui être retiré à l'égard des questions qui relèvent purement de la pratique et de la procédure, par le seul accord des avocats. Dans le cas qui nous occupe, aucun accord n'est intervenu entre les avocats; simplement, l'un des avocats ne s'est pas prononcé. Pour revenir à McAlpine, la question en litige portait sur le pouvoir discrétionnaire du juge en chambre, pouvoir qui doit être exercé de manière judiciaire, le juge devant également tenir compte de tous les facteurs pertinents.


[5]                La Cour suprême du Canada, dans Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, à la page 832, fait observer que le jugement déclaratoire est de nature discrétionnaire; lorsque l'on examine ce pouvoir discrétionnaire, on doit tenir compte de l'utilité du redressement, s'il est accordé, et de la probabilité qu'il puisse régler les questions en litige entre les parties.

Utilisation de l'affidavit de l'avocat


[6]                M. Butterfield, dans son plaidoyer en vue de convaincre la Cour de le laisser présenter des arguments fondés sur son affidavit, fait valoir qu'il y a une contradiction entre l'article 199 et l'article 82 des Règles, la première permettant à un individu d'agir en son nom propre et la seconde, exigeant qu'un avocat obtienne l'autorisation de la Cour pour présenter des arguments fondés sur son propre affidavit. Je ne vois aucune contradiction, comme le prétend M. Butterfield, dans le fait que s'il agit à titre de plaideur profane, il peut présenter des arguments fondés sur son propre affidavit mais s'il agit à titre d'avocat, il n'est pas autorisé à le faire car la loi est libellée de manière telle que même un plaideur profane ne devrait pas présenter des arguments fondés sur son propre affidavit. Ce principe a été souligné par lord Campbell dans Cobbett c. Hudson [1852] 1 Le. & Bl., 118 E.R. 341, mais ce dernier a reconnu que même s'il était discutable et contraire au bon goût et à la logique qu'un plaideur profane agisse à la fois en qualité d'avocat et en qualité de témoin, il n'existait aucune interdiction absolue à endosser ces deux rôles en même temps. L'article 82 des Règles des Cours fédérales reconnaît qu'un avocat et, par voie de conséquence, un plaideur profane, puisse agir en qualité de témoin avec la permission de la Cour.

[7]                L'article 82 des Règles précise ce qui suit :

82. Utilisation de l'affidavit d'un avocat - Sauf avec l'autorisation de la Cour, un avocat ne peut à la fois être l'auteur d'un affidavit et présenter à la Cour des arguments fondés sur cet affidavit.

82. Use of solicitor's affidavit - Except with leave of the Court, a solicitor shall not both depose to an affidavit and present argument to the Court based on that affidavit.


J'aimerais formuler trois remarques à propos de l'article 82. Premièrement, cette règle porte sur un recours discrétionnaire. Deuxièmement, elle s'applique à la pratique et à la procédure. Troisièmement, elle n'est pas conçue pour donner à l'avocat une autorisation globale et générale de présenter des arguments fondés sur tous les affidavits, soit les affidavits existants dont on connaît le contenu et les affidavits éventuels, dont on ne connaît pas le contenu. Elle fait plutôt mention « d'un affidavit » et de la présentation d'arguments « fondés sur cet affidavit » . Cette dernière remarque est pertinente puisqu'il arrive que l'avocat soit la personne appropriée pour signer l'affidavit en question, ce qui ne pose aucun problème lorsque le contenu de cet affidavit n'est pas litigieux. Dans d'autres cas, si l'affidavit risque de donner lieu à un contre-interrogatoire, ou si la Cour soulève des questions précises quant à la preuve contenue dans l'affidavit de l'avocat, il serait totalement inapproprié et embarrassant pour l'avocat de présenter des arguments fondés sur son propre affidavit, ce qui obligerait l'avocat de la partie adverse à remettre en cause le témoignage de son confrère et le juge à trancher entre l'affidavit d'un témoin indépendant et l'affidavit de l'avocat. Bref, peu importe le résultat, la situation demeure embarrassante.

[8]                Dans Lex Tex Canada Ltd. c. Duratex Inc. (1979) 42 C.P.R. (2d) 185, le juge Addy souligne qu'il est inapproprié pour un avocat de témoigner pour le compte de son client; selon lui, un tel témoignage est totalement déplacé et inacceptable, quel qu'en soit le motif, car il ouvre la voie au contre-interrogatoire de l'avocat.

[9]                Poussons cette analyse un peu plus loin. Il n'a jamais été dans l'intérêt de la profession qu'un avocat commente le témoignage d'un autre avocat dans la même instance; cette situation pourrait obliger le juge à discuter avec l'avocat concerné de la valeur probante qui doit être accordée à son témoignage, ce qui serait totalement inapproprié; voir Bell Engine Co. c. Gagné, [1914] 7 W.W.R., à la page 62 (C.S. Sask. en formation plénière). Dans sa décision, le juge Brown adopte le point de vue du juge de première instance et affirme que [traduction] « le fait pour un avocat de témoigner n'est pas seulement contraire à l'administration de la justice, en fait, il n'y a rien de pire pour ébranler la confiance du public envers l'administration, à un point tel que cette pratique ne devrait pas seulement être déconseillée, elle devrait être totalement interdite » . Le juge Brown ajoute ce qui suit, approuvant la démarche adoptée par le juge de première instance :


[Traduction] Je suis entièrement d'accord avec les remarques du juge de première instance, lorsqu'il affirme qu'une telle pratique devrait être déconseillée et que les avocats devraient éviter de se mettre dans une situation où ils pourraient être tenus d'agir en qualité d'avocat et de témoin dans la même affaire. Il n'est pas dans l'intérêt de la profession qu'un avocat soit appelé à exprimer son opinion sur le témoignage d'un confrère dans la même cause. En outre, la Cour ne doit pas être appelée à discuter de la valeur probante d'un tel témoignage avec l'avocat en cause. Un tel témoignage aurait pour effet d'empêcher un examen libre et approfondi de la part des avocats et de la Cour et à ce titre, à tout le moins, il constitue une entrave au bon fonctionnement de la justice. Il y a un autre aspect, souligné par le juge de première instance - à savoir qu'une telle pratique a un effet négatif sur l'esprit du public.

Ainsi, hormis la situation embarrassante dans laquelle se retrouvent les membres du Barreau entre eux et la Cour à l'égard des membres du Barreau, il y a l'autre aspect, celui des effets du témoignage de l'avocat sur l'esprit du public. À cet égard, le juge Brown cite un extrait de Wigmore, à la page 2535 de l'édition de l'époque, sur cette dangereuse pratique que représente le témoignage de l'avocat :

[Traduction] Il est préoccupé par les effets de cette dangereuse pratique sur l'esprit du public. Pour résumer, il ne craint pas que les avocats, à titre de témoins, déforment la vérité au profit de leurs clients, il craint que le public pense qu'ils pourraient le faire et que le respect et la confiance qu'éprouve le public envers la profession en soient effectivement diminués. Voilà le principal et plus solide argument soulevé par les tribunaux.

                                                                                                         [page 63 de Bell Engine]

[10]            Ce principe, à savoir que les avocats ne doivent pas cumuler les qualités d'avocat et de témoin, n'est pas absolu, comme le souligne le juge Brown, quelques lignes plus loin, en commençant par citer lord Campbell, alors juge en chef, dans Cobbett c. Hudson (précité, pages 11 et 342) :


[Traduction] Nous espérons que, même en l'absence de tout règle formelle interdisant à une partie de s'adresser au jury et d'être interrogée sous serment à titre de témoin en son nom propre, une pratique aussi répréhensible ne risque pas de se répandre. En effet, non seulement est-elle contraire au bon goût et à la logique, elle est également révoltante dans l'esprit des membres du jury et à ce titre, elle nuira à quiconque tentera de l'utiliser.

En fin de compte, lord Campbell a ordonné un nouveau procès car selon lui, il ne fallait pas empêcher le demandeur, qui avait choisi de se représenter lui-même, de s'adresser au jury. Il a rendu cette décision tout en étant [traduction] « parfaitement conscient des conséquences préjudiciables que peut occasionner une partie à une poursuite en prenant à tour de rôle la qualité d'avocat et celle de témoin; nous exprimons notre profond désaccord avec une telle pratique » (page 12/341). La Court of Exchequer Chamber a effectivement autorisé, à l'encontre de ses propres convictions, un plaideur profane à cumuler les rôles d'avocat et de témoin. De la même manière, dans Bell Engine, la Cour suprême de la Saskatchewan, en formation plénière, a elle aussi autorisé un avocat à témoigner.

[11]            La Cour fédérale a fait preuve de moins de souplesse en quelque sorte, à plusieurs reprises; je pense en particulier à la décision College Marketing and Research Canada v. Volkswagenwerk Aktiengesellschaft (1981) 53 C.P.R. (2d) 37, à la page 40, selon laquelle un avocat n'est pas habilité à conduire un litige dans lequel il est témoin. De fait, dans le cas d'une requête sur une question de fond, la cour ne tiendra tout simplement pas compte d'un affidavit signé par l'avocat, à moins qu'elle ne décide tout simplement de le rayer du dossier :


[Traduction] À l'appui de cette requête en prorogation de délai, un affidavit de Leslie H. Morley, l'avocat du demandeur, a été déposé au dossier. Cette pratique n'est pas acceptable, comme le mentionne la Cour dans Martinoff c. Gossen, [1978] 2 C.F. 537, à la page 542 (juge Collier) et dans Lex-Tex Canada Limited c. Duratex Inc., [1979] 2 C.F. 722, aux pages 723 et suivantes (juge Addy). La présente requête porte sur une question de procédure et non sur une question de fond. Autrement, la Cour ne tiendrait tout simplement pas compte de l'affidavit de l'avocat ou le ferait retirer du dossier. Comme le disait le juge Addy dans l'affaire Lex-Tex (...)

[Aguiar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995) 106 F.T.R. 304, à la page 305.]

Même quand l'affidavit de l'avocat est accepté, on doit lui accorder une très faible valeur probante. Par exemple, voir : Patel c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996) 103 F.T.R. 21, aux pages 22 et 23. Dans cette affaire, une demande de contrôle judiciaire était appuyée par un affidavit de l'avocat du demandeur inscrit au dossier. Le juge Cullen fait observer ce qui suit :

[Traduction] À mon avis, il est totalement inapproprié pour un avocat de soumettre son propre affidavit au soutien d'une demande de contrôle judiciaire. Même si j'examine la demande quant au fond, j'accorde très peu de valeur probante à l'affidavit de Maître Dewji.

                                                                                                                                   [loc cit.]

[12]            Dans Shipdock Amsterdam B.V. c. Cast Group Inc. (2001) 179 F.T.R. 282, le juge O'Keefe s'est penché sur l'article 82 des Règles, reproduit plus haut. Dans cette affaire, le juge O'Keefe a adopté une position stricte, faisant remarquer, notamment, qu'en ce qui concerne la question en cause, « advenant le cas où un avocat d'un cabinet dépose relativement aux faits dans un affidavit et que l'affidavit est déposé pour être utilisé dans le cadre de la requête, alors aucun autre membre du cabinet d'avocats ne devrait plaider la requête. » (page 286). Au soutien de sa conclusion, le juge O'Keefe cite un long extrait de Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Irving Equipment (1986) 16 C.P.R. (3d) 26, aux pages 30 et 31 :


[Traduction] Il existe au moins trois bonnes raisons de rejeter les affidavits faits sous serment par les procureurs et les avocats d'une partie. En premier lieu, toute personne, y compris celui qui parle, a le droit et l'obligation de ne laisser aucun doute sur la question de savoir s'il parle comme témoin ou comme conseiller professionnel. En deuxième lieu, l'avocat qui souscrit ce genre d'affidavit risque de se trouver en situation de conflit avec sa responsabilité professionnelle. Tout comme les témoignages oraux, les affidavits sont exprimés solennellement sous serment ou sous son équivalent légal (sinon moral). L'avocat ou le procureur qui est, après tout, un officier de justice, ne devrait jamais se mettre dans une situation embarrassante et risquer un conflit d'intérêts entre sa fonction rémunérée (mais néanmoins honorable) d'avocat et la vérité, qui risque d'être désagréable, qu'il a communiquée sous serment. Voir le paragraphe 11(3) de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10]. Aucun témoin ne peut objectivement apprécier la valeur ou la crédibilité de son propre témoignage. Il ne devrait pas être possible d'obliger un avocat à subir le contre-interrogatoire de l'avocat de la partie adverse, de crainte qu'il ne sacrifie un de ses rôles ou qu'il ne donne la lamentable impression de le faire. En troisième lieu, à moins qu'il n'obtienne au préalable de son client qu'il le délie de façon absolue, le procureur ou l'avocat devra invoquer mentalement le privilège du secret professionnel de son client lorsqu'il formule l'affidavit et, évidemment, l'invoquer oralement seulement lorsqu'il sera contre-interrogé à son sujet. Tel que cité par le juge Addy dans l'affaire Lex Tex, à la page 186, C.P.R., à la page 723-4 (C.F.).

Quel qu'en soit le motif, il est tout à fait irrégulier et inacceptable de la part d'un procureur de faire une déclaration sous serment (et ce, même dans le cadre d'une procédure interlocutoire) lorsque cette déclaration porte sur des questions de fond, car il s'expose ainsi à être contre-interrogé sur des questions faisant l'objet du privilège procureur-client.

En l'espèce, en souscrivant lui-même l'affidavit déposé à l'appui des requêtes sérieuses, urgentes et importantes des intimées, l'avocat expose ces dernières à voir leur requêtes péremptoirement rejetées. L'avocat du demandeur ne conteste pas activement les requêtes des intimées mais il a reçu pour consigne de ne pas y consentir. Son attitude laisse entendre qu'il ne s'oppose pas au dépôt de l'affidavit signé par l'avocat dans chaque instance. L'avocat du demandeur fait remarquer que son confrère est venu de Saint John, au Nouveau-Brunswick, pour présenter les requêtes urgentes et importantes des intimées à Ottawa; il propose généreusement que l'affidavit soit accueilli et accepté dans chaque instance. Soit, mais pour cette seule fois et que ce soit pour la dernière fois, à moins que les raisons les plus convaincantes qu'on puisse imaginer soient invoquées.


Dans cette affaire, le juge Muldoon donne trois raisons pour rejeter un affidavit signé par l'avocat d'une partie : la première, le droit et l'obligation de préciser clairement si une personne parle en sa qualité de témoin ou en sa qualité de conseiller professionnel. Deuxième raison, le risque de conflit à l'égard de la responsabilité professionnelle, situation dans laquelle aucun avocat, en tant qu'auxiliaire de justice, ne devrait jamais se trouver. Troisième raison, l'avocat qui signe un affidavit pourrait être tenu d'invoquer le secret professionnel, tant à l'égard de l'affidavit que lors du contre-interrogatoire, une situation totalement inappropriée et inacceptable. Le juge Muldoon a finalement trouvé une raison pour accepter l'affidavit dans Irving Equipment mais en guise de conclusion, il ajoute : « pour cette seule fois et que ce soit pour la dernière fois, à moins que les raisons les plus convaincantes qu'on puisse imaginer soient invoquées » . Soulignons toutefois que dans Shipdock Amsterdam, le juge O'Keefe a mentionné que lorsque l'avocat est la seule personne en mesure de témoigner sur certains faits, il serait acceptable que cet avocat témoigne sur ces faits et qu'il se présente ensuite en qualité d'avocat et utilise l'affidavit au soutien de la requête. Dans les faits cependant, le juge a rejeté l'affidavit pour la raison qu'il avait déjà mentionnée, à savoir qu'un avocat ne doit pas signer un affidavit qui sera utilisé au soutien d'une requête plaidée par un autre membre de son cabinet.

[13]            Dans Aussant c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (2002) 226 F.T.R. 25, décision reprenant les mêmes principes que Shipdock Amsterdam, le juge Hugessen devait se prononcer sur un affidavit signé par l'avocat du demandeur. Selon lui, cet affidavit était totalement inapproprié car il ne se limitait pas aux questions de forme; il n'avait donc aucune raison valable pour accorder l'autorisation demandée en vertu de l'article 82 des Règles. Dans Aussant, la Cour définit ainsi la norme applicable à l'autorisation de présenter des arguments fondés sur un affidavit aux termes de l'article 82, à savoir une raison valable.

[14]            L'utilisation de son propre affidavit à l'appui d'une requête ou même, la présentation par un avocat d'arguments fondés sur un affidavit signé par l'un de ses associés, risque d'entraîner de graves répercussions. Je pense plus particulièrement à Murugappah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000) 184 F.T.R. 267, une décision du juge Pelletier, aujourd'hui juge à la Cour d'appel fédérale. Dans cette affaire, il devait examiner l'opportunité de rendre contre un avocat une ordonnance de cessation d'occuper, parce que l'un de ses associés avait déposé un affidavit. Il a affirmé qu'en règle générale, pareille ordonnance pouvait entraîner de nombreux inconvénients; à la page 271, il a ajouté que selon lui, compte tenu du droit des parties à se faire représenter par l'avocat de leur choix, l'ordonnance de cessation d'occuper devait demeurer une mesure réservée aux cas les plus graves. Il a fait remarquer que lorsqu'elle applique l'article 82 des Règles, « la Cour pourrait fort bien exiger que l'avocat explique pourquoi la preuve ne peut pas provenir d'une autre source et comment le préjudice que l'on a cherché à éviter en adoptant la Règle pourra être évité dans ce cas particulier, comme l'indique la décision IBM Corp. c. Printech » [(1994) 69 F.T.R. 197]. Dans Printech, le juge Nadon (aujourd'hui juge à la Cour d'appel fédérale) examine en premier lieu le cas où un avocat pourrait présenter des arguments fondés sur son propre affidavit, situation qui ne devrait jamais se produire, sauf dans des circonstances spéciales (page 201). Il examine également le cas où des associés de l'avocat, et non pas l'avocat lui-même, signent un affidavit. En résumé, le juge Nadon n'était pas disposé, au stade interlocutoire, à trancher dans un sens ou dans l'autre, il pensait plutôt qu'il fallait laisser cette décision au juge qui allait entendre la cause sur le fond en raison des incertitudes liées à l'utilisation de l'affidavit en question, avant et pendant le procès.

[15]            Le résumé de l'opinion du juge Nadon quant au caractère prématuré de la décision m'amène à penser qu'il serait prématuré de rendre une ordonnance globale autorisant M. Butterfield à signer des affidavits pendant toute la durée de la présente instance et ensuite, de présenter des arguments fondés sur ces affidavits : c'est ce qu'a affirmé la Cour d'appel de l'Ontario dans Essa (Township) c. Guergis : Membrey c. Hill (1993) 15 O.R. (3d) 573.

[16]            Le juge Nadon, qui avait refusé de se prononcer au stade interlocutoire dans une affaire où un avocat et l'auteur d'un affidavit appartenaient au même cabinet d'avocats, dans Printech, a eu l'occasion de réexaminer la question dans Imperial Oil Ltd. c. Lubrizoil Corporation (1998) 86 C.P.R. (3d) 331. Dans cette affaire, il constate l'énorme perte de temps et d'argent et les retards que peut entraîner une ordonnance de cessation d'occuper et il souligne qu'une telle mesure doit être prise seulement dans les cas manifestes (page 381). Bien que le juge Nadon ait finalement décidé de destituer les avocats inscrits au dossier, dans certaines situations où les affidavits sont signés à tort par des membres du cabinet, il pense qu'il est préférable d'éviter de rendre une ordonnance prématurée; il souscrit toutefois au principe énoncé dans Shipdock, à savoir : « si un avocat témoigne quant aux faits dans un affidavit et que cet affidavit est déposé en vue d'être utilisé au soutien d'une requête, un autre membre de son cabinet ne devrait pas plaider la requête » (Lubrizoil, page 286).


[17]            Cela ne veut pas dire pour autant qu'un avocat inscrit au dossier ne subira aucun préjudice si ses associés signent un affidavit qui sera utilisé dans une demande de contrôle judiciaire. Dans Bojangles' International LLC c. Bojangles Café Ltd., une décision non publiée rendue le 21 février 2005 (T-1466-04, 2005 CF 272), l'avocat inscrit au dossier a été autorisé à occuper, à condition qu'il s'engage à faire appel à un avocat indépendant pour préparer les arguments écrits et présenter la plaidoirie à l'audience.

CONCLUSION

[18]            La jurisprudence indique que l'avocat, ou un plaideur profane agissant en qualité d'avocat, n'est pas empêché de souscrire un affidavit et de présenter ensuite des arguments fondés sur cet affidavit mais il est préférable d'éviter une telle situation, surtout lorsque l'affidavit porte sur des questions de fond. Cependant, aux termes de l'article 82 des Règles, l'avocat peut obtenir l'autorisation, par le biais d'une ordonnance discrétionnaire, de présenter des arguments fondés sur son propre affidavit, à condition qu'il y ait une bonne raison de l'y autoriser.


[19]            Il ne serait pas opportun de rendre l'ordonnance générale demandée par M. Butterfield en l'espèce, pour l'autoriser à présenter des arguments sur son propre affidavit pendant toute la durée de l'instruction de sa demande de contrôle judiciaire; en effet, une telle ordonnance n'aurait pas seulement pour effet de limiter le pouvoir discrétionnaire du juge ou du protonotaire chargé d'entendre la cause, elle le priverait purement et simplement de ce pouvoir; ainsi, les juges ou les protonotaires seraient incapables de contrôler leur pratique et leur procédure dans la présente instance et dans toute nouvelle instance. En conséquence, dans chaque instance où M. Butterfield souhaite présenter des arguments fondés sur son propre affidavit, il devra préalablement obtenir l'autorisation du juge ou du protonotaire qui préside l'instruction. La demande d'autorisation pourra être présentée à l'avance, lorsque cette décision revêt une plus grande importance, ou au début de l'audition de la requête, lorsque l'enjeu est moins important.

[20]            Dans la présente instance, une requête écrite a été déposée pour réclamer différentes mesures, dont le regroupement de plusieurs instances, la communication d'une transcription d'audience, le dépôt d'affidavits additionnels et des prorogations de délai. Il sera sans doute utile de tenir compte de l'affidavit de M. Butterfield mais en cas de contradiction avec les affidavits de la partie adverse, j'accorderai à l'affidavit de M. Butterfield la valeur probante qu'il mérite.

[21]            M. Butterfield a obtenu gain de cause, dans une certaine mesure. Toutefois, la représentante du procureur général, qui s'est donnée la peine de comparaître, a indiqué qu'elle ne prendrait pas parti. Elle a fait le bon choix puisqu'un consentement n'aurait que très peu d'effet, voire aucun, la question relevant du pouvoir discrétionnaire de la Cour de contrôler sa pratique et sa procédure. La présente requête n'étant pas contestée et la décision n'étant qu'en partie conforme aux attentes de M. Butterfield, les dépens suivront l'issue de la cause.

(Signé) « John A. Hargrave »

    Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Richard Jacques, LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                T-5-05

INTITULÉ :               Aidan Butterfield c. Procureur général du Canada

                                                     

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                            Le 21 mars 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

DATE :                       Le 21 mars2005

COMPARUTIONS :

Aidan Butterfield                                                POUR LE DEMANDEUR

Sharon Steele                                                    POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aidan Butterfield                                                POUR LE DEMANDEUR

Vancouver

John H. Sims, c.r.                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


Date : 20050321

Dossier : T-5-05

Vancouver (Colombie-Britannique), le lundi 21 mars 2005

En présence de Monsieur JOHN A. HARGRAVE, PROTONOTAIRE

ENTRE :

                                 AIDAN BUTTERFIELD

                                                                                          demandeur

                                                  - et -

                   PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                           défendeur

                                        ORDONNANCE

VU la requête présentée par le demandeur en date du 15 mars 2005, demandant à la Cour :

1.                                 de rendre une ordonnance autorisant le demandeur, Aidan Butterfield, à souscrire des affidavits et à présenter à la Cour des arguments fondés sur ces affidavits, et ce, pour toutes les questions se rapportant aux dossiers nos T-5-05, T-2056-04 et T-2057-04.

2.                                 de lui adjuger les dépens.

LA COUR ORDONNE :


M. Butterfield est autorisé à souscrire des affidavits et à présenter à la Cour des arguments fondés sur ces affidavits à l'égard de la requête en vertu de l'article 369 des Règles, déposée le 22 février 2005, et se rapportant aux dossiers T-5-05, T-2056-04 et T-2057-04; toutefois, en cas de preuve contradictoire, la valeur probante à accorder à l'affidavit de M. Butterfield sera déterminée en conséquence.

La présente ordonnance ne s'applique pas aux autres requêtes et demandes qui pourraient être déposées dans les trois dossiers mentionnés plus haut : le demandeur devra obtenir l'autorisation de la Cour, conformément à l'article 82 des Règles, dans chaque instance.

Les dépens suivront l'issue de la cause.

(Signé) « John A. Hargrave »

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Richard Jacques, LL.L.


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