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Date : 20201103


Dossier : T‑1042‑19

Référence : 2020 CF 1027

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

JOHN MOKRYCKE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Le paragraphe 23(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F‑11 (LGFP), dispose que, sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut faire remise de toutes taxes ou pénalités, ainsi que des intérêts afférents, s’il « estime que leur perception ou leur exécution forcée est déraisonnable ou injuste ou que, d’une façon générale, l’intérêt public justifie la remise ». Lorsque les circonstances le justifient, une telle remise peut être accordée, notamment par renonciation à la perception de toutes taxes ou pénalités ou par remboursement des sommes payées au receveur général ou recouvrées par lui : voir le paragraphe 22(4) de la LGFP.

[2]  En janvier 2017, John Mokrycke, le demandeur, a demandé la remise de l’impôt, des intérêts et des pénalités réclamés par l’Agence du revenu du Canada (ARC) à la suite d’une nouvelle cotisation de ses impôts pour les années d’imposition 2005 et 2006.

[3]  Dans une décision datée du 22 mai 2019, le sous‑commissaire, Direction générale des politiques législatives et des affaires réglementaires, Agence du revenu du Canada, a conclu que la remise ne pouvait pas être recommandée.

[4]  Le demandeur, qui agit pour son propre compte, sollicite le contrôle judiciaire de cette décision, au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Il soutient que la décision a été rendue en violation des exigences de justice naturelle et d’équité procédurale et que le sous‑commissaire a commis des erreurs susceptibles de contrôle.

[5]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande doit être accueillie. À mon avis, la décision du sous‑commissaire n’a pas les caractéristiques du caractère raisonnable, à savoir la justification, la transparence et l’intelligibilité, parce qu’elle ne comporte pas d’examen véritable du fondement principal de la demande de remise du demandeur. Bien qu’il ne soit donc pas nécessaire de déterminer si le processus suivi pour rendre la décision satisfaisait aux exigences de justice naturelle ou d’équité procédurale, il y a un aspect de ce processus qui mérite néanmoins d’être commenté.

II.  QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

[6]  Il y a deux questions préliminaires à trancher d’entrée de jeu.

[7]  Premièrement, avec le consentement des parties, l’intitulé est modifié de façon à désigner le procureur général du Canada à titre de défendeur légitime, conformément au paragraphe 303(3) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

[8]  Deuxièmement, l’affidavit du demandeur à l’appui de la présente demande contient des renseignements et des pièces documentaires dont ne disposait pas le sous‑commissaire lorsqu’il a rendu la décision en question. La règle générale, sous réserve d’exceptions qui ne s’appliquent pas en l’espèce, veut que seuls les documents dont disposait le décideur initial soient admissibles dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire : voir Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 17‑20; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 13‑28; Sharma c Canada (Procureur général), 2018 CAF 48 aux para 7‑9. Par conséquent, les nouveaux renseignements et les nouvelles pièces figurant dans l’affidavit du 7 août 2019 du demandeur ne peuvent être invoqués pour contester la décision du sous‑commissaire. Je n’ai pas tenu compte de ces renseignements ni de ces pièces pour apprécier le bien‑fondé de la demande.

III.  CONTEXTE

[9]  Le demandeur est un architecte qui exerce sa profession à Hamilton, en Ontario. Au cours de la période pertinente, il était le directeur général et unique propriétaire de la société John Mokrycke Architect. Le demandeur tirait également des revenus de la location de biens immobiliers par l’entremise d’une autre société, la CAMUL Building Corporation, dont il était le propriétaire unique.

[10]  À la fin de 2008, l’ARC a effectué une vérification des déclarations de revenus personnelles du demandeur pour les années d’imposition 2005 et 2006. Après avoir examiné les livres et les dossiers financiers du demandeur, le vérificateur de l’ARC a établi qu’il y avait un certain nombre de dépenses d’entreprise non justifiées que le demandeur avait réclamées ainsi que des revenus non déclarés. La conclusion de la vérification était énoncée dans un avis de nouvelle cotisation pour chaque année d’imposition, chacun étant daté du 28 mai 2009. L’ARC a établi que, pour les deux années d’imposition combinées, le demandeur devait 155 223,56 $, y compris les arriérés d’impôt, les intérêts et les pénalités (la dette de 2005 et de 2006).

[11]  La vérification et la nouvelle cotisation de l’ARC ont coïncidé avec plusieurs autres problèmes dans la vie personnelle et professionnelle du demandeur. Il était impliqué dans des procédures de garde d’enfants et de pension alimentaire pour conjoint, deux de ses hypothèques faisaient l’objet d’une forclusion, il souffrait de problèmes de santé, et un immeuble qui avait fait l’objet de rénovations majeures dont il était responsable était littéralement sur le point de s’effondrer. Par conséquent, le demandeur s’est fié à des fiscalistes pour répondre à la nouvelle cotisation en son nom.

[12]  Le comptable du demandeur à l’époque (le premier comptable) a déposé des avis d’opposition aux nouvelles cotisations le 4 août 2009. Peu de temps après, toutefois, le premier comptable a informé le demandeur qu’il ne pouvait plus l’aider, parce qu’il éprouvait lui‑même des difficultés personnelles.

[13]  En septembre 2009, le demandeur a retenu les services d’un autre comptable (le deuxième comptable) pour contester les nouvelles cotisations. Le deuxième comptable a obtenu les documents de travail de l’ARC relatifs à la vérification. En janvier 2010, le deuxième comptable a donné une opinion à l’ARC au sujet du bien‑fondé des conclusions de la vérification, mais il n’a pas fourni un examen détaillé, qui avait été promis, de la situation financière du demandeur, et il n’a pris aucune autre mesure pour poursuivre les oppositions. L’ARC a finalement fixé au 30 juillet 2010 la date limite pour parachever les oppositions aux nouvelles cotisations. Ce délai a expiré sans qu’aucune autre mesure ne soit prise par le deuxième comptable.

[14]  L’ARC a délivré un avis de ratification le 30 août 2010 pour les années d’imposition 2005 et 2006, confirmant les montants ayant fait l’objet d’une nouvelle cotisation. La lettre d’accompagnement adressée au demandeur indiquait que s’il n’acceptait pas la décision, il pouvait en appeler à la Cour canadienne de l’impôt. La lettre contenait des renseignements sur la façon d’interjeter appel. Le deuxième comptable n’a pris aucune mesure après que le demandeur lui a transmis cette lettre et l’avis de ratification.

[15]  Le demandeur a alors commencé à discuter lui‑même avec l’ARC. Il a réitéré sa demande de révision de la dette de 2005 et de 2006 dans de nombreuses communications avec des représentants de l’ARC. Toutefois, il n’a pas immédiatement interjeté appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt.

[16]  Les efforts du demandeur auprès de l’ARC n’ont servi à rien. Une lettre de la Division des appels de l’ARC du 16 février 2011 indiquait que les montants dus avaient été confirmés et que le dossier du demandeur auprès de cette division avait été fermé. La lettre réitérait que le demandeur avait le droit d’interjeter appel de la décision antérieure de l’ARC à la Cour canadienne de l’impôt dans un certain délai et précisait ce délai. Le demandeur n’a toujours pas interjeté appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt.

[17]  Finalement, à la fin de 2012, le demandeur a retenu à nouveau les services du premier comptable.

[18]  Les efforts renouvelés du premier comptable pour contester la dette de 2005 et de 2006 n’ont également servi à rien. En novembre 2013, il a présenté à nouveau un avis d’opposition à la nouvelle cotisation de 2005, mais l’ARC a répondu que l’opposition avait déjà été rejetée. Encore une fois, l’ARC a souligné qu’il était possible d’interjeter appel à la Cour canadienne de l’impôt, dans un certain délai.

[19]  Pendant une bonne partie de 2014, le premier comptable a informé l’ARC à plusieurs reprises qu’il préparait un appel à la Cour canadienne de l’impôt, mais qu’il avait besoin de plus de temps avant qu’il ne soit prêt à être déposé. L’appel (ainsi qu’une demande de prorogation du délai) n’a été déposé que le 2 septembre 2014.

[20]  La Cour canadienne de l’impôt a rejeté la demande de prorogation du délai pour interjeter appel le 22 juin 2015.

[21]  Dans une série d’observations à l’intention de l’ARC qu’il a commencé à présenter en décembre 2015, le premier comptable a demandé un allégement au titre des dispositions d’allégement pour les contribuables de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5supp), au motif qu’il y avait des erreurs dans la vérification et la nouvelle cotisation. Cette demande a été faite à l’origine pour l’année d’imposition 2005, mais l’année d’imposition 2006 a été ajoutée par la suite. Le premier comptable a fourni divers documents à l’appui de son affirmation selon laquelle il y avait eu des erreurs dans la vérification et la nouvelle cotisation pour les deux années.

[22]  La Section des redressements a rejeté la demande d’allégement pour les contribuables en janvier 2016. Le rejet écrit soulignait que les objections antérieures du demandeur à la vérification avaient déjà été rejetées. La lettre soulignait également qu’il semblait que le demandeur avait [traduction« refusé d’aller de l’avant » pour interjeter appel à la Cour canadienne de l’impôt.

[23]  Le demandeur a ensuite retenu les services d’un avocat, John H. Loukidelis, pour traiter avec l’ARC en son nom.

[24]  Dans une lettre du 10 février 2016, Me Loukidelis a demandé à l’ARC de réexaminer sa décision de refuser l’allégement administratif.

[25]  Dans une lettre du 19 avril 2016, rejetant cette demande, l’ARC a suggéré que le demandeur demande que l’affaire soit examinée au moyen d’un décret de remise.

[26]  Le 17 janvier 2017, Me Loukidelis a demandé un décret de remise au nom du demandeur, sollicitant un allégement de l’impôt, des intérêts et des pénalités pour les années d’imposition 2005 et 2006.

[27]  Me Loukidelis a soutenu (avec documents à l’appui) que les nouvelles cotisations étaient inexactes, parce qu’en raison de circonstances indépendantes de sa volonté, le demandeur n’avait pu répondre efficacement aux préoccupations soulevées par le vérificateur ou contester les montants ayant fait l’objet d’une nouvelle cotisation. Plus précisément, le demandeur avait fait appel à des fiscalistes pour régler la question à sa place, parce qu’il ne pouvait le faire à ce moment‑là. Le premier comptable du demandeur n’a pu réagir à la vérification, et le deuxième comptable n’a inexplicablement pas poursuivi l’affaire. Le demandeur demandait donc un allégement au motif que, du fait de ces circonstances, [traduction« en réalité, il ne devait pas les impôts et les pénalités imposées par le vérificateur ». Me Loukidelis a donné l’explication suivante :

[traduction]

S’il avait pu répondre efficacement, il aurait pu démontrer que les revenus et les dépenses qu’il avait déclarés étaient tels qu’ils les avaient produits. Il peut encore démontrer que les revenus et les dépenses qu’il a déclarés étaient tels qu’il les avait produits et que les nouvelles cotisations étaient erronées.

[28]  En outre, encore une fois en raison des circonstances dans lesquelles il s’est retrouvé, le demandeur n’a pas pu interjeter appel en temps opportun à la Cour canadienne de l’impôt.

[29]  Enfin, Me Loukidelis a demandé un allégement en raison de la situation personnelle du demandeur, notamment en raison des difficultés financières et des problèmes de santé qu’il éprouvait.

[30]  Comme il a été mentionné précédemment, cette demande a été rejetée dans une décision datée du 22 mai 2019.

[31]  Enfin, en guise de contexte, le demandeur a payé la totalité des sommes dues pour les années d’imposition 2005 et 2006.

IV.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[32]  Comme il est mentionné ci‑dessus, seul le gouverneur en conseil peut, sur recommandation du ministre compétent, accorder une demande de remise de taxes ou de pénalités en vertu du paragraphe 23(2) de la LGFP. La question dont le décideur était saisi en l’espèce était de savoir s’il devait recommander la remise. Si la remise était recommandée, la demande suivrait son cours. Si elle n’était pas recommandée, sous réserve d’un contrôle judiciaire, l’affaire serait réglée.

[33]  Avant d’être présentée devant le sous‑commissaire en vue d’une décision, l’affaire avait été examinée par le Comité des remises de l’ARC. Le Comité était présidé par une gestionnaire, Division des remises et délégations, Direction des politiques législatives, Politiques législatives et Affaires réglementaires, Agence du revenu du Canada. Le 25 mars 2019, la gestionnaire a signé une note de service à l’intention du Comité des remises concernant la demande de remise du demandeur. Après un examen du contexte de l’affaire et du bien‑fondé de la demande, la note de service indiquait que la remise n’était [traduction] « pas recommandée, car aucun des critères ne s’appliqu[ait] et qu’il n’y a[vait] pas d’autres circonstances qui [auraient] justifier[...] une remise ».

[34]  (Comme nous le verrons plus loin, un Guide de l’ARC sur les remises publié en octobre 2014 traite de nombreux aspects de la détermination des demandes de remise. Notamment, le Guide parle de « lignes directrices » et non pas de « critères », terme utilisé par la gestionnaire dans sa note d’information. Pour éviter de compliquer inutilement les choses, je suis disposé à présumer que la gestionnaire a utilisé le terme « critères » comme synonyme de « lignes directrices ». Je vais donc utiliser les deux termes de façon interchangeable. Cela ne signifie pas que, dans un autre cas, il pourrait y avoir une différence importante entre les sens de ces termes.)

[35]  Après avoir examiné la question le 27 mars 2019, le Comité des remises était également d’avis que la remise n’était pas recommandée. Les motifs de cette décision ne sont pas consignés.

[36]  Le sous‑commissaire a accepté la recommandation du Comité des remises.

[37]  En résumé, le sous‑commissaire a rejeté la demande du demandeur pour les raisons principales suivantes :

  • Le demandeur a soutenu que, s’il avait vraiment pu répondre de manière efficace à la vérification, il aurait pu démontrer que les revenus et les dépenses qu’il avait déclarés dans ses déclarations de revenus initiales étaient exacts; toutefois, les renseignements examinés au cours de l’examen relatif à la remise n’ont pas révélé que l’ARC avait commis une erreur à l’étape de la vérification ou de la nouvelle cotisation pour les années d’imposition 2005 et 2006. Le demandeur n’a présenté aucune observation en réponse à la proposition de la vérification et, bien qu’il ait déposé un avis d’opposition aux nouvelles cotisations, il n’a pas fourni les renseignements nécessaires pour soutenir sa position. Le processus d’examen relatif à la remise ne devrait pas être utilisé comme une étape supplémentaire ou parallèle aux processus d’opposition et d’appel mis en place au titre de la Loi de l’impôt sur le revenu.

  • Le demandeur n’avait présenté aucun élément de preuve en lien avec sa demande de remise en raison des problèmes de santé qui l’auraient rendu incapable de gérer ses obligations fiscales liées au processus de vérification et d’opposition ou d’effectuer des paiements à l’égard de sa dette afin d’atténuer les intérêts courus.

  • Le demandeur a soutenu que ses anciens représentants n’avaient pas pris les mesures requises en son nom; toutefois, il lui incombait de veiller à ce que les obligations fiscales et de production de déclarations soient respectées. En outre, [traduction« [l]orsqu’un contribuable retient les services d’un fiscaliste qui commet une erreur ou une omission, tout retard ou manquement de la part des représentants sont des questions à régler entre ces parties et ne sont pas considérés comme des circonstances atténuantes pour les besoins de la remise ».

V.  NORME DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

[38]  En l’espèce, il n’est pas contesté que le fond de la décision du sous‑commissaire est examiné selon la norme de la décision raisonnable.

[39]  Le contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 83). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). Lorsqu’un décideur a fourni des motifs, ceux‑ci doivent être interprétés à la lumière du dossier et en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils sont fournis (Vavilov aux para 91‑94). Au moment d’apprécier le caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov au para 99). La cour de révision doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience dans la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable (Vavilov au para 100). Le demandeur a le fardeau d’établir que la décision est déraisonnable.

[40]  En ce qui concerne une allégation de manquement aux exigences de justice naturelle ou d’équité procédurale, la cour de révision doit effectuer sa propre analyse et fournir ce qu’elle estime être la bonne réponse à la question de savoir si le processus suivi par le décideur a satisfait au niveau d’équité requis, compte tenu de toutes les circonstances. Sur le plan fonctionnel, il s’agit de la même chose que l’application de la norme de la décision correcte : voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 34, 50; Vavilov au para 54; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 33‑56; Elson c Canada (Procureur général), 2019 CAF 27 au para 31.

VI.  ANALYSE

A.  Le Guide de l’ARC sur les remises

[41]  Avant d’examiner le bien‑fondé de la contestation par le demandeur de la décision du sous‑commissaire, il faut tenir compte du Guide de l’ARC sur les remises mentionné ci‑dessus.

[42]  Entre autres choses, le Guide énonce le cadre législatif pour les demandes de remise, les responsabilités des divers fonctionnaires et décideurs ainsi que la procédure à suivre pour traiter les demandes de remise.

[43]  Plus important encore pour les besoins de la présente affaire, le Guide énonce également les lignes directrices que les décideurs de l’ARC doivent appliquer pour déterminer s’il y a lieu de recommander une remise dans un cas en particulier.

[44]  Les paragraphes d’introduction de la section III, concernant l’application des lignes directrices relatives aux remises, mentionnent ce qui suit :

Chaque demande de remise fait l’objet d’un examen approfondi afin de déterminer si la perception de la taxe ou de l’impôt ou l’exécution forcée de la pénalité est déraisonnable ou injuste, ou si une remise est dans l’intérêt public, conformément aux termes généraux énoncés à l’article 23 de la LGFP. Afin d’aider les fonctionnaires de l’ARC à évaluer équitablement le bien-fondé de chaque demande, des lignes directrices ont été élaborées en fonction des caractéristiques communes aux cas qui ont déjà été traités. Voici ces caractéristiques :

  situation extrêmement difficile;

  difficultés financières associées à des circonstances atténuantes;

  mesure incorrecte ou conseil erroné des fonctionnaires de l’ARC [note de bas de page omise];

  résultats non voulus découlant des dispositions législatives.

Ces lignes directrices fournissent un cadre dans lequel une remise peut être recommandée. Il ne faut toutefois pas perdre de vue quelles ne traitent pas de toutes les situations; d’autres motifs pourraient être tout aussi valables pour étayer une recommandation positive. Il est primordial de faire preuve de discernement en toutes circonstances et de tenir compte de tous les facteurs pertinents, p. ex. les antécédents d’une personne en matière d’observation de la loi, sa crédibilité, sa situation, son âge, son état de santé.

[45]  Le Guide aborde ensuite en détail chacun des quatre types de cas identifiés dans l’énumération par points dans le paragraphe précédent.

[46]  Bien que la décision du sous‑commissaire ne soit pas organisée de cette façon, la partie relative à l’analyse dans la note de service, datée du 25 mars 2019, adressée au Comité des remises est formulée conformément au Guide. Sous des titres distincts, la note de service fait état de chacun des quatre types de cas identifiés dans l’énumération par points. Elle indique en conclusion que le cas du demandeur n’a satisfait à aucun des critères applicables à chacune des catégories. Elle indique également en conclusion qu’il n’y a pas d’autres circonstances justifiant un allégement.

[47]  La demande présentée le 17 janvier 2017 par Me Loukidelis, au nom du demandeur, n’a pas été faite expressément en conformité avec le cadre qui se trouve dans le Guide et qui a été suivi dans la note de service du 25 mars 2019. À mon avis, cependant, les principaux motifs qu’il a avancés combinent en réalité des éléments des deuxième et troisième types de cas mentionnés dans le Guide. Autrement dit, bien qu’il ne l’ait pas exprimé exactement de cette façon, Me Loukidelis a fait essentiellement valoir que les fonctionnaires de l’ARC avaient pris des mesures incorrectes, que le demandeur avait agi raisonnablement, compte tenu de la situation dans laquelle il s’était retrouvé, qu’il y avait des circonstances particulières atténuantes (les erreurs et les omissions des fiscalistes) et que le demandeur avait subi un revers financier tel que le recouvrement de la dette de 2005 et de 2006 (même si elle n’a pas été calculée de façon erronée) exercerait une pression indue sur ses ressources financières. Par conséquent, les parties du Guide traitant des deuxième et troisième points énumérés ci‑dessus sont les plus pertinentes pour les besoins en l’espèce, et il n’est pas nécessaire de tenir compte des lignes directrices applicables aux deux autres types de cas. En particulier, bien que Me Loukidelis ait invoqué une situation financière difficile, il est clair que la situation du demandeur n’a pas atteint le niveau de difficulté décrit dans le Guide sous la rubrique « situation extrêmement difficile ». Il n’est pas non plus nécessaire de tenir compte de l’analyse relative aux conseils erronés de la part des fonctionnaires de l’ARC que l’on trouve dans le Guide ni des résultats non voulus découlant des dispositions législatives, puisque rien de cela n’a été allégué par le demandeur.

[48]  En examinant d’abord les mesures incorrectes prises par les fonctionnaires de l’ARC, le Guide mentionne ce qui suit :

On peut recommander une remise lorsqu’une personne est tenue de payer un montant supplémentaire de taxe ou d’impôt parce que les fonctionnaires de l’ARC ont pris une mesure incorrecte ou ont fourni un conseil erroné. Une remise est envisagée dans les cas suivants :

  il n’y a aucun signe de mauvaise foi de la part de la personne qui demande la remise;

  il n’aurait pas été raisonnable de s’attendre à ce que la personne ait pris des mesures appropriées pour réduire ou annuler les taxes ou les impôts (ou pour percevoir et verser les taxes, ou demander un remboursement, pour les cas concernant la TPS/TVH);

  la personne présente une demande de remise dans un délai raisonnable qui permet aux fonctionnaires de l’ARC de bien étudier le cas;

  il existe des preuves écrites établissant que les fonctionnaires de l’ARC ont pris une mesure incorrecte pour la personne ou lui ont donné un conseil erroné. S’il n’y a pas de preuve écrite, les faits peuvent être vérifiés au moyen d’autres méthodes acceptables.

Si les fonctionnaires de l’ARC ont fait une erreur lors de l’établissement d’une cotisation, l’erreur devait pouvoir être constatée au moment où la cotisation a été établie (à supposer que tous les faits aient été connus) et non à la suite d’événements ultérieurs, comme une décision du tribunal annulant l’interprétation habituelle sur laquelle s’appuie la cotisation. Lorsqu’il est démontré qu’une cotisation est erronée, il faut aussi prouver qu’il était déraisonnable de s’attendre à ce que la personne produise une demande de renonciation, présente un avis d’opposition ou fournisse de nouveaux renseignements dans les délais prévus pour corriger le problème suivant les moyens habituels. De plus, il faut tenir compte des mesures prises par les fonctionnaires de l’ARC ou des conseils donnés par eux, qui ont pu induire une personne en erreur ou la décourager de prendre ou de prendre à temps les mesures appropriées.

[...]

Pour déterminer si les mesures raisonnables ont été prises, il faut tenir compte de la situation de la personne. Par exemple, nos attentes peuvent être différentes pour une personne âgée, gravement malade ou peu avertie.

[49]  Le Guide ne traite pas de la question de savoir si, et, le cas échéant, quand il peut être raisonnable de s’être fié à des fiscalistes qui ont commis une erreur quelconque.

[50]  En ce qui concerne les difficultés financières associées à des circonstances atténuantes, le Guide mentionne notamment ce qui suit :

On peut recommander une remise lorsqu’une dette d’impôt supplémentaire grèverait sérieusement les ressources financières déjà limitées d’une personne. Une « difficulté financière » est moins grave qu’une « situation financière extrêmement difficile », et il faut déterminer l’importance du montant de taxe ou d’impôt en cause pour la personne.

Pour que cette ligne directrice s’applique, il faut qu’il y ait une difficulté financière importante et au moins une circonstance atténuante. Si une circonstance atténuante autre que celles décrites ci-dessous est prise en considération, celle-ci doit être raisonnable, compte tenu de la situation, et avoir un lien direct avec la demande de remise.

Voici les deux principales circonstances atténuantes :

  circonstances indépendantes de la volonté d’une personne;

  erreur du contribuable.

[51]  Dans la partie pertinente, le Guide décrit ainsi la notion de « circonstances indépendantes de la volonté d’une personne » :

Habituellement, les circonstances indépendantes de la volonté d’une personne s’appliquent spécifiquement au demandeur de la remise (p. ex. une maladie grave). Les circonstances qui touchent l’ensemble de la population, comme une conjoncture économique difficile, ou les situations courantes, comme une augmentation de salaire avec effet rétroactif qui fait suite à une négociation collective ou un redressement faisant suite à un grief concernant la classification des postes, ne sont habituellement pas considérées comme des circonstances atténuantes. Cependant, des éléments comme la situation financière ou personnelle d’une personne ou son niveau de connaissance en matière de fiscalité peuvent justifier l’examen d’une demande de remise.

[52]  Le Guide mentionne ce qui suit au sujet de l’erreur du contribuable :

Le fait qu’un contribuable ait fait une erreur ayant entraîné un montant de taxe ou d’impôt supplémentaire n’est pas en soit considéré comme une circonstance atténuante. Par exemple, dans le contexte des lignes directrices sur les remises, une mauvaise application de la législation (en l’absence de conseils erronés par des fonctionnaires de l’ARC) ou des erreurs de comptabilité interne, de tenue de livres ou informatiques qui ont mené à des versements en trop de TPS/TVH ou à un paiement en trop d’impôt sur le revenu ne sont pas considérées comme des circonstances indépendantes de la volonté du contribuable qui pourraient justifier la recommandation d’une remise.

Cependant, s’il existe des preuves suffisantes démontrant que les fonctionnaires de l’ARC auraient dû déceler et corriger l’erreur, on peut alors considérer l’erreur comme une circonstance atténuante.

[53]  Le Guide n’indique pas si et, le cas échéant, quand les erreurs ou les omissions d’un fiscaliste pourraient constituer des circonstances atténuantes.

[54]  Enfin, comme il est mentionné ci‑dessus, le Guide souligne que la liste des quatre types courants de cas dans lesquels une remise est demandée n’est pas exhaustive. Les lignes directrices « ne traitent pas de toutes les situations; d’autres motifs pourraient être tout aussi valables pour étayer une recommandation positive ». Il n’est pas surprenant que le Guide ne tente pas de traiter de tous les cas possibles. Il souligne plutôt qu’il « est primordial de faire preuve de discernement en toutes circonstances et de tenir compte de tous les facteurs pertinents, p. ex. les antécédents d’une personne en matière d’observation de la loi, sa crédibilité, sa situation, son âge, son état de santé ».

B.  Y a‑t‑il eu manquement aux exigences en matière d’équité procédurale ou de justice naturelle?

[55]  Les motifs de contrôle judiciaire énoncés dans l’avis de demande du demandeur (daté du 27 juin 2019) comprennent le fait que le sous‑commissaire [traduction] « n’a pas observé un principe de justice naturelle, l’équité procédurale ou une autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter ». Le mémoire des arguments du demandeur (daté du 21 novembre 2019) ne fait que répéter ce motif et les autres énoncés dans l’avis de demande sans autre précision.

[56]  Le dossier certifié du tribunal (DCT) préparé par l’ARC, conformément à l’article 317 des Règles des Cours fédérales, a été soumis le 17 juillet 2019. Le Guide de l’ARC sur les remises est inclus dans le DCT. Fait particulier, ce document porte la mention « Pour l’usage de l’ARC seulement ».

[57]  Malgré le fait que le Guide était à sa disposition avant qu’il dépose son mémoire des faits et du droit en novembre 2019, le demandeur n’a soulevé, dans ses observations écrites, aucune préoccupation en matière de justice naturelle ou d’équité procédurale à cet égard. Plus particulièrement, il n’a pas laissé entendre que les exigences en matière de justice naturelle ou d’équité procédurale n’avaient pas été respectées, du fait qu’il (ou, plus précisément, son avocat à l’époque) n’avait pas accès au Guide lorsque la demande de remise avait été présentée et que, par conséquent, il ne connaissait pas les critères que l’ARC appliquerait pour rendre une décision sur sa demande de remise. Naturellement, le défendeur n’a pas abordé cette question (ni aucun autre aspect de la justice naturelle ou de l’équité procédurale) dans son mémoire des faits et du droit.

[58]  Le critère relatif à une remise de taxes ou de pénalités est énoncé au paragraphe 23(2) de la LGFP : la taxe ou la pénalité peut être remise si la perception de la taxe ou l’exécution forcée de la pénalité « est déraisonnable ou injuste » ou que « d’une façon générale, l’intérêt public » justifie la remise. Comme nous l’avons vu précédemment, l’ARC a élaboré des critères ou des lignes directrices pour l’application de ces concepts hautement discrétionnaires à des cas particuliers. Toutefois, avant que la demande de remise ne soit présentée, il semble que l’ARC n’ait communiqué les critères applicables au demandeur qu’en partie et, même alors, de façon très générale. Plus précisément, dans sa lettre du 19 avril 2016 confirmant la décision de ne pas accorder d’allégement administratif, l’ARC a déclaré ce qui suit :

[TRADUCTION]

Nous vous suggérons de demander que la question soit examinée dans le cadre d’un décret de remise.

Le contribuable (ou son représentant ayant l’autorisation ou le pouvoir approprié) peut adresser une demande de remise au directeur de son bureau des services fiscaux. Le contribuable doit expliquer clairement les circonstances entourant son cas et les raisons pour lesquelles il croit que la remise devrait être recommandée. Une copie de l’ensemble des documents ou de la correspondance pertinents doit être jointe.

Si la demande est fondée sur une situation difficile ou des difficultés financières, les renseignements financiers du contribuable seront requis, de même que ceux de sa famille.

[59]  L’ARC n’a pas fourni au demandeur d’autres renseignements sur la façon dont elle tranche les demandes de remise ou sur les autres circonstances, outre la situation difficile ou les difficultés financières, qu’elle estimerait comme étant pertinentes pour le bien‑fondé d’une telle demande.

[60]  Compte tenu du fait que le demandeur agit pour son propre compte, avant l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour a soulevé la question de savoir si le demandeur avait été dûment informé des critères que l’ARC appliquerait pour décider de sa demande de remise. Il a été demandé aux parties d’être prêtes à traiter de cette question lorsque l’affaire a été entendue.

[61]  Le demandeur a informé la Cour que, lorsque la demande de remise avait été préparée, il ignorait lui‑même les critères détaillés du Guide. Je suis disposé à accepter cette affirmation (quoique, pour être honnête, le demandeur n’ait pas abordé ce que son avocat savait à l’époque). Le demandeur fait valoir que, s’il avait été au courant des lignes directrices, il aurait (par l’entremise de son avocat) formulé sa demande de remise différemment, sans, toutefois, fournir de détails.

[62]  En raison de la façon quelque peu habituelle dont la question a été soulevée, le défendeur n’a déposé aucun élément de preuve pour répondre aux préoccupations au sujet de la justice naturelle ou de l’équité procédurale. Néanmoins, à l’audience, les avocates du défendeur ont informé la Cour que, bien que l’ARC ne fournisse pas de façon proactive les critères qu’elle applique aux demandes de remise, elle le fait sur demande. Je suis également disposé à accepter cette observation concernant la pratique habituelle de l’ARC.

[63]  Étant donné que cette demande est accueillie pour d’autres motifs et que l’affaire doit faire l’objet d’un nouvel examen, il n’est pas nécessaire de déterminer si les exigences en matière de justice naturelle et d’équité procédurale ont été respectées en lien avec la décision faisant l’objet du contrôle. Néanmoins, et strictement à titre d’observation incidente, je répète et j’adopte un commentaire formulé il y a près d’une décennie par le juge Evans dans l’arrêt Première Nation Waycobah c Canada (Procureur général), 2011 CAF 191, paragraphe 29, au sujet d’une version antérieure du Guide :

Incidemment, je note que la première page des lignes directrices pertinentes quant à la présente affaire indique [traduction] « [p]our l’usage de l’ARC seulement ». J’estime que c’est malheureux si cela signifie que le public n’y a pas accès. Les demandeurs de remise, ainsi que le public en général, doivent pouvoir savoir sur quels fondements repose l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 23(2).

C.  La décision est‑elle déraisonnable?

[64]  Un décret de remise est une mesure extraordinaire (Internorth Ltd c Canada (Revenu national), 2019 CF 574 au para 20). La disposition autorisant la prise de cette mesure précise clairement qu’il s’agit d’une décision hautement discrétionnaire qui tient compte d’un large éventail de facteurs (Première Nation Waycobah au para 21).

[65]  L’arrêt Vavilov de la Cour suprême insiste sur « la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (au para 2). Les juges majoritaires ont conclu qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable ». « Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (au para 86, en italique dans l’original). De même, les « principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » (Vavilov au para 127). Le fait qu’un décideur « n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties, permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov au para 128).

[66]  Un argument central avancé par le demandeur dans sa demande de remise était que les nouvelles cotisations pour les années d’imposition 2005 et 2006 étaient erronées, toutefois, en raison de circonstances indépendantes de sa volonté, il n’a pu profiter des moyens habituels pour corriger les erreurs, à savoir : en s’opposant à la nouvelle cotisation ou en interjetant appel à la Cour canadienne de l’impôt. S’il avait pu le faire, il aurait pu démontrer qu’il y avait eu des erreurs dans les nouvelles cotisations de 2005 et de 2006. En d’autres termes, le demandeur a soutenu que l’ARC avait pris des mesures incorrectes (les conclusions relatives aux nouvelles cotisations de 2005 et de 2006), qu’il y avait des circonstances atténuantes pour expliquer les raisons pour lesquelles il n’avait pas agi efficacement pour corriger les erreurs de la façon habituelle, et que, compte tenu de ces circonstances atténuantes, il avait agi raisonnablement.

[67]  Si le demandeur pouvait démontrer des circonstances atténuantes suffisamment convaincantes pour expliquer pourquoi les nouvelles cotisations n’avaient pas été contestées de la façon habituelle, et s’il pouvait démontrer qu’en fait, les nouvelles cotisations sont erronées, l’on peut à tout le moins soutenir qu’il serait déraisonnable ou injuste que Revenu Canada recouvre la dette de 2005 et de 2006 et que cette dette devrait donc être remise au titre du paragraphe 23(2) de la LGFP. Toutefois, en rejetant l’argument du demandeur, le sous‑commissaire est simplement parti du principe que le demandeur contestait, à savoir qu’il n’y a aucune raison de penser que les nouvelles cotisations pour les années d’imposition 2005 et 2006 sont erronées.

[68]  Il est incontestable que, de façon générale, le processus d’examen relatif à la remise (pour reprendre les mots du sous‑commissaire) [traduction« ne devrait pas être utilisé comme une étape supplémentaire ou parallèle aux processus d’opposition et d’appel déjà mis en place au titre de la Loi pour établir une cotisation ou une nouvelle cotisation ». Ce principe aurait vraisemblablement un poids considérable si la partie demandant la remise avait invoqué les processus d’opposition et d’appel et si les montants ayant fait l’objet d’une nouvelle cotisation avaient été confirmés. Toutefois, à lui seul, il ne constitue pas une réponse dans un cas où la partie qui demande la remise n’a pas invoqué efficacement ces processus et souligne des circonstances atténuantes pour en expliquer les raisons.

[69]  Le sous‑commissaire n’était pas tenu de trouver l’argument du demandeur convaincant, mais il devait l’aborder de façon significative. Il était déraisonnable que le sous‑commissaire rejette la demande de remise simplement parce que les renseignements examinés au cours de l’examen relatif à la remise [TRADUCTION« n’ont pas révélé que l’ARC avait commis une erreur à l’étape de la vérification ou de la nouvelle cotisation pour les années d’imposition 2005 et 2006 », alors que c’était le point en litige. Cette lacune logique dans le raisonnement du sous‑commissaire mine la logique interne de la décision (voir Vavilov au para 104).

[70]  Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas présenté ses meilleurs arguments dans sa demande de remise en ne corroborant pas son affirmation selon laquelle il y avait des erreurs dans les nouvelles cotisations de 2005 et de 2006. Bien que cela puisse être le cas, il est juste de souligner que les tentatives antérieures du demandeur de présenter de tels renseignements après la confirmation des nouvelles cotisations avaient été repoussées par l’ARC. De plus, étant donné l’opinion du sous‑commissaire estimant que, dans le cas d’une demande de remise, le montant des cotisations doit être considéré comme étant exact, il est peu probable que le dépôt d’autres documents par le demandeur aurait eu une incidence sur le résultat. Quoi qu’il en soit, dans le cadre du nouvel examen, il incombera au demandeur de présenter ses meilleurs arguments avec un dossier complet à l’appui de sa demande. Il incombera également au prochain décideur d’apprécier le bien‑fondé de la demande du demandeur en fonction du dossier qu’il présentera et compte tenu de tous les facteurs pertinents.

[71]  En outre, l’un des principaux facteurs sur lesquels le demandeur s’est fondé était le fait que les fiscalistes qui avaient agi en son nom n’avaient pas traité de la vérification ou n’avaient pas poursuivi les objections aux nouvelles cotisations de manière efficace. Comme il a été mentionné précédemment, cet argument combine des éléments de deux catégories différentes de cas identifiées dans le Guide, à savoir les mesures incorrectes de la part de l’ARC et les difficultés financières associées à des circonstances atténuantes. Il en est ainsi parce qu’il établit un lien entre les mesures incorrectes de l’ARC et les circonstances atténuantes. Plus précisément, le demandeur a soutenu qu’il dépendait particulièrement des fiscalistes en raison de sa situation personnelle au moment de la vérification et par la suite. Dans les circonstances, il n’était pas déraisonnable qu’il se fie entièrement à des fiscalistes comme il l’a fait et qu’il ne prenne pas lui‑même des mesures plus efficaces. En bref, il a soutenu que le défaut des fiscalistes de s’acquitter de leurs responsabilités constituait une circonstance atténuante justifiant une remise. Le sous‑commissaire a rejeté cette affirmation, déclarant que, lorsqu’un contribuable [traduction« retient les services d’un fiscaliste qui commet une erreur ou une omission, tout retard ou manquement de la part des représentants sont des questions à régler entre ces parties et ne sont pas considérés comme des circonstances atténuantes pour les besoins de la remise ».

[72]  Cela semble être une question de politique générale adoptée par l’ARC. Il y a sans doute de bonnes raisons d’adopter cette politique comme règle générale. Toutefois, il est déraisonnable de l’aborder comme une règle absolue qui n’admet aucune exception dans le contexte de la remise, surtout compte tenu du vaste pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 23(2) de la LGFP. Je ne comprends pas pourquoi le défendeur laisserait entendre le contraire. Le défendeur soutient plutôt que le sous‑commissaire avait compris que des exceptions à cette règle pouvaient être faites dans les cas appropriés, mais qu’il n’était pas convaincu qu’une exception devait être faite dans le cas du demandeur. Je ne puis être de cet avis. Même si c’est ce que le sous‑commissaire pensait, ce n’est pas ce qu’il a indiqué dans ses motifs pour ne pas recommander la remise. Au lieu de cela, il a simplement énoncé le principe selon lequel les erreurs ou les omissions commises par fiscalistes [traduction« ne sont pas considérées comme des circonstances atténuantes pour les besoins de la remise » et l’a ensuite traité comme une réponse complète aux observations du demandeur.

[73]  Comme le précise le Guide, pour déterminer si un contribuable a pris des mesures raisonnables pour corriger une erreur présumée de l’ARC, « il faut tenir compte de la situation de la personne ». L’une des circonstances personnelles sur lesquelles le demandeur s’est fondé était son recours à des fiscalistes qui ne se sont pas acquittés des responsabilités qu’il leur avait confiées. Selon le demandeur, il s’agissait d’une circonstance atténuante justifiant une remise. Dans la mesure où les motifs du sous‑commissaire révèlent la façon dont il a considéré ce facteur, il semble l’avoir rejeté comme étant non pertinent. Étant donné l’importance pour le demandeur de demander si des erreurs ou des omissions commises par les fiscalistes qui l’ont aidé pouvaient constituer des circonstances atténuantes ou, de façon plus générale, rendre déraisonnable ou injuste le recouvrement de la dette de 2005 et de 2006, il était essentiel que le sous‑commissaire explique les raisons pour lesquelles il avait conclu que ce n’était pas le cas. Encore une fois, le sous‑commissaire n’était pas tenu de trouver l’argument du demandeur convaincant, mais, si cet argument doit être rejeté, les motifs donnés doivent expliquer pourquoi. Les raisons du sous‑commissaire ne le font pas. Étant donné que la règle générale selon laquelle les erreurs ou les omissions des fiscalistes ne sont pas considérées comme des circonstances atténuantes pour les besoins de la remise admet des exceptions, il ne suffit pas de simplement énoncer la règle sans expliquer également la raison pour laquelle une exception ne devrait pas être faite en l’espèce. Le défaut de fournir cette explication fait en sorte que la décision manque de justification, de transparence et d’intelligibilité.

VII.  DÉPENS

[74]  En tant que partie ayant eu gain de cause, le demandeur a droit aux dépens. Étant donné qu’il agit pour son propre compte et que l’audience s’est déroulée par vidéoconférence, cela n’impliquerait rien d’autre que les dépenses directes du demandeur pour la préparation et le dépôt de ses documents pour la présente demande.

[75]  Afin de régler rapidement cette affaire, je fixe les dépens du demandeur à 250 $, toutes taxes applicables comprises.

VIII.  CONCLUSION

[76]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie avec dépens. La décision du sous‑commissaire, Direction générale des politiques législatives et des affaires réglementaires, Agence du revenu du Canada, datée du 22 mai 2019, sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à autre décideur pour nouvel examen.


JUGEMENT dans le dossier T‑1042‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. L’intitulé est modifié, de manière à ce que le procureur général du Canada y soit désigné à titre de défendeur légitime.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  3. La décision du sous‑commissaire, Direction générale des politiques législatives et des affaires réglementaires, Agence du revenu du Canada, datée du 22 mai 2019, est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  4. Le défendeur a droit à des dépens de 250 $, toutes taxes applicables incluses.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1042‑19

 

INTITULÉ :

JOHN MOKRYCKE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

AUDIENCE TENUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE LE 31 AOÛT 2020, À OTTAWA (ONTARIO) (LA COUR) ET À TORONTO (ONTARIO) (LES PARTIES)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :

LE 3 NOVEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

John Mokrycke

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Nancy Arnold

Angela Shen

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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