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Date : 20201022


Dossier : T-40-18

Référence : 2020 CF 992

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 octobre 2020

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

PAID SEARCH ENGINE TOOLS, LLC

demanderesse

et

GOOGLE CANADA CORPORATION, GOOGLE LLC ET ALPHABET INC.

défenderesses

ORDONNANCE ET MOTIFS

Introduction

[1]  Les défenderesses, Google Canada Corporation, Google LLC et Alphabet Inc. [Google], demandent à la Cour d’ordonner qu’il soit statué sur un point de droit en vertu de l’alinéa 220(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

[2]  Le point de droit soulevé est le suivant :

[TRADUCTION]

Le délai de prescription de six ans prévu à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets s’applique‑il à une demande d’« indemnité raisonnable » visée au paragraphe 55(2) de la Loi sur les brevets à l’égard d’un « dommage [subi] », de sorte qu’aucune réparation, y compris une indemnité raisonnable, ne peut être accordée dans la présente action relativement aux actes de contrefaçon commis avant le 12 janvier 2012?

Contexte

[3]  Le 12 janvier 2018, Paid Search Engine Tools, LLC [PSET] a déposé une déclaration afin d’obtenir un jugement déclaratoire portant que Google a contrefait le brevet canadien no 2 415 167 [le brevet 167]. PSET a également demandé une indemnité raisonnable, au titre du paragraphe 55(2) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, relativement aux actes de Google qui auraient constitué une contrefaçon du brevet 167 alors que celui‑ci faisait l’objet d’une demande [traduction] « après la date à laquelle la demande est devenue accessible au public, mais avant la date de l’octroi du brevet ».

[4]  Le paragraphe 55(2) de la Loi sur les brevets prévoit le versement d’une indemnité en cas de dommages subis avant l’octroi d’un brevet, à partir de la date de publication de la demande de brevet. La demande relative au brevet 167 a été publiée le 10 janvier 2002. À la suite de retards de la part de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada dans l’examen et l’octroi de la demande de brevet, le brevet 167 a finalement été délivré le 21 mars 2017. Le paragraphe 55(2) de la Loi sur les brevets est ainsi libellé :

Indemnité raisonnable

55 (2) Est responsable envers le breveté et toute personne se réclamant de celui-ci, à concurrence d’une indemnité raisonnable, quiconque accomplit un acte leur faisant subir un dommage après la date à laquelle le mémoire descriptif compris dans la demande de brevet est devenu accessible au public, en français ou en anglais, sous le régime de l’article 10 et avant la date de l’octroi du brevet, dans le cas où cet acte aurait constitué une contrefaçon si le brevet avait été octroyé à la date où ce mémoire descriptif est ainsi devenu accessible.

Liability damage before patent is granted

55 (2) A person is liable to pay reasonable compensation to a patentee and to all persons claiming under the patentee for any damage sustained by the patentee or by any of those persons by reason of any act on the part of that person, after the specification contained in the application for the patent became open to public inspection, in English or French, under section 10 and before the grant of the patent, that would have constituted an infringement of the patent if the patent had been granted on the day the specification became open to public inspection, in English or French, under that section.

[5]  Dans sa défense et demande reconventionnelle déposée le 12 novembre 2018, Google soutient que, en raison du délai de prescription prévu à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets, PSET n’a aucun recours à l’égard des actes de contrefaçon qui auraient été commis avant le 12 janvier 2012.

[6]  L’article 55.01 de la Loi sur les brevets prévoit que tout recours visant un acte de contrefaçon se prescrit à compter de six ans de la commission de celui-ci. Afin de faciliter la compréhension des faits à l’origine du litige, il convient de rappeler que l’action en contrefaçon en l’espèce a été introduite le 12 janvier 2018. L’article 55.01 de la Loi sur les brevets est ainsi libellé :

Prescription

55.01 Tout recours visant un acte de contrefaçon se prescrit à compter de six ans de la commission de celui‑ci.

Limitation

55.01 No remedy may be awarded for an act of infringement committed more than six years before the commencement of the action for infringement.

[7]  Dans sa réplique et défense à la demande reconventionnelle, PSET nie que [traduction] « toute redevance raisonnable obtenue au titre du paragraphe 55(2) est assujettie au délai de prescription prévu à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets ». PSET soutient donc qu’elle a droit à une indemnité raisonnable pour des actes survenus plus de six ans avant l’introduction de la présente action et que ce droit remonte au 10 janvier 2002, date à laquelle la demande relative au brevet 167 a été publiée.

Question en litige

[8]  Il s’agit de savoir si la question proposée devrait être tranchée avant l’instruction.

Analyse

Principes généraux applicables aux requêtes fondées sur l’alinéa 220(1)a) des Règles

[9]  Les exigences de l’alinéa 220(1)a) des Règles ont été énoncées dans la décision Berneche c Canada, [1991] 3 CF 383 [Berneche], qui portait sur une version antérieure de la règle actuelle. Cette disposition exige qu’il soit démontré de façon jugée satisfaisante par la Cour :

  • a) qu’aucun fait essentiel à la question de droit à être tranchée n’est contesté;

  • b) que ce qui doit être tranché est une pure question de droit et

  • c) que la décision sera péremptoire aux fins d’un point en litige de façon à éliminer la nécessité d’un procès, ou tout au moins à l’abréger ou le rendre plus rapide.

[10]  Plus tard, dans l’arrêt Perera c Canada, [1998] 3 CF 381 [Perera], la Cour d’appel fédérale a analysé plus à fond le critère énoncé dans la décision Berneche. Le juge Létourneau a précisé que les pures questions de droit sont des questions auxquelles il est possible de répondre sans tirer quelque conclusion de fait que ce soit (Perera au para 13). À son avis, une requête de cette nature est une procédure exceptionnelle et la Cour ne doit l’accueillir que lorsqu’elle est d’avis que l’adoption de cette mesure extraordinaire « entraînera des économies de temps et d’argent » (Perera au para 15). La Cour d’appel fédérale a réitéré ces enseignements dans l’arrêt Rogers Communications Partnership c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique du Canada (SOCAN), 2016 CAF 28 aux paragraphes 42‑45.

La question proposée est‑elle une pure question de droit?

Application du principe de la possibilité de découvrir à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets

[11]  Google soutient que la question de l’application de l’article 55.01 à la réparation sollicitée au titre du paragraphe 55(2) de la Loi sur les brevets est une pure question d’interprétation législative qui ne requiert aucune conclusion de fait. Selon Google, la question en litige concerne une restriction des recours dont dispose PSET plutôt que l’application du principe de la possibilité de découvrir, qui selon elle ne s’applique pas à l’article 55.01.

[12]  Google ajoute que sa requête est appropriée, étant donné que la demanderesse sollicite une indemnité pour des dommages qui s’étaleraient sur 16 années dans une affaire de brevet. Selon Google, une aussi longue période est étonnante au regard de l’article 55.01 de la Loi sur les brevets, étant donné que cette disposition indique clairement qu’une indemnité ne devrait pouvoir être obtenue que pour une période allant jusqu’à six ans avant l’introduction de l’action. Google affirme que, si j’examine cette question aujourd’hui, cela permettra seulement de gagner du temps, puisqu’il s’agit d’une simple question de droit dont l’examen ne requiert aucun fait et que le règlement de cette question permettrait d’abréger l’instruction et de simplifier l’ensemble de la procédure.

[13]  La demanderesse répond que je devrais rejeter la requête de Google, pour trois raisons. Premièrement, PSET soutient que la question proposée par Google n’est pas une pure question de droit. Selon PSET, cette question nécessite plutôt une évaluation des faits, étant donné que le principe de la possibilité de découvrir s’applique au délai de prescription prévu à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets. PSET fait valoir que la question proposée nécessite une évaluation des faits que Google décrit de façon unilatérale comme des faits [traduction] « non pertinents » et que, contrairement à ce qu’affirme Google, le principe de la possibilité de découvrir s’applique à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets. Deuxièmement, PSET soutient que la question telle qu’elle a été formulée ne permettrait pas de régler une partie importante de l’action. Troisièmement, PSET soutient que le fait de statuer de façon préliminaire sur la question proposée n’entraînera pas d’économies de temps et de coûts.

[14]  Je conviens avec PSET que le principe de la possibilité de découvrir s’applique au délai de prescription prévu à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets. Eu égard à ma conclusion, la question proposée par Google n’est pas une pure question de droit, étant donné que les faits pertinents quant à la connaissance que PSET avait de la contrefaçon et à la cristallisation de sa cause d’action devront être évalués.

[15]  De plus, le texte de la version française de l’article 55.01 de la Loi sur les brevets semble être différent de celui de la version anglaise. Contrairement à la version anglaise, la version française ne renvoie pas à l’introduction de l’action en contrefaçon (« commencement of the action for infringement »). Le délai de prescription de six ans pour l’exercice d’un « recours » (« remedy ») semble commencer à courir à compter de l’« acte de contrefaçon », étant donné que le mot « celui‑ci » qui figure à la fin de la phrase renvoie à l’« acte de contrefaçon ». Cette différence est un aspect qui devrait être exploré et débattu à fond.

[16]  Dans l’arrêt Pioneer Corp c Godfrey, 2019 CSC 42, au paragraphe 31 [Pioneer Corp], la Cour suprême du Canada a expliqué le principe de la possibilité de découvrir, selon lequel les délais de prescription ne commencent à courir que lorsque le demandeur est au courant de la cause d’action et est en mesure d’exercer un recours en justice :

[31] Notre Cour a reconnu que les délais de prescription peuvent être assujettis à la règle de la possibilité de découvrir, de sorte que la cause d’action prendra naissance, pour les besoins de l’écoulement du délai de prescription, « lorsque les faits importants sur lesquels repose cette cause d’action ont été découverts par le demandeur ou auraient dû l’être s’il avait fait preuve de diligence raisonnable » (Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147, p. 224; Ryan, par. 2 et 22).

[17]  Les tribunaux n’ont pas encore réglé la question de savoir si le principe de la possibilité de découvrir s’applique au délai de prescription prévu à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets. Google soutient que le principe ne s’applique pas et qu’il ne saurait être utilisé comme une épée, puisqu’il constitue plutôt un bouclier. PSET affirme au contraire que le principe de la possibilité de découvrir s’applique. Il ne semble y avoir aucune décision dans laquelle la question a été tranchée.

[18]  Dans l’arrêt Pioneer Corp, la Cour suprême du Canada a précisé que la règle de la possibilité de découvrir ne s’applique pas automatiquement à chaque délai de prescription. Bien qu’il s’agisse d’une règle, ce n’est « pas une règle de prescription d’application universelle; c’est plutôt une règle d’interprétation visant à faciliter l’interprétation des délais de prescription fixés par la loi » (Pioneer Corp au para 32). Ce principe s’applique aux délais de prescription légaux, à moins qu’il ne soit modifié par un texte législatif clair (Ermineskin c Canada, 2006 CAF 415 au para 333). Pour écarter l’application du principe, il faut un texte législatif clair (Pioneer Corp au para 36).

[19]  Cependant, en l’absence d’intervention de la législature, cette règle ne s’applique que « si le délai de prescription en cause commence à courir à compter de la naissance de la cause d’action ou de tout autre événement survenant au moment où le demandeur prend connaissance du préjudice subi […] » (Pioneer Corp au para 33). En d’autres mots, le principe de la possibilité de découvrir s’applique lorsque le fait déclencheur du délai de prescription « constitu[e] un élément de la cause d’action » ou « [doit] se produire avant que la cause d’action puisse prendre naissance » (Pioneer Corp au para 40). Les remarques suivantes sont ensuite formulées dans le même arrêt :

[34] Deux points se dégagent de cet énoncé. Premièrement, lorsque le point de départ du délai de prescription dépend de la naissance de la cause d’action ou de quelque autre événement ne pouvant survenir qu’au moment où le demandeur prend connaissance de son préjudice, le principe de la possibilité de découvrir s’applique de manière à garantir que le demandeur avait connaissance des droits que la loi lui confère avant qu’ils expirent (Peixeiro, par. 39).

[35] Deuxièmement (et inversement), lorsqu’un délai de prescription légal commence à courir à compter d’un événement qui n’a rien à voir avec la naissance de la cause d’action ou qui n’exige pas que le demandeur ait connaissance du préjudice qu’il a subi, la règle de la possibilité de découvrir ne s’appliquera pas. Dans l’arrêt Ryan, par exemple, la Cour a conclu que la règle ne s’appliquait pas à l’art. 5 de la Survival of Actions Act, R.S.N.L. 1990, c. S‑32, qui dispose qu’aucune action ne peut être intentée contre une personne décédée après un an suivant la date de son décès […]

[20]  Contrairement à ce que Google soutient, je crois que le « délai de prescription » (prévu à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets) commence à courir à compter d’« un acte de contrefaçon » et qu’il est donc assujetti au principe de la possibilité de découvrir. Google a invoqué l’arrêt Fanshawe College of Applied Arts and Technology c AU Optronics Corporation, 2016 ONCA 621 [Fanshawe], pour faire valoir que [traduction] « le principe de la possibilité de découvrir n’est pas invoqué ». À mon avis, cet arrêt n’est d’aucune utilité pour Google en l’espèce. Bien que l’arrêt Fanshawe ait été rendu avant celui de Pioneer Corp, les mêmes principes s’appliquaient, puisque la Cour d’appel de l’Ontario s’est notamment appuyée sur les décisions Peixeiro c Haberman, [1997] 3 RCS 549, 1997 CanLII 325 [Peixeiro], Ryan c Moore, 2005 CSC 38, [2005] 2 RCS 53 [Ryan], et Fehr c Jacob, [1993] 5 WWR 1, soit les mêmes décisions sur lesquelles la Cour suprême du Canada s’est fondée dans l’arrêt Pioneer Corp. Google n’a pu expliquer en quoi une distinction pouvait être faite entre l’arrêt Fanshawe et les faits de la présente affaire ou la jurisprudence postérieure.

[21]  La question qui se pose est de savoir si le déclenchement du délai de prescription dépend de la naissance d’une cause d’action. L’article 55.01 de la Loi sur les brevets prévoit que tout recours visant un acte de contrefaçon se prescrit à compter de six ans de la commission de celui‑ci. Selon le sous‑alinéa 36(4)a)(i) de la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C‑34, les actions fondées sur un comportement qui va à l’encontre de certaines dispositions de la Loi sur la concurrence se prescrivent dans les deux ans qui suivent la date du comportement en question. De même, en l’espèce, comme dans l’arrêt Pioneer Corp et dans la Loi sur la concurrence, le fait déclencheur du délai de prescription en question est un élément de la cause d’action sous‑jacente. À mon avis, le délai de prescription prévu à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets est déclenché spécifiquement par la survenance d’un élément de la cause d’action sous‑jacente, c’est-à-dire la commission de l’acte de contrefaçon du brevet 167.

[22]  Cette interprétation trouve également appui dans la doctrine. Dans l’ouvrage Fox on the Canadian Law of Patents, l’auteur applique les principes énoncés dans l’arrêt Peixeiro, sur lesquels la Cour suprême du Canada a fondé son raisonnement dans l’arrêt Pioneer Corp, et affirme que [traduction] « l’article 55.01 [de la Loi sur les brevets] devrait être interprété comme une disposition assujettie à la règle générale de la possibilité de découvrir ».

[23]  Pour ces motifs, je crois que le principe de la possibilité de découvrir s’applique au délai de prescription prévu à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets.

a)  Faits qui sont nécessaires pour répondre à la question de droit proposée

[24]  Google soutient que les faits qui sont pertinents pour répondre à la question de droit proposée se limitent à certaines dates pertinentes qui ne sont pas controversées ni contestées. Ces dates sont la date de publication du brevet 167, la date de délivrance de ce même brevet et la date d’introduction de l’action de PSET. Cependant, étant donné que je suis arrivée à la conclusion que le principe de la possibilité de découvrir s’applique au délai de prescription prévu à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets, il y a d’autres faits qui sont nécessaires pour répondre à la question de droit proposée. Ces faits comprennent, par exemple, le moment où PSET a pris connaissance de la contrefaçon du brevet, le moment où elle a pu introduire l’action et les raisons du retard, le cas échéant.

[25]  Il est évident que les deux parties contesteront les faits. Bien que la question de savoir si une cause d’action est prescrite puisse être une question de droit qu’il convient de trancher avant l’instruction, tel n’est pas le cas lorsque la réponse dépend du règlement d’une contestation quant aux faits (Dow Chemical Co c Agnew, [1991] A.N.-B. no 427; Zolotow c Canada (Procureur général), 2011 CF 816; Bentley c Canada (Employment Insurance Commission), 2000 CanLII 15758 (CF)).

[26]  Il est bien reconnu en droit que l’existence de faits qui permettent de mettre en contexte une question de droit ne fait pas de celle‑ci une question mixte de fait et de droit, ni n’empêche la Cour d’y répondre. Cependant, les faits ne doivent pas être contestés (Teva Canada Innovation c Pharmascience Inc, 2019 CF 1394 au para 11 [Teva]).

[27]  Google soulève un argument attrayant au sens où, étant donné que le principe de la possibilité de découvrir ne s’applique pas selon elle à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets, les faits nécessaires sur lesquels repose la question proposée ne sont pas contestés. Ces faits – les trois dates – ne sont pas controversés et PSET ne peut les contester.

[28]  Cependant, étant donné que je suis arrivée à la conclusion que le principe de la possibilité de découvrir s’applique à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets, je crois qu’il existe des faits contestés qu’il est nécessaire de connaître pour répondre à la question proposée. En conséquence, la question que Google demande à la Cour de trancher ne constitue pas, à mon avis, une pure question de droit.  

[29]  En soi, la conclusion selon laquelle la question que Google demande à la Cour de trancher ne constitue pas une pure question de droit est suffisante pour entraîner le rejet de la requête. Cependant, j’évaluerai les deux autres critères afin de donner un aperçu complet de la situation.

La décision sur la question règlerait-elle l’action ou une partie importante de celle-ci?

[30]  Google soutient que le fait de trancher la question proposée règlera la question de droit en litige. Elle affirme que, si la réponse à la question proposée est affirmative, aucune réparation, y compris une indemnité raisonnable, ne pourra être accordée pour les actes de contrefaçon commis avant le 12 janvier 2012.

[31]  Dans la présente affaire, le deuxième volet du critère est lié de très près au premier. Même si elle décidait que le délai de prescription prévu à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets s’applique à la réparation visée au paragraphe 55(2) de cette même loi, la Cour devrait nécessairement déterminer comment le délai de prescription s’applique aux faits particuliers de l’affaire. Il en est ainsi, puisque je suis d’avis que la règle de la possibilité de découvrir s’applique à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets.

[32]  En conséquence, à l’instruction, PSET sera toujours en mesure de soulever en défense la question de l’application du délai de prescription. La réponse à la question proposée ne règlera pas la question de droit en litige. Je conclus que Google ne satisfait pas au deuxième volet du critère.

Y aura‑t‑il des économies de temps et d’argent?

[33]  Google affirme que le fait de trancher la question avant l’instruction permettra d’éliminer les documents et les éléments de preuve, y compris la preuve d’expert, qui se rapportent à une période de dix ans et qui sont nécessaires pour l’examen des actes de contrefaçon reprochés et la détermination des réparations financières correspondantes.

[34]  Selon PSET, Google n’a pas réussi à établir qu’il y aura une réduction non seulement du volume d’éléments de preuve à examiner, mais également de la complexité de la preuve qui sera présentée.

[35]  Dans la décision Apotex Inc c Pfizer Ireland Pharmaceuticals, 2012 CF 1301 [Apotex], que PSET a citée, la Cour fédérale s’est demandé uniquement si le fait d’ordonner qu’il soit statué sur la question proposée entraînera des économies de temps et d’argent. La Cour a précisé que, dans le cadre de son analyse, elle doit examiner tous les faits de l’espèce, y compris les six facteurs mentionnés ci‑dessous :

[10] Lorsqu’il s’agit d’examiner la question de savoir si ordonner qu’il soit statué sur une question entraînera des économies de temps et d’argent, la Cour d’appel a indiqué dans l’arrêt Perera que la « Cour doit examiner tous les faits de l’espèce », y compris

(i) toute entente entre les parties,

(ii) « la probabilité que la question soit tranchée d’une façon qui ne réglera pas le litige »,

(iii) « la complexité des faits qui devront être établis au procès et l’opportunité de tenter d’éviter pareille instruction pour cette raison »,

(iv) « la difficulté et l’importance des questions de droit proposées »,

(v) « la mesure dans laquelle il est souhaitable qu’il n’y soit pas répondu hors de tout contexte » et

(vi) « la possibilité que la décision rendue à leur égard avant l’instruction n’entraîne pas, en fin de compte, d’économie de temps ni d’argent ».

(Apotex au para 10, texte reformaté)

[36]  J’examinerai les six mêmes facteurs qui, à mon avis, militent également fortement en faveur du rejet de la requête de Google.

[37]  Premièrement, les parties n’ont pas conclu d’entente sur la formulation de la question à trancher. PSET conteste la requête, comme le montrent ses observations écrites.

[38]  Deuxièmement, et tel qu’il est mentionné plus haut, indépendamment de la réponse à la question proposée, le litige se poursuivra, puisque la Cour devra encore déterminer si la demanderesse a un recours pour la période allant du 12 janvier 2012 à l’introduction de l’action. Elle devra également déterminer si Google a contrefait le brevet 167.

[39]  Troisièmement, je conviens avec PSET que Google n’a présenté aucun élément de preuve à l’appui de son affirmation selon laquelle le fait de répondre à la question proposée [traduction] « permettra d’éliminer les documents et les éléments de preuve, y compris la preuve d’expert, par ailleurs “pertinents” qui se rapportent à une période de dix ans ». Google a affirmé que le fait de répondre à la question aujourd’hui [traduction] « permettra de simplifier et de réduire considérablement les interrogatoires préalables et les rapports d’expert restants des parties ». Étant donné que le fardeau de la preuve incombe à Google dans la présente requête, il semble difficile d’accepter la proposition selon laquelle le volume d’éléments de preuve à présenter sera moins abondant ou les interrogatoires préalables ou rapports d’expert seront moins complexes, en l’absence d’éléments de preuve étayant cette affirmation (Apotex au para 14). À mon avis, la situation qui se présente en l’espèce est la même que celle qui s’est présentée dans l’arrêt Apotex, où la Cour fédérale a souligné que, même si une affirmation selon laquelle « le procès sera considérablement simplifié et abrégé » est séduisante à première vue, il est nécessaire de présenter des éléments de preuve qui l’appuient.

[40]  Quatrièmement, les parties n’ont pas présenté d’observations au sujet de la difficulté et de l’importance de la question proposée. En tout état de cause, j’estime que la question est à la fois difficile et importante, puisque la Cour devra interpréter la Loi sur les brevets afin de déterminer si le délai de prescription s’applique à la réparation visée au paragraphe 55(2) de cette même loi. Il est également probable que cette décision aura des répercussions pour d’autres personnes dans des actions en contrefaçon. Elle est donc difficile et importante.

[41]  Cinquièmement, la question telle qu’elle a été formulée par Google pourrait être tranchée hors de tout contexte. Cependant, étant donné que je crois que le principe de la possibilité de découvrir s’applique au délai de prescription prévu à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets, il est préférable qu’elle ne soit pas tranchée de cette manière.

[42]  Sixièmement, il est assez probable qu’il n’y aura pas d’économie de temps ou d’argent si la question est tranchée avant l’instruction, qui doit débuter dans moins d’un an, en juin 2021. Les parties ont récemment terminé la deuxième ronde d’interrogatoires préalables et remplissent actuellement les engagements. Une date d’audience a été fixée au 7 octobre 2020 en ce qui concerne la requête relative aux refus. Cette question aurait aisément pu être soulevée avant ce stade-ci de l’instance, puisque dès novembre 2018, Google a invoqué l’application du délai de prescription prévu à l’article 55.01 de la Loi sur les brevets à la réparation demandée au titre du paragraphe 55(2) de cette même loi.

[43]  De plus, Google demande que l’audience sur le fond de la question proposée ait lieu dans les 30 jours de l’ordonnance qui sera rendue. Même si les parties étaient prêtes à passer à l’examen sur le fond de la question proposée dans les 30 jours suivant l’ordonnance qui sera prononcée et qu’une décision était rendue dans un bref délai (ce qui n’est pas certain, vu la complexité de la question) – il est très probable que la partie perdante porterait cette décision en appel, puisqu’elle aurait une incidence importante sur ses droits. Il n’y aurait donc peut-être aucune économie de temps.

[44]  Dans la décision Apotex Inc. c Merck & Co., Inc., 2005 CF 1452 au paragraphe 18, madame la juge Gauthier, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, a décidé qu’il n’est pas « impertinent de considérer la possibilité d’un appel de la décision relative au point de droit soulevé, et le retard que cela causerait à l’instruction des autres questions en litige […] ».

[45]  Dans la présente affaire, je crois que l’ordonnance de la Cour serait vraisemblablement portée en appel, ce qui retarderait l’instruction des autres questions en litige. L’appel entraînerait également une dépense supplémentaire de temps, d’efforts et d’argent. Dans la décision Teva, la protonotaire Tabib est arrivée à une conclusion semblable au paragraphe 20 :

[20] La première étape de la requête de Pharmascience a déjà pris beaucoup de temps et occasionné des frais importants, pour notamment la conférence conjointe sur la gestion de l’instance/de l’instruction qui a été tenue pour planifier les étapes éventuelles de cette requête, la constitution des dossiers de requête pour la première étape et une demi‑journée d’audience. Si l’autorisation de poursuivre l’instance de la requête jusqu’à la décision était accordée, les parties auraient besoin de plus de temps pour établir le dossier pour la deuxième étape, sans compter qu’une journée complète d’audience a été demandée et réservée. Il serait naïf de penser que, quel que soit le résultat, la partie qui n’aurait pas gain de cause ne choisirait pas d’interjeter appel. Un appel, qu’il soit de plein droit ou autorisé, entraînerait une dépense supplémentaire de temps, d’efforts et d’argent, à un moment où les parties devraient concentrer leurs efforts sur la préparation pour une instruction.

[21] L’économie de, même, une journée de plaidoirie à l’instruction ne vaut pas la distraction, le temps et les frais requis pour trancher une seule question de droit à titre préliminaire.

[Non souligné dans l’original]

[46]  En conséquence, mon analyse m’incite à croire que ces facteurs militent fortement en faveur du rejet de la requête de Google.

Conclusion

[47]  Eu égard à ce qui précède et vu la nature exceptionnelle de ce type de décision avant l’instruction, je rejetterai la requête de Google.  

Dépens

[48]  Les deux parties conviennent qu’il y a lieu de fixer les dépens à une somme forfaitaire de 2 500 $.

[49]  En conséquence, j’ordonnerai que les dépens soient fixés à la somme forfaitaire de 2 500 $, que Google devra verser sans délai à PSET.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-40-18

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête est rejetée.

  2. Google Canada Corporation, Google LLC et Alphabet Inc. verseront sans délai des dépens de 2 500 $ à PAID SEARCH ENGINE TOOLS, LLC.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-40-18

 

INTITULÉ :

PAID SEARCH ENGINE TOOLS, LLC c GOOGLE CANADA CORPORATION, GOOGLE LLC ET ALPHABET INC.

 

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 11 AOÛT 2020 DEPUIS VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE) (COUR) ET OTTAWA (ONTARIO) (PARTIES)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 août 2020

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

La juge MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 octobre 2020

 

COMPARUTIONS :

Devin Doyle

Marcus Klee

Scott Beeser

Rob Youngson

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Christopher Van Barr

Michael Crichton

Jenny Thistle

POUR LES DÉFENDERESSES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

AITKEN KLEE LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Gowling WLG (Canada) LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES

 

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