Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20201116

Dossier : T‑211‑20

Référence : 2020 CF 1059

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2020

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

DINI ZE’ LHO’IMGGIN, alias ALPHONSE GAGNON, en son propre nom et au nom de tous les membres de la maison MISDZI YIKH et DINI ZE’ SMOGILHGIM, alias WARNER NAZIEL, en son propre nom et au nom de tous les membres de la maison SA YIKH

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  [TRADUCTION« Le Canada reconnaît que les changements climatiques touchent tout le monde et qu’ils continueront à toucher les Canadiens à l’avenir. La thèse du Canada est que la présente instance judiciaire ne constitue pas le moyen utile ou approprié pour saisir la Cour de ces questions. » Cette déclaration a été faite dans le contexte de la présente requête, où la défenderesse, Sa Majesté la Reine du chef du Canada [le Canada], demande à la Cour de radier la déclaration.   

[2]  Les demandeurs [les Dini Zi’] affirment que leurs demandes ont des chances raisonnables d’être accueillies, malgré le fait que [traduction« chacun des moyens constitutionnels invoqués par les demandeurs peut être considéré comme n’étant pas encore reconnu en droit canadien » (non souligné dans l’original). La demande, qui porte sur les changements climatiques, est présentée par le Dini Ze’ Lho Imggin et par le Dini Ze’ Smogilhgim, au nom de deux groupes de maisons Wet’suwet’en du clan Likhts’amisyu (Épilobe), en l’occurrence la maison Misdzi Yikh (Maison du Hibou) et la maison Sa Yikh (Maison du Soleil).

[3]  À la demande des parties, la Cour a jugé la présente affaire sur dossier.

[4]  La thèse des Dini Ze’ est que les objectifs visés par les politiques du Canada en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre [GES] d’ici 2030 sont insuffisants. Ils affirment par conséquent que le défaut du Canada d’adopter des lois strictes va à l’encontre des principes de common law applicables à la « fiducie d’intérêt public » et à la « dégradation en equity » et du « principe constitutionnel de l’équité intergénérationelle ». Les Dini Ze’ soutiennent qu’ils sont victimes de violations des droits qui leur sont garantis par l’article 7 et le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi sur le Canada, 1982 (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte], et que ces violations de la Charte ne sont pas justifiées par application de son article premier.

[5]  Les Dini Ze’ allèguent que le Canada a manqué aux devoirs que lui impose l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 parce qu’il n’a pas veillé à réduire suffisamment les émissions de GES en vertu de sa compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement du Canada. Ce faisant, le Canada viole généralement leurs droits constitutionnels parce qu’il ne respecte pas les accords environnementaux internationaux qu’il a ratifiés.

[6]  Les Dini Ze’ réclament une panoplie de réparations dans leur demande, y compris des ordonnances déclaratoires, des ordonnances contraignantes et des ordonnances de surveillance en vue de limiter le réchauffement planétaire moyen à 1,5 ˚C‑2 ˚C par rapport aux niveaux préindustriels au moyen de la réduction des émissions de GES au Canada. Ces réductions font suite aux engagements pris par le Canada aux termes de l’Accord de Paris du 12 décembre 2015, UN Docs FCCC/CP/2015/10/Add.1, 55 ILM 740 (entré en vigueur le 4 novembre 2016) [l’Accord de Paris ou l’Accord].

[7]  Le Canada demande que la déclaration soit radiée pour les motifs suivants : elle ne soulève aucune question justiciable, elle ne révèle aucune cause d’action valable et les réparations demandées ne peuvent être obtenues par les voies de justice.

[8]  Pour les motifs qui suivent, je ferai droit à la présente requête et radierai la déclaration sans autorisation de la modifier, étant donné qu’elle ne soulève aucune question justiciable.

II.  Contexte

[9]  L’Accord de Paris est un accord multinational conclu par plusieurs États pour lutter contre les changements climatiques et pour progresser vers un avenir à faibles émissions de carbone. Il s’agit d’un accord hybride, en ce sens qu’il renferme à la fois des dispositions juridiquement contraignantes et des dispositions non contraignantes. Le Canada a, le 5 octobre 2016, ratifié l’Accord, qui est entré en vigueur le 4 novembre 2016. Le Canada est l’un des 189 pays à avoir ratifié l’Accord.

[10]  Les Dini Ze’ affirment que le Canada a maintes fois manqué à ses obligations et qu’il continue de ne pas les remplir. Notamment, l’obligation qui consiste à ne pas porter atteinte à leurs droits constitutionnels n’est pas respectée, car le Canada n’a pas mis en œuvre les lois, politiques et mesures nécessaires pour veiller au respect de l’engagement qu’il a pris aux termes de l’Accord de Paris de limiter le réchauffement planétaire moyen à moins de 2 ˚C par rapport aux niveaux préindustriels. Ils affirment qu’ils ont constaté les conséquences des changements climatiques comme en témoignent les infestations d’insectes forestiers, les incendies de forêt et la diminution du nombre d’animaux forestiers destinés à l’alimentation et des saumons sur leur territoire. Les Dini Ze’ affirment que les effets néfastes prévisibles vont augmenter au fur et à mesure que la situation climatique se détériore.

[11]  Les Dini Ze’ affirment qu’il y a eu violation aux droits constitutionnels qui leur sont garantis en vertu des articles 7 et 15 de la Charte, et que le Canada a manqué aux devoirs que lui impose l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 parce qu’il n’a pas légiféré en vertu de sa compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement du Canada.

[12]  Ils avancent, au soutien de leur thèse, selon laquelle les droits qui leur sont garantis par l’article 7 de la Charte sont violés, les éléments suivants :

  1. l’augmentation des risques de décès prématurés attribuables au réchauffement climatique, notamment à la pollution atmosphérique, aux phénomènes météorologiques extrêmes et aux maladies à transmission vectorielle;

  2. la violation de leur droit à la liberté en raison des risques accrus pour leur autonomie individuelle et collective, y compris leur liberté de choisir où se déplacer et vivre sur leur territoire et au sein de leur collectivité;

  3. la violation de leurs droits à la sécurité de leur personne en raison des risques accrus de blessures, de maladies et de problèmes de santé mentale attribuables au réchauffement climatique, notamment à la pollution atmosphérique, aux phénomènes météorologiques extrêmes et aux maladies à transmission vectorielle;

  4. l’augmentation des risques de traumatismes psychologiques et sociaux.

[13]  Les Dini Ze’ affirment que les lois vont à l’encontre des principes de justice fondamentale parce qu’elles ne sont pas conformes :

  aux principes de common law de la fiducie d’intérêt public et de dégradation en equity,

  aux accords internationaux et aux lois qui les mettent en œuvre;

  aux objectifs déclarés publiquement par le Canada en vue de se conformer aux accords internationaux sur les changements climatiques.

[14]  Les Dini Ze’ affirment qu’il y a violation des droits qui leur sont garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte du fait que les jeunes générations et les générations futures sont privées du droit à la même protection et au même bénéfice de la loi en raison des lois actuelles qui permettent la réalisation de projets à fortes émissions de GES actuels ou à venir.

[15]  Les réparations demandées dans la présente action ont une vaste portée et sont uniques à certains égards. Les Dini Ze’ sollicitent les mesures suivantes :

  1. une ordonnance déclarant que la défenderesse a l’obligation, en common law et en vertu de la Constitution, d’agir de manière à limiter le réchauffement planétaire moyen à 1,5 ˚C‑2 ˚C par rapport aux niveaux préindustriels;

  2. une ordonnance déclarant que la défenderesse a l’obligation constitutionnelle de maintenir la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada conformément à l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 en veillant à ce que les émissions de GES au Canada soient compatibles avec un réchauffement planétaire moyen se situant entre 1,5 ˚C et 2 ˚C par rapport aux niveaux préindustriels;

  3. une ordonnance déclarant que la défenderesse a l’obligation constitutionnelle de ne pas porter atteinte aux droits que l’article 7 de la Charte garantit aux demandeurs, y compris tout membre futur, en se gardant de veiller à ce que les émissions de GES au Canada soient compatibles avec un réchauffement planétaire moyen se situant entre 1,5 ˚C et 2 ˚C par rapport aux niveaux préindustriels;

  4. une ordonnance déclarant que la défenderesse a l’obligation constitutionnelle de ne pas porter atteinte aux droits que l’article 15 de la Charte garantit aux demandeurs, y compris tout membre futur, en se gardant de veiller à ce que les émissions de GES au Canada soient compatibles avec un réchauffement planétaire moyen se situant entre 1,5 ˚C et 2 ˚C par rapport aux niveaux préindustriels;

  5. une ordonnance enjoignant à la défenderesse de modifier toutes ses lois en matière d’évaluation environnementale qui s’appliquent aux projets à fortes émissions de GES existants, afin de permettre au gouverneur en conseil d’annuler l’approbation accordée par le Canada, en vertu de l’une ou l’autre des lois visées, relativement à l’exploitation de tels projets dans le cas où la défenderesse ne respecterait pas, ou ne serait pas en mesure de démontrer qu’elle pourra respecter, les engagements qu’elle a pris aux termes de l’Accord de Paris de s’assurer que les émissions de GES du Canada soient compatibles avec un réchauffement planétaire moyen se situant entre 1,5 ˚C et 2 ˚C par rapport aux niveaux préindustriels;

  6. une ordonnance enjoignant à la défenderesse de faire établir en temps utile un rapport annuel exhaustif et indépendant des émissions cumulatives de gaz à effet de serre du Canada, sous une forme permettant de faire une comparaison afin de voir si le Canada utilise sa juste part du budget carbone du Canada pour contenir l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2˚ C par rapport aux niveaux préindustriels, y compris les émissions produites au Canada et les émissions produites à l’extérieur du Canada (c’est‑à‑dire les émissions associées aux biens que le Canada importe de l’étranger);

  7. une ordonnance par laquelle la Cour demeure compétente jusqu’à ce que la défenderesse se soit conformée à toutes les ordonnances de la Cour.

III.  Questions en litige

[16]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. La demande soulève‑t‑elle une question justiciable?

  2. La déclaration révèle‑t‑elle une cause d’action valable?

  3. Les réparations demandées peuvent‑elles être obtenues par les voies de justice?

 

IV.  Analyse

A.  La demande soulève‑t‑elle une question justiciable?

(1)  L’état du droit sur la justiciabilité

[17]  La justiciabilité implique que le tribunal décide si l’objet de l’action porte sur une question qu’il convient de faire trancher par un tribunal. Dans l’affaire Highwood, la Cour suprême du Canada [la CSC] était appelée à répondre à cette question. Elle a conclu que les questions ecclésiastiques soulevées n’étaient pas justiciables (Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c Wall, 2018 CSC 26 au para 35 [Highwood]).

[18]  À mon avis, la définition la plus succincte de la justiciabilité — une question fort complexe — à laquelle je peux songer est celle qu’en donne le juge Rowe, qui écrivait au nom de la CSC, lorsqu’il paraphrasait ainsi l’opinion dissidente du juge Wakeling, de la Cour d’appel de l’Alberta :

À titre d’exemple, les tribunaux pourraient, faute de légitimité, n’être d’aucun secours pour régler un différend portant sur l’identité du meilleur joueur de hockey de tous les temps, sur un joueur de bridge que l’on écarte de son habituelle soirée de jeu hebdomadaire ou sur une cousine convaincue qu’elle aurait dû être invitée à un mariage : motifs de la Cour d’appel, par. 82‑84, le juge d’appel Wakeling. 

(Highwood, au para 35, paraphrasant Wall c Judicial Committee of the Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses, 2016 ABCA 255 aux para 82‑84)

[19]  Ce ne sont pas toutes les questions qui peuvent se prêter à une décision judiciaire. En général, même si les questions de principe n’échappent pas à la compétence des tribunaux, on devrait plutôt laisser au pouvoir exécutif le soin de les trancher, et au législateur, celui de légiférer à leur sujet. Il est difficile d’imaginer une question qui soit plus politique que celle des changements climatiques.

[20]  Toutefois, le fait qu’il s’agisse d’une question politique ne signifie pas qu’aucun aspect juridique ne pourra la rendre justiciable. La reconnaissance du caractère justiciable d’une question de principe ou d’une question politique n’est pas une décision aussi simple qu’il y paraît à première vue. Il arrive que la ligne de démarcation soit floue et que les tribunaux décident d’intervenir, en particulier si le différend porte sur la constitutionnalité d’une politique ou d’une loi ou sur l’atteinte portée aux droits constitutionnels d’un justiciable. Ainsi, les tribunaux canadiens se sont prononcés sur l’avortement (R c Morgentaler, [1998] 1 RCS 30; 44 DLR (4th) 385), sur l’aide médicale à mourir (Carter c Canada (PG), 2015 CSC 5), et même sur une entente relative aux frontières internationales (Conseil canadien pour les réfugiés et autres c Canada, 2020 CF 770).

[21]  Or, pour pouvoir relever de la compétence des tribunaux, les choix de politique doivent se traduire par une mesure législative ou par un acte de l’État (Canada (PG) c PHS Community Services Society, 2011 CSC 44 au para 105). 

[22]  La justiciabilité est une question que les juridictions de tous ordres doivent constamment examiner. Dans l’arrêt Tanudjaja c Canada (Attorney General), 2014 ONCA 852 (autorisation d’appel à la CSC refusée, 2015 CanLII 36780) [Tanudjaja], la juge Pardu donne un bon aperçu de la question de la justiciabilité au Canada. Dans cet arrêt, la Cour d’appel de l’Ontario confirme la conclusion du juge de première instance suivant laquelle l’approche adoptée par le gouvernement canadien et par celui de l’Ontario en ce qui concerne le logement et les sans‑abri ne relevait pas de la compétence des tribunaux :

[traduction]

20  Comme la Cour suprême l’a expliqué dans l’arrêt Canada (Vérificateur général) c Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 RCS 49 (CSC) aux p 90‑91, « [l]'examen de la justiciabilité consiste, d’abord et avant tout, en un examen normatif de l’opportunité pour les tribunaux, sur le plan de la politique judiciaire constitutionnelle, de trancher une question donnée ou, au contraire, de la déférer à d’autres instances décisionnelles de l’administration politique ».

21  Après avoir analysé la jurisprudence relative à la justiciabilité, l’auteur de l’ouvrage Boundaries of Judicial Review : The Law of Justiciability in Canada, 2e éd. (Toronto, Carswell, 2012), Lorne M. Sossin, énumère quelques facteurs pertinents, à la p 162 :

Il faut pouvoir démontrer que les questions politiques ne se prêtent pas à une décision judiciaire. Ces questions soulèvent habituellement des considérations morales, stratégiques, idéologiques, historiques ou politiques qui ne sont pas susceptibles d’être résolues au moyen d’un processus contradictoire d’administration de la preuve ou à l’issue du processus judiciaire. Les questions réglables par les voies de justice et les questions politiques se trouvent aux extrémités opposées de l’éventail de la compétence.

  […]

22  La contestation d’une loi en particulier ou de son application est une caractéristique par excellence des contestations au titre des articles 7 et 15 de la Charte. Comme la Cour suprême l’a fait observer dans le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 RCS 525 (CSC) à la p 545 :

En s’enquérant du rôle qu’elle doit jouer, la Cour doit décider si la question qu’on lui a soumise revêt un caractère purement politique et devrait, en conséquence, être tranchée dans une autre tribune ou si elle présente un aspect suffisamment juridique pour justifier l’intervention du pouvoir judiciaire. 

(Tanudjaja, aux para 20‑22 [non souligné dans l’original])

[23]  Récemment, dans l’arrêt Highwood, la Cour suprême du Canada a fait observer ce qui suit, à l’unanimité :

Il n’existe pas un ensemble précis de règles délimitant le champ d’application de la notion de justiciabilité. En effet, la justiciabilité est dans une certaine mesure tributaire du contexte, et l’approche appropriée pour statuer sur la justiciabilité d’une question doit être empreinte de souplesse. Le tribunal qui est appelé à le faire doit se demander s’il dispose des attributions institutionnelles et de la légitimité requises pour trancher la question […] Pour conclure au caractère justiciable d’une question, le tribunal doit être d’avis [traduction] « que le fait pour lui de résoudre la question constituerait une utilisation économique et efficace de ses ressources, qu’il existe suffisamment de faits et d’éléments de preuve au soutien de la demande, qu’un exposé adéquat des positions contradictoires des parties sera présenté et qu’aucun organisme administratif ou corps politique ne s’est pas déjà vu conférer par voie législative compétence à l’égard de la question  » [Boundaries of Judicial Review : The Law of Justiciability in Canada (2e éd. 2012) à la p 7].

(Highwood, au para 34)

[24]  La séparation entre les organes de gouvernement amène souvent le tribunal à conclure qu’une question n’est pas susceptible d’être jugée par les tribunaux : 

les tribunaux ont fréquemment signalé l’existence d’une séparation fonctionnelle entre les branches exécutive, législative et judiciaire de l’État. […]

Notre gouvernement démocratique comporte plusieurs branches : la Couronne représentée par le gouverneur général et ses homologues provinciaux, l’organisme législatif, l’exécutif et les tribunaux. Pour assurer le fonctionnement de l’ensemble du gouvernement, il est essentiel que toutes ces composantes jouent le rôle qui leur est propre. Il est également essentiel qu’aucune de ces branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre.

Autrement dit, lorsqu’ils accordent des réparations constitutionnelles, les tribunaux doivent être conscients de leur rôle d’arbitre judiciaire et s’abstenir d’usurper les fonctions des autres branches du gouvernement en s’arrogeant des tâches pour lesquelles d’autres personnes ou organismes sont mieux qualifiés.

(Doucet‑Boudreau c Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation) 2003 CSC 62 aux para 33‑34 [Doucet‑Boudreau], citant les propos de la juge McLachlin (devenue par la suite juge en chef) dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co. c Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 RCS 319 à la p 389).

(2)  Justiciabilité — Analyse

[25]  Les Dini Ze’ ont indiqué qu’ils répondraient aux arguments relatifs à la justiciabilité, ainsi qu’à la question de l’existence d’une cause d’action valable au titre de chacun des trois moyens constitutionnels invoqués, à savoir : i) l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867; ii) l’article 7 et iii) l’article 15 de la Charte. Je suivrai donc cet ordre, sans lui accorder d’importance particulière. 

a)  Justiciabilité des moyens tirés de l’article 91 (paix, ordre et bon gouvernement)

[26]  L’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 dispose :

Il sera loisible à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des Communes, de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces; […]

[27]  Le caractère facultatif de ce libellé montre que la Constitution permet au gouvernement fédéral de légiférer, sans l’obliger à faire des lois dans un but particulier. L’article 91 n’a d’ailleurs jamais été interprété de manière à créer pareille obligation. Le pouvoir de faire des lois concernant la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada vise à permettre au gouvernement fédéral de légiférer dans des situations particulières, mais il ne l’oblige nullement à le faire. 

[28]  Dans leur réponse à la présente requête, les Dini Ze’ font valoir qu’il leur suffirait de modifier leur moyen tiré de l’article 91 pour en corriger les lacunes. Je ne suis pas de cet avis.

[29]  Pour contester la requête, les Dini Ze’ soutiennent que le Canada fait porter à tort son argument de la justiciabilité sur [traduction« […] le rôle distinct que jouent les branches du gouvernement dans le cadre constitutionnel […] [Les Dini Ze’] répondent que le pouvoir judiciaire est autorisé à examiner les affaires qui soulèvent des questions constitutionnelles importantes qui ont une incidence sur les autres branches du gouvernement ». Ils affirment que les questions sont inédites en partie en raison des faits uniques de l’espèce. Ce caractère inédit vient du fait que les deux maisons demanderesses constituent un groupe d’appartenance autochtone soumis à des obligations distinctes envers un certain nombre d’Indiens inscrits. Par ailleurs, ils soutiennent que les changements climatiques constituent une menace réelle pour le patrimoine mondial et pour la survie de leurs collectivités et de leurs membres.

[30]  Les Dini Ze’ formulent comme suit leur argumentation :

[traduction]

19. Les demandeurs affirment que la compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement du Canada impose des limites au pouvoir du gouvernement fédéral de faire des lois qui, de par leur effet cumulatif, sont incompatibles avec ses obligations constitutionnelles envers les demandeurs et avec ses engagements internationaux de contenir l’élévation de la température de la planète nettement en dessous de 2 ˚C parce qu’elles ne tiennent pas compte des conséquences catastrophiques actuelles et futures des émissions de GES.

20. Les engagements internationaux du Canada de contribuer à contenir l’élévation de la température de la planète nettement en dessous de 2˚ C sont mentionnés parce qu’ils constituent un point de repère reconnu par les scientifiques, sur le plan international et par les parlementaires qui est susceptible de limiter le réchauffement climatique à l’avenir à des niveaux non catastrophiques. Les demandeurs n’entendent pas faire reposer leur argumentation sur le principe que les accords internationaux signés par le Canada créent des obligations juridiquement contraignantes que les tribunaux nationaux sauraient rendre exécutoires. Les demandeurs ne prennent pas position sur cette question dans le cadre de la présente instance.

[31]  Les Dini Ze’ expliquent ensuite que la compétence en matière de « paix, d’ordre et de bon gouvernement du Canada » indique que l’État dispose de vastes pouvoirs législatifs, mais pas au point que ses pouvoirs législatifs ne soient pas [traduction« rigoureusement encadrés ». Ils tablent fortement sur l’interprétation que les tribunaux du Royaume‑Uni ont faite de cette expression dans les deux affaires Bancoult, en l’occurrence R (Bancoult) c Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs [2001] QB 1067 [Bancoult 1], et R (Bancoult) c Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs [2008] UKHL 61 [Bancoult 2]. 

[32]  Dans le même ordre d’idées, les Dini Ze’ allèguent qu’ils sont exposés au même type de préjudice que celui qu’ont subi les Chagossiens autochtones que le gouvernement du Royaume‑Uni avait forcés à l’exil. Selon la thèse des Dini Ze’, le Canada [traduction« ne respecte même pas ses propres normes de bon gouvernement », et ils [traduction« ne demandent pas à la Cour d’imposer sa conception de ce qu’exige un bon gouvernement […], mais d’obliger le gouvernement élu à respecter ses propres normes de bon gouvernement ». Ils affirment qu’il n’y aurait pas dans ce cas un abus du rôle constitutionnel des tribunaux.

(3)  Conclusion sur la justiciabilité (paix, ordre et bon gouvernement)

[33]  La compétence du gouvernement fédéral en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement du Canada est un outil visant à faciliter le fédéralisme canadien. On considère généralement que cette compétence comporte trois volets : le volet relatif aux « lacunes », le volet de « l’intérêt national » et le volet relatif aux « situations d’urgence » (voir Peter Hogg, Constitutionnel Law of Canada, 5e éd, suppl. (Toronto, Thomson Reuters Canada, 2019) c 17 de façon générale). 

[34]  Le volet relatif aux « lacunes » vise à combler les lacunes en matière de partage des pouvoirs. Le professeur Hogg cite à titre d’exemple le pouvoir de créer des compagnies et la compétence sur les ressources minérales extracôtières. Le volet de « l’intérêt national » s’applique lorsque certaines matières à l’origine provinciales [traduction« atteignent des proportions telles qu’elles affecteraient le corps politique du Dominion, permettant ainsi au Parlement canadien d’adopter des lois […] » (Ontario (Attorney General) c (Canada (Attorney General), [1896] AC 348, 5 Cart BNA 295). 

[35]  Enfin, il y a le « volet de la situation d’urgence » qui est généralement utilisé en temps de guerre, mais qui a été invoqué en 1976 pour justifier l’adoption d’une loi fédérale anti‑inflation à titre de mesure d’urgence (Hogg; Renvoi : Loi anti‑inflation, 1975, [1976] 2 RCS 373, 68 DLR (3d) 452). Toutes ces questions concernent le partage des pouvoirs au Canada, c’est‑à‑dire la question de savoir qui a le droit d’édicter une loi particulière. 

[36]  La compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement prévue à l’article 91 habilite le parlement fédéral à adopter des lois dans ces situations. Rien dans la loi ne donne à penser qu’elle impose une obligation quelconque au gouvernement, et une formulation différente ne saurait d’aucune façon contraindre le législateur fédéral à adopter, modifier ou abroger des lois spécifiques comme le suggèrent les Dini Ze’.

[37]  Les Dini Ze’ comptent largement sur l’analyse que les tribunaux britanniques ont, au cours des années 2000, faite du sens de l’expression « paix, ordre est bon gouvernement ». Les deux affaires Bancoult (1 et 2) étaient des actions intentées par des autochtones qui contestaient le pouvoir du gouvernement britannique de les empêcher de vivre dans l’archipel des Chagos, leur terre natale, qui avait été cédée par la France à la Grande‑Bretagne lors des guerres napoléoniennes.

[38]  Pour situer ce différend dans son contexte, rappelons que ces affaires faisaient suite à la décision du gouvernement britannique d’expulser la population autochtone de Diego Garcia pour permettre aux États‑Unis d’y construire une base militaire. Pour y parvenir, la Grande‑Bretagne a transformé l’archipel en un territoire distinct appelé Territoire britannique de l’océan Indien (British Indian Overseas Territory [BIOT]), et a pris un décret en 1965 (BIOT Order (1965)) puis une ordonnance, en 1971 (Immigration Ordinance 1971), laquelle interdisait le retour des Chagossiens sur leur terre d’origine. 

[39]  Les Dini Ze’ soutiennent que la décision rendue dans les affaires Bancoult 1 et Bancoult 2 est une source qui permet d’affirmer que le Canada a le pouvoir de faire des lois concernant la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada en vertu de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, et qu’elle leur permet de faire valoir un argument inédit, mais défendable, selon lequel le gouvernement fédéral ne dispose pas de pouvoirs législatifs [traduction« suffisamment étendus pour lui permettre de contribuer à des dommages catastrophiques qui compromettent la survie ».

[40]  S’il est vrai que la décision Bancoult permet d’envisager un nouveau pouvoir de légiférer en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement du Canada, notre Cour n’est pas liée par cette décision. De plus, cette décision porte sur la légalité de décrets relatifs au BIOT, et non sur une obligation positive de légiférer. Les arguments des Dini Ze’ ne m’ont pas convaincue.

[41]  Les Dini Ze’ s’appuient aussi sur les paragraphes 36 et 37 de l’arrêt Mikisew Cree First Nation c Canada, 2018 CSC 40, pour affirmer que [traduction« le principe de la souveraineté parlementaire suppose que l’Assemblée législative peut adopter ou abroger une loi qui relève des pouvoirs que lui confère la Constitution », alors que le privilège parlementaire confirme « que le processus législatif est largement hors de la portée d’une intervention judiciaire ». C’est, selon eux, ce que le Canada a admis lorsque le législateur fédéral a ratifié en 2016 l’Accord de Paris et, en 2019, la résolution non contraignante selon laquelle [traduction« la catastrophe ne peut être évitée qu’en prenant des mesures pour renverser la tendance actuelle des émissions ». Les Dini Ze’ affirment que le Canada [traduction« ne respecte pas ses propres normes de bon gouvernement ». Ils demandent en fait à la Cour [traduction« d’obliger le gouvernement élu à respecter ses propres normes de bon gouvernement ». Ils signalent que cette demande inédite relève du rôle constitutionnel de la Cour.

[42]  Les Dini Ze’ soutiennent que la reformulation de leurs actes de procédure leur permettrait de mieux faire valoir que l’obligation positive du Canada est assortie de restrictions : le Canada [traduction« a excédé et continue d’excéder ses pouvoirs de légiférer pour la paix l’ordre et le bon gouvernement du Canada en vertu de l’article 91, car il y a des limites à son pouvoir de faire des lois incompatibles avec ses obligations constitutionnelles envers les demandeurs, et avec ses engagements internationaux […] ».

[43]  Les Dini Ze’ affirment que les lois adoptées sont contraires à la compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement conférée au Canada par l’article 91 parce qu’elles n’assurent pas une protection de l’environnement qui permettrait au Canada de satisfaire aux obligations que lui impose l’Accord de Paris, ou encore parce que ces lois permettent par voie législative l’exploitation d’industries productrices d’émissions de GES.

[44]  J’estime qu’une telle reformulation de la déclaration ne crée pas d’obligation pour le Canada de légiférer. Dans l’arrêt Kreishan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CAF 223 (autorisation d’appel à la CSC refusée, 2020 CanLII 17609) [Kreishan], le juge Rennie s’est penché sur des droits positifs qui étaient revendiqués dans le cadre d’une demande fondée sur l’article 7 de la Charte relativement à une entente sur les tiers pays sûrs. Le juge Rennie a rejeté l’argument des demandeurs suivant lequel l’État était assujetti à une obligation positive étant donné que la CSC avait rejeté cette idée (Kreishan, au para 136; Gosselin c Québec (Procureur général), 2002 CSC 84 au para 82 [Gosselin]). J’estime que ces arrêts s’appliquent à ce que les Dini Ze’ qualifient maintenant de restriction.

[45]  De plus, dans l’arrêt Kazemi (Succession) c République islamique d’Iran, 2014 CSC 62 [Kazemi], la Cour suprême du Canada dit que « l’existence d’un article dans un traité ratifié par le Canada ne transforme pas automatiquement cet article en un principe de justice fondamentale » (Kazemi, au para 149). Les seules situations où le droit international serait contraignant dans le cadre d’un système dualiste comme le système canadien seraient celles où il existerait de telles règles à la fois dans un traité et dans une loi conventionnelle, ou si l’on faisait la preuve des règles de droit international coutumier applicables (Nevsun Resources Ltd c Araya, 2020 CSC 5 au para 95, Kazemi, au para 149). Par conséquent, les traités comme l’Accord de Paris ne prennent effet en droit interne canadien qu’à l’issue du processus législatif.

[46]  Ces affaires portaient sur la Charte, et non sur le pouvoir de faire des lois sur la paix, l’ordre et le bon gouvernement; mais on peut transposer ces arguments à la thèse que défendent en l’espèce les Dini Ze’. Je suis d’accord avec le Canada pour dire que les changements proposés par les Dini Ze’ sont d’ordre philosophique et que les demandeurs invitent essentiellement la Cour à conclure que l’article 91 oblige le gouvernement à adopter des lois spécifiques, et ce, malgré les changements que les demandeurs proposent d’apporter au libellé de leurs actes de procédure. On ne peut invoquer d’obligations internationales pour imposer au gouvernement fédéral une obligation positive en matière de paix, d’ordre de bon gouvernement du Canada. Le pouvoir de faire des lois concernant la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada n’a jamais été utilisé de cette manière, et le libellé de la loi fait en sorte que cette tentative inédite ne saurait prospérer. 

[47]  En demandant à notre Cour de statuer sur la constitutionnalité du défaut du législateur fédéral d’adopter ce qu’ils estiment être des lois permettant au Canada de respecter ses obligations internationales, les Dini Ze’ demandent en réalité à la Cour d’obliger le législateur à adopter certaines lois en particulier. Ce n’est pas le rôle de la Cour et la demande n’est donc pas susceptible d’être jugée par les tribunaux. L’adoption des lois relève de la compétence du législateur fédéral. Si les lois adoptées par le législateur fédéral violent la Constitution, leurs dispositions peuvent être invalidées ou faire l’objet d’une interprétation atténuée ou d’une interprétation large. 

(4)  Justiciabilité des moyens tirés de l’article 7 et de l’article 15 de la Charte

[48]  Bien que les Dini Ze’ aient présenté séparément les moyens qu’ils tirent des articles de la Charte concernant la justiciabilité, je les examinerai ensemble.

[49]  Suivant les Dini Ze’, leur déclaration satisfait aux exigences que doivent respecter les prétentions fondées sur les articles 7 et 15 de Charte pour qu’on puisse conclure à l’existence d’une cause d’action valable. On ne trouve dans le mémoire des faits et du droit des demandeurs aucune prétention quant à la compétence des tribunaux pour trancher de tels arguments.

[50]  On ne saurait affirmer que la prétention suivant laquelle il y a eu violation de l’article 7 et du paragraphe 15(1) de la Charte en raison des lois adoptées par le gouvernement échappe intrinsèquement à la compétence des tribunaux. Il n’y a toutefois aucune loi spécifique ou mesure prise par l’État qui viole les droits que font valoir les Dini Ze’ (voir Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 à la p 365).

[51]  La situation était semblable dans l’affaire Tanudjaja, dans laquelle les demandeurs ne contestaient :

[traduction]

[…] aucune loi en particulier, pas plus qu’ils n’affirment que l’application particulière d’une loi ou d’une politique à une personne a eu pour effet de violer leurs droits constitutionnels. Ils ne citent aucune loi particulière qui, de par son objet ou ses effets, a pour effet de perpétuer les préjugés et les désavantages que subissent les membres d’un groupe en raison de leur caractéristique personnelle au sens du paragraphe 15(1), et ils n’ont cité aucune loi particulière qui violerait le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne prévu à l’article 7.

(Tanudjaja, au para 10)

[52]  Dans l’affaire Tanudjaja, les demandeurs soutenaient que des orientations gouvernementales générales violaient leur droit à un logement adéquat. Cet argument ressemble à celui que les Dini Ze’ font valoir en l’espèce. Dans l’arrêt Tanudjaja, la juge Pardu s’est appuyée sur la décision rendue par la CSC dans le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 RCS 525 à la p 545, pour décider si une question était de nature purement politique et ne se prêtait donc pas à une décision judiciaire. La juge Pardu a déclaré ce qui suit : [traduction« La contestation d’une loi en particulier ou de son application est une caractéristique par excellence des contestations au titre des articles 7 et 15 de la Charte » (Tanudjaja, au para 22).

[53]  Dans l’affaire Tanudjaja, le juge de première instance avait conclu que, s’agissant de l’article 7, la Charte ne conférait aux demandeurs aucun droit positif qui aurait obligé les défendeurs à leur fournir un logement abordable, adéquat et accessible, et qu’aucun principe de justice fondamentale n’entrait en jeu. De plus, en ce qui concerne les violations de l’article 15, le tribunal a conclu que [traduction« les actions et les décisions reprochées n’ont pas pour effet de priver les sans‑abri d’un avantage que le Canada et l’Ontario offrent à d’autres personnes, ni de leur faire porter un fardeau non imposé à d’autres, de sorte qu’il ne peut y avoir de violation de l’article 15 de la Charte » (Tanudjaja, au para 17). Le juge de première instance a conclu que l’itinérance et les logements inadéquats ne constituaient pas [traduction« des motifs analogues à ceux prévus à l’article 15 ». Il a conclu que les questions en litige ne relevaient pas des tribunaux, car le tribunal qui accorderait les réparations demandées déborderait le cadre de ses attributions et empiéterait sur les pouvoirs réservés au législateur. La Cour d’appel de l’Ontario a, avec une dissidence, confirmé la conclusion du juge de première instance suivant laquelle l’affaire n’était pas susceptible d’être tranchée par les tribunaux, mais l’autorisation d’interjeter appel à la CSC a été refusée (Tanudjaja, au para 19).

[54]  Le Canada fait observer à juste titre que les Dini Ze’ ont formulé des [traduction« prétentions “floues qui ratissent large” et qui visent à la fois les lois sur l’évaluation environnementale […] les approbations des projets de ressources naturelles ayant fait l’objet d’examens fédéraux et/ou provinciaux, des ententes internationales et des politiques internes concernant les changements climatiques ».

[55]  À défaut de loi spécifique et vu le caractère général des prétentions formulées par les Dini Ze’, on peine à trouver des éléments juridiques suffisants dans les moyens tirés de la Charte pour pouvoir conclure que ceux‑ci sont susceptibles d’être tranchés par les tribunaux. La raison en est qu’il n’y a pas de loi ou d’action contestée permettant de faire la comparaison nécessaire pour l’analyse au titre de l’article premier (R c Oakes, [1986] 1 RCS 103).

[56]  En soi, la complexité ne signifie pas que la Cour ne peut pas se prononcer sur une question; mais, lorsque cette question concerne différents gouvernements, implique des questions d’économie et de politique étrangère, de commerce et une foule d’autres questions, les tribunaux doivent laisser à d’autres autorités le soin de les trancher. Dans l’arrêt Doucet‑Boudreau, tout en confirmant l’ordonnance du juge de première instance, les juges majoritaires formulent dans leurs conclusions une mise en garde en nous rappelant que les tribunaux « doi[ven]t être conscient[s] de [leur] rôle d’arbitre de la Constitution et des limites de [leurs] capacités institutionnelles » (Doucet‑Boudreau, au para 87). 

[57]  De plus, les réparations demandées visent à simplifier une situation complexe d’une manière qui ne serait d’aucune utilité pour lutter réellement contre les changements climatiques, compte tenu des dimensions polycentriques et internationales du problème. Les modifications demandées s’apparentent davantage un changement de politique qu’à un changement législatif.

[58]  L’arrêt Gosselin a entrouvert la porte relativement aux obligations positives qui peuvent être imposées à un gouvernement pour corriger des violations de la Charte susceptibles d’être examinées par les tribunaux. Ce n’est toutefois pas le cas en l’espèce. Il n’y a pas de loi ou d’action contestée à évaluer, il n’y a pas d’allégation spécifique concernant des actions gouvernementales, et les obligations positives — ou les restrictions — invoquées par les Dini Ze’ sont trop vagues et imprécises pour leur permettre d’obtenir les résultats qu’ils souhaitent.

(5)  Justiciabilité des réparations

[59]  Les réparations demandées se trouvent au paragraphe 15 (ci‑dessus).

[60]  Le Canada affirme qu’il n’est pas possible d’effectuer une analyse fondée sur l’article premier de la Charte parce que les actes de procédure n’indiquent aucune loi précise qui porterait atteinte aux droits reconnus aux Dini Ze’ par les articles 7 et 15. Dans la présente action, dans laquelle aucune loi précise n’est mentionnée et dans laquelle il y aurait violation relativement à plusieurs ministères et programmes gouvernementaux, il est difficile d’élaborer une réparation appropriée. La jurisprudence n’a pas totalement fermé la porte à un jugement déclaratoire, mais il n’est pas nécessaire de s’engager dans cette voie, vu l’existence d’autres difficultés concernant les réparations sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

[61]  Les Dini Ze’ citent l’arrêt Khadr c Canada, 2010 CSC 3 [Khadr] pour affirmer qu’il n’est pas toujours nécessaire d’effectuer une analyse fondée sur l’article premier lorsqu’on demande un jugement déclaratoire. Ils citent les paragraphes 39 et 46 de cet arrêt :

[L]a réparation appropriée consiste, d’une part, à déclarer que, selon le dossier dont la Cour est saisie, le Canada a porté atteinte aux droits garantis à M. Khadr par l’art. 7, et, d’autre part, à laisser au gouvernement le soin de décider de quelle manière il convient de répondre au présent arrêt à la lumière de l’information dont il dispose actuellement et de sa responsabilité en matière d’affaires étrangères, et ce, en conformité avec la Charte.

[…]

Un tribunal peut, à juste titre, prononcer un jugement déclaratoire dans la mesure où il a compétence sur l’objet du litige, où la question dont il est saisi est une question réelle et non pas simplement théorique, et où la personne qui la soulève a véritablement intérêt à la soulever. C’est le cas en l’espèce.

[62]  L’affaire Khadr concernait les affaires étrangères et la violation des droits d’un citoyen canadien alors qu’il était détenu par un gouvernement étranger. Dans cette affaire, les prétentions de M. Khadr portaient sur une action gouvernementale précise — la conduite des représentants de l’État canadien — et la réparation sollicitée lui a été accordée parce que la Cour a laissé à juste titre à l’exécutif le soin d’intervenir par les voies diplomatiques auprès d’un gouvernement étranger. Le jugement déclaratoire demandé a été accordé dans l’affaire Khadr parce qu’une violation avait été commise, tandis que la réparation demandée en l’espèce ne vaut que pour l’avenir. Les Dini Ze’ allèguent effectivement un préjudice qui existe déjà, mais les prétentions qu’ils formulent soulèvent un problème de causalité, comme nous l’expliquons ailleurs dans les présents motifs. Pour analyser de façon utile les questions relatives à la Charte que soulèvent les Dini Ze’ en l’espèce, il faudrait que la Cour dispose de lois précises à évaluer au regard de l’article premier pour se prononcer sur la constitutionnalité des violations reprochées.

[63]  Au Canada, l’efficacité de toute mesure prise pour contenir les émissions de GES au Canada dépend de la collaboration des gouvernements provinciaux. Notre Cour n’a pas la compétence légale pour forcer ainsi les divers ordres de gouvernement à collaborer entre eux, de sorte que toute réparation qu’elle pourrait accorder serait fort probablement inefficace.

[64]  Au point « g » des réparations demandées (au paragraphe 15 ci‑dessus), les Dini Ze’ demandent à la Cour d’assumer un rôle de surveillance pour s’assurer que certaines lois sont adoptées. J’estime que cette réparation ne convient pas en l’espèce. Si la Cour accordait cette réparation, elle s’arrogerait à toutes fins utiles le rôle d’un organisme réglementaire ou de tribunal administratif pour veiller à ce que certaines lois soient adoptées et qu’elles permettent d’atteindre certains objectifs. Ce n’est pas le rôle de notre Cour (voir Canada (Procureur général) c Jodhan, 2012 CAF 161 [Jodhan]).

[65]  En revanche, les tribunaux ont jugé qu’il convenait parfois qu’ils assument un rôle consultatif, comme dans l’affaire Doucet‑Boudreau. Dans l’arrêt Doucet‑Boudreau, la Cour a, par une faible majorité, confirmé l’ordonnance par laquelle le juge de première instance avait ordonné au gouvernement de produire certains rapports et par laquelle elle s’était déclarée compétente, ce qui ressemble beaucoup à ce que les Dini Ze’ demandent en l’espèce. Cette décision visait toutefois à constater l’état d’avancement des travaux de construction d’écoles vu les exigences constitutionnelles les concernant. La différence entre cette affaire et la présente espèce est le fil conducteur qui permettait de faire un lien direct entre la violation des droits linguistiques et la construction des écoles dans l’affaire Doucet‑Boudreau. Il n’y a pas de tel fil directeur en l’espèce. Les changements climatiques sont un problème complexe comportant de multiples facettes qui font intervenir une multitude d’autorités provinciales, municipales et internationales, ce qui rend impossible ou inutile en l’espèce toute supervision. Bien que ce type de réparation puisse convenir dans certaines situations, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[66]  Dans l’affaire Jodhan, la Cour d’appel fédérale [CAF] était bien consciente du rôle joué par le pouvoir judiciaire. Elle était saisie d’une demande de contrôle judiciaire dans laquelle la demanderesse alléguait que les Canadiens aveugles se voyaient refuser l’égalité d’accès aux renseignements et aux services gouvernementaux offerts en ligne et que ce refus constituait de la discrimination fondée sur une déficience physique et portait par conséquent atteinte aux droits qui lui étaient garantis par l’article 15 de la Charte. La CAF a conclu que l’ordonnance de surveillance rendue par le juge de première instance devait être annulée parce qu’« une telle réparation ne constitue pas, dans le cas qui nous occupe, une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances » (Jodhan, au para 177). Dans l’affaire Jodhan, le procureur général faisait valoir que l’« ordonnance de surveillance ne respecte pas le partage des pouvoirs entre les tribunaux et l’exécutif » et qu’elle ne constituait donc pas une réparation « convenable et juste » au sens de la Charte (Jodhan, au para 165). La CAF a notamment conclu qu’il n’y avait aucun fondement factuel ou légal pour justifier l’ordonnance de surveillance et elle l’a infirmée, au motif notamment que « […] la réparation accordée par le juge de première instance constitue un empiétement sur les attributions du pouvoir exécutif » (Jodhan, au para 179). J’estime que la situation qui existe en l’espèce est analogue et qu’elle ne relève pas du rôle que je suis appelée à jouer au sein du pouvoir judiciaire.

[67]  Bien qu’ils ne l’aient pas mentionné dans leur liste de réparations, les Dini Ze’ ont invité la Cour, dans leurs observations écrites, à recourir à l’interprétation large. Accorder cette réparation est également problématique. Les Dini Ze’ affirment qu’il convient de recourir à l’interprétation large parce qu’ils ont identifié avec suffisamment de précisions dans leur déclaration des lois spécifiques, en l’occurrence la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, LC 1992, c 37, et la Loi sur l’évaluation d’impact, LC 2019, c 28, art 1 [la Loi sur l’évaluation d’impact]. Les Dini Ze’ affirment que l’objet principal de ces deux lois est compatible avec les prétentions qu’ils formulent dans leur déclaration.

[68]  Bien que la Loi sur l’évaluation d’impact soit en vigueur, les Lois canadiennes sur l’évaluation environnementale ne le sont pas. Donner une interprétation large à des lois qui ne sont plus en vigueur n’est pas une réparation qu’il convient d’accorder.

[69]  Donner une interprétation large à la loi en vigueur sans fournir plus de précisions n’est pas non plus une réparation appropriée, compte tenu des causes d’action alléguées au sujet des décisions relatives à des questions d’intérêt général. Le recours à l’interprétation large doit se faire en tenant compte du partage des pouvoirs. Ainsi que le juge Iacobucci (alors juge à la Cour suprême du Canada) l’a fait observer :

Parce que les tribunaux sont indépendants des pouvoirs exécutif et législatif, les justiciables et les citoyens en général peuvent habituellement s’attendre à ce qu’ils rendent des décisions motivées et étayées, conformes aux prescriptions constitutionnelles, même si certaines d’entre elles peuvent ne pas faire l’unanimité. Les tribunaux n’ont pas, pour accomplir leurs fonctions, à se substituer après coup aux législatures ou aux gouvernements; ils ne doivent pas passer de jugement de valeur sur ce qu’ils considèrent comme les politiques à adopter; cette tâche appartient aux autres organes de gouvernement. Il incombe plutôt aux tribunaux de faire respecter la Constitution, et c’est la Constitution elle‑même qui leur confère expressément ce rôle. Toutefois, il est tout aussi important, pour les tribunaux, de respecter eux‑mêmes les fonctions du pouvoir législatif et de l’exécutif que de veiller au respect, par ces pouvoirs, de leur rôle respectif et de celui des tribunaux.

(Vriend c Alberta, [1998] 1 RCS 493 au para 136 [Vriend])

[70]  En l’espèce, les Dini Ze’ n’ont pas invité au dialogue ni expliqué en quoi l’interprétation libérale d’une disposition — dont ils n’ont pas précisé la nature exacte — favoriserait le « respect mutuel » des autres organes de gouvernement ou leur intention (Vriend, au para 137). Pour que la Cour donne à la loi une interprétation libérale, la réparation demandée doit être suffisamment précise. 

[71]  L’effet cumulatif de toutes les difficultés soulevées au sujet des réparations demandées confirme que la présente affaire ne relève pas de la compétence des tribunaux.

(6)  Conclusion sur la justiciabilité

[72]  Je conclus que la présente affaire n’est pas susceptible d’être jugée par les tribunaux parce qu’elle relève des deux autres organes de gouvernement. Ce vaste sujet échappe à toute intervention judiciaire. J’estime qu’il n’y a pas suffisamment d’aspects juridiques pour ancrer l’analyse, étant donné que la présente action est politique et qu’elle est susceptible de concerner des questions et des conclusions morales, stratégiques, idéologiques, historiques ou d’intérêt public qui relèvent des deux autres branches du gouvernement.

[73]  Dans le cas qui nous occupe, non seulement les demandeurs ne présentent pas suffisamment d’aspects juridiques, mais ils sollicitent des réparations qui ne sont pas des réparations appropriées, mais plutôt des solutions dont la mise à exécution relève des autres organes de gouvernement.

[74]  Compte tenu des indications données dans l’arrêt Highwood, la Cour estime qu’elle ne dispose pas des attributions institutionnelles requises pour trancher cette question, et que le fait de rendre une série de jugements déclaratoires et d’ordonnances ne constituerait pas « une utilisation économique et efficace de ses ressources  » qui aurait un effet réel sur les changements climatiques. Par ailleurs, toute décision portant sur des restrictions à l’industrie et au commerce comporte d’importants aspects économiques, sociaux et internationaux. 

[75]  De plus, dans la présente affaire, les Dini Ze’ demandent à la Cour d’apporter de profonds changements à des lois, sans pour autant citer à la Cour d’exemples précis de violations de la loi. Leur demande n’est par comparaison par aussi simple qu’une demande d’invalidation (R c Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 RCS 295), de dissociation (R c Morales, [1992] 3 RCS 711), d’interprétation large (Vriend) ou d’interprétation atténuée (R c Grant, [1993] 3 RCS 223) de dispositions législatives ou de lois.

[76]  Je ne saurais trouver mieux que les mots employés par le juge Barnes dans la décision Ami(e)s de la Terre c Canada (Gouverneur en conseil), 2008 CF 1183. La CAF a souscrit sans réserve à la décision du juge Barnes (2009 CAF 297, autorisation d’appel à la CSC refusée, 2010 CanLII 14720). Il s’agissait dans cette affaire de savoir si le ministre était tenu de préparer un plan sur les changements climatiques qui était conforme à la Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto, LC 2007, c 30 :

Toutes les mesures ci‑dessus ont pour objet d’assurer l’observation par le Canada de ses engagements de fond envers le Protocole de Kyoto, et cela, à la faveur d’un dialogue public, scientifique et politique, un dialogue dont le thème ne se prête pas pour l’essentiel à un contrôle judiciaire ou ne ressortit pas pour l’essentiel aux tribunaux.

(Ami(e)s de la Terre c Canada (Gouverneur en conseil), 2008 CF 1183 au para 43)

[77]  Même si elle est sans aucun doute importante, la question des changements climatiques est foncièrement politique, et non juridique, et elle relève des pouvoirs exécutif et législatif du gouvernement.

[78]  Pour les motifs que j’ai exposés, je conclus que la demande n’est pas susceptible d’être jugée par les tribunaux.  

B.  La déclaration révèle‑t‑elle une cause d’action valable?

[79]  Ma conclusion suivant laquelle la demande n’est pas susceptible d’être jugée par les tribunaux tranche le litige, mais, pour le cas où j’aurais tort, j’examinerai la question de savoir si je devrais radier la déclaration sans autorisation de modification, parce qu’il est évident et manifeste qu’il n’y a pas de cause d’action valable.

[80]  Le critère applicable en matière de radiation d’actes de procédure consiste à se demander s’il est manifeste et évident, à supposer que les faits allégués sont véridiques, que les prétentions des Dini Ze’ ne révèlent aucune cause d’action valable (Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, art 221; R c Imperial Tobacco Canada Ltd, 2011 CSC 42 au para 17 [Imperial Tobacco]). Les faits allégués sont présumés vrais sauf s’ils ne peuvent manifestement pas être prouvés (Société des loteries de l’Atlantique c Babstock, 2020 CSC 19 au para 87 [Loteries de l’Atlantique]).

[81]  De plus, le tribunal doit interpréter les actes de procédure « de manière aussi libérale que possible et [. . .] remédier à tout vice de forme, imputable à une carence rédactionnelle, qui aurait pu se glisser dans les allégations » (Operation Dismantle c La Reine, [1985] 1 RCS 441 à la p 451 [Operation Dismantle]).

[82]  La norme applicable en matière de radiation d’actes de procédure est exigeante, mais :

[…] [p]arfois, une cause d’action alléguée est si nettement contraire à la jurisprudence, au principe sous‑jacent et aux conséquences sociales souhaitables que, sans égard à la preuve présentée au procès, le tribunal peut affirmer avec certitude que l’action ne saurait aboutir. Ce n’est toutefois pas souvent le cas, et notre système de common law évolue généralement sur le fondement d’éléments de preuve concrets présentés à des juges dans le cadre de procès.

(Loteries de l’Atlantique, au para 88)

[83]  Le Canada affirme que les Dini Ze’ font reposer les faits qu’ils allèguent dans leur déclaration sur des hypothèses et des spéculations. En revanche, les Dini Ze’ affirment que le réchauffement climatique est attribuable aux émissions de GES et que les effets qu’ils en subissent ne sont pas spéculatifs et qu’on ne peut affirmer qu’ils « ne peuvent manifestement pas être prouvés ».

(1)  Moyen tiré de « la paix, l’ordre et le bon gouvernement »

[84]  J’estime qu’il est manifeste et évident que la cause d’action fondée sur la paix, l’ordre et le bon gouvernement est vouée à l’échec. Dans la section portant sur la justiciabilité, la Cour s’est prononcée sur les arguments invoqués par les Dini Ze’ au sujet de la paix, de l’ordre et du bon gouvernement et les mêmes arguments s’appliquent. En résumé, il n’existe aucune obligation reconnue qui forcerait le gouvernement fédéral à légiférer en raison de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, et il n’y a donc pas de cause d’action sur ce fondement. 

[85]  Malgré les conditions exigeantes à remplir pour satisfaire à ce critère, j’estime qu’il est évident et manifeste que cette cause d’action ne saurait aboutir.

(2)  Moyens tirés de la Charte (articles 7 et 15)

[86]  Le Canada soutient que la violation alléguée de l’article 7 et du paragraphe 15(1) de la Charte est intrinsèquement conjecturale et hypothétique et qu’il est donc « évident et manifeste » que la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable.

[87]  À l’appui de son argument, le Canada cite l’affaire Operation Dismantle, dans laquelle les demandeurs soutenaient que le fait de permettre des essais de missiles dans l’espace aérien canadien augmentait le danger de guerre nucléaire et pourrait éventuellement porter atteinte aux droits reconnus aux Canadiens par l’article 7 (Operation Dismantle, à la p 448).

[88]  Dans cet arrêt, la CSC a rejeté la demande au motif qu’elle était intrinsèquement conjecturale. Elle a estimé qu’il y avait trop d’événements futurs incertains pour pouvoir établir un lien entre l’action gouvernementale contestée et une éventuelle violation. Ainsi que le juge Dickson l’a déclaré, « le lien causal entre les actes du gouvernement canadien et la violation alléguée des droits des appelants aux termes de la Charte est simplement trop incertain, trop conjectural et trop hypothétique pour étayer une cause d’action » (Operation Dismantle, au para 3).

[89]  Dans l’affaire Operation Dismantle, on avait de toute évidence affaire à des conjectures, mais il ne fait guère de doute que les effets des changements climatiques sont réels, ce que les deux parties admettent volontiers. Bien qu’il existe un lien de causalité entre les émissions de GES et les changements climatiques, en raison de la grande quantité d’acteurs provinciaux et internationaux, il serait presque impossible de prouver l’existence d’un lien de causalité entre des lois canadiennes précises et les effets ressentis en raison des changements climatiques, étant donné qu’aucune loi spécifique n’a été mise en cause en l’espèce.

[90]  On ne peut pour autant affirmer que l’affaire Operation Dismantle cadre parfaitement avec la présente espèce; il y a une grande différence entre le fait de conclure que les dangers d’une guerre nucléaire sont augmentés en raison des essais de missiles de croisière et l’idée que des violations de l’article 7 de la Charte peuvent découler d’une politique gouvernementale en matière d’environnement. Il est nettement plus difficile de faire le lien entre cette politique et le préjudice allégué. On trouvera une analyse de la question du lien de causalité plus loin, à compter du paragraphe 93.

[91]  Un autre aspect problématique est le fait que les Dini Ze’ ne citent aucune loi ou action gouvernementale précise qui serait à l’origine de la violation de l’article 7 ou du paragraphe 15(1) de la Charte. À défaut de loi ou d’action gouvernementale précise, il ne peut y avoir de cause d’action valable.

[92]  La CAF a fait observer ce qui suit dans un arrêt récent :

Toutes les analyses ondées sur la Charte doivent débuter par une compréhension éclairée de la loi en question. La loi doit d’abord être interprétée selon les principes reconnus d’interprétation des lois (Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, 1998 CanLII 837 (CSC), par. 21). En outre, en examinant les effets de la loi, comme il se doit quand la Charte est invoquée, il faut en comprendre l’application à la lumière des principes reconnus de la common law et du droit administratif (voir, par exemple, Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031, p. 1049, 1995 CanLII 112; R c. Khawaja, 2012 CSC 69, [2012] 3 R.C.S. 555, par. 43 à 45; R c. Levkovic, 2013 CSC 25, [2013] 2 R.C.S. 204, par. 78; Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 3e éd., Toronto, Irwin Law, 2016, p. 315).

(Brown c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CAF 130 au para 21 [Brown])

[93]  Dans l’affaire Brown, le demandeur citait certaines dispositions spécifiques s’inscrivant dans le cadre d’un régime législatif, en l’occurrence, la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés. La violation alléguée des droits protégés par la Charte se rattachait à plusieurs dispositions, mais le demandeur formulait des allégations spécifiques en citant des lois spécifiques. À défaut par les Dini Ze’ d’indiquer en l’espèce à la Cour des dispositions législatives spécifiques ou une action gouvernementale qui porterait atteinte à leurs droits garantis par la Charte, il est impossible de se prononcer sur une violation alléguée de la Charte.

[94]  Certes, les Dini Ze’ énumèrent dans leur déclaration certaines dispositions législatives qui, selon eux, ont pour objet [traduction« d’encourager ou de permettre des émissions » et d’autres, qui visent à [traduction« réduire les émissions ». Toutefois, à défaut de citer des dispositions précises et d’indiquer comment ces dispositions entraînent des violations précises de la Charte, la déclaration revient à affirmer qu’il s’agit de lois semblables aux lois canadiennes régissant les crimes et les peines, comme — mais pas seulement — le Code criminel, la Loi sur la preuve au Canada et la Loi sur les armes à feu, pour ensuite prétendre que ces lois violent les droits que la Charte garantit à un client et que les tribunaux doivent ordonner au gouvernement fédéral de régler le problème. Ce n’est pas ainsi que l’on fait valoir un moyen en vertu de la Charte. 

[95]  Bien qu’il puisse être hypothétiquement vrai qu’il existe des lois qui causent un préjudice aux Dini Ze’ en violation de la Charte, compte tenu des faits de l’espèce, tout lien avec une quelconque violation « ne peut manifestement pas être prouvé » pour reprendre l’expression employée dans l’arrêt Loteries de l’Atlantique, précité.

[96]  Le lien de causalité joue un rôle important dans la présente analyse. Si aucun lien de causalité ne peut être prouvé, la demande peut être accueillie. On trouve une analyse du lien de causalité nécessaire pour faire intervenir l’article 7 de la Charte dans l’arrêt Canada (PG) c Bedford, 2013 CSC 72 [Bedford]. Dans l’arrêt Bedford, la Cour a estimé qu’il doit être satisfait à la norme relativement peu exigeante du « lien de causalité suffisant » pour que l’article 7 de la Charte entre en jeu. La Cour explique ce qui suit dans l’arrêt Bedford :

La norme du lien de causalité suffisant n’exige pas que la mesure législative ou autre reprochée à l’État soit l’unique ou la principale cause du préjudice subi par le demandeur, et il y est satisfait par déduction raisonnable, suivant la prépondérance des probabilités (Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, par. 21). L’exigence d’un lien de causalité suffisant tient compte du contexte et s’attache à l’existence d’un lien réel, et non hypothétique. 

(Bedford, au para 76) 

[97]  Les parties ne s’entendent pas sur la norme à appliquer pour déterminer le lien de causalité. Les Dini Ze’ demandent à la Cour d’envisager une nouvelle application du critère de la « contribution appréciable au risque » applicable en droit de la négligence. Ils citent l’arrêt Clements c Clements, 2012 CSC 32 [Clements]. Dans cet arrêt, la Cour suprême définit comme suit le critère de la contribution appréciable au risque :

(1) En règle générale, le demandeur ne saurait avoir gain de cause à moins de prouver que, dans les faits, il n’aurait pas subi de préjudice « n’eût été » l’acte ou les actes négligents du défendeur. Le juge de première instance doit décider, de manière décisive et pragmatique, si le demandeur a établi que la négligence du défendeur a causé le préjudice. La preuve scientifique de la causalité n’est pas requise.

(2) Exceptionnellement, le demandeur peut avoir gain de cause en démontrant que la conduite du défendeur a contribué de façon appréciable au risque que le demandeur subisse un préjudice si les conditions suivantes sont réunies : a) le demandeur a établi qu’il n’aurait pas subi de préjudice « n’eût été » la négligence de plusieurs auteurs du délit, dont chacun pourrait concrètement être responsable de ce préjudice; b) sans aucune faute de sa part, le demandeur est incapable de démontrer que l’un ou l’autre des auteurs possibles du délit a été la cause nécessaire ou « déterminante » de son préjudice, parce que tous les défendeurs peuvent se montrer du doigt mutuellement comme étant la possible cause déterminante du préjudice et empêcher ainsi un tribunal de conclure, suivant la prépondérance des probabilités, à l’existence d’un lien de causalité à l’égard de qui que ce soit.

(Clements, au para 46)

[98]  Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que ce lien de causalité est reconnu en responsabilité civile délictuelle, mais il n’est jamais reconnu dans les demandes fondées sur la Charte.

[99]  Les Dini Ze’ soutiennent que le caractère inédit de la demande ne devrait pas être une raison de la radier. Il est vrai qu’à lui seul, le caractère inédit d’une demande ne justifie pas sa radiation, mais cela ne signifie pas pour autant que les demandes inédites ne sont jamais radiées (Loteries de l’Atlantique, au para 19). Il faut établir l’existence d’un certain fondement factuel pour affirmer qu’une demande fondée sur une contribution appréciable au risque pourrait être présentée en raison d’une violation de la Charte, mais ce fondement factuel n’existe pas en l’espèce.

[100]  Les Dini Ze’ affirment simplement que ce critère de causalité est celui que la Cour devrait appliquer parce que [traduction« le raisonnement suivi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Clements pour analyser les affaires portant sur la responsabilité contributive délictuelle s’applique également à la tragédie que représente le réchauffement global pour le patrimoine mondial climatique ». Bien qu’on puisse invoquer un argument reposant sur le « facteur déterminant » en raison du rôle joué par deux ou plusieurs acteurs en raison des émissions de GES, les Dini Ze’ n’ont pas soulevé cet argument. Selon eux, la violation de l’article 7 de la Charte est attribuable au défaut de légiférer conformément à l’Accord de Paris.

[101]  Cet argument ne peut être retenu. Premièrement, les lois d’États étrangers ne sont pas assujetties à la Charte, de sorte que l’absence de lois étrangères conformes à l’Accord de Paris ne peut constituer une violation de la Charte. Deuxièmement, les Dini Ze’ n’ont fourni aucune preuve démontrant que d’autres États ne respectent pas les obligations auxquelles ils sont assujettis aux termes de l’Accord de Paris et que ceux‑ci contribuent de ce fait au préjudice dont ils se disent victimes.   

[102]  Par conséquent, même si les Dini Ze’ pourraient éventuellement faire valoir un argument tiré de la Charte pour affirmer que des lois gouvernementales entraînent des violations de la Charte, les faits et les actes de procédure ne leur permettent pas en l’espèce d’avancer cet argument. 

[103]  Voir les motifs déjà exposés au sujet de la justiciabilité relativement aux articles 7 et 15 de la Charte pour comprendre l’intégration à la présente section des conclusions tirées au sujet des articles 7 et 15 de la Charte.

[104]  Je conclus qu’il est manifeste et évident qu’il n’y a aucune cause d’action en ce qui concerne les violations alléguées des articles 7 et 15 de la Charte pour les motifs que j’ai exposés.

C.  Les réparations demandées peuvent‑elles être obtenues par les voies de justice?

[105]  Les questions relatives aux réparations se trouvent dans la section des présents motifs concernant la justiciabilité.

(1)  Modification de la déclaration

[106]  Les Dini Ze’ ont annexé une déclaration modifiée à la requête qu’ils ont déposée en réponse et ont ensuite fondé leur contestation de la présente requête sur cette déclaration modifiée. Toutefois, la requête du Canada était fondée sur la déclaration initiale. Cependant, dans sa réplique, le Canada formule des arguments en réponse à la déclaration modifiée proposée.

[107]  Dans l’arrêt Collins c Canada, 2011 CAF 140, la Cour d’appel fédérale fait observer au paragraphe 26 que « [p]our être radié sans autorisation d’être modifié, l’acte de procédure doit comporter un vice qui ne peut être corrigé par une modification ».

[108]  Les Dini Ze’ ont, pour les besoins de la présente requête, modifié leur déclaration pour qualifier les réparations qu’ils sollicitent en vertu de l’article 91, ainsi que leurs moyens de droit après avoir affirmé qu’ils les avaient mal qualifiés dans leur déclaration initiale.

[109]  Les Dini Ze’ affirment qu’en modifiant leur déclaration en en retranchant toute affirmation suivant laquelle le gouvernement est assujetti à des obligations positives au titre de sa compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement, ils pourront corriger tout vice que leur déclaration pourrait comporter.

[110]  Le Canada considère que cette modification revient à demander à la Cour [traduction« d’ouvrir une enquête publique sur certaines lois canadiennes en matière d’évaluation environnementale, sur l’approbation de certains projets de ressources naturelles, ainsi que sur la politique générale du Canada en matière de changements climatiques […] »

[111]  Le Canada affirme que les modifications proposées élargissent la portée de la demande. Il affirme que les modifications ne comportent toujours pas suffisamment d’aspects juridiques pour empêcher la radiation de la demande, et que ces modifications ne font pas de la demande [traduction« le moyen utile ou approprié pour saisir la Cour de ces questions ». 

[112]  Selon le Canada, les modifications proposées ne modifient pas essentiellement l’argument des demandeurs et elles [traduction« ne feront que transformer ce qui avait d’abord été invoqué comme une obligation positive de légiférer en une obligation négative ». Il soutient qu’on ne peut lui [traduction« reprocher d’avoir outrepassé ses pouvoirs parce qu’il n’a pas agi  ».

[113]  Dans le cas qui nous occupe, la Cour n’a pas à se demander ce que pourraient être les modifications apportées à la déclaration, car elle connaît déjà les modifications et les arguments que les Dini Ze’ ont effectivement soulevés. La Cour a exposé dans les présents motifs la façon dont la déclaration modifiée pourrait résister à une requête en radiation.

[114]  Ces modifications ne corrigeront pas les irrégularités de la présente action. Sur le fond, les arguments présentés ne comportent à mon avis aucune modification qui ferait en sorte que la présente action est susceptible d’être jugée par les tribunaux ou qu’il ne serait plus évident et manifeste que l’action ne saurait aboutir. Je radierai la déclaration sans autorisation de modifier la déclaration modifiée.

(2)  Conclusion sur la cause d’action

[115]  Malgré les conditions exigeantes à remplir pour satisfaire à ce critère, j’estime qu’il est évident et manifeste que la présente cause d’action est vouée à l’échec.

V.  Dispositif

[116]  Je ferai droit à la requête et radierai la déclaration sans autorisation de la modifier.

[117]  Le Canada n’a pas réclamé de dépens, et aucuns ne seront adjugés.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T‑211‑20

LA COUR ORDONNE :

  • 1. La déclaration est radiée sans autorisation de la modifier.

  • 2. Aucun dépens ne sont adjugés.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑211‑20

 

INTITULÉ :

DINI ZE' LHO'IMGGIN ET AUTRES c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER À OTTAWA (ONTARIO), EN VERTU DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 NOVEMBRE 2020

 

OBSERVATIONS ÉCRITES

Richard J. Overstall

POUR LES DEMANDEURS

 

Tim Timberg

Sarah Bird

Adrienne Copithorne

Rumana Monzur

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Richard J. Overstall Law Office

Penticton (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.