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Date : 20201022


Dossier : T-1579-19

Référence : 2020 CF 995

Ottawa (Ontario), le 22 octobre 2020

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

KARIM WAONGO SANDWIDI

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Karim Waongo Sandwidi, un citoyen du Burkina Faso et de l’Espagne, demande le contrôle judiciaire de la décision de la déléguée du Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile du 3 septembre 2019 qui concluait à la confiscation de près de 20,000 euros et 750 $ US saisis à son arrivée à l’aéroport Pierre-Elliott Trudeau de Montréal le 1er août 2018. La demande de contrôle judiciaire est présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7.

[2]  Pour les motifs qui suivent, il n’y a pas lieu de faire droit à la demande puisque la décision du Ministre, par sa déléguée, rencontre la norme de la question raisonnable.

I.  Les faits

[3]  Le demandeur est un résident de la France depuis 2015. Il y travaille comme cuisinier à temps partiel dans un établissement de restauration rapide.

[4]  Il a été intercepté le 1er août 2018 à son arrivée à Montréal, en provenance de Paris. Après être passé par la borne d’inspection primaire à l’aéroport Pierre-Elliott Trudeau où il y a fait une déclaration selon laquelle il n’était pas en possession d’espèces et d’effets monétaires d’une valeur égale ou supérieure à 10,000 $ CAD, il a été abordé et questionné par une agente de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) dans l’espace utilisé pour la récupération des bagages. Selon son rapport, il aurait déclaré résider en Espagne depuis 1999 et qu’il venait au Canada pour sept jours. Il connaissait peu de détails sur la personne qu’il venait visiter, mais qu’il connaissait pourtant depuis 15 ans. On lui a demandé de se présenter à l’aire secondaire pour une vérification de sa déclaration.

[5]  On y a procédé à l’examen de ses bagages. On y a retrouvé en grosses coupures près de 20,000 euros dans deux enveloppes dans ses bagages et son portefeuille. Dans son portefeuille, le demandeur avait aussi 750 $ US.

[6]  Le rapport de l’officier à la zone d’inspection secondaire compte 11 pages où on relate en détail la rencontre avec M. Sandwidi. Il déclare venir au Canada en tourisme, pour 16 jours, pour y visiter une amie. C’est une première visite au Canada. Il voyage seul, utilisant un grand sac de voyage noir et un « carry-on » de couleur bleue.

[7]  L’examen du sac noir ne révèle rien de particulier. C’est autre chose avec le « carry-on ». Le douanier y trouve une première enveloppe contenant des nombreux billets de 500 euros. Le demandeur indique alors au douanier qu’il y a une autre enveloppe, qui est retrouvée; s’y trouvent d’autres billets en dénominations de 500, 200 et 100 euros. Au total, les deux enveloppes contiennent 19500 euros selon le rapport du douanier. L’agent de l’ASFC demande à M. Sandwidi de lui remettre son portefeuille où il y trouve 750 $ en devises américaines, en grosses coupures, et 405 euros en coupures de 100, 50 et 5 euros.

[8]  Le demandeur a alors été questionné sur la raison pour laquelle il n’a pas déclaré être en possession de valeurs de plus de 10,000 $ et quelle est la provenance de ces fonds. Après hésitation, le demandeur dit avoir mal lu la question. Le douanier le perçoit comme étant nerveux, se frottant constamment les mains. Il n’a pas nié connaître la présence de cet argent qu’il a lui-même mis dans son bagage et qu’il connaissait dépasser 10,000 $ CAD.

[9]  Quant à la provenance des fonds, les explications données selon le rapport du douanier sont aussi nébuleuses. Ainsi, son frère et deux amis seraient les propriétaires d’environ 19550 euros. Mais ces sommes lui auraient été remises à Paris en trois occasions par des gens qu’il dit ne pas connaître; le demandeur n’est pas plus précis sur quand ces sommes lui ont été remises, outre que ce serait au cours du dernier mois.

[10]  L’utilisation des sommes qu’avait le demandeur en sa possession n’est pas claire. M. Sandwidi dit que ce serait possiblement pour acheter des véhicules, puis il hésite avant de suggérer que ce pourrait être de la marque Toyota. Questionné sur l’endroit où il pourrait faire ses achats, il répond « Gatineau », mais il ne sait pas comment s’y rendre, pas plus d’ailleurs qu’il ne sait auprès de quelle entreprise il ferait affaire. Il ne sait pas non plus comment exporter des véhicules, mais son frère, qui opère un garage au Burkina Faso, doit s’en occuper même s’il n’a pas une entreprise d’import-export de véhicules ou de pièces d’automobiles. En somme, le demandeur ne connaît pas la provenance des fonds dont il admet la possession, mais pour lesquels il dit ne pas avoir de reçu de banque, et il est loin d’être clair quelle utilisation il doit en faire. Il avait dit venir au Canada en touriste, puis il était possible qu’il soit ici pour acheter des automobiles sans savoir où et comment les exporter. La conversation avec le douanier n’a pas été remise en doute.

[11]  Ce n’est pas tout. Il a déclaré au douanier avoir en France un revenu de 1600 euros/mois avec un compte bancaire d’environ 800 euros; il n’aurait aucune autre source de revenus. Pourtant, l’examen de l’un de ses deux téléphones cellulaires en sa possession révèle ce qui est décrit comme une grande quantité de conversations au sujet d’échanges d’argent et de paiements; pour seule explication, M. Sandwidi dit rendre des services. Cet examen révèle des voyages au cours des mois précédents en Belgique, en Suisse, en Allemagne, en Tunisie et au Burkina Faso. Le demandeur explique mal ces voyages avec des revenus de 1600 euros/mois. Il ne fait pas mieux avec l’explication de la nature de ces voyages. Le douanier note enfin le partage de photos de différents passeports et pièces d’identité nationale avec d’autres personnes. L’explication fournie est que M. Sandwidi rend des services à des amis en renouvelant leur passeport lors de ses voyages au Burkina Faso.

[12]  Le deuxième téléphone cellulaire en la possession du demandeur aura été examiné par un autre douanier. Il y a trouvé d’autres messages, en grands nombres, faisant référence à des transferts importants d’argent avec différentes personnes. Les mêmes difficultés à expliquer le tout surviennent : il s’agit de services à des amis.

[13]  Il n’est pas étonnant que l’agent ait saisi l’argent « sans condition de main-levée » parce qu’il dit avoir des motifs raisonnables de soupçonner qu’il s’agit de produits de la criminalité ou de financement d’activités terroristes. C’est dire qu’aucune condition de restitution n’a été offerte. Le rapport de l’agent fournit d’ailleurs une longue liste de faits qui tendent à supporter lesdits motifs raisonnables de soupçonner. À tout événement, le demandeur n’a en aucune façon contesté le contenu du rapport ou la saisie par le douanier.

II.  La preuve invoquée pour justifier la possession des fonds

[14]  Ce n’est donc que la décision du Ministre qui est en cause. La déléguée du Ministre constate la contravention au paragraphe 12(1) de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes (LC 2000, ch 17) [la Loi]. J’en reproduis immédiatement le texte :

Déclaration

Currency and monetary instruments

12 (1) Les personnes ou entités visées au paragraphe (3) sont tenues de déclarer à l’agent, conformément aux règlements, l’importation ou l’exportation des espèces ou effets d’une valeur égale ou supérieure au montant réglementaire.

12 (1) Every person or entity referred to in subsection (3) shall report to an officer, in accordance with the regulations, the importation or exportation of currency or monetary instruments of a value equal to or greater than the prescribed amount.

Le montant réglementaire est évidemment 10,000 $ CAD.

[15]  On constate aussi que la saisie aura été faite légalement aux termes du paragraphe 18(1) de la Loi puisque l’agent avait des motifs de croire qu’il y avait eu contravention à l’obligation de déclarer être en possession de plus de 10,000 $ CAD.

[16]  S’en est suivie une demande de révision de la confiscation, en vertu de l’article 25 de la Loi, faite le 11 octobre 2018. Conformément à l’article 26, un avis exposant les circonstances de la saisie a été envoyé le 28 novembre 2018. Il aura fallu plusieurs envois pour que l’avis soit éventuellement reçu. L’emphase était mise sur l’absence de preuve sur la provenance légitime des fonds. La lettre du 28 novembre 2019 expose expressément que si la discrétion du Ministre pour lever la confiscation peut être exercée, il faut qu’il soit satisfait que les fonds proviennent d’une source légitime, avec preuve à l’appui. La lettre explique qu’il faut un lien identifiable entre les espèces saisies et leur origine légale, tel lien incluant des détails suffisants pour établir l’absence de toute autre explication. Ce n’est donc que le 30 avril 2019 que les prétentions du demandeur sont présentées.

[17]  Le demandeur invoquait être le dirigeant de la société Trade Center qui aurait pour activité principale l’importation et la vente de véhicules. La société aurait fait affaire en Europe. En 2015, à la recherche de meilleurs marchés, le demandeur se serait rendu aux États-Unis, rendant visite à un ami et explorant le marché américain des voitures d’occasion. C’est un même genre de voyage de prospection qui l’aurait amené à Montréal le 1er août 2018. L’écrit du 30 avril 2019 reconnaît les « explications confuses » lors de la saisie. L’avocat de M. Sandwidi sur contrôle judiciaire, qui n’est pas l’avocat ayant agi pour le demandeur le 30 avril 2019, faisait la même concession à l’audition de la demande de contrôle judiciaire. Je note que la déclaration solennelle du demandeur du 24 octobre 2019 en support à sa demande de contrôle judiciaire parle à peine de ses interrogatoires par le personnel de l’ASFC du 1er août 2018 et laisse plutôt entendre avoir collaboré, allant jusqu’à déclarer qu’il aurait dit à l’agent avoir 19500 euros et 750 $ US, alors que l’agent a plutôt indiqué que c’est après avoir localisé dans les bagages du demandeur une première enveloppe que M. Sandwidi aurait indiqué qu’il y avait une seconde enveloppe contenant une grande quantité d’euros.

[18]  Pour tenter de justifier ses opérations commerciales, M. Sandwidi aura produit dès avril 2019 différents documents commerciaux, en liasse. J’ai parcouru tous et chacun de ces documents.

[19]  À peine un mois plus tard, le 5 juin 2019, un représentant de l’ASFC faisait part à M. Sandwidi de ses constatations à l’égard des documents commerciaux produits par lui. Ainsi, il est noté qu’aucun des documents ne démontre des transactions commerciales relatives à des véhicules près des dates du voyage au Canada : les documents, dans leur vaste majorité, émanent des années 2006 à 2013. L’origine légitime des devises d’août 2018 ne s’y retrouve pas. Un document plus récent avait été produit par le demandeur. Il s’agissait d’un historique de transactions bancaires entre 2017 et 2018. Or, ce document ne démontre pas un lien entre les devises saisies et leur provenance légitime; de fait, aucun dépôt ou retrait qui pourrait correspondre aux dates du voyage ne correspond aux sommes saisies. Rien dans cet historique ne correspond aux montants reçus des acheteurs. Le demandeur était invité à bonifier ses représentations.

[20]  Une tentative en ce sens était faite le 2 juillet. Cette fois, M. Sandwidi y alléguait que la culture au Burkina Faso est telle que « la conservation des sommes en banque n’est pas automatique et impérative au Burkina Faso et dans certains pays de l’Afrique […] » (lettre du 2 juillet 2019, para 6). Le demandeur produisait alors une nouvelle série de documents en liasse, et en vrac, représentant des décharges et reçus de même qu’une citation en justice au Burkina Faso. Finalement, le demandeur produit en vrac des documents, dans une langue qui n’est ni le français ni l’anglais, dont l’utilité n’est pas expliquée. J’y ai noté à l’occasion la présence du nom de l’une des trois personnes de qui M. Sandwidi aurait reçu une somme en euros, sans savoir qui lui avait apporté cette somme en France (rapport de l’agent Drolet, p. 3 de 11).

III.  La décision de la déléguée du Ministre

[21]  La décision dont contrôle judiciaire est demandé est venue le 3 septembre 2019. Après avoir résumé les différentes étapes, en commençant avec la saisie du 1er août 2018, la déléguée se déclare insatisfaite des explications fournies. Le demandeur n’a pas respecté l’obligation faite au paragraphe 12(1) de la Loi. L’article 3 du Règlement sur la déclaration des mouvements transfrontaliers d’espèces et d’effets, DORS/2002-412 [le Règlement], requiert d’ailleurs que la déclaration soit faite par écrit. La saisie est de ce fait confirmée. Quant à un exercice de discrétion pour lever la confiscation, ayant eu l’occasion de fournir de la documentation démontrant que les espèces saisies provenaient de sources légitimes, la déléguée déclare que la source légitime n’a pas été démontrée.

[22]  Essentiellement, la preuve documentaire présentée ne fait foi de rien de pertinent aux devises saisies :

  • la déléguée accepte que le demandeur ait fait affaire grâce à la société Trade Center et qu’il contemplait le marché automobile canadien;

  • les factures de mai 2019 ne peuvent être considérées en rapport avec des devises saisies 9 mois plus tôt. De même des frais d’expédition de voitures en août 2018 n’expliquent en rien les sommes saisies au Canada plus tôt en août 2018;

  • quant aux feuillets d’échange d’espèces présentés au soutien d’un commerce au Burkina Faso, les représentations à leur égard ne sont pas corroborées par ce que le demandeur a déclaré au douanier. En effet, le demandeur a déclaré au douanier le 1er août 2018 que l’argent provenant de trois sources lui a été apporté en France, au cours du dernier mois avant août 2018. L’explication qui a été fournie durant la révision ministérielle était relative à des copies de feuillets montrant des échanges entre la monnaie du Burkina Faso et des euros, échanges faits au Burkina Faso et pas en France. Enfin, l’examen des feuillets démontre la présence d’un seul sceau (ou cachet) et aucune des copies ne porte la signature du demandeur;

  • les « décharges » montrent les dates de celles-ci, mais ne démontrent en aucune façon un lien entre les décharges, les espèces échangées et les espèces saisies; on n’en connaît pas davantage sur l’origine de ces espèces, encore moins sur leur origine légitime. De fait, il n’y a aucun document bancaire qui puisse attester de la légitimité des activités commerciales ou qui pourrait assister dans la démonstration que des dépôts et retraits correspondent aux dates du voyage; la déléguée commente qu’on s’explique mal une conversion en euros pour l’achat de voitures au Canada;

  • une demande judiciaire contre le demandeur au Burkina Faso ne spécifie pas les dates où des sommes auraient été remises au demandeur, ou un lien entre ces sommes et les sommes saisies au Canada.

[23]  Les conclusions tirées par la déléguée se trouvent aux deux paragraphes qui suivent, tirés de la page 5 de la décision :

Bien que j’accepte que vous travaillez à votre compte et qu’il soit possible que des personnes vous aient remis des espèces; les preuves documentaires que vous avez fournies ne permettent pas d’établir l'origine légitime des espèces saisies, puisqu’il n’existe aucune trace documentée et que les transactions en espèces ne sont pas traçables, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun lien traçable entre les espèces en votre possession au moment de la saisie, celles qui vous ont été remises par des clients et l’origine légitime de ces espèces.

Basé sur ce qui précède, les éléments de preuve fournis ne permettent pas d’établir le lien entre les espèces en votre possession lors de votre entrée au Canada et l’origine légitime de ces espèces. De ce fait, il y a encore un doute raisonnable quant à l’origine légitime et vous n’avez pas réussi à convaincre la déléguée du ministre que la somme saisie était légitimement acquise. Par conséquent, le pouvoir discrétionnaire ne peut être accordé à l’égard de la confiscation des espèces, et les espèces sont retenues à titre de confiscation.

En acceptant que M. Sandwidi ait eu une certaine activité commerciale tout en étant cuisinier à temps partiel pour une chaîne de restauration rapide, le débat ne porte donc que sur la démonstration de la légitimité de l’origine des espèces saisies à l’aéroport de Montréal le 1er août 2018.

IV.  La norme de contrôle

[24]  La première question à traiter est celle de la norme de contrôle applicable au mérite de la décision dont contrôle est demandé. La question est importante, car le fardeau auquel est convié un demandeur en dépend.

[25]  Il semble bien que les parties s’accordent pour conclure que ce sera la norme de la décision raisonnable qui trouvera application. Cela ne me semble pas faire de doute. La jurisprudence antérieure à Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] établissait déjà que la norme est celle de la décision raisonnable (Dag c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 95, au para 4 ; Sellathurai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255 [Sellathurai], au para 25). Vavilov ne fait que confirmer la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable trouve habituellement application (Vavilov, para 10). Aucune tentative n’a été faite de démontrer qu’une autre norme s’applique.

[26]  Il en découle deux choses pour nos fins. D’abord la cour de révision fait preuve de déférence à l’endroit de la décision du Ministre et ne substitue pas sa discrétion à celle du décideur. On peut lire dans Vavilov :

[13]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est une approche visant à faire en sorte que les cours de justice interviennent dans les affaires administratives uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif. Il tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs. Toutefois, il ne s’agit pas d’une « simple formalité » ni d’un moyen visant à soustraire les décideurs administratifs à leur obligation de rendre des comptes. Ce type de contrôle demeure rigoureux.

[14]  D’une part, les cours de justice doivent reconnaître la légitimité et la compétence des décideurs administratifs dans leur propre domaine et adopter une attitude de respect. D’autre part, les décideurs administratifs doivent adhérer à une culture de la justification et démontrer que l’exercice du pouvoir public qui leur est délégué peut être [TRADUCTION] « justifié aux yeux des citoyens et citoyennes sur les plans de la rationalité et de l’équité » : la très honorable B. McLachlin, « The Roles of Administrative Tribunals and Courts in Maintaining the Rule of Law » (1998), 12 R.C.D.A.P. 171, p. 174 (soulignement supprimé); voir également M. Cohen-Eliya et I. Porat, « Proportionality and Justification (2014), 64 U.T.L.J. 458, p. 467-470.

[Je souligne.]

Ensuite, la cour de révision recherche la justification, la transparence et l’intelligibilité de la décision eu égard aux contraintes factuelles et juridiques (para 99). C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer le caractère déraisonnable, devant convaincre la cour de révision de lacunes graves (para 100), l’exercice ne constituant pas une chasse au trésor (para 102). Une décision raisonnable sera intrinsèquement cohérente; elle sera justifiée vu les contraintes juridiques et factuelles.

V.  Arguments des parties et analyse

[27]  Avant de se lancer dans l’examen des arguments pour déterminer si la décision est raisonnable, il me semble utile de présenter le cadre juridique qui contrôle l’analyse puisqu’il constitue une contrainte juridique.

[28]  Le régime juridique qui gouverne a ses particularités. Il s’attaque au recyclage des produits de la criminalité et au financement des activités terroristes en créant des obligations strictes de déclaration d’opérations financières, en plus bien sûr d’imposer des obligations de tenue de documents et d’identification de clients aux fournisseurs de services financiers, entre autres (art. 3 de la Loi).

[29]  L’obligation de déclaration des espèces est à l’article 12. J’ai reproduit le paragraphe 12(1) plus tôt dans ces motifs. Le montant maximum qui peut être importé sans déclaration est 10,000 $ (art. 2 du Règlement). Ce même Règlement impose que la déclaration soit faite par écrit et comporte certains renseignements (art. 3).

[30]  L’obligation de déclarer qui n’est pas respectée fait alors que les espèces non déclarées sont sujettes à confiscation. Il faudra que l’agent ait des motifs raisonnables de croire à une contravention à l’article 12 de la Loi. Dans ce cas, « l’agent peut saisir à titre de confiscation les espèces ou effets » (para 18(1) de la Loi). Mainlevée peut être donnée sauf si l’agent soupçonne, pour des motifs raisonnables, qu’il s’agit de produits de la criminalité ou de fonds destinés au financement d’activités terroristes. Ainsi, un standard plus élevé, les motifs raisonnables de croire qu’il n’y a pas eu de déclaration obligatoire, est nécessaire pour la saisie des espèces, et un standard aussi peu élevé que des motifs de soupçonner qu’il s’agit de produits de la criminalité ou le financement d’activités terroristes suffit pour interdire la mainlevée (para 18(2) de la Loi). C’est la situation à laquelle M. Sandwidi était confronté.

[31]  Le demandeur n’a pour recours que la révision par le Ministre aux termes des articles 25 à 30 de la Loi. L’avis exposant les circonstances de la saisie (art. 26) a été envoyé; il y eut même un deuxième avis où le Ministre indiquait que la preuve documentaire offerte apparaissait comme insuffisante; le demandeur a donc pu procéder à un second envoi.

[32]  Le ministre décide dans un premier temps s’il y a eu contravention à l’obligation de déclarer (art. 27). S’il y a telle contravention, le ministre peut prendre l’une des décisions qui s’ouvrent à lui selon les termes du paragraphe 29(1) de la Loi :

Cas de contravention

If there is a contravention

29 (1) S’il décide qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1), le ministre peut, aux conditions qu’il fixe :

29 (1) If the Minister decides that subsection 12(1) was contravened, the Minister may, subject to the terms and conditions that the Minister may determine,

a) soit restituer les espèces ou effets ou, sous réserve du paragraphe (2), la valeur de ceux-ci à la date où le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux est informé de la décision, sur réception de la pénalité réglementaire ou sans pénalité;

(a) decide that the currency or monetary instruments or, subject to subsection (2), an amount of money equal to their value on the day the Minister of Public Works and Government Services is informed of the decision, be returned, on payment of a penalty in the prescribed amount or without penalty;

b) soit restituer tout ou partie de la pénalité versée en application du paragraphe 18(2);

(b) decide that any penalty or portion of any penalty that was paid under subsection 18(2) be remitted; or

c) soit confirmer la confiscation des espèces ou effets au profit de Sa Majesté du chef du Canada, sous réserve de toute ordonnance rendue en application des articles 33 ou 34.

(c) subject to any order made under section 33 or 34, confirm that the currency or monetary instruments are forfeited to Her Majesty in right of Canada.

Le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux, dès qu’il en est informé, prend les mesures nécessaires à l’application des alinéas a) ou b).

The Minister of Public Works and Government Services shall give effect to a decision of the Minister under paragraph (a) or (b) on being informed of it.

La décision du Ministre peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire devant notre Cour.

[33]  Comme vu plus haut, le contrôle judiciaire ne peut réussir que si le demandeur satisfait la Cour que la décision rendue par la déléguée du Ministre le 3 septembre 2019 n’a pas les apanages de la raisonnabilité.

[34]  Dans son mémoire des faits et du droit, le demandeur s’est essentiellement employé à suggérer que la preuve offerte dans le processus de révision était suffisante aux termes de l’article 29 de la Loi et que la décision de la déléguée du Ministre s’en trouvait déraisonnable. Mais avant d’examiner plus avant cette prétention, il convient de disposer de deux questions préliminaires qui ont été soulevées.

A.  Questions préliminaires

[35]  La première de ces questions est la tentative du demandeur de présenter des éléments de preuve supplémentaires qui n’étaient pas devant le décideur administratif. Il s’agit des pièces P-8 et P-9 présentées à la déclaration solennelle du 24 octobre 2019, soit plus de sept semaines après la décision du 3 septembre. Je note que le demandeur avait déjà fourni sa preuve documentaire à deux occasions, ayant en cela réagi à l’avis émis le 28 novembre 2018 dans son écrit du 30 avril 2019, mais aussi à l’avis du 5 juin 2019 où le représentant de l’ASFC exposait les lacunes qu’il notait dans la documentation fournie jusqu’alors. Le demandeur faisait donc parvenir de la documentation supplémentaire le 2 juillet 2019. Il semble bien qu’il ait tenté le même coup après que la décision ait été rendue.

[36]  À l’audience, l’avocat du demandeur a concédé qu’il ne pouvait justifier l’admissibilité de P-9. Il n’est donc pas utile d’en traiter. Quant à la pièce P-8, présentée comme la déclaration de la société de change et bordereaux validés, elle est constituée d’une certification, faite à Ouagadougou, le 10 octobre 2019, relativement à des documents intitulés « Autorisation de change manuel » faits entre mai et juillet 2018.

[37]  Comme on le sait, le juge en révision considère la légalité de la décision rendue par un tribunal administratif; il en découle que seul le dossier devant ce tribunal est pertinent. Ce principe n’est pas nouveau. Le défendeur réfère à l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Access Copyright], aux paragraphes 17 à 20. Il n’avait pas tort. Notre Cour d’appel ne s’est pas dédite depuis. Les arrêts Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 [Delios] et Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 [Bernard] sont venus préciser les choses.

[38]  Dans Delios, la Cour d’appel réaffirme le principe :

[42]  Par conséquent, en règle générale, les preuves produites devant la Cour fédérale lors d’une procédure en contrôle judiciaire se limitent aux éléments qui ont été présentés au décideur administratif. Autrement dit, en règle générale, les preuves qui n’ont pas été produites au décideur administratif et qui intéressent le fond de l’affaire dont a été saisie la Commission ne sont pas recevables lors d’une procédure de contrôle judiciaire. C’est pourquoi, à raison, la plupart des affidavits déposés dans une procédure de contrôle judiciaire ne portent que sur le dossier qui a été présenté au décideur administratif, sans plus. Voir de façon générale, Connolly c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 294, 466 N.R. 44, au paragraphe 7, citant Access Copyright, précité, aux paragraphes 19 et 20.

Les exceptions à la règle restent « restreintes et raisonnées ». Ainsi, l’exception des « renseignements généraux », dont semble se réclamer le demandeur, ne permet pas l’introduction d’une nouvelle preuve :

[46] Toutefois, « [o]n doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond » : Access Copyright, précité, au paragraphe 20a).

[39]  Bernard fournit un exposé des principes en cause et des exceptions reconnues (paras 17 à 27). Le rôle que doit jouer la cour de révision diffère de celui du tribunal administratif : la compétence pour trancher les questions sur le fond n’est pas entre les mains de la cour de révision; la cour de révision contrôle la légalité générale : « (l)e but premier du contrôle judiciaire est de contrôler des décisions, et non pas de trancher, par un procès de novo, des questions qui n’ont pas été examinées de façon adéquate sur le plan de la preuve devant le tribunal ou la cour de première instance » (Gitxsan Treaty Society c Hospital Employees' Union, [2000] 1 CF 135, aux pages 144 et 145, cité à Access Copyright, précité, para 19). Cela explique bien sûr pourquoi la nouvelle preuve ne peut être admissible.

[40]  Les exceptions à la règle répertoriées dans Bernard aident à illuminer la règle générale. Je reproduis l’exposé fait en Cour d’appel :

[20]  La première exception reconnue est celle des renseignements généraux. Dans une affaire de contrôle judiciaire, les parties déposent parfois un affidavit avec des résumés et des indications de contexte visant à aider la cour de révision à comprendre le dossier qui lui est présenté. Devant un dossier volumineux comptant des milliers de documents, il est admissible, par exemple, qu'une partie dépose un affidavit qui relève, récapitule et met en lumière, sans argumenter, les documents essentiels à la compréhension du dossier que doit acquérir la cour de révision.

[21]  Dans Delios, précité, je l'exprime ainsi (au paragraphe 45) :

L'exception des « renseignements généraux » vise les observations pures et simples propres à diriger la réflexion du juge réformateur afin qu'il puisse comprendre l'historique et la nature de l'affaire dont le décideur administratif était saisi. Dans les procédures de contrôle judiciaire visant les décisions administratives complexes se rapportant à des procédures et des faits compliqués, étayées par des centaines ou des milliers de documents, le juge réformateur trouve utile de recevoir un affidavit qui passe brièvement en revue, d'une manière neutre et non controversée, les procédures qui se sont déroulées devant le décideur administratif, et les catégories de preuves que les parties ont présentées à l'administrateur. Dans la mesure où l'affidavit ne s'engage pas dans une interprétation tendancieuse ou une prise de position — rôle de l'exposé des faits et du droit —, il est recevable à titre d'exception à la règle générale.

[22]  Il reste qu'« [o]n doit s'assurer que l'affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve [nouveaux] se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s'immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond » : Access Copyright, précité, au paragraphe 20, et Delios, précité, au paragraphe 46.

[23]  L'exception des renseignements généraux existe parce qu'elle s'accorde entièrement avec la logique de la règle générale et les valeurs du droit administratif plus globalement. Elle respecte les rôles propres au décideur administratif et à la cour de révision, les rôles du juge du fond et du juge de révision et, de ce fait, la séparation des pouvoirs. Les renseignements généraux exposés dans l'affidavit ne représentent pas de nouveaux renseignements sur le fond. Ils se bornent à résumer la preuve dont était saisi le juge du fond, c'est‑à‑dire le décideur administratif. Rien n'incite le juge de révision à s'immiscer dans le rôle du décideur administratif en tant que juge du fond, rôle assigné à celui‑ci par le législateur. Ajoutons que l'exception des renseignements généraux facilite à la Cour la tâche consistant à contrôler une décision administrative (soit la tâche de voir à la primauté du droit) en relevant, récapitulant et mettant en évidence les éléments de preuve les plus utiles dans cette tâche.

[24]  La deuxième exception reconnue n'est en réalité qu'une forme particulière de la première. Quelquefois, une partie déposera un affidavit faisant état de l'absence totale de preuve sur une certaine question. En d'autres termes, l'affidavit dit au juge de révision non pas ce qui figure au dossier — objet de la première exception —, mais plutôt ce qui n'y figure pas. Voir à ce sujet Keeprite Workers' Independent Union v. Keeprite Products Ltd. (1980), 1980 CanLII 1877 (ON CA), 29 O.R. (2d) 513 (C.A. Ont.), et Access Copyright, précité, au paragraphe 20. Cela peut être utile quand une partie allègue qu'une décision administrative est déraisonnable parce que reposant sur une conclusion de fait essentielle en toute absence de preuve. Là encore, cela s'accorde entièrement avec la logique de la règle générale et les valeurs du droit administratif plus globalement, pour les motifs énoncés au paragraphe précédent.

[25]  La troisième exception reconnue porte sur la preuve sur une question de justice naturelle, d'équité procédurale, de but illégitime ou de fraude dont le décideur administratif n'aurait pas pu être saisi et qui n'intervient pas dans le rôle du décideur administratif comme juge du fond; voir Keeprite et Access Copyright, précités, ainsi que Mr. Shredding Waste Management Ltd. c. Nouveau‑Brunswick (Ministre de l'Environnement et des Gouvernements locaux), 2004 NBCA 69, 274 N.B.R. (2nd) 340 (but illégitime), et St. John's Transportation Commission v. Amalgamated Transit Union, Local 1662, 1998 CanLII 18670, 161 Nfld. & P.E.I.R. 199 (fraude). En guise d'illustration, supposons que, après qu'une décision administrative a été prise et que le décideur a été dessaisi, une partie découvre que la décision a été amenée par un pot‑de‑vin. Supposons également que l'avis de demande de cette partie invoque une atteinte à la justice naturelle à cause de ce pot‑de‑vin. La preuve du pot‑de‑vin est recevable par voie d'affidavit déposé auprès du juge de révision.

[…]

[27]  La troisième exception reconnue s'accorde entièrement avec la logique de la règle générale et les valeurs du droit administratif plus globalement. La preuve en question n'aurait pu être présentée au juge du fond et, ainsi, l'exception n'intervient en rien dans le rôle du décideur administratif à titre de juge du fond. Elle se trouve aussi à faciliter à la Cour la tâche de contrôler le décideur administratif à l'égard d'un motif admissible (tâche d'application de la primauté du droit).

[Je souligne.]

[41]  Ici, il m’apparaît clair que ce demandeur cherche à combler ce qu’il croit être des vides dans sa preuve après avoir pris connaissance de la décision dont contrôle judiciaire est demandé. Bien qu’il ait pu le faire lorsque le représentant du Ministre lui a fait part des lacunes, le demandeur n’est pas autorisé à chercher à améliorer sa preuve une fois la décision prise. Il n’y a en l’espèce aucune exception qui puisse le favoriser : sa révision a été entendue par le Ministre qui a rendu sa décision.

[42]  Le demandeur a prétendu qu’il y avait atteinte à l’équité procédurale pour tenter de justifier l’admission d’une nouvelle preuve après que la décision aura été rendue. En cela, il tente de se réclamer semble-t-il de la décision dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817. À de nombreuses reprises, la Cour a tenté de savoir en quoi consisterait l’atteinte. La réponse aura été que l’importance pour une personne d’une décision administrative emporte des protections procédurales plus grandes. Mais cela ne donne aucune indication sur la nature de l’atteinte dans notre cas d’espèce. Si je comprends ce à quoi le demandeur réfère, en se référant à Baker, il se réclame plutôt de l’intensité des protections procédurales (para 23), ce que la Cour suprême désigne comme des « protections procédurales proches du modèle du procès ». C’est du troisième facteur identifié par la Cour (para 25) dont le demandeur parle, l’un des cinq facteurs mis de l’avant pour déterminer l’intensité des protections procédurales menant dans certains cas à des protections proches de celles d’un procès. Or, en notre cas, le demandeur a pu bonifier son dossier après que des lacunes possibles aient été identifiées par le représentant de l’ASFC. Le demandeur a pu produire de la preuve supplémentaire, lui donnant en cela l’occasion de bonifier son dossier avant qu’il en soit disposé. On comprend mal de quoi il pourrait se plaindre.

[43]  Une fois devant cette Cour, le demandeur est tenu au dossier qu’il a constitué, deux fois mieux qu’une. La cour de révision ne siège pas en appel de novo. Si le demandeur cherchait à se prévaloir de la troisième exception telle que décrite dans Bernard, il ne peut réussir puisque l’exception vise des atteintes à l’équité procédurale « dont le décideur administratif n’aurait pas pu être saisi » (Bernard, para 25). Ici, le demandeur a fait défaut de présenter une preuve qu’il croit maintenant aurait peut-être pu lui être utile. Cela ne relève pas de l’équité procédurale et c’aurait pu être présenté au décideur en temps et lieu. Le demandeur ne peut non plus se réclamer de l’exception des « renseignements généraux » alors même qu’il cherche à introduire une nouvelle preuve, contrairement à ce que la Cour d’appel fédérale indique dans Access Copyright (para 19) et dans Bernard (para 22). Nous ne sommes en face de « renseignements généraux », permettant de comprendre l’historique et la nature de l’affaire dont était saisie la déléguée du Ministre, mais bien, plutôt, d’un nouvel élément de preuve.

[44]  La deuxième question préliminaire consiste en un argument présenté à l’audience pour la première fois. Cette fois, le demandeur a cherché à présenter un argument relativement à une phrase tirée de la décision du 3 septembre 2019 où le décideur notait que le demandeur est venu au Canada pour y acheter des voitures en arrivant avec des euros plutôt que d’être en possession de dollars canadiens. Il s’agit en l’espèce d’une constatation sans grande importance vu la base sur laquelle la décision est effectivement rendue, c’est-à-dire que la provenance des fonds n’a pas été établie comme légitime. La dénomination importerait peu. Le demandeur prétend que la question ne lui fut pas posée et que cela serait une atteinte à l’équité procédurale. Outre que le commentaire du décideur ne soit qu’une constatation à partir de la preuve que le demandeur a choisie de présenter, cet argument a été présenté pour la première fois à l’audience. Tout récemment, la Cour d’appel fédérale, dans Beddows v Canada (Attorney General), 2020 FCA 166, endossait la décision de notre Cour de refuser de considérer un argument parce que présenté pour la première fois à l’audience :

[15]  As concerns the Application Judge’s decision to decline to entertain the New Issues, we find that it was well within his discretion to do so since they were raised by the appellant during the hearing before the Federal Court without prior notice. Remedies which a court may grant on judicial review being, in essence, discretionary, it is well established that a reviewing court has the discretion to not consider an issue raised for the first time by a party on judicial review, where doing so would be inappropriate (Alberta (Information and Privacy Commissioner) v. Alberta Teachers’ Association, 2011 SCC 61, [2011] 3 S.C.R. 654 at para. 22, quoting from Canadian Pacific Ltd. v. Matsqui Indian Band, 1995 CanLII 145 (SCC), [1995] 1 S.C.R. 3, 122 D.L.R. (4th) 129 at para. 30). This could be the case where, absent special circumstances, arguments that were not raised in the Memorandum of Fact and Law are presented for the first time on oral argument (Del Mundo v. Canada (Citizenship and Immigration), 2017 FC 754, 282 A.C.W.S. (3d) 149 at paras. 12-13).

[16]  Here, the Application Judge found that the appellant had ample time to alert the respondent about the New Issues, but failed to do so. He concluded that it would therefore be inappropriate to consider them in these circumstances. We see no palpable and overriding error in the Application Judge’s exercise of his discretion on this point.

[traduction]

[15]  En ce qui concerne la décision du juge de première instance de refuser de prendre en compte les nouvelles questions, nous estimons qu’il était tout à fait libre de le faire, étant donné qu’elles ont été soulevées sans avis préalable par l’appelant lors de l’audience à la Cour fédérale. Les mesures de réparation qu’un tribunal peut accorder en contrôle judiciaire étant, en substance, discrétionnaires, il est bien établi qu’une cour de révision a le pouvoir discrétionnaire de ne pas examiner une question soulevée par une partie pour la première fois dans le cadre d’un contrôle judiciaire, si un tel examen est inopportun (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au par. 22, citant Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, au par. 30). Cela pourrait être le cas lorsque, faute de circonstances particulières, des arguments qui n’ont pas été soulevés dans le mémoire des faits et du droit sont présentés pour la première fois en plaidoirie (Del Mundo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 754, aux par. 12 et 13).

[16]  En l’espèce, le juge de première instance a estimé que l’appelant avait eu amplement le temps d’aviser l’intimé des nouvelles questions en litige, mais qu’il ne l’avait pas fait. Il a conclu qu’il serait donc inopportun de les examiner dans ces circonstances. Nous ne voyons pas d’erreur manifeste et dominante dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance sur ce point.

Évidemment, la règle nous vient de la plus haute autorité, soit la Cour suprême du Canada dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654 dont je reproduis le paragraphe 22 cité par la Cour d’appel :

[22]  L’ATA a demandé le contrôle judiciaire de la décision de la déléguée. Elle n’avait invoqué l’inobservation du délai ni devant le commissaire ni devant sa déléguée. Elle ne l’a même pas fait dans l’avis introductif d’instance en contrôle judiciaire, invoquant la question pour la première fois en plaidoirie. L’ATA pouvait certainement demander le contrôle judiciaire, mais elle ne pouvait contraindre la cour à examiner la question. Tout comme elle jouit du pouvoir discrétionnaire de refuser d’entreprendre un contrôle judiciaire lorsque, par exemple, il existe un autre recours approprié, une cour de justice peut également, à son gré, ne pas se saisir d’une question soulevée pour la première fois dans le cadre du contrôle judiciaire lorsqu’il lui paraît inopportun de le faire. Voir, p. ex., Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, 1995 CanLII 145 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 3, le juge en chef Lamer, par. 30 : « [L]a réparation qu’une cour de justice peut accorder dans le cadre du contrôle judiciaire est essentiellement discrétionnaire. Ce principe [général de longue date] découle du fait que les brefs de prérogative sont des recours extraordinaires [et discrétionnaires]. »

[Je souligne.]

[45]  Ici, il serait inéquitable à l’endroit du défendeur de permettre un tel argument, même si sa valeur, à mon avis, serait au mieux faible lorsqu’on constate la question qui effectivement se pose. Il n’y a pas ici de circonstances particulières invoquées qui pourraient justifier que l'on considère un argument présenté pour la première fois à l’audience. En fin de compte la question est la provenance légitime des fonds. L’avocate du défendeur s’est objectée, et à bon droit selon moi.

B.  Les arguments au mérite

[46]  Essentiellement, la théorie de la cause du demandeur est de prouver qu’il a participé au commerce des voitures d’occasion à importer au Burkina Faso depuis 2006 ; il dit participer à ce commerce à temps partiel depuis 2018. Ainsi, les documents commerciaux qui auraient été produits feraient la preuve de ce commerce.

[47]  Il a insisté à l’audience sur sa prétention que les sommes saisies viennent du Burkina Faso, faisant grief au Résumé du cas et recommandation – saisie de devises (Dossier certifié du tribunal [DCT], onglet 34) de ne pas avoir spécifié que les sommes reçues de trois personnes, et transportées au Canada, provenaient du Burkina Faso, contrastant le tout avec le rapport du douanier qui a saisi les devises qui indique que le demandeur a déclaré que les sommes saisies viennent du Burkina Faso. Etant donné l’insistance mise là-dessus, cela mérite qu’on s’y arrête.

[48]  Le 1er août 2018, le douanier produit un rapport selon lequel M. Sandwidi aurait déclaré avoir reçu de personnes qu’il ne connaît pas trois livraisons d’argent au cours du dernier mois provenant de son frère et de deux amis. Ces livraisons auraient été faites à son domicile en France. Le douanier ajoute que M. Sandwidi « explique que l’argent provient du Burkina Faso » (DCT, onglet 6, p. 3 de 11). Quant au Résumé du cas et recommandations – saisie de devises de l’onglet 34 du DCT, il ne dit pas expressément que l’argent provient du Burkina Faso. Pour le demandeur, il s’agirait là de plus qu’une incartade.

[49]  Le grief est que ce Résumé auquel aurait accès la déléguée du Ministre ne contenait pas cette information. Malgré l’insistance mise par la Cour à l’audience à questionner en quoi cela serait important, il semble bien que cela serait lié tout simplement à la théorie voulant que les sommes viennent du Burkina Faso pour l’achat de voitures d’occasion. Le demandeur dit que cela se manifeste par une décision de la déléguée du Ministre qui met l’accent sur la France plutôt que le Burkina Faso.

[50]  Pour le demandeur, malgré ses déclarations « décousues » et « confuses » (Mémoire des faits et du droit du demandeur, paras 35, 36, 50, 52, 53) lorsqu’intercepté avec des devises dépassant 10,000 $, la preuve de son activité commerciale au Burkina Faso aurait dû suffire ; il dit avoir prouvé faire le commerce de voitures.

[51]  Enfin, le demandeur a avancé qu’une poursuite qui aurait été lancée contre lui au Burkina Faso par les trois personnes qui lui auraient fourni les sommes saisies ferait présumer de la légitimité des espèces reçues. Comme indiqué à l’audience, ces allégations ne pourraient qu’avoir une valeur probante très minime puisqu’il ne s’agit que d’allégations sous le sceau d’un huissier de justice. On ne connaît rien de cette citation et l’avocat du demandeur a confirmé qu’aucune décision, s’il doit y en avoir une, n’a été rendue. L’avocat du demandeur a confirmé à l’audience qu’aucun affidavit, ou déclaration solennelle, n’a été déposé devant la déléguée du Ministre malgré les deux occasions fournies au demandeur de présenter ses représentations.

[52]  Quant au défendeur, il a fondé son argumentaire sur le régime applicable en l’espèce. Il a considéré la jurisprudence en la matière pour insister que le défendeur devait s’attaquer non seulement à la provenance des fonds, mais aussi à leur légitimité. Cette preuve n’a pas été faite et c’est ce qu’a constaté la déléguée du Ministre. La déléguée du Ministre s’est contentée de ce seul volet qui lui suffisait pour conclure. C’était sa conclusion et elle était raisonnable en fonction des contraintes factuelles et légales.

VI.  Analyse

[53]  A mon avis, la décision est raisonnable. Mais pour arriver à ce résultat, il y a lieu de revenir sur la jurisprudence pertinente.

[54]  Dans Bouloud c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 41, la Cour d’appel endossait ses décisions dans Sellathurai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255, [2009] 2 RCF 576 [Sellathurai], et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Huang, 2014 CAF 228 pour conclure que la discrétion ministérielle de l’article 29 de la Loi est limitée : « La seule question qui se pose en vertu de cette disposition est celle de savoir si la preuve soumise à l’égard des espèces confisquées établit à sa satisfaction qu’il ne s’agit pas de produits de la criminalité » (para 3). La déléguée du Ministre était insatisfaite de la preuve soumise. Dit autrement, si la preuve de la légitimité est satisfaisante, il ne s’agira évidemment pas de produits de criminalité ou de financement d’activités terroristes, et la discrétion sera exercée pour favoriser un demandeur. Mais si la légitimité des sommes avancées n’est pas satisfaisante, le Ministre peut ne pas exercer sa discrétion.

[55]  Ainsi, la seule origine des fonds pourrait ne pas suffire en soi. Encore faudrait-il que cette origine des fonds soit elle-même légitime. C’est la tâche de qui a subi la saisie.

[56]  Il me semble utile de situer la discrétion que peut exercer le Ministre. C’est le paragraphe 36, tiré de Sellathurai (précité) qui fait autorité :

[36]  Selon moi, il s’ensuit que la conclusion de l’agent des douanes suivant laquelle il a des motifs raisonnables de soupçonner que les devises saisies sont des produits de la criminalité devient caduque dès que le ministre confirme qu’il y a eu contravention à l’article 12. La confiscation est complète et les devises sont la propriété de l’État. La seule question qu’il reste à trancher pour l’application de l’article 29 est celle de savoir si le ministre exercera son pouvoir discrétionnaire pour annuler la confiscation soit en restituant les espèces confisquées elles-mêmes soit en remboursant la pénalité prévue par la loi qui a été versée pour obtenir la restitution des espèces saisies.

[57]  Comme noté plus haut, démontrer la légitimité de la provenance des devises fait en sorte que ces devises ne peuvent être considérées comme des produits de la criminalité. Ici, il ne pouvait être plus clair que le Ministre recherchait les preuves permettant une conclusion que les devises avaient une provenance légitime.

[58]  La décision que rend le Ministre, par sa déléguée, est qu’il n’est pas convaincu que les devises ne constituent pas des produits de la criminalité. Comme le dit la Cour dans Sellathurai, la légitimité de la provenance des devises est la clé de voûte :

[50]  Si, en revanche, le ministre n’est pas convaincu de la légitimité de la provenance des devises saisies, il ne s’ensuit pas que les fonds sont des produits de la criminalité, mais simplement que le ministre n’est pas convaincu qu’il ne s’agit pas de produits de la criminalité. La distinction est importante parce qu’elle porte directement sur la nature de la décision que le ministre est appelé à prendre en vertu de l’article 29 qui, comme nous l’avons déjà signalé, vise une demande d’annulation de la confiscation. La question à trancher n’est pas celle de savoir si le ministre peut démontrer qu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner que les fonds saisis sont des produits de la criminalité, mais uniquement celle de savoir si le demandeur est en mesure de convaincre le ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour annuler la confiscation en lui démontrant que les fonds saisis ne sont pas des produits de la criminalité. Sans exclure la possibilité de convaincre par d’autres moyens le ministre à cet égard, la démarche qui s’impose consiste à démontrer la légitimité de la provenance des fonds. C’est bien ce que le ministre a réclamé en l’espèce et, vu l’incapacité de M. Sellathurai de lui faire cette démonstration, le ministre avait le droit de refuser d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour annuler la confiscation.

[Je souligne.]

[59]  La Cour indique aussi la preuve requise pour satisfaire le Ministre. Il est écrit au paragraphe 51 de Sellathurai :

[51]  On en arrive à la question qui a été débattue à fond devant nous. À quelle norme de preuve le demandeur doit-il satisfaire pour convaincre le ministre que les fonds saisis ne sont pas des produits de la criminalité? À mon avis, pour y répondre, il faut d’abord répondre à la question de la norme de contrôle. La norme de contrôle qui s’applique à la décision du ministre prévue à l’article 29 est celle de la décision raisonnable. Il s’ensuit que, si la conclusion du ministre au sujet de la légitimité de la provenance des fonds est, vu l’ensemble de la preuve dont il disposait, raisonnable, sa décision n’est pas susceptible de contrôle judiciaire. Dans le même ordre d’idées, si la conclusion du ministre n’est pas raisonnable, sa décision est susceptible de contrôle et la Cour doit intervenir. Il n’est ni nécessaire ni utile de tenter de définir à l’avance la nature et le type de preuve que le demandeur doit soumettre au ministre.

[Je souligne.]

[60]  En notre espèce, la déléguée du Ministre a conclu ne pas pouvoir suivre la trace documentée des devises ; pour reprendre les mots de la déléguée, l’origine légitime des devises saisies n’est pas établie « puisqu’il n’existe aucune trace documentée et que les transactions en espèces ne sont pas traçables, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun lien traçable entre les espèces en votre possession au moment de la saisie, celles qui vous ont été remises par des clients et l’origine légitime de ces espèces » (Décision du 3 septembre 2019, p. 5).

[61]  Madame la juge Layden-Stevenson, alors de notre Cour, notait dans Dupre c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 1177, que la source des fonds représente le problème le plus sérieux, dans un cas où des déclarations solennelles - déclarations qui n’ont pas été offertes par les trois personnes qui avaient fourni les fonds dans notre cas - montraient que l’argent était destiné à un placement. La juge Layden-Stevenson de préciser que « (l)es déclarations n’établissent pas la source des fonds que les individus ont censément fournis » (para 31). C’est le problème qui est évoqué par la déléguée du Ministre ici. Le demandeur n’a pas réussi à satisfaire que les devises qui ont été saisies provenaient spécifiquement d’une source légitime qui puisse être retracée. Cette constatation me semble tout à fait raisonnable. La preuve offerte consiste largement en la démonstration d’une activité commerciale, alors que le représentant de l’ASFC avait pourtant indiqué combien il était critique de faire la démonstration de la légitimité de la provenance des devises, pas seulement la provenance de ceux-ci (Sidhu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 911, para 44).

[62]  La jurisprudence de notre Cour a au cours des années fourni des balises utiles sur la preuve de l’origine légitime des fonds. Par exemple, Madame la juge Gleason, alors membre de notre Cour, rappelait l’état de la jurisprudence dans Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 600 :

[25]  Dans le contexte des demandes de restitution de biens confisqués sous le régime de la Loi, la jurisprudence établit que le refus de restituer les biens confisqués est une décision prise sur un fondement factuel raisonnable si tout ce que le saisi démontre est que les fonds ont été tirés d’un compte bancaire, puisque ce retrait ne prouve aucunement l’origine de l’argent (Kang, au paragraphe 40; Satheesan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 346, aux paragraphes 50 à 52; Sidhu c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 911, au paragraphe 41; Dupre c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 1177, au paragraphe 31). Le juge Mosley a récemment fait les observations suivantes aux paragraphes 40 et 41 de la décision Kang :

Je n’accepte pas l’argument du demandeur qui affirme se voir imposer une norme de preuve impossible à atteindre. La preuve produite par le demandeur n’établit pas l’origine licite des fonds. Les retraits bancaires effectués par l’oncle et le cousin du demandeur étaient des sommes qui théoriquement pouvaient représenter des prêts consentis au demandeur, mais, hormis leurs déclarations, il n’y a dans le dossier rien qui permette de rattacher ces sommes d’argent à celle qui a finalement été saisie à l’aéroport de Calgary. Des faits qui ne sont pas aptes à établir l’origine licite des fonds ne sauraient valoir comme preuve de cette origine licite […]

Globalement, l’absence de preuve, les récits contradictoires qui jettent le doute sur la crédibilité du demandeur, enfin les mesures coercitives prises auparavant contre le demandeur pour l’introduction de substances réglementées, font qu’il était raisonnable pour le ministre de ne pas être persuadé que les espèces ne représentaient pas des produits de la criminalité. Il s’ensuit qu’il était raisonnable pour le ministre de dire que les espèces étaient confisquées.

[Citation omise.]

[26]  Les éléments de preuve présentés par M. Tran à la déléguée au sujet des fonds qu’il allègue avoir reçus de tiers consistent entièrement en des photocopies de relevés bancaires ou de bordereaux de retrait censés confirmer la source des retraits, mais ne donnent aucun détail sur la source des fonds. Selon la jurisprudence précitée, ces documents ne suffisent pas à établir le caractère légitime de la source des fonds. Il est possible de verser des produits de la criminalité dans un compte bancaire et de les en retirer. C’est pourquoi le fait que des espèces retirées d’un compte bancaire soient remises à un saisi n’établit pas que cet argent provient d’une source légitime. Par conséquent, les pièces que M. Tran a déposées en preuve n’établissent pas que les sommes qu’il dit avoir reçues d’autres personnes provenaient de sources légitimes.

[Je souligne.]

Cette façon de voir est conforme à l’objet de la Loi qui vise à « décourager le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes » (article 3 de la Loi). Le principe même du recyclage est de faire passer les espèces entre les mains de différents intermédiaires pour éviter le retraçage et ainsi recycler des fonds (« money laundering »). Les obligations faites à différents intermédiaires qui fournissent des services financiers quant à la tenue de documents et l’identification des clients facilitent le retraçage. Ceux qui cherchent à contourner ce régime qui impose la divulgation lors de l’importation d’espèces dépassant 10,000 $ doivent établir la légitimité de la provenance de ces fonds s’ils veulent éviter la confiscation.

[63]  Comme le disait le juge Scott, alors qu’il était de notre Cour, le fardeau sur les épaules d’un demandeur était « d’établir la provenance légitime des sommes saisies, au moyen d’éléments de preuve probants » (Sebastiao c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 527 [Sebastiao], para 54). J’insiste que le fait que la déléguée ne soit pas convaincue de la légitimité de la provenance des fonds n’est pas une conclusion que ces fonds constituent des produits de la criminalité (Sellathurai, (précité), para 50). Tout ce qu’une cour de révision est appelée à faire est de déterminer si un demandeur a démontré que la décision de la déléguée, voulant qu’il ne soit pas établi de lien traçable entre les espèces saisies, les espèces remises par des clients et l’origine légitime de ces espèces, a les apanages de la raisonnabilité, c’est-à-dire qu’elle est justifiée, transparente et intelligible, la justification l’étant au regard des contraintes juridiques et factuelles.

[64]  A mon sens, la déléguée de la Ministre a largement satisfait le test de la décision raisonnable eu égard à la preuve soumise grâce à une décision intrinsèquement cohérente. La déléguée a choisi de faire porter sa décision exclusivement sur la légitimité de la source des fonds. Elle a accepté que le demandeur faisait commerce et que des personnes lui ont remis des espèces. Mais ce qui fait défaut est le lien démontré entre les espèces saisies, celles qui auraient été remises par les clients et l’origine légitime de ces espèces. La nécessité de retracer ces espèces est au cœur du régime mis en place par le Parlement pour aider le Canada à remplir ses engagements internationaux. Il ne suffit pas de tenter de faire la preuve d’un commerce relatif à des voitures d’occasion pour ainsi justifier la possession d’espèces dépassant largement 10,000 $. Les feuillets d’échange et autre documentation relative à un commerce de voitures d’occasion ne font pas la preuve de la légitimité des sommes car cela ne tend à démontrer que l’existence d’un commerce. C’est pourtant le fardeau dont le demandeur devait se décharger.

[65]  Le demandeur a cherché à l’audience à trouver des incohérences entre le rapport du douanier qui a saisi les sommes et le Résumé du cas et recommandations – saisie des devises. Il cherchait à convaincre que le rapport du douanier indiquait que le Burkina Faso était l’endroit d’où provenaient les fonds alors que le Résumé ne le disait pas de façon explicite. Cela, plaidait-il, aurait fait en sorte que la déléguée du Ministre aurait porté une attention trop grande sur la France plutôt que sur le Burkina Faso. Cette prétention sur laquelle le demandeur a longuement insisté à l’audience ne saurait être retenue pour plusieurs raisons.

[66]  D’abord, la référence au Burkina Faso au rapport du douanier l’était dans un contexte très particulier. Il référait à l’explication donnée par le demandeur lors de son interception du 1er août 2018. Les sommes lui avaient été apportées en France par des personnes qu’il ne connaissait pas. Ces trois livraisons auraient eu lieu en juillet et « l’argent provient du Burkina Faso ». Le fait que le Résumé ne réfère pas au Burkina Faso est sans conséquence ; le Résumé reprend le rapport du douanier quant aux personnes de qui proviennent les sommes. Tant le Résumé que le rapport du douanier étaient devant la déléguée du Ministre et celle-ci traite des échanges de francs (monnaie du Burkina Faso) à euros qui auraient été complétés entre mai et juillet 2018, au Burkina Faso et non en France, selon la preuve présentée par le demandeur. D’ailleurs, la déléguée note bien que cette preuve ne correspond pas à la version donnée lors de l’arrivée du demandeur. De toute évidence, la déléguée connaissait l’allégué que les sommes provenaient du Burkina Faso et a pris en considération l’angle du Burkina Faso. Elle y réfère nommément.

[67]  De fait, il est inexact de dire que la décision mettait l’emphase sur la France. J’ai lu, et relu, la décision sans y trouver cet élément. Au contraire, la décision répertorie les différentes pièces soumises par le demandeur et, malgré que celles-ci s’éloignent de la version donnée par le demandeur le 1er août 2018, la déléguée en fait bénéficier le demandeur. C’est tout simplement que cette preuve de la provenance des fonds au Burkina Faso ne suffit pas à tracer le lien entre les espèces et leur légitimité.

[68]  Finalement, Vavilov déclare qu’il faut que la cour de révision soit convaincue que la décision souffre de lacunes graves telles que les exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence ne sont pas satisfaites (para 100). C’est plutôt à une chasse aux trésors, dans l’espoir de trouver une erreur, aussi minime soit-elle que s’est astreint le demandeur en cherchant à arguer que l’angle Burkina Faso avait été escamoté dans le Résumé (Vavilov, para 102). C’était en vain. La prétention du demandeur que, l’échange de devises en euros avait eu lieu au Burkina Faso n’a pas échappé à la déléguée. L’argument relatif à une méprise sur le rôle joué au Burkina Faso est rejeté.

[69]  Une dernière observation doit être faite face à l’insistance du demandeur que son activité commerciale est « informelle » et que les règles au Burkina Faso sur la façon de faire commerce ne sont pas celles du Canada avec une réglementation plus stricte. D’abord il n’y a aucune preuve à cet égard, encore moins en quoi les règles seraient différentes et à quel degré. Mais de façon plus importante, c’est le droit canadien domestique qui prévaut. Des règles relaxées ailleurs ne me semblent d’aucune pertinence face aux obligations claires du droit canadien. La Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes vise, entre autres, à « aider le Canada à remplir ses engagements internationaux dans la lutte contre le crime transnational, particulièrement le recyclage des produits de la criminalité, et de la lutte contre les activités terroristes » (alinéa 3c) de la Loi). Les mesures prises à la Loi sont loin d’être uniques au Canada. Qui se présente à la frontière canadienne doit se conformer au droit canadien. Établir la légitimité de la provenance des fonds n’est pas une norme de preuve impossible (Singh Kang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 798, para 40 ; Guillaume c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 143, para 44). En fin de compte, mettre le blâme sur l’absence d’une obligation formelle dans son pays d’origine est un faux-fuyant. Ce n’est pas parce que les exigences seraient moindres dans un pays donné qu’il ne faille pas arranger ses affaires, surtout si les activités commerciales sont de la nature d’importations, pour permettre de retracer la source légitime des devises que l’on transporte d’un pays à l’autre. Rien n’empêche la tenue de livres, ou l’utilisation d’autres moyens, pour établir la provenance légitime d’espèces pour qui choisit de ne pas utiliser le système financier et préfère voyager avec des sommes en devises qui dépassent largement les limites établies. La prétention que les obligations au Burkina Faso ne sont pas aussi strictes qu’au Canada me semble être sans pertinence. Je ne puis que reprendre les paragraphes 18 et 19 de Docherty c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CAF 89 [Docherty] où la Cour d’appel fédérale écrit :

[18]  Il ne sert à rien à celui qui doit établir la légitimité des fonds non documentés qui sont en sa possession de présenter une preuve relative à des fonds non documentés en la possession de quelqu'un d'autre. Dans ce contexte, des fonds non documentés s'entendent de fonds dont la source n'est pas établie par un document financier ou tout autre document dont on pourrait s'attendre qu'une personne, surtout une personne qui exploite une entreprise, le conserve à des fins comptables et fiscales. Il y a peut‑être une explication à la présence des fonds trouvés en la possession de M. Docherty qui tende à l'innocenter, mais celui‑ci ne peut pas s'appuyer sur le fait que sa fille avait, elle aussi, des fonds non documentés en sa possession.

[19]  Chacun est libre d'organiser ses affaires de manière à laisser la plus petite trace financière permise par les lois fiscales fédérales et provinciales. Le désavantage en est que si quelqu'un est trouvé en possession d'un montant d'argent important dont la source est remise en question, cette personne a bien peu de moyens pour établir la légitimité de ces fonds. Dans le cas des questions que la Loi vise à régler — le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes — l'État a le droit de demander aux personnes qui quittent le Canada une explication raisonnable quant à la source des espèces qui dépassent le montant maximal autorisé. En l'espèce, les explications de M. Docherty n'étaient pas vérifiables et, par conséquent, équivalaient à une absence d'explications. À mon avis, la Cour fédérale avait le droit de conclure que la décision du représentant du ministre était raisonnable.

[Je souligne.]

En notre espèce, comme dans Docherty, le demandeur explique ses fonds non documentés en cherchant appui sur d’autres fonds non documentés. Cela n’établit pas la légitimité de la provenance.

VII.  Conclusion

[70]  Il en résulte que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Le défendeur a requis ses dépens qu’il aurait situé autour de 2,600 $, selon la colonne 3 du Tarif B (règle 407 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106). Je crois qu’une somme forfaitaire de 2,000 $, y incluant déboursés et taxe, est appropriée dans les circonstances.

 


JUGEMENT au dossier T-1579-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée ;

  2. Des dépens au montant de 2,000 $ y incluant déboursés et taxe sont octroyés à la partie défenderesse.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

t-1579-19

INTITULÉ :

KARIM WAONGO SANDWIDI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (oNTARIO) ET MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 OCTOBRE 2020

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 22 OCTOBRE 2020

COMPARUTIONS :

Éric Joël Kammeni Kouejou

Pour lA PARTIE DEMANDERESSE

 

Maguy Hachem

Pour la partie défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Montréal (Québec)

Pour lA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour la partie défenderesse

 

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