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Date : 20201109


Dossier : T-375-20

Référence : 2020 CF 1041

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

PAMELA TESLUCK

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’une déléguée du ministre des Transports de révoquer son habilitation de sécurité. La demanderesse s’est représentée elle-même. Dans ses arguments écrits, elle a soutenu que la décision de la déléguée du ministre était déraisonnable et qu’elle a été privée de son droit à l’équité procédurale.

[2]  La Cour a entendu la demanderesse et l’avocat du défendeur par vidéoconférence.

[3]  Bien que la Cour soit sympathique à la situation de la demanderesse, il n’y a aucune raison de modifier la décision. La demande est rejetée pour les motifs qui suivent.

II.  Le contexte

[4]  Mme Tesluck est agente de bord. Elle a été congédiée par WestJet en février 2020 pour avoir omis de conserver son habilitation de sécurité. Les employés des compagnies aériennes sont tenus d’avoir cette habilitation pour pouvoir accéder aux zones réglementées des aéroports. À l’occasion d’une procédure normale de filtrage de sécurité aux fins du renouvellement de son habilitation, que Mme Tesluck détenait depuis près d’une décennie, il s’est révélé que son dossier exigeait des vérifications supplémentaires. Le 22 janvier 2019, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a informé les Services de sécurité et de sûreté de Transports Canada que des conclusions défavorables avaient été tirées au sujet de la demanderesse.

[5]  Ces conclusions se rapportent à des événements survenus entre 2010 et 2012, alors que la demanderesse vivait à Vancouver. Son conjoint de l’époque lui avait présenté un ami qui lui avait offert un emploi à temps partiel dans une société qu’il avait créée avec l’aide d’un avocat. On lui a dit qu’elle aurait quelques papiers à signer et à classer. La demanderesse a été nommée directrice générale de la société et a reçu quelques chèques de paie totalisant 10 000 $.

[6]  En octobre 2010, la demanderesse s’est fait offrir par CanJet un poste d’agente de bord, qu’elle a accepté. Pour les besoins de cet emploi, elle devait présenter une demande d’habilitation de sécurité. Dans sa demande, la demanderesse n’a pas révélé son emploi avec la société. L’habilitation de sécurité lui a été décernée. En 2012, la demanderesse a été convoquée à un entretien avec la GRC, qui l’a questionnée au sujet de sa participation à la société. Elle n’a jamais fait l’objet d’accusations formelles.

[7]  Dans la lettre qu’elle a fait parvenir à Transports Canada en janvier 2019, la GRC écrit ce qui suit :

[traduction]

En mars 2012, l’Équipe intégrée de la police des marchés financiers de la GRC à Vancouver a lancé une enquête sur une affaire de fraude commerciale. L’enquête visait une entreprise nommée Georgetown Corporation. L’enquête a révélé que la demanderesse était la directrice générale de la société. La police a appris qu’elle n’avait aucune expérience en affaires ou dans le domaine des marchés financiers. La demanderesse a dit aux policiers que, en 2008, elle avait été présentée à une personne qui lui avait versé 10 000 $ pour qu’elle fasse office de directrice générale de la société en question. La demanderesse ne savait rien des activités de la société et servait uniquement de prête-nom. Sur les instructions d’une deuxième personne, la demanderesse a reçu et signé des documents contenant de fausses déclarations importantes pour la commission des valeurs mobilières des États-Unis (la Securities and Exchange Commission ou SEC). Ces documents permettaient à la société d’être cotée en bourse. Les deux personnes en question étaient liées au crime organisé et à des opérations de blanchiment d’argent. Aucune accusation n’a été portée contre la demanderesse. L’enquête relative à cette affaire est toujours en cours.

[8]  Le 28 juin 2019, Transports Canada a envoyé une lettre à la demanderesse, qui décrivait les conclusions défavorables et indiquait que celles-ci soulevaient des doutes quant à la question de savoir si la demanderesse était apte à conserver son habilitation. Le ministère l’a informée que l’Organisme consultatif d’examen d’habilitation de sécurité en matière de transport procéderait à l’examen de son habilitation de sécurité et qu’elle disposait de (20) jours à compter de la réception de la lettre pour fournir des renseignements supplémentaires sur le contexte des conclusions défavorables tirées à son sujet ainsi que tous les autres renseignements ou explications pertinents, notamment en ce qui a trait aux circonstances atténuantes, le cas échéant.

[9]  La demanderesse a reçu la lettre le 17 juillet 2019. Dans un courriel daté du 18 juillet 2019, elle a répondu brièvement à la demande de renseignements supplémentaires.

[10]  Le 30 octobre 2019, l’Organisme consultatif d’examen d’habilitation de sécurité en matière de transport a discuté de l’affaire. Selon lui, si la demanderesse n’était pas directement impliquée dans la fabrication des documents ou ignorait qu’ils étaient faux, elle avait vraisemblablement fait preuve d’aveuglement volontaire sur les activités de la société, puisqu’elle avait accepté 10 000 $ pour servir de directrice générale d’une société alors qu’elle n’avait aucune connaissance ou expérience à cet égard. L’Organisme consultatif s’est également dit préoccupé par le fait que la demanderesse avait omis de divulguer cet emploi dans sa demande d’habilitation de sécurité. Il a examiné les observations écrites de la demanderesse et a souligné que le fait qu’elle reconnaissait qu’on s’était servi d’elle soulevait de graves préoccupations. Les brèves observations de la demanderesse n’étaient pas suffisantes pour dissiper les préoccupations de l’Organisme consultatif.

[11]  En conséquence, l’Organisme consultatif a recommandé la révocation de l’habilitation de sécurité de la demanderesse au motif que, selon la prépondérance des probabilités, celle-ci était sujette ou pouvait être incitée à commettre un acte d’intervention illicite visant l’aviation civile ou à aider ou inciter toute autre personne à commettre un tel acte.

[12]  La décision de la déléguée du ministre de révoquer l’habilitation de sécurité de la demanderesse a été communiquée dans une lettre datée du 18 février 2020. En raison d’une erreur de Transports Canada ou de son employeur, WestJet, la lettre a d’abord été envoyée à la mauvaise adresse. La demanderesse a appris son existence lorsque son superviseur l’a informée, le 20 février 2020, qu’elle était suspendue en raison de la révocation de son habilitation.

III.  Les questions en litige

[13]  À l’audience, deux questions préliminaires ont été examinées.

[14]  Premièrement, dans ses documents, la demanderesse a désigné Transports Canada comme partie défenderesse. Or, suivant le paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, le défendeur en l’espèce est le procureur général du Canada. La modification de l’intitulé de l’affaire sera donc ordonnée dans le cadre du présent jugement.

[15]  Deuxièmement, l’affidavit et les arguments écrits de la demanderesse comportaient de nouveaux renseignements dont ne disposait pas la déléguée du ministre lorsqu’elle a rendu sa décision. Comme le défendeur l’a indiqué dans son mémoire des arguments et comme il a été expliqué à la demanderesse à l’audience, sous réserve de quelques exceptions limitées, le contrôle judiciaire s’intéresse à la légalité de la décision du décideur administratif. Il ne se prête donc pas à une bonification de la matrice factuelle du dossier puisque ce serait là changer la nature fondamentale de cette procédure (Henri c Canada (Procureur général), 2014 CF 1141 au para 21 [Henri]). Aucune exception à ce principe ne permet à la Cour de s’appuyer sur de nouveaux éléments de preuve en l’espèce.

[16]  Il reste à déterminer si la décision était raisonnable et si la demanderesse a bénéficié de l’équité procédurale.

IV.  Analyse

A.  La norme de contrôle

[17]  Comme l’a souligné le juge Gleeson dans la décision FGH c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 54, la norme de contrôle applicable à l’examen de la question de l’équité procédurale est celle de la décision correcte. Cela dit, cette analyse consiste à se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54; voir aussi Diallo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1324 aux para 14 et 15).

[18]  S’il est déterminé que la demanderesse a bénéficié de l’équité procédurale, la décision de révoquer son habilitation de sécurité en matière de transport doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. En effet, sous réserve d’exceptions qui ne trouvent pas application en l’espèce, il existe une présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique à la plupart des catégories de questions qui se posent dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 30.

B.  La demanderesse a-t-elle bénéficié de l’équité procédurale?

[19]  La demanderesse prétend avoir été privée de son droit à l’équité procédurale parce qu’elle n’a pas été informée de la nature précise des préoccupations de Transports Canada et qu’on ne lui a pas accordé suffisamment de temps pour présenter une réponse.

[20]  Dans un certain nombre d’affaires récentes, la Cour s’est penchée sur la question de la portée de l’obligation d’agir équitablement dans le contexte des habilitations de sécurité en matière de sécurité aérienne, une question qui revêt une importance considérable. Dans ce contexte, l’obligation d’équité procédurale se situe à l’extrémité inférieure du continuum. L’accès aux zones réglementées des aéroports désignés est un privilège et non un droit. Le pouvoir du ministre d’accorder, de refuser d’accorder, de suspendre ou de révoquer une habilitation de sécurité est de nature discrétionnaire et spécialisée. Ce pouvoir tient de la prédiction. Il n’exige pas du ministre qu’il soit convaincu que la personne dont l’habilitation de sécurité fait l’objet d’un examen commettra un acte d’intervention illicite visant l’aviation civile ou qu’il aidera ou incitera toute autre personne à commettre un tel acte. Il lui suffit de croire raisonnablement, selon la prépondérance des probabilités, que la personne pourrait commettre un tel acte. Voir le résumé de la jurisprudence énoncé par le juge LeBlanc dans la décision Henri c Canada (Procureur général), 2014 CF 1141 au para 27.

[21]  Dans ce contexte, pour que l’obligation d’agir équitablement soit respectée, il suffit que le demandeur soit avisé des divers facteurs, considérations et critères dont Transports Canada peut tenir compte pour décider s’il est apte à obtenir ou à conserver une habilitation de sécurité et qu’il se voit accorder une possibilité suffisante de présenter une réponse.

[22]  En l’espèce, la demanderesse a été informée des renseignements précis reçus de la GRC ainsi que de l’ensemble des facteurs, considérations et critères que Transports Canada pouvait prendre en considération pour arrêter sa décision. On lui a aussi fourni un numéro de téléphone qu’elle pouvait composer pour obtenir des précisions, au besoin, ainsi qu’une foire aux questions. Sa réponse s’est résumée à un bref message envoyé par courriel.

[23]  Or, il était loisible à la demanderesse de demander plus de temps pour réunir des renseignements supplémentaires et les soumettre, mais elle ne s’est pas prévalue de la possibilité de communiquer avec la personne-ressource dont elle avait obtenu les coordonnées avant d’apprendre par son superviseur que son habilitation de sécurité avait été révoquée. À ce moment-là, la déléguée du ministre avait déjà rendu une décision définitive. La demanderesse a été informé que, à ce stade du processus, la seule option qui s’offrait à elle aux termes de l’article 45 de la partie II de la politique sur le Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport était de demander le contrôle judiciaire de la décision.

[24]  Dans les circonstances, je suis convaincu que la demanderesse a bénéficié de l’équité procédurale.

C.  La décision de révoquer l’habilitation de sécurité de la demanderesse était-elle raisonnable?

[25]  L’octroi d’une habilitation de sécurité est un privilège et non un droit. Un seul cas de conduite amenant à douter du jugement, de la fiabilité et de l’honnêteté d’une personne pourrait, compte tenu du fait que le seuil pour satisfaire au critère est bas, suffire à justifier la révocation d’une habilitation de sécurité (Dorélas c Canada (Transports), 2019 CF 257 au para 35, citant Sargeant c Canada (Procureur général), 2016 CF 893 au para 34).

[26]  La Cour comprend que la demanderesse estime que la décision de révoquer son habilitation est déraisonnable, étant donné qu’aucune accusation n’a été portée contre elle à l’issue de son entretien avec la GRC en 2012 et qu’elle n’a par ailleurs jamais été reconnue coupable d’une infraction criminelle. Elle estime avoir été victime de la conduite frauduleuse de deux personnes, dont un avocat, à qui elle avait fait confiance parce qu’il s’agissait d’amis ou d’associés de son petit ami de l’époque. La demanderesse n’a plus eu de contacts avec ces personnes après son entretien avec la GRC. Elle reconnaît toutefois qu’elle n’a pas révélé son emploi au sein de la société au moment de demander son habilitation et qu’elle n’a pas fourni suffisamment de renseignements pour dissiper les préoccupations de Transports Canada en réponse à la lettre de 2019.

[27]  Même si cela peut sembler sévère, le critère ne consiste pas à se demander si la demanderesse a commis un acte illicite; il consiste à se demander si la demanderesse était sujette ou pouvait être incitée à commettre un acte d’intervention illicite visant l’aviation civile. Cela nécessite une évaluation de la réputation et des penchants de la personne concernée (Kazcor c Canada (Ministre des Transports), 2015 CF 698 au para 30).

[28]  Pour arriver à la décision de révoquer l’habilitation de sécurité de la demanderesse, la déléguée du ministre a pris en considération le rapport de la GRC, la lettre du 28 juin 2019 que Transports Canada a adressée à la demanderesse, les observations écrites de la demanderesse, la recommandation de l’Organisme consultatif et la politique sur le Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport.

[29]  Le rapport de la GRC soulevait des préoccupations quant au fait que la demanderesse avait été la directrice générale d’une société visée par une enquête pour fraude commerciale et qu’elle avait aussi été associée à des individus prétendument liés à des opérations de blanchiment d’argent et au crime organisé.

[30]  À mon avis, la déléguée avait de bonnes raisons de douter du jugement, de l’honnêteté et de la fiabilité de la demanderesse et de conclure, sur le fondement de l’ensemble des renseignements dont elle disposait au moment de prendre sa décision, que la demanderesse était sujette ou pouvait être incitée à commettre un acte d’intervention illicite visant l’aviation civile.

V.  Conclusion

[31]  La demanderesse a bénéficié de l’équité procédurale. Elle a été informée des faits allégués contre elle et elle a eu une possibilité réelle de répondre à ces allégations. Même si la demanderesse a répondu aux allégations figurant dans le rapport de la GRC, les renseignements qu’elle a fournis dans son courriel n’étaient pas suffisants pour dissiper les préoccupations de Transports Canada. Il était évident, à la lecture de la lettre qu’elle avait reçue, que son habilitation de sécurité et donc son emploi auprès de la compagnie aérienne étaient en jeu. Comme la demanderesse l’a reconnu à l’audience, elle n’a pas répondu à la lettre avec diligence.

[32]  Il n’appartient pas à la Cour de se demander si la déléguée aurait rendu une décision différente si elle avait eu à sa disposition les renseignements supplémentaires que la demanderesse a voulu produire en preuve dans la présente instance. Je ne puis conclure que la décision de la déléguée était déraisonnable, compte tenu des renseignements dont elle disposait à l’époque.

[33]  La présente demande sera par conséquent rejetée. Le défendeur n’a pas sollicité les dépens et, dans les circonstances, je n’en adjugerais pas.


JUGEMENT dans le dossier T-375-20

LA COUR ORDONNE :

  1. L’intitulé de la demande est modifié pour désigner le procureur général du Canada à titre de défendeur.

  2. La demande est rejetée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-375-20

INTITULÉ :

PAMELA TESLUCK C TRANSPORTS CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconfÉrence Ottawa-Winnipeg

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 OCTOBRE 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

Le 9 novembre 2020

COMPARUTIONS :

Pamela Tesluck

la demanderesse, pour son propre compte

 

Sydney Pilek

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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