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Date : 20201104

Dossier : IMM‑5355‑19

Référence : 2020 CF 1033

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

AREEB‑UN‑NISA

SAAD AHMED

HAMZA AHMED

AYESHA AHMED

FATIMA AHMED

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de la décision du 24 juillet 2019 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que Mme Areeb‑Un‑Nisa (la demanderesse principale) et ses quatre enfants (les enfants mineurs) ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs parce qu’elle a conclu que l’identité de Saad et de Hamza (les demandeurs mineurs) n’avait pas été établie et que les demandeurs n’étaient pas crédibles.

[2]  La SPR a mis en doute l’identité des demandeurs mineurs parce que deux passeports et deux certificats de naissance comportant des noms et des dates de naissance différents avaient été présentés pour chacun d’eux. Les demandeurs font valoir qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure que l’identité des demandeurs mineurs n’avait pas été établie parce que la demanderesse principale a expliqué de manière adéquate pourquoi les demandeurs mineurs possèdent différents documents d’identification.

[3]  Les demandeurs soutiennent en outre qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure qu’ils n’étaient pas crédibles, et ce, pour trois raisons. Premièrement, la SPR a déraisonnablement mis en doute la crédibilité des demandeurs sans évaluer si le principal incident de persécution qui a les poussés à demander l’asile était crédible. Deuxièmement, la SPR s’est appuyée de manière déraisonnable sur des divergences entre les déclarations faites par les demandeurs au point d’entrée et dans leurs formulaires Fondement de la demande d’asile (les formulaires FDA). Et, troisièmement, la SPR a conclu de manière déraisonnable que les demandeurs n’avaient pas présenté de preuve documentaire pour corroborer le décès du beau‑frère de la demanderesse principale, M. Tahir Hussain.

[4]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, je conclus que la décision de la SPR est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

II.  Faits

A.  Demandeurs

[5]  Les demandeurs sont des citoyens du Pakistan. Les enfants mineurs sont deux garçons, Saad (16 ans) et Hamza (14 ans), ainsi que deux filles jumelles, Fatima et Ayesha (les demanderesses mineures), qui sont âgées de 10 ans.

[6]  La demanderesse principale est mariée à M. Zulfiqar Ahmed, qui est le père de tous les enfants mineurs. M. Ahmed est un citoyen canadien qui habite au Canada.

[7]  M. Ahmed a été admis au Canada à titre de résident permanent le 10 juin 2005. Dans sa demande de résidence permanente, il n’avait pas révélé qu’il était marié à la demanderesse principale ni qu’il avait un enfant, Saad (le seul enfant du couple à l’époque).

[8]  En septembre 2006, M. Ahmed a présenté une demande pour parrainer la demanderesse principale et les demandeurs mineurs (la première demande de parrainage). Cette première demande de parrainage a été rejetée parce que, dans sa demande de résidence permanente, M. Ahmed n’avait pas dévoilé l’existence des membres de sa famille, soit la demanderesse principale et Saad. En novembre 2015, M. Ahmed a présenté une nouvelle demande de parrainage pour sa famille (la seconde demande de parrainage). Il a cette fois inclus tous les demandeurs dans la liste des membres de sa famille. La seconde demande de parrainage a été rejetée en février 2017.

[9]  Le 1er mai 2016, les demandeurs se sont rendus aux États‑Unis pour y rencontrer M. Ahmed. Le 22 mai 2016, ils ont demandé des visas de résident temporaire (la demande de VRT) pour visiter le Canada. La demande de VRT a été rejetée le 14 juin 2016, parce que l’agent des visas n’était pas convaincu que les demandeurs allaient quitter le Canada.

[10]  Le 17 juillet 2016, les demandeurs ont présenté une demande d’asile au point d’entrée de Fort Erie, en Ontario. Au point d’entrée, les demandeurs ont affirmé qu’ils craignaient de retourner au Pakistan parce que [traduction] « [le beau‑frère de la demanderesse principale] a[vait] été kidnappé et assassiné en février » et [traduction] « [que] la même chose pourrait leur arriver ».

1)  Crainte de persécution

[11]  Le 5 octobre 2015, M. Tahir Hussain – le mari de Mme Zunaira Anees, la sœur de la demanderesse principale – a disparu de son lieu de travail. La demanderesse principale et sa famille ont contacté des organisations non gouvernementales (ONG) locales et les médias au sujet de l’incident après que la police a refusé d’enquêter sur la disparition de M. Hussain. La demanderesse principale, Mme Anees et leur père, M. Muhammed Anees, ont par la suite reçu des appels téléphoniques menaçants de personnes inconnues qui leur disaient de cesser de contacter ces organisations. Lorsque Mme Anees et M. Anees ont demandé à la police des détails concernant la mort de M. Hussain, la police a menacé de s’en prendre à leur famille s’ils cherchaient encore à en savoir plus.

[12]  Le 3 mars 2016, des « rangers » armés ont fait une descente au domicile de M. Anees, où habitaient les demandeurs à ce moment‑là (l’incident du 3 mars). Les rangers ont battu M. Anees et ont menacé de tuer les membres de la famille s’ils parlaient encore aux médias de la mort de M. Hussain. Les demandeurs ont alors décidé de quitter le Pakistan pour demander l’asile au Canada.

2)  Fausses déclarations antérieures

[13]  Les demandeurs mineurs utilisent actuellement les noms qui figurent sur leurs nouveaux documents d’identification plutôt que les noms de naissance qui sont indiqués sur leurs documents d’identification originaux. Dans les nouveaux passeports, les changements suivants ont été apportés à l’identité des demandeurs mineurs : Saad, dont le nom d’origine est Muhammed et dont la véritable date de naissance est le 14 octobre 2004, a changé son nom pour celui de Saad et sa date de naissance pour le 17 août 2006. Hamza, dont le nom d’origine est Saad et dont la véritable date de naissance est le 17 août 2006, a changé son nom pour celui de Hamza et sa date de naissance pour le 14 octobre 2007.

[14]  Les demandeurs ont utilisé leurs nouveaux passeports dans la seconde demande de parrainage et la demande de VRT, ainsi qu’au point d’entrée. Dans la première demande de parrainage, les demandeurs avaient utilisé les noms de naissance et les véritables dates de naissance de Saad et de Hamza, mais la demanderesse principale et M. Ahmed avaient faussement déclaré qu’ils s’étaient mariés en 2006, alors qu’ils s’étaient en réalité mariés en 2003.

[15]  Dans la seconde demande de parrainage, les demandeurs ont fourni des observations écrites expliquant pourquoi les passeports des demandeurs mineurs avaient été modifiés. Les demandeurs ont donc divulgué les changements dans l’identité des demandeurs mineurs avant de présenter des demandes sous ces identités.

[16]  Le 9 septembre 2016, le ministre est intervenu dans le cadre de la demande dont était saisie la SPR. Il a présenté des observations écrites à la SPR dans lesquelles il a décrit les fausses déclarations précédentes des demandeurs et a mis en doute leur crédibilité en se fondant sur ces fausses déclarations. Le 24 août 2018, les demandeurs ont soumis des tests d’ADN à la SPR pour prouver que la demanderesse principale et M. Ahmed sont les parents des enfants mineurs.

3)  Conditions dans le pays

[17]  La preuve sur les conditions dans le pays versée au dossier indique que le surintendant de la police du district de Malir de la division de Karachi (le surintendant) a procédé à 444 exécutions extrajudiciaires entre 2011 et 2018. Les sources de nouvelles locales soumises par les demandeurs mentionnent que le surintendant a tué un certain M. Tahir Hussain en février 2016, ainsi que 11 autres « militants ». Aucun policier n’a été blessé au cours des 745 interventions auxquelles le surintendant a pris part pendant cette période, et aucune enquête n’a été menée sur les décès. Parmi les victimes on compte des civils innocents; ces exécutions ont donné lieu à des poursuites pénales contre le surintendant.

B.  Décision faisant l’objet du contrôle

[18]  La SPR a conclu que les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger pour deux raisons : (1) parce que l’identité des demandeurs mineurs n’a pas été établie et (2) que les demandeurs n’étaient pas crédibles. J’aborderai ces deux raisons séparément.

1)  Identité

[19]  La SPR s’est appuyée sur l’article 106 de la LIPR pour affirmer qu’il est essentiel d’établir son identité pour établir sa crédibilité. L’article 106 est ainsi libellé :

La Section de la protection des réfugiés prend en compte, s’agissant de crédibilité, le fait que, n’étant pas muni de papiers d’identité acceptables, le demandeur ne peut raisonnablement en justifier la raison et n’a pas pris les mesures voulues pour s’en procurer.

The Refugee Protection Division must take into account, with respect to the credibility of a claimant, whether the claimant possesses acceptable documentation establishing identity, and if not, whether they have provided a reasonable explanation for the lack of documentation or have taken reasonable steps to obtain the documentation.

[20]  La SPR a conclu que les déclarations faites par la demanderesse principale dans son formulaire FDA « sembl[aient] minimiser l’importance des éléments de preuve contradictoires » concernant l’identité des demandeurs mineurs et qu’elles « min[aient] en réalité davantage [sa] crédibilité du fait de leur fourberie ». La SPR a estimé que les fausses déclarations des demandeurs étaient intentionnelles et délibérées et que l’explication de la demanderesse principale concernant les nouveaux passeports « [était] loin d’être raisonnable compte tenu de l’ampleur des fausses déclarations ». La SPR a également conclu que le renvoi, dans les formulaires FDA des demandeurs, à [traduction] « [d’]autres erreurs » commises par M. Ahmed après qu’il a présenté sa demande de résidence permanente « n’a pas du tout […] expliqu[é] de façon adéquate » les fausses déclarations précédentes des demandeurs.

[21]  Compte tenu de ce qui précède, la SPR a conclu que l’identité des demandeurs mineurs n’avait pas été établie. Toutefois, en l’absence d’autres éléments de preuve contradictoires, la SPR a accepté l’identité de la demanderesse principale et des demanderesses mineures.

2)  Crédibilité

[22]  Outre les éléments de preuve contradictoires concernant les nouveaux passeports, la SPR a estimé que les demandeurs n’étaient pas crédibles pour trois raisons.

[23]  Premièrement, la SPR a constaté que les demandeurs avaient omis, lors de leur entrevue au point d’entrée, « toute mention des menaces » faites par les autorités pakistanaises. La demanderesse principale a expliqué qu’elle n’avait pas parlé de ces menaces au point d’entrée parce qu’elle craignait que les autorités pakistanaises ne soient informées de sa demande d’asile. La SPR a rejeté cette explication et a conclu que l’ajout des menaces dans les formulaires FDA des demandeurs constituait « probablement un embellissement pour renforcer la demande d’asile ».

[24]   Deuxièmement, la SPR a estimé que les incohérences dans les documents relatifs à M. Hussain minaient la crédibilité des demandeurs. La SPR a relevé de nombreuses incohérences dans le témoignage de la demanderesse principale et dans les éléments de preuve documentaire concernant l’âge de M. Hussain au moment de son décès. La SPR a reconnu que ces incohérences à elles seules n’étaient « pas importantes », mais elle a précisé que, compte tenu des autres éléments de preuve contradictoires concernant l’identité des demandeurs mineurs, elles ont contribué à démontrer le manque de fiabilité des documents à l’appui présentés par les demandeurs.

[25]  Troisièmement, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas présenté de preuve documentaire corroborant les demandes de renseignements formulées par la demanderesse principale auprès des médias et d’ONG concernant le décès de M. Hussain. La SPR a souligné que les demandeurs ont reçu des menaces de la part des autorités gouvernementales en raison de la nature publique des demandes de renseignements formulées par la demanderesse principale. La SPR a conclu qu’étant donné que les demandeurs n’ont pas présenté de documents pour corroborer ces demandes de renseignements, documents qui seraient probablement disponibles si de telles demandes avaient été faites, le témoignage de la demanderesse principale sur cette question n’était pas crédible.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[26]  Pour déterminer si la décision de la SPR est raisonnable dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour doit trancher les questions suivantes :

  1. Était‑il déraisonnable pour la SPR de conclure que l’identité des demandeurs mineurs n’a pas été établie?

  2. Était‑il déraisonnable pour la SPR de ne pas se pencher sur l’incident de persécution?

  3. Était‑il déraisonnable pour la SPR de se fonder uniquement sur le témoignage des demandeurs au point d’entrée?

  4. Était‑il déraisonnable pour la SPR de conclure que les demandeurs n’ont fourni aucun document pour corroborer l’affirmation selon laquelle la mort de M. Hussain avait été portée à l’attention des médias?

[27]  Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la décision de la SPR est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord (Fatoye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 456 au para 21, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 16‑17).

[28]  Une décision raisonnable est une décision qui est justifiée, transparente et intelligible – elle doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov aux para 85, 99). Lorsque le décideur omet de justifier, dans les motifs, un élément essentiel de sa décision, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance, la décision est, en règle générale, déraisonnable (Vavilov au para 98).

[29]  Cela dit, les cours de révision devraient s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur, et elles ne devraient pas modifier les conclusions de fait, sauf dans des circonstances exceptionnelles (Vavilov au para 125). Cette mise en garde s’applique tout particulièrement aux conclusions relatives à la crédibilité, qui doivent faire l’objet d’une grande retenue lors du contrôle judiciaire. Les conclusions en matière de crédibilité constituent « l’essentiel du pouvoir discrétionnaire des juges des faits […] et ne sauraient être infirmées à moins qu’elles ne soient abusives, arbitraires ou rendues sans tenir compte des éléments de preuve » (Yan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 146 [Yan] au para 18, citant Siad c Canada (Secrétaire d’État), [1996] ACF no 1575, [1997] 1 CF 608 (CAF) au para 24).

IV.  Analyse

A.  Était‑il déraisonnable pour la SPR de conclure que l’identité des demandeurs mineurs n’a pas été établie?

[30]  Les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable pour la SPR de ne pas accepter les explications de la demanderesse principale relatives aux incohérences relevées dans les passeports des demandeurs mineurs. Les demandeurs affirment que la crédibilité des explications de la demanderesse principale est renforcée par les tests d’ADN, qui ont établi que cette dernière est bel et bien la mère des demandeurs mineurs. Ils allèguent que la SPR a commis une [traduction] « erreur fatale » en n’abordant pas les tests d’ADN.

[31]  Le défendeur soutient que la SPR n’a pas mis en doute la relation entre les demandeurs, mais qu’elle a plutôt estimé que les tests d’ADN ne permettaient pas d’établir leur identité. Le défendeur fait valoir que les « composantes clé de l’identité » sont la date de naissance et le nom de famille, ce que les tests d’ADN ne permettent pas d’établir (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gebrewold, 2018 CF 374 au para 23).

[32]  À mon avis, il était raisonnable pour la SPR de conclure que l’identité des demandeurs mineurs n’avait pas été établie. La SPR disposait, pour chacun des demandeurs mineurs, de deux passeports et de deux certificats de naissance qui semblaient valides à première vue. Or, un des passeports et un des certificats de naissance étaient faux. Au regard de ces contraintes factuelles, la décision de la SPR est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov au para 99). En demandant à la Cour d’accorder la priorité à son témoignage plutôt qu’aux éléments de preuve documentaire contradictoires, la demanderesse principale demande à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve dont disposait la SPR. J’estime que la conclusion de la SPR sur cette question n’est pas « exceptionnell[e] » au point de justifier que la Cour apprécie à nouveau la preuve dont la SPR était saisie (Vavilov au para 125, citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 64).

[33]  Je suis aussi d’avis qu’il était raisonnable que la SPR n’aborde pas explicitement les tests d’ADN. Lorsque la décision de la SPR est interprétée en fonction de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle elle a été rendue, il est évident que la SPR a tenu compte de cet élément de preuve (Vavilov au para 94). La SPR s’est interrogée sur la relation entre les demandeurs avant que les tests d’ADN lui soient présentés. À l’audience, qui a eu lieu après la soumission des tests d’ADN, la SPR a accepté le fait que la demanderesse principale était la mère des demandeurs mineurs. Le changement de position de la SPR sur cette question montre qu’elle a pris en compte les tests d’ADN.

B.  Était‑il déraisonnable pour la SPR de ne pas se pencher sur l’incident de persécution?

[34]  Les demandeurs soutiennent que la SPR ne peut pas rejeter une demande pour des raisons de crédibilité sans déterminer si le principal incident de persécution – en l’espèce, l’incident du 3 mars – est crédible (Rasiah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 408 [Rasiah] aux para 21‑27; Feboke c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 855 [Feboke] aux para 3‑4).

[35]  Les demandeurs affirment qu’en attaquant le manque d’éléments de preuve corroborants sans se concentrer sur le cœur de leur demande, la SPR a miné le « principe dégagé dans la décision Maldonado », selon lequel il est présumé que le témoignage sous serment d’un demandeur d’asile est vrai, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter (Luo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 823 au para 19, citant Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1979] ACF no 248, [1980] 2 CF 302 (CAF) [Maldonado] au para 5).

[36]  Le défendeur soutient que la SPR a évalué l’incident du 3 mars et l’a raisonnablement jugé non crédible en raison du manque d’éléments de preuve corroborants. Le défendeur fait valoir que la conclusion de la SPR selon laquelle « des rangers ont fait une descente dans la maison [de M. Anees] et ont également menacé la famille » démontre que l’incident a bel et bien été évalué. Le défendeur soutient en outre que la conclusion suivante de la SPR démontre clairement que l’incident du 3 mars a été évalué :

La demandeure d’asile principale et les membres de sa famille, dans leurs déclarations à l’appui, soutiennent que c’était en raison de la nature publique des demandes de renseignements formulées par la famille qu’ils ont reçu des menaces de la part des autorités de l’État au Pakistan. L’absence de documents amène le tribunal à conclure que, même si le beau‑frère de la demandeure d’asile principale était décédé, l’allégation portant sur les demandes de renseignements publiques formulées par sa famille et les menaces qui en ont découlé n’est pas crédible. [Non souligné dans l’original.]

[37]  Le défendeur soutient que la SPR peut rejeter une demande si elle conclut que le demandeur manque de crédibilité, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire permettant d’étayer une décision favorable au demandeur (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sellan, 2008 CAF 381 [Sellan] au para 3).

[38]  Le défendeur fait valoir que, lorsque la décision de la SPR est interprétée en fonction des observations des demandeurs, il en ressort qu’il était raisonnable pour la SPR de conclure que les demandeurs n’ont pas présenté de preuve documentaire susceptible d’étayer leur demande (Vavilov au para 94). Il souligne également que l’avocat précédent des demandeurs a informé la SPR que la preuve documentaire présentée [traduction] « n’appuy[ait] pas expressément la demande ». Le défendeur soutient que, compte tenu de cette déclaration, il était raisonnable pour la SPR de considérer qu’aucune preuve en ce sens n’avait été présentée.

[39]  Le défendeur affirme également que la présente affaire est semblable à l’affaire Alonge Okito c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 843 [Okito]. Dans cette affaire, la juge Mactavish (alors juge à la Cour fédérale) a conclu que la SPR pouvait raisonnablement exiger des documents à l’appui pour confirmer le témoignage du demandeur si la présomption établie dans la décision Maldonado est réfutée et qu’il existe une raison de douter de la véracité de la preuve présentée par le demandeur (Okito au para 13).

[40]  À mon avis, la décision de la SPR est déraisonnable parce que la SPR a omis de justifier pourquoi elle mettait en doute la crédibilité de l’incident du 3 mars, qui est un élément essentiel de la demande d’asile des demandeurs, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance (Vavilov au para 98). Étant donné que la SPR ne s’est pas prononcée sur la crédibilité de l’incident du 3 mars, sa conclusion quant aux raisons pour lesquelles l’incident de persécution ne s’est pas produit et aux raisons pour lesquelles les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger est dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité (Oria‑Arebun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1457 [Oria‑Arebun] au para 58, citant Rasiah au para 27). Cette conclusion est fondée sur les décisions Rasiah, Oria‑Arebun et Feboke.

[41]  Dans l’affaire Rasiah, le demandeur a présenté une demande d’asile au Canada après que les forces de police l’ont attaqué dans sa maison au Sri Lanka. La SPR a résumé cet incident « au passage » et a rejeté la demande d’asile du demandeur en tirant un certain nombre de conclusions défavorables en matière de crédibilité alors qu’aucune de ces conclusions n’était directement liée à l’incident de persécution ou à ses conséquences (Rasiah au para 21). Le juge Norris a conclu qu’il était déraisonnable pour la SPR de rejeter la demande d’asile du demandeur sans tirer de « conclusion explicite » à l’égard de la crédibilité de l’incident de persécution puisque cet incident constituait la principale raison pour laquelle le demandeur cherchait à obtenir une protection (Rasiah aux para 22‑23).

[42]  De la même façon, dans la décision Oria‑Arebun, la Section d’appel des réfugiés (la SAR) n’a fait « qu’incidemment référence » à l’incident de persécution au cours duquel la demanderesse a été agressée par une foule en raison de sa bisexualité et n’a tiré « aucune conclusion » sur la crédibilité de la demanderesse à cet égard (aux para 55‑56). La juge Fuhrer a conclu qu’il était déraisonnable pour la SAR de ne pas évaluer la crédibilité de la demanderesse à l’égard de l’incident de persécution, lequel constituait un « élément central » de sa demande d’asile, au motif que la SAR « croy[ait] que d’autres préoccupations quant à la crédibilité de son témoignage rendaient l’ensemble de ce dernier invraisemblable » (Oria‑Arebun au para 57). La juge a aussi rejeté l’argument selon lequel la SAR s’était acquittée de son obligation d’évaluer la crédibilité de l’incident de persécution parce qu’elle avait tiré une conclusion en matière de crédibilité à l’égard de la relation qu’entretenait la demanderesse avec une autre femme et que cette relation était « inextricablement liée à l’incident de l’agression par la foule allégué » (Oria‑Arebun au para 58).

[43]  Enfin, dans la décision Feboke, le juge Campbell a conclu que la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile des demandeurs était déraisonnable parce qu’elle s’appuyait sur des « conclusions […] sur le manque général de crédibilité d’éléments de preuve somme toute peu significatifs au regard du fond de la demande, c’est‑à‑dire l’utilisation et la production des passeports nigériens [sic] des demandeurs; l’erreur et les omissions dans le formulaire Fondement de la demande d’asile, ainsi que les irrégularités perçues dans l’affidavit souscrit par un témoin d’appui » (au para 3). Le juge a conclu que ces questions ne touchaient pas le « cœur de la demande » et que la SPR ne s’était donc pas acquittée de son obligation de tenir compte du témoignage sous serment portant sur le fond de la demande (Feboke au para 4).

[44]  La présente affaire est semblable aux affaires Rasiah, Oria‑Arebun et Feboke, dans la mesure où la SPR a seulement mentionné l’incident du 3 mars au passage et qu’elle n’en a pas évalué la crédibilité. La SPR s’est plutôt appuyée sur une myriade d’autres problèmes relatifs à la crédibilité – l’identité des demandeurs mineurs, les déclarations faites par les demandeurs au point d’entrée et le manque d’éléments de preuve corroborants présentés par les demandeurs. Or, aucun de ces problèmes n’est directement lié à l’incident du 3 mars, qui constitue l’élément central de leur demande. Le problème avec cette approche est qu’elle suppose que, si les demandeurs ont menti au sujet d’un aspect de leur demande d’asile, tout autre aspect de leur demande touchant également au cœur de leur témoignage sur l’incident du 3 mars ne peut pas être vrai, même si les deux n’ont aucun lien entre eux (Oria‑Arebun au para 57, citant Guney c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1134 au para 17; Feboke au para 4).

[45]  Je ne suis pas convaincu par l’argument du défendeur selon lequel la présente affaire est semblable à l’affaire Okito. Dans cette affaire, la SPR s’était interrogée sur le défaut du demandeur de produire un communiqué de presse dont il aurait été l’auteur et qui était « au cœur de sa demande » (aux para 8, 12). La juge Mactavish a donc conclu qu’il était raisonnable que la SPR mette en doute la crédibilité du demandeur compte tenu de l’absence d’éléments de preuve pour corroborer ses déclarations, surtout à la lumière de diverses autres préoccupations relatives à la crédibilité découlant de son récit (Okito aux para 12‑14).

[46]  En l’espèce, les préoccupations de la SPR relatives à la crédibilité des demandeurs ne sont pas suffisamment liées à l’incident du 3 mars pour permettre à la SPR de se soustraire à son obligation d’évaluer la crédibilité de cet incident. Les demandeurs ont présenté un article de journal dans lequel il est indiqué qu’un certain M. Tahir Hussain a été tué par le surintendant, ainsi qu’un affidavit souscrit par M. Anees à cet effet; il s’agit de deux documents qui sont essentiels à la demande et qui n’ont pas été évalués de façon transparente et intelligible par la SPR.

[47]  À mon avis, cette conclusion ne va pas à l’encontre du principe établi dans l’arrêt Sellan. Bien que des conclusions défavorables en matière de crédibilité puissent être suffisantes pour rejeter une demande, cela ne signifie pas que la SPR peut mettre en doute la crédibilité d’un demandeur sans se pencher sur la crédibilité de l’incident de persécution, comme elle l’a fait en l’espèce. La SPR est tout de même tenue de se pencher sur la crédibilité de l’incident de persécution si elle estime qu’une demande d’asile n’est pas crédible.

[48]  En outre, j’estime que la SPR était tenue de se prononcer sur la crédibilité de l’incident du 3 mars même si l’identité des demandeurs mineurs n’avait pas été établie. L’article 106 de la LIPR permet d’affirmer qu’il est essentiel d’établir son identité pour établir sa crédibilité, et la SPR a de fait accepté l’identité de la demanderesse principale et des demanderesses mineures. Compte tenu de cette conclusion, la SPR ne peut pas s’appuyer uniquement sur les préoccupations concernant l’identité des demandeurs mineurs pour mettre en doute la crédibilité de l’incident du 3 mars.

[49]  Enfin, je ne suis pas convaincu par l’argument du défendeur selon lequel l’avocat précédent des demandeurs a déclaré, à l’audience devant la SPR, que les demandeurs n’avaient pas présenté de preuve pour corroborer leur demande. Lorsque cette déclaration est interprétée dans son contexte, il est clair que l’avocat faisait référence à l’absence de preuve concernant les conditions dans le pays à l’appui de la demande d’asile des demandeurs.

[50]  Compte tenu de la conclusion ci‑dessus, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’aborder les autres questions soulevées par les demandeurs.

V.  Conclusion

[51]  Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

[52]  J’estime que la décision de la SPR était déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑5355‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5355‑19

 

INTITULÉ :

AREEB-UN-NISA, SAAD AHMED, HAMZA AHMED, AYESHA AHMED ET FATIMA AHMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 août 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 novembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Bradley Bechard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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