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Date : 20201102


Dossier : IMM-345-20

Référence : 2020 CF 1025

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 2 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

JOHN ESSEL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Essel sollicite le contrôle judiciaire du rejet de sa demande d’asile. Il soutient que la décideure a commis plusieurs erreurs en évaluant la question de la possibilité de refuge intérieur [PRI]. Je rejette sa demande. Dans l’ensemble, la décision était raisonnable. De plus, M. Essel invoque plusieurs arguments qu’il n’a pas soulevés devant la décideure, laquelle ne peut être blâmée pour ne pas en avoir tenu compte.

I.  Contexte

[2]  M. Essel est citoyen du Ghana. Il est venu au Canada en 2017 et a présenté une demande d’asile. Il soutient qu’en raison d’un conflit relatif à la propriété de certaines terres, sa belle‑mère a fait croire au chef de la communauté qu’il était homosexuel. Pour cette raison, en décembre 2014, M. Essel et ses amis ont été battus par un groupe de personnes qui, selon lui, auraient été envoyées par le chef. À la suite de cet incident, il a quitté sa ville natale pour aller vivre chez une connaissance à Accra pendant quelques mois. Il a quitté le Ghana en avril 2015 et a séjourné dans plusieurs pays avant d’arriver au Canada en octobre 2017.

[3]  La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a rejeté la demande de M. Essel. Elle a conclu qu’il disposait d’une PRI à Accra, Kumasi ou Cape Coast, puisque la preuve n’était pas suffisante pour démontrer que les prétendus agents de persécution avaient l’intérêt ou la capacité de s’attaquer à lui dans ces villes, et qu’il était raisonnable d’exiger qu’il déménage dans l’une d’elles.

[4]  M. Essel a interjeté appel devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR. La SAR a admis de nouveaux éléments de preuve, soit trois paragraphes d’un affidavit souscrit par le frère de M. Essel, ainsi qu’une lettre de la Chambre régionale des chefs pour la région de l’ouest datée de novembre 2018 et adressée à l’oncle de M. Essel, qui contenait des menaces à l’égard de ce dernier. L’affidavit indique que des jeunes issus de la communauté de M. Essel se sont rendus à Accra et qu’ils ont repéré la connaissance avec qui il vivait. Le dossier n’indique pas clairement à quel moment cet événement s’est produit.

[5]  La SAR a rejeté l’appel et a souscrit aux conclusions de la SPR relatives à l’existence d’une PRI, sauf en ce qui concerne Accra, puisqu’un nouvel élément de preuve indiquait que les agents de persécution y avaient retrouvé M. Essel. La SAR a néanmoins conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que les agents de persécution avaient l’intérêt ou la capacité de le poursuivre à Kumasi ou à Cape Coast. Elle a également conclu qu’il était raisonnable d’exiger que M. Essel déménage dans l’une de ces deux villes.

[6]  M. Essel sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Il demande aussi une prorogation du délai pour déposer sa demande, puisque son ancien avocat ne l’a pas déposée à temps malgré qu’il l’ait assuré du contraire.

II.  Prorogation de délai

[7]  J’accueille la demande de prorogation de délai de M. Essel. Il n’est pas contesté qu’il a toujours eu l’intention de déposer la présente demande. Le fait que l’autorisation a été accordée montre que la demande possède au moins un certain fondement, même si je la rejette en fin de compte. Dans les circonstances, il était raisonnable pour M. Essel de croire son ancien avocat quand il lui a affirmé que la demande avait été déposée à temps. Bien que les demandes tardives causent une certaine forme de préjudice liée à l’absence de caractère définitif des décisions, je conclus que les autres facteurs ont davantage de poids dans le cas qui nous occupe. J’ajouterais simplement que le retard en l’espèce n’est pas attribuable à la négligence de l’avocat actuel de M. Essel.

III.  Analyse

[8]  La Cour procède au contrôle des décisions de la CISR selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. En ce qui a trait aux questions de fait, la Cour intervient seulement dans des « circonstances exceptionnelles » (Vavilov, au paragraphe 125), à savoir lorsque « le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au paragraphe 126). Il ne suffit pas au demandeur de signaler un énoncé erroné pris de façon isolée si, dans l’ensemble, les conclusions principales sont justifiées.

[9]  En analysant la question, le décideur doit garder à l’esprit qu’il incombe au demandeur d’établir le bien‑fondé de sa demande d’asile devant la SPR, y compris de prouver que le critère relatif à la PRI n’est pas rempli. Il n’est d’aucune utilité pour le demandeur de se livrer à des conjectures au sujet du risque auquel il s’exposerait dans une ville précise proposée comme PRI si la SPR ne disposait d’aucune preuve à cet égard.

[10]  En outre, la demande de contrôle judiciaire ne peut être fondée sur des motifs qui auraient pu être soulevés devant la SAR, mais qui ne l’ont pas été : Canada (Citoyenneté et Immigration) c RK, 2016 CAF 272, au paragraphe 6; Adams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 524, aux paragraphes 28 et 29.

[11]  Comme je l’ai déjà mentionné, la SPR et la SAR ont rejeté la demande d’asile de M. Essel au motif qu’il disposait d’une PRI. Ce faisant, elles ont appliqué le critère bien connu relatif à la PRI que la Cour d’appel fédérale a établi, notamment dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA).

[12]  Je ne discerne aucune erreur déraisonnable dans la façon dont la SAR a traité la preuve.

[13]  Premièrement, M. Essel soutient que la SAR a commis une erreur en affirmant qu’il a été retrouvé à Accra par l’intermédiaire d’un « collègue de travail », puisqu’il n’existe tout simplement aucune preuve quant à la façon dont il a été retrouvé. Cette erreur invaliderait la déduction de la SAR selon laquelle M. Essel ne s’exposerait pas à un risque à Kumasi ou à Cape Coast parce que son employeur n’y possède pas d’entreprise. Cependant, cette erreur qu’aurait commise la SAR dans son raisonnement n’a pas d’incidence sur ses conclusions globales. La SAR a conclu que M. Essel n’a pas présenté une preuve suffisante de l’intérêt ou de la capacité des agents de persécution de le pourchasser à l’extérieur de la région où ils se trouvent. L’incident qui a eu lieu à Accra fait l’objet d’un seul paragraphe dans l’affidavit du frère de M. Essel. On ne sait pas comment les agents de persécution ont retrouvé la connaissance de M. Essel. Ce dernier n’aide pas sa cause en supposant qu’ils ont dû entendre des « rumeurs » ou que l’employeur, une firme d’ingénierie, doit être actif dans tout le pays. Le fait que les agents de persécution l’ont apparemment retrouvé à Accra ne contredit pas la conclusion de la SAR selon laquelle ils n’auraient pas la capacité ou l’intérêt de le pourchasser ailleurs au pays. Il n’y a pas de présomption de fait qui doit être réfutée par une preuve contraire : Akinkunmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 742, aux paragraphes 25 à 27. De toute façon, une telle présomption n’a pas été invoquée devant la SAR.

[14]  Deuxièmement, M. Essel soutient que la SAR n’a pas évalué le risque qu’il soit persécuté par sa belle‑mère, mais qu’elle s’est plutôt concentrée sur le risque que représentaient les « intermédiaires » auxquels celle‑ci faisait appel. Cependant, aucune preuve ne démontre que la belle‑mère a les moyens de s’en prendre à M. Essel autrement qu’en ayant recours aux intermédiaires qui ont fait l’objet de l’analyse de la SAR. Il convient de répéter que le fardeau de la preuve incombait à M. Essel à cet égard. Il ne peut se plaindre que la SAR n’a pas analysé séparément la question de la menace que représentait sa belle‑mère si elle ne disposait d’aucune preuve à ce sujet, d’autant plus qu’il n’a pas demandé à la SAR d’examiner cette question en particulier.

[15]  Troisièmement, M. Essel fait valoir qu’un critère distinct relatif à la PRI devrait être appliqué lorsque l’agent de persécution est un membre de la famille. Il soutient qu’on ne devrait pas s’attendre à ce que le demandeur d’asile coupe tous les ponts avec sa famille. Or, le fait de conserver ces liens pourrait aider l’agent de persécution à le retrouver. Quoi qu’il en soit, je souligne que cet argument n’a pas été soulevé devant la SAR et qu’on ne peut donc lui reprocher de l’avoir ignoré. De toute façon, l’argument de M. Essel, s’il vise à établir une règle générale, écarterait totalement la question de la PRI lorsque l’agent de persécution est un membre de la famille. La Cour a établi qu’il n’existe pas de critère distinct à appliquer pour déterminer s’il existe une PRI lorsque l’agent de persécution est un membre de la famille : Agbeja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 781, aux paragraphes 41 et 42. Si, en revanche, l’argument se rapporte à la situation particulière de M. Essel, ce dernier n’a présenté aucune preuve à cet égard.

[16]  Quatrièmement, M. Essel soutient que la SAR a agi déraisonnablement en ne tenant pas compte de la décision Annan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 3 CF 25, à la page 30 (1re inst), où la Cour a affirmé que « le Ghana est un petit pays ». Cette question n’est qu’une diversion. Un argument similaire a été rejeté dans la décision Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 22, aux paragraphes 24 à 27. L’important n’est pas que la SAR reconnaisse la taille du pays, mais qu’elle effectue une analyse adéquate du risque de persécution dans les villes proposées comme PRI. M. Essel n’a pas démontré que la SAR a failli à cette tâche. De toute façon, il n’a pas demandé à la SAR d’accorder une attention particulière à la petite taille du Ghana.

IV.  Décision

[17]  Pour les motifs qui précèdent, la prorogation de délai est accordée, mais la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-345-20

LA COUR STATUE que :

1.  La demande de prorogation de délai est accueillie.

2.  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

3.  Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-345-20

 

INTITULÉ :

JOHN ESSEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE Winnipeg (Manitoba) ET ottawa (ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 OCTOBRE 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 2 NOVEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

David Matas

POUR LE DEMANDEUR

 

Darren Grunau

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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