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Date : 20200924


Dossier : IMM-3197-19

Référence : 2020 CF 931

Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

JULES THIERRY GHISLAIN MOKOKO MOMBEKI

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Jules Thierry Ghislain Mokoko Mombeki, se pourvoit en contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision d’un agent d’immigration ayant rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). L’agent a conclu que le demandeur ne fait pas face à un risque au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La décision de l’agent est fondée sur le manque de crédibilité du témoignage du demandeur.

I.  Les faits

[2]  Le demandeur, âgé de 43 ans au moment de sa demande ERAR, est citoyen du Congo. Il est arrivé au Canada en 1997 lorsqu’il avait 22 ans, en tant que résident permanent, après avoir été parrainé par son père. Entre 2003 et 2017, le demandeur a commis plusieurs infractions, principalement de fraude et de vols de cartes de crédit. Deux rapports d’interdiction de territoire pour grande criminalité ont été émis à son encontre en 2006 et en 2013. Le 15 septembre 2016, son statut de résident permanent lui a été retiré à la suite de l’émission d’une mesure d’expulsion à son égard. En avril 2017, après avoir commis d’autres crimes, un troisième rapport d’interdiction de territoire a été émis à son encontre (Décision aux p 2-4, 9-10).

[3]  Le demandeur a présenté sa demande ERAR le 31 janvier 2018. Le demandeur y allègue être à risque, d’une part, étant donné qu’il serait recherché dans son pays pour avoir financé la campagne électorale de son oncle, le général Jean-Marie Michel Mokoko, et, d’autre part, étant donné que la famille de sa mère le blâmerait pour le décès de cette dernière et compte utiliser la magie afin de le tuer.

[4]  L’agent a convoqué le demandeur à une audience s’étant tenue le 3 octobre 2018 et a conclu, le 10 octobre 2018, à l’absence de crédibilité du demandeur en raison d’invraisemblances et de contradictions dans la preuve qu’il a soumise au soutien de sa demande ERAR.

[5]  L’agent a d’abord déterminé que les autorités congolaises ne recherchent pas le demandeur en lien avec le financement de la campagne électorale de son oncle ou en lien avec des propos qu’il a publiés sur Facebook. L’agent a également conclu que le demandeur n’a pas le profil d’une personne pouvant attirer l’attention des autorités congolaises en tant qu’opposant du gouvernement. Finalement, l’agent a rejeté la preuve du demandeur selon laquelle les membres de la famille de sa mère voudraient se venger du décès de cette dernière. Pour tous ces motifs, l’agent a rejeté la demande ERAR du demandeur.

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[6]  Selon le demandeur, les deux questions en litige sont les suivantes :

  1. La décision de l’agent est-elle raisonnable?
  2. Y-a-t-il eu un bris d’équité procédurale?

[7]  À l’audience, le demandeur a cependant abandonné son argument relatif à l’équité procédurale. Il ne sera donc pas nécessaire d’en traiter davantage dans le présent jugement.

[8]  Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à la révision de la décision d’un agent d’immigration saisi d’une demande ERAR est celle de la décision raisonnable (Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132 au para 14; Benko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1032 au para 15; Farah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 928 au para 12). La décision récente de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] n’a pas modifié l’état du droit et confirme que cette norme trouve application en l’espèce.

[9]  L’audience de l’affaire en l’instance a eu lieu le 18 décembre 2019 et la décision dans l’affaire Vavilov a été rendue le 19 décembre 2019. Considérant les circonstances, et en raison du paragraphe 144 de Vavilov, la Cour a offert aux parties la possibilité de soumettre des observations supplémentaires quant à l’application du cadre d’analyse énoncé dans Vavilov. Les observations reçues ont été considérées dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

[10]  Dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme déférente de la raisonnabilité, il s’agit notamment de déterminer si le processus et la décision indiquent que le décideur a réellement analysé la preuve, en appliquant le critère juridique approprié et que l’analyse est « fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique » (Vavilov au para 102).

[11]  Dans Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes], la Cour suprême du Canada a aussi noté :

[31]  La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[…]

[33]  Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100). […]

[12]  En fonction de ce cadre, une décision sera probablement jugée déraisonnable si les motifs, lus en corrélation avec le dossier, ne permettent pas à la Cour de comprendre le raisonnement du décideur sur un point central (Vavilov au para 103). Le cadre d’analyse établi par cet arrêt insiste « sur la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif », au moyen d’une évaluation qui est à la fois respectueuse et rigoureuse (Vavilov aux paras 2, 12‑13).

III.  Analyse

[13]  Selon le demandeur, l’agent aurait commis huit erreurs. Il soutient que le cumul de ces erreurs est suffisant pour rendre la décision de l’agent déraisonnable.

[14]  Je ne suis pas persuadé.

[15]  J’accepte l’argument du défendeur à l’effet que la plupart des erreurs alléguées impliquent seulement l’appréciation de la preuve faite par l’agent ou sont fondées sur un examen microscopique des motifs de la décision, sans tenir compte de l’ensemble de l’analyse effectuée par l’agent.

[16]  D’entrée de jeu, il importe de souligner deux points :

  1. Lors du contrôle judiciaire, le rôle de la Cour n’en est pas d’évaluer de nouveau la preuve examinée par l’agent. Dans Vavilov, la Cour suprême du Canada a réaffirmé ce principe : « [i]l est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir ‟d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur” » (citations omises) (Vavilov au para 125);
  2. Il faut examiner la décision dans son ensemble; la perfection n’est pas la norme en vertu de laquelle les motifs doivent être jugés. D’ailleurs, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne constitue pas « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (citations omises) (Vavilov au para 102).

[17]  En ce qui concerne les erreurs alléguées par le demandeur, il importe de les analyser par rapport à leur nature. Quelques-unes sont reliées à la manière dont l’agent a décrit le témoignage du demandeur, mais ne tiennent pas compte de l’analyse effectuée par l’agent traitant de toute la preuve pertinente. Par exemple, l’agent affirme que le demandeur n’a pas démontré d’intérêt politique avant que ses activités criminelles le conduisent à la perte de sa résidence permanente. Le demandeur soutient avoir été impliqué en politique dès qu’il a appris que le général Mokoko présentait sa candidature en juin 2015, et non pas, contrairement à la conclusion de l’agent, en raison de l’impact de ses activités criminelles sur son statut d’immigration. Il soumet que l’agent a mal apprécié la preuve, et qu’il s’agit d’une erreur déterminante puisqu’elle fonde le refus de l’ERAR.

[18]  Je ne suis pas persuadé. Il importe de considérer l’ensemble de l’analyse de l’agent sur cette question (Décision à la p 9) :

En premier lieu, j’ai questionné l’implication politique du demandeur. En effet, lors de l’audience, j’avais demandé au demandeure [sic] si depuis son arrivée au Canada en 1997, soit à l’âge de 22 ans, et avant les évènements de 2015, s’il avait eu une quelconque implication politique. Le demandeur m’a répondu que non. Je lui ai demandé s’il avait fait partie d’associations congolaises au Canada, il a encore répondu que non. Je l’ai aussi questionné pour savoir, si il [sic] avait eu une implication politique au Congo, et il m’a répondu avoir été président d’une association étudiante, mais que celle-ci n’avait pas de caractère politique. Il semble donc que le demandeur n’ait eu aucun intérêt en politique jusqu’à ce que ses activités criminelles le conduisent à la perte de sa résidence permanente.

[19]  Selon moi, l’analyse de l’agent sur cette question est claire, cohérente, et bien fondée sur la preuve au dossier. Bien que le demandeur ne soit pas d’accord avec l’appréciation de la preuve effectuée par l’agent sur cette question, il n’y a pas lieu d’intervenir.

[20]  Il y a d’autres exemples. Le demandeur soutient que l’agent a erré en concluant qu’il avait tenté de cacher les informations relatives à son historique criminel. Il affirme avoir inclus tous les détails relatifs à son historique criminel, incluant ses problèmes de jeu, dans son formulaire de demande ERAR. Il soutient alors que l’agent n’a pas tenu compte de cette preuve.

[21]  Le problème avec l’argument du demandeur sur ce point est qu’il ne reflète pas la décision. En effet, l’agent a noté le casier criminel du demandeur à la page 2 de la décision et ne semble pas reprocher au demandeur d’avoir caché son historique criminel. Dans l’analyse sur cette question, l’agent a décrit le problème avec le témoignage du demandeur (Décision à la p 9) :

[L]e demandeur a affirmé lors de l’audience, que les fraudes et les vols qu’il avait effectuées, avaient commencés [sic] en 2012, alors qu’il avait développé des problèmes de jeu […].

Bien que le demandeur affirme que ses problèmes ont commencé en 2012, je note dans son historique et dans les notes de l’ASFC, que ses crimes ont commencé bien avant cette date.

[22]  Il s’agit d’une analyse cohérente et bien fondée sur la preuve.

[23]  Le point central de l’analyse de l’agent a trait au fait que le demandeur ne l’a pas convaincu avoir été impliqué dans le financement de la campagne électorale du général Mokoko. L’agent a conclu que le demandeur n’a pas démontré un intérêt pour la politique avant le début de ses problèmes d’immigration; que compte tenu de son problème de jeu et des circonstances pénibles dans lesquelles il se trouvait à cette époque – notamment le fait qu’il devait dormir au casino et commettre des crimes pour satisfaire son envie de jouer – il est surprenant qu’il ait récolté et envoyé une somme de plus de 2 000 $ pour financer la campagne électorale de général Mokoko; et qu’il n’a pas démontré avoir transféré des fonds pour la campagne électorale. Toutes ces conclusions, qui sont au cœur de l’analyse de l’agent, sont fondées sur l’appréciation de la preuve au dossier, et l’analyse sur ces points est « intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Société canadienne des postes au para 31, citant Vavilov au para 85).

[24]  Je suis d’accord avec le demandeur que quelques aspects de l’analyse de l’agent ne sont pas justifiés ou expliqués de manière adéquate. Par exemple, en ce qui concerne l’absence de preuve des transferts des fonds effectués par le biais de Western Union, l’agent a rejeté l’explication du demandeur selon laquelle il ne pouvait pas obtenir une telle preuve parce que « ça faisait longtemps ». L’agent affirme toutefois; « il est possible d’obtenir de Western Union des preuves de transfert en remplissant un formulaire […] » (Décision à la p 10). Selon moi, il est déraisonnable pour l’agent d’avoir affirmé cette possibilité sans offrir d’explications dans ses motifs, et sans avoir donné la possibilité au demandeur d’y répondre. Cette affirmation semble basée sur de la preuve extrinsèque, fondée sur les connaissances de l’agent. Il ne s’agit toutefois pas d’une erreur fatale, parce que l’agent a continué en notant que « le demandeur n’a pas démontré avoir fait des démarches [pour obtenir la preuve des transferts] » (Décision à la p 10).

[25]  De plus, l’agent a constaté que l’article du Journal Porc Épic soumis par le demandeur n’était pas convaincant, malgré qu’il y soit fait référence au demandeur en sa qualité de donateur le plus important à l’extérieur du pays. L’agent a noté que la preuve documentaire sur le Congo « dit au sujet de la presse au Congo, que les articles ne sont pas fiables et contiennent souvent des informations mensongères » (Décision à la p 11). L’agent fait référence à la preuve objective sur ce sujet, mais il n’explique pas en quoi l’article soumis par le demandeur n’est pas fiable ou contient des informations mensongères. En elle-même, cette conclusion n’est pas raisonnable.

[26]  Toutefois, sur cette question, je suis d’accord avec le défendeur que la conclusion de l’agent sur la crédibilité de l’article est fondée sur d’autres points, et au final, que l’analyse de l’agent est raisonnable. Dans l’introduction de l’analyse sur cette question, l’agent affirme ne pas accorder « de poids à cet article pour plusieurs raisons » (Décision à la p 10). L’agent poursuit son analyse, en notant la contradiction dans la preuve concernant le nombre d’articles faisant référence au demandeur, le fait que la situation du général Mokoko était grandement médiatisée, mais que la seule référence au demandeur dans la preuve est une mention dans un petit journal à faible tirage – un fait qui est étonnant s’il est vrai que le demandeur était l’un des plus importants donateurs à sa campagne électorale. Compte tenu de l’ensemble de ces facteurs, l’agent n’a pas accordé beaucoup de poids au contenu de l’article. C’est une analyse raisonnable.

[27]  De plus, l’agent a noté d’autres contradictions dans la preuve du demandeur. Il a également noté que le demandeur ajustait son témoignage lorsque confronté à certains problèmes ou contradictions dans son histoire. C’est le rôle primordial de l’agent d’apprécier la preuve, et la cour de révision doit faire preuve de retenue à l’encontre des conclusions tirées par un agent d’ERAR dans le cadre de son évaluation des risques auxquels fait face le demandeur (Aziz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 694 au para 9; James c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 318 aux paras 16-17).

IV.  Conclusion

[28]  En l’espèce, l’agent a examiné la preuve en profondeur et a fait une analyse « intrinsèquement cohérente et rationnelle » et qui « est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles [il] est assujetti » (Vavilov au para 85). La plupart des arguments du demandeur constituent une invitation à faire « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur », ce qui est défendu dans le contexte d’une révision judiciaire en appliquant la norme de contrôle de la décision raisonnable (Vavilov au para 102).

[29]  Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[30]  Les parties sont d’avis qu’il n’y a aucune question d’importance générale à certifier, et je suis d’accord.


JUGEMENT au dossier IMM-3197-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3197-19

INTITULÉ :

JULES THIERRY GHISLAIN MOKOKO MOMBEKI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 DÉCEMBRE 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

LE 24 septembre 2020

COMPARUTIONS :

Me Saïd Le Ber-Assiani

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Lisa Maziade

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Saïd Le Ber-Assiani

Avocat

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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