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Date : 20201027


Dossier : T-1750-19

Référence : 2020 CF 1008

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 octobre 2020

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

CECILIA LA ROSE, REPRÉSENTÉE AD LITEM PAR ANDREA LUCIUK,

SIERRA RAINE ROBINSON, REPRÉSENTÉE AD LITEM PAR KIM ROBINSON, SOPHIA SIDAROUS, IRA JAMES REINHART-SMITH,

REPRÉSENTÉ AD LITEM PAR LINDSEY ANN REINHART,

MONTAY JESSE BEAUBIEN-DAY, REPRÉSENTÉ AD LITEM PAR

SARAH DAWN BEAUBIEN,

SADIE AVA VIPOND, REPRÉSENTÉE AD LITEM PAR JOSEPH CONRAD VIPOND, HAANA EDENSHAW, REPRÉSENTÉE AD LITEM PAR JAALEN EDENSHAW, LUCAS BLAKE PRUD’HOMME,

REPRÉSENTÉ AD LITEM PAR HUGO PRUD’HOMME,

ZOE GRAMES-WEBB, REPRÉSENTÉE AD LITEM PAR ANNABEL WEBB,

LAUREN WRIGHT, REPRÉSENTÉE AD LITEM PAR HEATHER WRIGHT,

SÁJ MILAN GRAY STARCEVICH, REPRÉSENTÉE AD LITEM PAR

SHAWNA LYNN GRAY,

MIKAEEL MAHMOOD, REPRÉSENTÉ AD LITEM PAR ASIYA ATCHA,

ALBERT JERÔME LALONDE, REPRÉSENTÉ AD LITEM PAR PHILIPPE LALONDE,

MADELINE LAURENDEAU, REPRÉSENTÉE AD LITEM PAR

HEATHER DAWN PLETT ET DANIEL MASUZUMI

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une requête en vue de radier la déclaration des demandeurs, sans autorisation de la modifier. La présente requête est déposée par les défendeurs, Sa Majesté du chef du Canada et le procureur général du Canada, pour le motif que la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable, en application de l’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

II.  Contexte

A.  Les demandeurs

[2]  Les demandeurs sont quinze enfants et jeunes de partout au Canada. La déclaration expose le vécu de chacun des demandeurs en ce qui concerne le changement climatique. Bien qu’ils ne vivent pas tous au même endroit et que la situation de chacun soit différente, les demandeurs sont unanimes quant aux effets négatifs du changement climatique sur leur santé physique, mentale et sociale ainsi que sur leur bien-être. Ils allèguent que le changement climatique a accentué la menace qui pèse sur les endroits où ils habitent, sur leur patrimoine culturel et sur leurs espoirs et aspirations pour l’avenir. Ils affirment qu’en tant qu’enfants et jeunes, ils sont particulièrement vulnérables face au changement climatique en raison de leur stade de développement, de leur exposition accrue au risque et d’une prédisposition générale.

B.  Le changement climatique

[3]  La déclaration des demandeurs porte tout particulièrement sur la contribution des gaz à effet de serre (GES) au changement climatique; elle aborde le lien entre les effets cumulatifs des GES et les changements qui se produisent dans l’environnement. Elle met en question l’ensemble du comportement présumé des défendeurs, comportement que les demandeurs associent aux émissions de GES.

[4]  Les demandeurs et les défendeurs s’entendent quant au fait que le changement climatique est un enjeu sérieux, réel et mesurable. Chaque partie a présenté les vastes répercussions du changement climatique, notamment les conditions météorologiques extrêmes, l’acidification et le réchauffement des océans, la dégradation des ressources naturelles, la pollution atmosphérique et la propagation des maladies à transmission vectorielle. Les parties conviennent également que les cultures et les collectivités autochtones sont particulièrement menacées par le changement climatique. Les répercussions négatives du changement climatique sur les demandeurs et l’ensemble des Canadiens sont considérables et continueront de l’être.

[5]  Cependant, la Cour doit se prononcer sur le caractère justifiable de l’allégation et décider si les demandeurs soulèvent des causes d’action valides en application des articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte). De plus, les parties ne s’entendent pas sur l’opportunité de se fonder sur la « doctrine de la fiducie d’intérêt public » et d’utiliser celle-ci à l’instruction, selon la common law ou en tant que principe constitutionnel non écrit. Ceci constitue le fondement de la défense des défendeurs (déposée le 7 février 2020) et de la présente requête en vue de radier la déclaration des demandeurs.

C.  La déclaration des demandeurs

1)  Cause d’actions

[6]  Les demandeurs ont déposé leur déclaration le 25 octobre 2019. Ils allèguent que le comportement des défendeurs (le comportement reproché) continue, de diverses manières, de causer, de favoriser et d’autoriser des émissions de GES incompatibles avec un [traduction] « système climatique stable ». Un [traduction] « système climatique stable » est présenté comme un climat stable favorable à la vie et aux libertés humaines (déclaration des demandeurs, au paragraphe 3).

[7]  Les demandeurs avancent que le comportement reproché a porté atteinte de façon injustifiable à leurs droits (et aux droits des enfants et des jeunes au Canada, maintenant et à l’avenir, car ils affirment avoir la qualité pour agir dans l’intérêt public) garantis par les articles 7 et 15 de la Charte. Ils ajoutent que les défendeurs ne se sont pas acquittés de leurs obligations de fiducie publique en ce qui concerne les ressources publiques mentionnées, faisant valoir un manquement aux obligations qui, selon eux, relève de la « doctrine de la fiducie d’intérêt public ».

2)  Comportement reproché aux défendeurs

[8]  Le comportement reproché comprend les actions et inactions suivantes des défendeurs (déclaration des demandeurs, au paragraphe 5) :

  1. Continuer de causer, de favoriser et d’autoriser un niveau d’émissions de GES incompatible avec un système climatique stable.

  2. Adopter des cibles d’émissions de GES qui ne correspondent pas aux meilleures données scientifiques disponibles quant à ce qui est nécessaire pour éviter un dangereux changement climatique et rétablir un système climatique stable.

  3. Ne pas atteindre les cibles d’émissions de GES fixées par les défendeurs eux-mêmes.

  4. Participer activement et aider au développement, à l’élargissement et au fonctionnement d’industries et d’activités portant sur des combustibles fossiles qui émettent un niveau de GES incompatible avec un système climatique stable.

[9]  Le fait que les défendeurs causent, favorisent et autorisent des émissions de GES est également plaidé aux paragraphes 45 à 51 de leur déclaration et des activités variées sont incluses en vertu de divers fondements législatifs (déclaration des demandeurs, au paragraphe 47). On reproche également aux défendeurs de soutenir l’exploration, l’extraction, la production et la consommation de combustibles fossiles en subventionnant l’industrie des combustibles fossiles et en acquérant les installations de pipeline de Trans Mountain, projet d’expansion du réseau Trans Mountain et les installations de pipeline de Puget Sound.

[10]  Aux paragraphes 52 à 63 de leur déclaration, les demandeurs exposent des faits selon lesquels les défendeurs n’ont pas respecté leurs propres engagements à limiter les émissions de GES aux termes de divers accords et conventions internationaux ratifiés de 1988 à 2015.

3)  Préjudices liés au changement climatique

[11]  Les répercussions du changement climatique sur chacun des demandeurs sont exposées aux paragraphes 94 à 221 de la déclaration. Le paragraphe 4 de la déclaration expose quelque treize préjudices allégués par les demandeurs. Comme il est indiqué ci-dessus, les répercussions du changement climatique dont les demandeurs font état sont vastes, considérables et ressenties partout au Canada.

4)  Réparation demandée

[12]  Les demandeurs sollicitent diverses formes de réparation au paragraphe 222 de leur déclaration :

  1. une ordonnance déclarant que les défendeurs ont l’obligation, en application de la common law et de la constitution, d’agir d’une manière compatible avec le maintien d’un système climatique stable, c’est-à-dire un système favorable à la vie et aux libertés humaines, et de s’abstenir d’agir d’une manière qui perturbe un système climatique stable;

  2. une ordonnance déclarant qu’en raison du comportement qui leur est reproché, les défendeurs ont porté et continuent à porter atteinte de façon injustifiable aux droits des demandeurs garantis par l’article 7 de la Charte et compromettent les droits garantis à l’ensemble des enfants et des jeunes par l’article 7, maintenant et à l’avenir;

  3. une ordonnance déclarant qu’en raison du comportement qui leur est reproché, les défendeurs ont porté et continuent à porter atteinte de façon injustifiable aux droits des demandeurs garantis par l’article 15 de la Charte et compromettent les droits garantis à l’ensemble des enfants et des jeunes par l’article 15, maintenant et à l’avenir;

  4. une ordonnance déclarant qu’en raison du comportement qui leur est reproché, les défendeurs ont manqué et continuent à manquer à leur obligation de protéger et de préserver l’intégrité des ressources constituant une fiducie d’intérêt public, en plus d’avoir porté atteinte au droit des demandeurs et d’avoir compromis les droits de l’ensemble des enfants et des jeunes, maintenant et à l’avenir, d’accéder aux ressources constituant une fiducie d’intérêt public, de les utiliser et d’en profiter, ce qui comprend les eaux navigables, les zones intertidales et les eaux territoriales, l’air (y compris l’atmosphère) et le pergélisol (les ressources constituant une fiducie d’intérêt public);

  5. une ordonnance enjoignant aux défendeurs de dresser un bilan exact et complet des émissions de GES du Canada, y compris les émissions de GES produites au Canada, les émissions causées par la consommation à l’étranger de combustibles fossiles extraits au Canada, ainsi que les émissions incorporées dans la consommation de biens et de services au Canada;

  6. une ordonnance enjoignant aux défendeurs de préparer et de mettre en œuvre un plan de rétablissement climatique exécutoire qui corresponde à la juste part du Canada dans le budget carbone mondial afin de parvenir à une réduction des émissions de GES qui soit compatible avec le maintien d’un système climatique stable, la protection des ressources constituant une fiducie d’intérêt public relevant de la compétence fédérale et la protection des droits constitutionnels des demandeurs;

  7. une ordonnance permettant à la Cour de demeurer saisie de la demande jusqu’à ce que les défendeurs se soient entièrement conformés aux ordonnances de la Cour et que l’on détienne l’assurance raisonnable qu’ils continueront à satisfaire leurs obligations lorsque la Cour n’aura plus compétence;

  8. les dépens, y compris les dépens spéciaux et les taxes applicables à ces dépens;

  9. toute autre réparation que la Cour estime juste.

III.  Question en litige

[13]  La question en litige est de savoir s’il est évident et manifeste que les actes de procédure ne révèlent aucune cause d’action valable ou que la demande n’a aucune possibilité raisonnable d’être accueillie.

[14]  Pour le savoir, il faut répondre à quatre sous-questions :

  1. Les revendications sont-elles justiciables?

  2. La revendication fondée sur l’article 7 de la Charte révèle-t-elle une cause d’action valable?

  3. La revendication fondée sur l’article 15 de la Charte révèle-t-elle une cause d’action valable?

  4. La revendication fondée sur une « doctrine de la fiducie d’intérêt public » révèle-t-elle une cause d’action valable?

IV.  Dispositions pertinentes

[15]  Article 221 des Règles des Cours fédérales :

Requête en radiation

221(1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant;

c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

d) qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder;

e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure.

Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

Preuve

(2) Aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête invoquant le motif visé à l’alinéa (1)a).

V.  Critère relatif à une requête en radiation

[16]  Le critère relatif à une requête en radiation consiste à déterminer s’il est évident et manifeste que les actes de procédure ne révèlent aucune cause d’action valable ou que la demande n’a aucune possibilité raisonnable d’être accueillie (Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959, à la page 980; R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, au paragraphe 17 [Imperial Tobacco]). Le seuil à franchir pour une radiation est élevé et l’affaire doit être instruite lorsque la demande a des chances raisonnables d’être accueillie.

[17]  Il faut tenir pour avérés les faits substantiels allégués dans la déclaration, à moins que les allégations ne soient fondées sur des suppositions et des conjectures (Operation Dismantle c La Reine, [1985] 1 RCS 441, au paragraphe 27 [Operation Dismantle]). Il incombe aux demandeurs de plaider clairement et de manière suffisamment précise les faits à l’appui des déclarations et de la mesure sollicitée. Les faits substantiels sont le fondement en fonction duquel doit être évaluée la possibilité que la demande soit accueillie (Imperial Tobacco, précité, au paragraphe 22; Mancuso v Canada (National Health and Welfare), 2015 CAF 227, aux paragraphes 16 et 17, autorisation d’interjeter appel à la CSC refusée, 36889 (23 juin 2016)).

[18]  De plus, la lecture des actes de procédure doit être aussi généreuse que possible et permettre l’instruction de toute demande inédite, mais soutenable (Imperial Tobacco, au paragraphe 21; Société des loteries de l’Atlantique c Babstock, 2020 CSC 19, au paragraphe 19 [Société des loteries de l’Atlantique]).

[19]  Le critère relatif à une requête en radiation tient compte du contexte du droit et du processus judiciaire. Il « suppose [...] que la demande sera traitée de la manière habituelle dans le système judiciaire — un système fondé sur le débat contradictoire dans lequel les juges sont tenus d’appliquer le droit (et son évolution) énoncé dans les lois et la jurisprudence » (Imperial Tobacco, au paragraphe 25).

VI.  Analyse

A.  Thèses des parties

[20]  Les demandeurs soutiennent que ce qu’ils veulent réellement, avec la réparation demandée, c’est que la Cour oblige les défendeurs, par la publication et l’utilisation de données scientifiques, selon une norme légitimement fonctionnelle, à s’acquitter de leurs obligations constitutionnelles ou en common law d’agir d’une manière compatible avec le maintien d’un système climatique stable.

[21]  Les demandeurs font valoir que les réparations demandées au paragraphe 222 de la déclaration constituent toutes des recours judiciaires [traduction] « conventionnels » pour remédier aux violations des articles 7 et 15 de la Charte. Ils demandent également à la Cour de reconnaître une cause d’action nouvelle ou inédite, à savoir la violation de la doctrine de la fiducie d’intérêt public. Ils affirment que les défendeurs ont manqué à leur obligation de protéger les ressources constituant une fiducie d’intérêt public d’une manière qui ne porte pas [traduction] « considérablement » atteinte à l’intégrité de ces ressources ou au droit du public d’y accéder, de les utiliser et d’en profiter.

[22]  Les défendeurs soutiennent que la revendication large et générale des demandeurs n’est pas justiciable, en ce sens que l’étendue de la revendication est incompatible avec les règles fondamentales d’analyse fondée sur la Charte. De plus, les demandeurs sollicitent en fait l’intervention de la Cour dans l’approche générale du Canada en matière de politique climatique, pour laquelle il n’existe aucune norme juridique fonctionnelle d’un point de vue judiciaire. En outre, les réparations recherchées par les demandeurs ne constituent pas des recours judiciaires. Les défendeurs allèguent également que la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable. En effet, les revendications fondées sur la Charte sont des revendications de droit positif et elles ne satisferaient pas aux critères propres aux articles 7 et 15 de la Charte. Enfin, la doctrine de la fiducie d’intérêt public n’a aucune possibilité raisonnable de succès puisque cette cause d’action n’existe pas en droit canadien.

B.  Requête en radiation des revendications fondées sur la Charte

[23]  À titre de question préliminaire, les parties se sont exprimées quant au bien-fondé de l’examen, par la Cour, d’une requête en radiation pour le motif que la déclaration soulève des revendications touchant la Charte, des questions de droit inédites ainsi que des revendications inédites touchant la Charte. Les demandeurs affirment que les revendications inédites, et plus précisément les revendications inédites touchant la Charte, ne devraient pas être tranchées dans le contexte d’une requête en radiation. Selon les défendeurs, les revendications touchant la Charte en l’espèce ne sont pas inédites puisqu’elles se situent dans les cadres traditionnels établis par la Charte. Ils ajoutent qu’un tribunal peut radier une revendication inédite lorsque cette dernière ne cadre pas avec les principes de retenue judiciaire appropriée et va plus loin qu’un changement progressif du droit.

[24]  Premièrement, je constate que les parties ont évoqué, durant leurs plaidoiries, plusieurs décisions dans lesquelles une requête en radiation d’une revendication fondée sur la Charte était examinée. J’estime que l’existence d’une revendication fondée sur la Charte ne m’empêche pas à elle seule d’examiner la présente requête en radiation (voir Operation Dismantle, précité; Tanudjaja v Canada (Attorney General), 2014 ONCA 852 [Tanudjaja]).

[25]  Deuxièmement, il est clair qu’un tribunal peut entendre et trancher des questions de droit inédites dans le contexte d’une requête en radiation. En fait, une demande ne doit pas survivre à une requête en radiation simplement parce qu’elle est inédite. Le fait de trancher les demandes inédites qui sont vouées à l’échec est « essentiel à la viabilité de la justice civile et à l’accès du public à celle‑ci » (Société des loteries de l’Atlantique, précité, au paragraphe 19). Je ne crois pas non plus que je doive permettre aux revendications fondées sur la Charte de survivre à la requête en radiation simplement parce qu’il s’agit de nouvelles revendications fondées sur la Charte. Cette proposition des demandeurs s’appuie sur l’avis dissident formulé dans l’arrêt Nevsun Resources Ltd c Araya, 2020 CSC 5, au paragraphe 145. Bien que je convienne avec les demandeurs que la formulation de leur revendication fondée sur la Charte est inédite, je conclus qu’elle ne contrecarre pas, à elle seule, le rôle de « gouverne judiciaire » de la Cour en ce qui concerne une requête en radiation (Imperial Tobacco, au paragraphe 19).

C.  Justiciabilité

1)  Conclusions quant à la justiciabilité

[26]  Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que les deux revendications formulées au titre des articles 7 et 15 de la Charte ne sont pas justiciables. Toutefois, la question liée à la doctrine de la fiducie d’intérêt public est justiciable.

2)  Droit de la justiciabilité

a)  Critère de justiciabilité

[27]  La justiciabilité porte sur le rôle qui revient à la Cour dans le cadre constitutionnel du Canada et sur la ligne de démarcation « traditionnelle » à respecter entre les pouvoirs des tribunaux et des autres branches de l’État. C’est une notion qui s’attache à l’objet du différend; il s’agit de décider si l’on est en présence d’une question qu’il convient de faire trancher par un tribunal (Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c Wall, 2018 CSC 26, au paragraphe 32 [Highwood]; Première Nation des Hupacasath c Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4, au paragraphe 62 [Hupacasath]). Tel qu’il est indiqué dans l’arrêt Canada (Vérificateur général) c Canada (Ministre de l’énergie, des mines et des ressources), [1989] 2 RCS 49, aux pages 90 et 91, l’examen de la justiciabilité consiste :

50  [...] d’abord et avant tout, en un examen normatif de l’opportunité pour les tribunaux, sur le plan de la politique judiciaire constitutionnelle, de trancher une question donnée ou, au contraire, de la déférer à d’autres instances décisionnelles de l’administration politique.

[28]  Lorne M. Sossin définit ainsi la justiciabilité dans Boundaries of Judicial Review: The Law of Justiciability in Canada :

[TRADUCTION]

[...] un ensemble de règles, de normes et de principes jurisprudentiels qui délimitent le champ d’application de l’intervention judiciaire dans la vie sociale, politique et économique. Bref, si une question est considérée comme se prêtant à une décision judiciaire, on dit qu’elle est justiciable; si une question n’est pas considérée comme se prêtant à une décision judiciaire, on dit qu’elle n’est pas justiciable.

[Lorne M. Sossin, Boundaries of Judicial Review: The Law of Justiciability in Canada, 2e éd. (Toronto: Carswell, 2012), p. 7 [Sossin], cité dans l’arrêt Highwood, précité, au paragraphe 33]

[29]  La question à trancher est de savoir si la Cour dispose des attributions institutionnelles et de la légitimité requises pour trancher la question. Ou, de façon plus générale, il faut savoir si l’on est en présence d’une question qu’il convient de faire trancher par un tribunal (Highwood, aux paragraphes 32 et 34). Les termes « légitimité » et « attributions » peuvent être compris comme désignant l’« opportunité » et la « capacité » d’une cour d’examiner une question (Hupacasath, précité, au paragraphe 62).

[30]  Il n’existe pas un ensemble précis de règles délimitant le champ d’application de la notion de justiciabilité; l’approche appropriée en la matière est empreinte de souplesse et, dans une certaine mesure, tributaire du contexte. Les tribunaux ont souvent examiné des questions afin de décider si elles présentaient un aspect suffisamment juridique pour justifier qu’une cour y réponde, « [p]uisqu’une question de droit ne peut être péremptoirement tranchée que par une cour de justice, ou bien la décision de celle‑ci servira à résoudre une controverse, ou bien elle aura quelque autre valeur pratique » (Highwood, au paragraphe 34; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 RCS 525, à la page 546).

[31]  La Cour suprême, dans l’arrêt Highwood, a indiqué qu’un tribunal, pour décider s’il dispose des attributions institutionnelles et de la légitimité requises pour trancher une question, doit être d’avis que le fait pour lui de résoudre la question « constituerait une utilisation économique et efficace de ses ressources, qu’il existe suffisamment de faits et d’éléments de preuve au soutien de la demande, qu’un exposé adéquat des positions contradictoires des parties sera présenté et qu’aucun organisme administratif ou corps politique ne s’est pas déjà vu conférer par voie législative compétence à l’égard de la question » (Sossin, op.cit., à la page 294, cité dans l’arrêt Highwood, au paragraphe 34).

b)  Caractère inédit ou complexe de la demande

[32]  Les parties conviennent que le simple fait qu’une cause d’action soit inédite ou complexe ne la rend pas nécessairement non justiciable ou sans fondement. Bien que ni la complexité de la question ni le caractère inédit de la demande n’aient dissuadé la Cour de se pencher sur l’affaire, aucun de ces deux facteurs ne permet à la Cour d’intervenir sur des sujets quant auxquels elle ne dispose ni des attributions institutionnelles ni de la légitimité requises. L’importance d’un problème sociétal ne saurait étendre les limites du rôle d’un tribunal dans le cadre constitutionnel du Canada (Tanudjaja, précité, au paragraphe 35) :

[traduction]

\35  J’ajoute que la seule complexité, le caractère délicat des questions de politique, la possibilité qu’une décision judiciaire ait des incidences importantes ainsi que la prédilection pour le règlement des questions par les législateurs seuls ne permettent pas à un tribunal de refuser d’entendre une affaire au motif de la justiciabilité : voir, par exemple, Chaoulli, au paragraphe 107. Encore une fois, il s’agit d’une question de compétence institutionnelle. Il faut savoir si la question à trancher présente un aspect suffisamment juridique pour ancrer l’analyse.

[Non souligné dans l’original.]

c)  Politique et questions de politique

[33]  Les questions de principe et de politique ne constituent pas un obstacle à l’intervention des tribunaux; toutefois, « [c]ertaines questions sont de nature si politique que les cours de justice sont incapables d’en traiter ou sont mal placées pour le faire, ou ne devraient pas les examiner eu égard à la ligne de démarcation traditionnelle à respecter entre les pouvoirs des tribunaux et des autres branches de l’État » (Hupacasath, au paragraphe 62). Dans le domaine des principes et de la politique, il faut pouvoir démontrer que l’affaire dont il est question ne se prête pas à une décision judiciaire (Sossin, page 162) :

[traduction]

Il faut pouvoir démontrer que les questions politiques ne se prêtent pas à une décision judiciaire. Ces questions font habituellement intervenir des considérations morales, stratégiques, idéologiques, historiques ou politiques qui ne sont pas susceptibles d’être résolues au moyen d’un processus contradictoire d’administration de la preuve ou grâce au processus judiciaire. Les questions réglables par les voies de justice et les questions politiques se trouvent aux extrémités opposées de l’éventail de la compétence.

[34]  Pour faire intervenir les fonctions juridictionnelles de la Cour, la question doit pouvoir être résolue en appliquant la loi.

[35]  Il appartient à la Cour d’examiner la constitutionnalité des mesures gouvernementales et l’obligation du pouvoir exécutif de rendre compte de ses actes compte tenu de la suprématie de la Constitution, y compris de la Charte. Les affaires fondées sur la Charte sont justiciables, peu importe la nature de l’action gouvernementale visée, qu’il s’agisse de prérogative royale ou d’autre chose (Hupacasath, aux paragraphes 61 et 70).

[36]  Plusieurs décisions ont abordé la façon dont une question de principe ou de politique est devenue une question justiciable, en ce qui concerne le rôle d’une cour quant au respect de la suprématie de la constitution. Voici ce qu’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Procureur général) c PHS Community Services Society, 2011 CSC 44 [PHS], au paragraphe 105 :

105  La consommation de drogues illégales et la dépendance à celles‑ci est une question complexe qui suscite diverses réactions sur les plans social, politique, scientifique et moral. Des personnes raisonnables peuvent ne pas s’entendre sur la façon de traiter la dépendance. C’est aux gouvernements habilités à le faire, et non à la Cour, qu’il revient d’élaborer des politiques en matière criminelle et en matière de santé. Toutefois, lorsqu’une politique se traduit par une mesure législative ou un acte de l’État, cette mesure législative ou cet acte peut faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte [...] La question dont est saisie la Cour à ce stade-ci n’est pas de savoir lesquels des programmes de réduction des méfaits ou de ceux fondés sur l’abstinence constituent le meilleur moyen de résoudre le problème de la consommation de drogues illégales. Il s’agit simplement de savoir si le Canada a restreint les droits des demandeurs d’une manière qui contrevient à la Charte.

[Non souligné dans l’original.]

[37]  Dans un contexte différent, voici la conclusion tirée par la Cour suprême dans l’arrêt Chaoulli c Québec (Procureur général), 2005 CSC 35 [Chaoulli], au paragraphe 107 :

107  Bien qu’il appartienne au législateur québécois de décider du genre de système de santé qui doit être adopté au Québec, la mesure législative qui s’ensuit est, comme toutes les règles de droit, assujettie à des limites constitutionnelles, y compris celles imposées par l’art. 7 de la Charte. Le fait que la question soit complexe ou controversée ou encore qu’elle mette en cause des valeurs sociales ne signifie pas pour autant que les tribunaux peuvent renoncer à exercer leur responsabilité constitutionnelle de vérifier la conformité à la Charte. [...]

[Non souligné dans l’original.]

[38]  Les choix politiques doivent se traduire par une mesure législative ou un acte de l’État afin de pouvoir être soumis à un examen fondé sur la Charte et d’être par ailleurs justiciables.

3)  Justiciabilité des revendications touchant la Charte

[39]  Les demandeurs soutiennent que leur demande est de nature systémique et complexe. Cependant, leur demande n’est pas non justiciable pour autant. Ils soutiennent que le fait de demander à notre Cour de déclarer que le comportement des défendeurs est inconstitutionnel est une question justiciable pour laquelle les tribunaux disposent tout à fait des attributions institutionnelles et de la légitimité requises. Les attributions institutionnelles ne sont pas contestées puisque les tribunaux sont en mesure de traiter la complexité, qui repose en l’espèce sur des données scientifiques et sur l’évaluation de ces dernières. En outre, l’existence d’un contexte social ou politique sous-jacent ne fait pas obstacle à la légitimité d’un tribunal. Les demandeurs mettent également en avant la formulation étroite de leur cause, en ce sens qu’ils ne demandent pas à notre Cour d’examiner indépendamment chacune des actions et inactions des défendeurs, mais plutôt d’évaluer les effets cumulatifs des émissions de GES découlant du comportement des défendeurs. Si l’examen ne porte pas sur l’intégralité du comportement des défendeurs, la contribution du Canada au réchauffement climatique échapperait à l’examen judiciaire.

[40]  La thèse des demandeurs ne résiste pas au fait que certaines questions sont de nature si politique que les cours de justice sont incapables d’en traiter ou sont mal placées pour le faire. Il s’agit notamment de questions d’interprétation fondée sur l’ordre public, c’est-à-dire d’interprétation à l’égard d’enjeux sociétaux importants. Pour faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte, les réponses politiques doivent se traduire par une mesure législative ou un acte de l’État, ainsi qu’il a été conclu dans les arrêts PHS, précité, au paragraphe 105, et Chaoulli, précité, au paragraphe 107. Cela ne veut pas dire qu’une politique gouvernementale ou un ensemble de programmes gouvernementaux ne peut pas faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte; cependant, à mon avis, l’approche des demandeurs consistant à reprocher aux défendeurs un nombre trop vaste et indéterminable d’actions et d’inactions ne respecte pas cette condition préliminaire et constitue effectivement une tentative d’examiner en fonction de la Charte une réponse politique globale en matière de changement climatique.

[41]  Ma conclusion quant à la justiciabilité est appuyée à la fois par l’ampleur excessive et le caractère diffus du comportement reproché et par les réparations inadéquates recherchées par les demandeurs.

a)  Ampleur du comportement reproché

[42]  Comme je l’ai indiqué ci-dessus, le comportement reproché fait référence de façon générale à des catégories d’actions et d’inactions des défendeurs, notamment la participation du Canada à différentes industries et le fait qu’il cause, favorise et autorise des émissions de GES incompatibles avec un système climatique stable. Ces catégories sont dans une certaine mesure divisées en sous-catégories tout au long de la déclaration, au moyen de descriptions d’un vaste éventail d’activités qui ont été exposées précédemment.

[43]  Le caractère diffus du comportement reproché, tel qu’il est exposé par les demandeurs, a effectivement mis en cause l’intégralité de la réponse politique globale du Canada en matière de changement climatique. Les demandeurs contestent vivement cette qualification. Dans leurs observations écrites, ils tentent d’apporter des précisions à leur demande, en indiquant qu’ils demandent à la Cour de se pencher sur les effets cumulatifs des émissions de GES et non sur chaque mesure législative ou acte de l’État qui sous-tend ces émissions. Cette thèse me paraît problématique puisque le but d’un examen fondé sur la Charte est de s’assurer de la constitutionnalité des mesures législatives et des actes de l’État. La thèse des demandeurs mine cette fonction d’examen fondé sur la Charte, si les évaluations de violation de la Charte ne peuvent être liées de manière précise à une mesure législative ou un acte de l’État.

[44]  De plus, le caractère diffus de la demande qui cible tous les comportements engendrant des gaz à effet de serre ne peut pas être qualifié autrement qu’en donnant à penser que les demandeurs cherchent à faire intervenir les tribunaux dans la réponse politique globale du Canada en matière de changement climatique. Il y a peu de différence entre les choix que font les défendeurs en matière de lutte contre le changement climatique et les autres choix politiques qui ont toujours été reconnus par les tribunaux comme relevant davantage des autres branches du gouvernement. Il s’agit notamment de choix concernant le genre de système de santé (Chaoulli, au paragraphe 107), les moyens de résoudre le problème de la consommation de drogues illégales et de la dépendance (PHS, au paragraphe 105), les limites quant aux modalités et aux lieux d’exercice de la prostitution (Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, au paragraphe 5), l’aide médicale à mourir (Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, au paragraphe 98) ainsi que la priorité donnée aux sans-abris et aux logements inadéquats (Tanudjaja, au paragraphe 33). Tous ces enjeux sociétaux sont importants et les décisions qui s’y rattachent relèvent davantage des pouvoirs législatifs et exécutifs du gouvernement. Ils suscitent diverses réactions sur les plans social, politique, scientifique et moral. Des personnes raisonnables peuvent ne pas s’entendre sur la façon de traiter ces questions (PHS, au paragraphe 105).

[45]  Toutefois, lorsque les choix politiques se traduisent par une mesure législative ou un acte de l’État, cette mesure ou cet acte ne doit pas porter atteinte aux droits constitutionnels des demandeurs. C’est donc précisément la mesure législative ou l’acte de l’État (ou peut-être un ensemble de mesures législatives ou d’actes de l’État) qui fait l’objet d’un examen fondé sur la Charte et qui est à la base du reste de l’analyse fondée sur la Charte. [TRADUCTION] « La contestation d’une loi en particulier ou de son application est une caractéristique par excellence des contestations au titre des articles 7 et 15 de la Charte » (Tanudjaja, au paragraphe 22).

[46]  Les demandeurs ne mettent pas en cause de mesure législative ou d’acte de l’État définissable ni, d’ailleurs, d’ensemble de mesures législatives ou d’actes de l’État. Je suis d’accord avec ce qu’a déclaré la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Tanudjaja, à savoir qu’il est faux de dire qu’un tribunal ne pourrait jamais examiner la constitutionnalité d’un ensemble de programmes. En fait, les tribunaux se sont déjà penchés, dans certains cas, sur la constitutionnalité d’un ensemble de loi. Par exemple, dans l’arrêt Bedford, la Cour suprême examiné trois dispositions contestées qui empêchaient les prostituées de prendre certaines mesures pour assurer leur sécurité (Bedford, précité, au paragraphe 6). Mon problème n’est pas le fait que les demandeurs veuillent que la Cour examine un ensemble d’actions et d’inactions du Canada concernant le changement climatique; je m’inquiète en revanche de l’ampleur excessive et du caractère diffus de cet ensemble qui met en cause l’ensemble des choix stratégiques du Canada.

[47]  Les demandeurs affirment que l’arrêt Environnement Jeunesse c Procureur général du Canada, 2019 QCCS 2885 [Environnement Jeunesse] démontre [traduction] « la justiciabilité des demandes de nature constitutionnelle concernant les mesures en faveur du climat ». Les demandeurs, dans Environnement Jeunesse, soutenaient que le Canada n’avait pas atteint les cibles de réduction d’émissions de GES établies et que ces cibles n’étaient pas adéquates, ce qui constituait une atteinte aux droits, et notamment à ceux protégés par la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour supérieure du Québec, dans Environnement Jeunesse, a clairement indiqué qu’elle n’était pas disposée à conclure que la demande était « injusticiable » au stade d’autorisation de l’action (Youth Environment, précité, au paragraphe 71). Cette décision ne lie pas la Cour et je ne suis toujours pas convaincu de son utilité, compte tenu des différences entre l’ampleur du comportement reproché dans Youth Environment et dans l’espèce.

[48]  En ce qui a trait au caractère évasif de l’examen, on ne doit pas considérer que je laisse entendre, avec mes commentaires précédents, que les défendeurs ne devraient avoir aucune responsabilité en matière de lutte contre le changement climatique. Les défendeurs reconnaissent que le changement climatique constitue actuellement un enjeu de société important et qu’il nécessite l’intervention de toutes les personnes concernées. Cependant, la justiciabilité est un fondement important du cadre constitutionnel du Canada et la Cour ne peut pas transgresser les limites constitutionnelles imposées quant au sujet invoqué pour le seul motif qu’il est question d’un enjeu de société important, même si le changement climatique a et aura des répercussions majeures sur la santé et le bien-être des Canadiens.

b)  Mesures de réparation

[49]  Les demandeurs sollicitent diverses formes de réparation au paragraphe 222 de leur déclaration. Ils font valoir que les réparations demandées restent dans les limites des ordonnances justiciables, puisqu’elles constituent toutes des recours judiciaires [traduction« conventionnels » pour remédier aux violations des articles 7 et 15 de la Charte, ou sont autrement appropriées en lien avec la doctrine de la [traduction] « fiducie d’intérêt public », si on conclut à l’existence de cette cause d’action en common law ou en tant que principe constitutionnel non écrit.

[50]  Bien que les réparations fondées sur la Charte ressemblent à première vue à des recours judiciaires, les demandeurs ne tiennent pas compte du fait que le contexte général de la mesure de redressement demandée, en lien avec l’ampleur excessive de la revendication, fait jouer à la Cour un rôle dépassant les limites imposées par la justiciabilité. À cet égard, je conviens avec les défendeurs que malgré l’existence d’un grand nombre de réparations fondées sur la Charte, les mesures de réparation proposées en l’espèce ne sont pas légitimes dans le cadre de démocratie constitutionnelle du Canada.

[51]  La première ordonnance sollicitée par les demandeurs, qui demandent à la Cour de déclarer que les défendeurs ont l’obligation, en application de la common law et de la constitution, d’agir d’une manière compatible avec le maintien d’un système climatique stable, n’a rien à voir avec la constitutionnalité du comportement reproché. Même si c’était le cas, l’ampleur du comportement reproché signifie que les demandeurs cherchent à obtenir un avis juridique quant à l’interprétation de la Charte, faute de texte législatif ou d’acte gouvernemental faisant entrer en jeu la Charte (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, à la page 365).

[52]  Le jugement déclaratoire, en lien avec une conclusion selon laquelle on a porté atteinte de façon injustifiable aux droits des demandeurs garantis par les articles 7 et 15 de la Charte et que les défendeurs n’ont pas respecté la doctrine de la fiducie d’intérêt public, n’aborde pas les préjudices sous-jacents créés par la mesure législative ou l’acte de l’État. L’ampleur du comportement reproché assujetti à l’examen fait en sorte qu’on demande à la Cour de mener une enquête publique afin de juger de l’efficacité de l’approche globale des défendeurs en matière de changement climatique.

[53]  Parmi les mesures de réparation proposées, on demande à la Cour d’enjoindre aux défendeurs de préparer un bilan des émissions de GES, d’élaborer et de mettre en œuvre un plan de rétablissement climatique exécutoire, ainsi que de continuer à contrôler le respect de ces ordonnances par les défendeurs. Ces mesures de réparation sont semblables aux vastes réparations demandées au paragraphe 15 de la décision Tanudjaja, qui comprenaient des déclarations, des ordonnances et un contrôle. Voici l’opinion exprimée par la Cour d’appel de l’Ontario dans la décision Tanudjaja (au paragraphe 34) :

[traduction]

34  Si la Cour se bornait, en guise de réparation, à déclarer que le gouvernement doit mettre au point une politique de logement, cette déclaration serait si vide de contenu qu’elle serait essentiellement inutile. La supervision judiciaire demandée quant au caractère adéquat de la politique de logement élaborée par le Canada et l’Ontario dépasse la capacité institutionnelle de la Cour [...]

[54]  Ces considérations s’appliquent également en l’espèce. Notre Cour, dans la décision Ami(e)s de la Terre, a conclu que l’évaluation du contenu d’un plan sur les changements climatiques ne ressortit pas aux tribunaux (Ami(e)s de la Terre c Canada (Gouverneur en Conseil), 2008 CF 1183, aux paragraphes 34 à 36, conf. par 2009 CAF 297, autorisation d’interjeter appel à la CSC refusée, 33469 (25 mars 2010)). Même si cette conclusion reposait sur l’interprétation par la Cour de la Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto, elle indique que les mesures de réparation dans le contexte du changement climatique doivent être soigneusement limitées à la séparation appropriée des pouvoirs.

[55]  Les demandeurs sollicitent une ordonnance enjoignant aux défendeurs d’élaborer et de mettre en œuvre un plan de rétablissement climatique exécutoire, sans préciser le contenu de ce plan. Ils indiquent plutôt la méthode à suivre pour élaborer un tel plan, ce qui comprend la préparation d’un bilan complet des émissions de GES du Canada et la concordance du plan de rétablissement climatique [traduction] « exécutoire » avec la juste part du Canada dans le budget carbone mondial. Cette mesure de réparation est vide de contenu et de sens à l’égard des droits revendiqués par les demandeurs, s’il y a eu atteinte à ces droits. En outre, elle constitue une immixtion dans les fonctions d’élaboration de politiques des organes exécutif et législatif puisqu’elle exige que le plan de rétablissement climatique respecte certaines normes, notamment qu’il soit compatible avec le maintien d’un système climatique stable et avec la protection des ressources constituant une fiducie d’intérêt public.

[56]  La réparation convenable et juste dans le contexte d’une demande fondée sur la Charte « fait appel à des moyens légitimes dans le cadre de notre démocratie constitutionnelle » (Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation)), 2003 CSC 62, au paragraphe 56 [Doucet-Boudreau]). Bien que je convienne avec les demandeurs qu’il puisse être nécessaire d’innover et de créer des réparations afin de tenir compte des besoins en cause, ce n’est pas le cas en l’espèce. Dans l’arrêt Doucet-Boudreau, la Cour suprême a examiné la décision d’un juge de première instance qui avait ordonné à un gouvernement provincial de faire de son mieux pour construire des écoles francophones dans des délais déterminés. Le juge de première instance s’était déclaré compétent pour entendre des comptes rendus sur les efforts déployés à cet égard. L’ordonnance avait été rendue compte tenu de l’article 23 de la Charte, qui protège les droits linguistiques, et la compétence en matière de surveillance était limitée. Je trouve le contexte de l’arrêt Doucet-Boudreau différentiable de celui de l’espèce.

4)  Justiciabilité de la doctrine de la fiducie d’intérêt public

[57]  À mon avis, les arguments concernant la justiciabilité sur lesquels se sont appuyés les défendeurs s’appliquent de la même façon à la doctrine de la fiducie d’intérêt public. Relativement à cette demande en particulier, les demandeurs souhaitent que la Cour reconnaisse l’existence d’une doctrine sui generis obligeant les défendeurs à protéger et à préserver diverses ressources intrinsèquement publiques définies relevant du gouvernement fédéral.

[58]  L’existence de la doctrine de la fiducie d’intérêt public en common law ou en tant que principe constitutionnel non écrit est clairement une question juridique que les tribunaux peuvent résoudre. Cette question ne fait pas intervenir les mêmes considérations relativement à la démarcation entre les pouvoirs, et la demande ne contient aucun contexte ni élément de principe ou de politique. Le caractère inédit de la doctrine ne la rend pas non justiciable. La véritable question en lien avec cette demande particulière est de savoir si une telle doctrine révèle une cause d’action valable ou offre une chance raisonnable de succès.

D.  Cause d’action valable

1)  Conclusion sur la question de savoir si la déclaration révèle une cause d’action valable

[59]  Même si j’ai tort quant à la question de la justiciabilité, je conclus que la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable. Pour les motifs qui suivent, sur la base des actes de procédure dont les faits sont tenus pour avérés, les revendications au titre des articles 7 et 15 de la Charte, tout comme la revendication en lien avec la doctrine de la fiducie d’intérêt public, n’ont une chance raisonnable de succès. Plus précisément, l’ampleur excessive et le caractère diffus du comportement reproché ne permettent pas d’étayer une analyse au titre de l’article 7 de la Charte. Les demandeurs n’ont pas fait ressortir de distinction fondée sur un acte de l’État ou une mesure constitutionnelle, ce qui est nécessaire pour une analyse au titre de l’article 15 de la Charte. De plus, l’existence de la doctrine de la fiducie d’intérêt public, ainsi que l’ont alléguée les demandeurs, n’est pas fondée en droit canadien.

2)  Article 7 de la Charte

[60]  Pour qu’il y ait violation de l’article 7 de la Charte, les demandeurs doivent démontrer que : 1) la législation ou l’acte de l’État porte atteinte à leur vie, à leur liberté ou à la sécurité de leur personne, ou les en prive; et 2) une fois qu’ils ont établi que l’article 7 entre en jeu, ils doivent alors démontrer que la privation en cause n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale (Carter, précité, au paragraphe 55).

[61]  Le critère applicable aux requêtes en radiation suppose que la demande sera traitée de la manière habituelle dans le système judiciaire (Imperial Tobacco, au paragraphe 25). Les défendeurs font valoir ce qui suit : 1) il n’y a aucune cause d’action valable parce que l’article 7 de la Charte ne confère pas de droits positifs obligeant le Canada à adopter, à financer et à faire respecter, en matière de changement climatique, des politiques conformes aux normes des demandeurs; 2) la revendication est hypothétique et il est impossible d’en faire la preuve; et 3) les défendeurs ont également mis en cause l’ampleur du comportement reproché, qui ne révèle précisément aucune loi, aucun acte de l’État ou aucun ensemble d’actes ou de lois pouvant servir de fondement à une analyse au titre de l’article 7 de la Charte. En me fondant sur ce troisième motif, je conclus que la revendication ne révèle aucune possibilité raisonnable d’être accueillie. J’aborderai quand même chacun des arguments soulevés par les défendeurs.

a)  Mesure législative ou acte de l’État contesté

[62]  À mon avis, la revendication fondée sur l’article 7 de la Charte ne révèle aucune cause d’action valable parce que l’ampleur excessive et le caractère diffus du comportement reproché ne permettent pas d’étayer une analyse au titre de l’article 7 de la Charte. Tel qu’il est indiqué dans la décision Tanudjaja, la contestation d’une loi en particulier ou de son application est une caractéristique par excellence des contestations au titre de l’article 7 de la Charte.

[63]  Comme je l’ai indiqué précédemment, je serais disposé à conclure qu’un ensemble de mesures législatives ou d’actes de l’État est susceptible de contrôle en application de l’article 7 de la Charte, mais le caractère diffus et illimité du comportement reproché qui est présenté ne permet pas d’ancrer l’analyse en l’espèce. Ainsi, la demande n’a aucune possibilité raisonnable d’être accueillie en application de l’article 7 de la Charte.

[64]  Même si cette conclusion constitue le fondement de la radiation de la revendication au titre de l’article 7 de la Charte, j’examinerai ci-dessous les autres arguments des défendeurs.

b)  Droits positifs

[65]  Bien que cela ne soit plus déterminant, je ferai quelques commentaires quant à l’argument avancé par les défendeurs concernant la formulation en termes de droits positifs de la revendication fondée sur l’article 7 de la Charte. Selon moi, pour les motifs qui suivent, cet argument ne suffit pas pour conclure que la revendication ne révèle aucune cause d’action valable.

[66]  Les défendeurs affirment que la revendication des demandeurs au titre de l’article 7 de la Charte ne révèle aucune cause d’action valable parce que son but est de faire reconnaître l’existence de droits positifs quant aux politiques en matière de changement climatique privilégiées par les demandeurs. L’article 7 de la Charte ne crée pas d’obligations positives; il repose plutôt une conclusion de carence découlant d’une mesure législative ou d’un acte de l’État. Les défendeurs ajoutent que la revendication des demandeurs ne correspond pas à une évolution graduelle de l’interprétation de l’article 7 de la Charte et que l’espèce ne présente apparemment aucune circonstance spéciale permettant de formuler la requête en termes de droits positifs.

[67]  Je ne suis pas disposé à conclure que les demandeurs ne pourraient pas faire valoir une revendication de droits négatifs ou qu’il leur serait autrement interdit de faire valoir une revendication de droits positifs à ce stade de l’instance. Par conséquent, cet argument n’a pas été retenu pour étayer davantage la radiation de la revendication au titre de l’article 7 de la Charte.

[68]  Je sais que les demandeurs s’opposent à ce que leur revendication soit qualifiée de revendication « de droits positifs ». Ils cherchent à faire valoir que le comportement reproché les prive d’un climat sain et que les actions tout comme les inactions des défendeurs les ont privés d’un système climatique stable. Compte tenu du seuil élevé à atteindre dans le contexte d’une requête en radiation, je ne suis pas disposé à qualifier la revendication des demandeurs de façon à indiquer qu’elle met uniquement en jeu des droits positifs.

[69]  De plus, les demandeurs se sont fondés sur la jurisprudence pour avancer que l’article 7 peut être interprété comme une disposition mettant en jeu les droits positifs dans les cas appropriés. La juge en chef McLachlin, s’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Gosselin c Québec (Procureur général), 2002 CSC 84 [Gosselin], aux paragraphes 81 et 82, a notamment indiqué ce qui suit :

81  [...] En conséquence, jusqu’à maintenant, rien dans la jurisprudence ne tend à indiquer que l’art. 7 impose à l’État une obligation positive de garantir à chacun la vie, la liberté et la sécurité de sa personne. Au contraire, on a plutôt considéré que l’art. 7 restreint la capacité de l’État de porter atteinte à ces droits. Il n’y a pas d’atteinte de cette nature en l’espèce.

82  [...] La question n’est donc pas de savoir si l’on a déjà reconnu — ou si on reconnaîtra un jour — que l’art. 7 crée des droits positifs. Il s’agit plutôt de savoir si les circonstances de la présente affaire justifient une application nouvelle de l’art. 7, selon laquelle il imposerait à l’État l’obligation positive de garantir un niveau de vie adéquat.

[70]  En outre, le juge Rennie, s’exprimant au nom d’une Cour d’appel fédérale unanime, a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, au paragraphe 139 :

139  Je suis conscient du fait que l’article 7 n’est pas immuable, que son contenu n’a pas été défini de façon exhaustive et, qu’un jour, des obligations positives pourraient y être ajoutées – peut-être en lien avec des droits sociaux ou économiques ou encore des droits liés à la santé ou au climat

[Non souligné dans l’original.]

[71]  Les demandeurs s’appuient également sur un arrêt de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, Single Mothers’ Alliance of BC Society v British Columbia, 2019 BCSC 1427, au paragraphe 112, qui illustre le cas où une revendication au titre de l’article 7 de la Charte n’a pas été radiée au motif que l’article 7 de la Charte n’a pas encore été interprété de manière à imposer des obligations positives. Dans cet arrêt, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a conclu qu’elle devait permettre l’instruction d’une demande inédite, mais soutenable.

[72]  Comme l’enseigne la Cour suprême dans l’arrêt Gosselin, « [c]e serait faire erreur que de considérer que le sens de l’art. 7 est figé ou que son contenu a été défini de façon exhaustive dans les arrêts antérieurs » (Gosselin, précité, au paragraphe 82). C’est dans ce contexte d’interprétation de la Charte que l’on a envisagé une croissance et un développement, sans excéder les limites naturelles du texte, afin de tenir compte des droits positifs au titre de l’article 7. Les demandeurs ont invoqué des faits qui pourraient permettre de conclure à l’existence de [traduction] « circonstances particulières ». Dans ce contexte, je n’accepte pas l’argument des défendeurs selon lequel la revendication des demandeurs ne révèle aucune cause d’action valable pour ce seul motif.

c)  Conjectures

[73]  J’examinerai également les arguments des défendeurs au sujet de la nature conjecturale de la revendication au titre de l’article 7 de la Charte, même si j’ai déjà jugé que cette revendication ne révèle aucune cause d’action valable compte tenu de l’ampleur excessive et du caractère diffus du comportement reproché. Pour les motifs qui suivent, je ne souscris pas aux arguments des défendeurs sur cette question restreinte.

[74]  Les défendeurs allèguent en outre que les revendications au titre de la Charte sont hypothétiques parce qu’il est impossible d’en faire la preuve étant donné que le changement climatique est un phénomène mondial et cumulatif. Le changement climatique découle des activités humaines dans le monde au fil des années; une approche internationale exhaustive est nécessaire pour y faire face. Ainsi, les défendeurs comparent l’espèce à l’arrêt Operation Dismantle, dans lequel il n’a pas été possible d’établir un « lien de causalité » suffisant. Dans l’arrêt Operation Dismantle, il n’a pas été possible d’établir un lien entre la décision du cabinet fédéral d’autoriser les essais du missile de croisière et le résultat allégué par les appelants, à savoir la menace accrue de guerre nucléaire. Il ne s’agissait que d’hypothèses et la menace n’a jamais pu être prouvée (Operation Dismantle, au paragraphe 18).

[75]  Les arguments de conjecture seuls ne me permettent pas de conclure qu’il n’y a aucune perspective de succès raisonnable. À la différence des conjectures inhérentes à l’hypothèse dont il est question dans l’arrêt Operation Dismantle (c’est-à-dire que la réaction des puissances étrangères aux essais du missile de croisière fera augmenter le risque de guerre nucléaire), les demandeurs en l’espèce font valoir que le rôle joué par le Canada en matière de changement climatique a mené aux préjudices allégués. En l’espèce, le rôle du Canada en ce qui concerne les émissions de GES est plus que conjectural.

3)  Article 15 de la Charte

[76]  Pour établir une restriction de leurs droits au titre de l’article 15 de la Charte, les demandeurs doivent démontrer qu’une loi contestée, à première vue ou de par son effet, crée (1) une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, et (2) que la distinction perpétue un désavantage (Québec (Procureure générale) c Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, au paragraphe 25 [Alliance du personnel professionnel]).

[77]  L’article 15 de la Charte ne se limite pas à l’évaluation du caractère constitutionnel de la loi, mais s’appliquera aux actes du gouvernement sous diverses formes, par exemple l’application d’une loi de manière discriminatoire par des fonctionnaires (Little Sisters Book and Art Emporium c Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69). Cependant, la loi en question doit être à l’origine de la distinction, à première vue ou de par son effet.

[78]  Les demandeurs affirment qu’une « loi » selon l’article 15 de la Charte comprend ce qu’ils qualifient de « comportement reproché ». Je fais remarquer que les demandeurs ont expliqué, aux paragraphes 78 à 89 de leur déclaration, que les enfants et les jeunes sont particulièrement vulnérables au changement climatique. En outre, les demandeurs se plaignent de discrimination fondée sur l’âge et sur l’[traduction] « indigénéité », au paragraphe 232 de leur déclaration.

[79]  Les défendeurs font valoir que l’article 15 de la Charte ne peut pas offrir de protection dans l’abstrait et qu’il n’y a aucune allégation selon laquelle une loi donnée accorde des avantages ou impose des obligations, répartis inéquitablement en se fondant sur un motif de distinction illicite. Je suis d’accord avec les défendeurs. Je ne vois pas clairement quelle loi contestée crée la distinction alléguée, à première vue ou de par son effet. Il est entendu que les demandeurs affirment que le changement climatique a une incidence démesurée sur les enfants et les jeunes. Cependant, en prenant cet argument pour point de départ, ils ont éludé l’étape à laquelle on définit une loi créant une distinction fondée sur un motif énuméré.

[80]  Compte tenu de ce qui précède, je n’ai pas jugé utile d’examiner l’argument présenté aux paragraphes 59 et 60 des observations écrites des défendeurs, à savoir que l’article 15 de la Charte n’impose aucune obligation positive au Canada. Les arguments des défendeurs portaient principalement sur les aspects intéressant les droits positifs en lien avec l’article 7 de la Charte, et ce qui précède est par ailleurs déterminant en ce qui concerne l’article 15 de la Charte. Il n’y a aucune cause d’action valable au titre de l’article 15 de la Charte, pour les motifs évoqués ci-dessus.

4)  Doctrine de la fiducie d’intérêt public

[81]  Les demandeurs présentent la doctrine de la fiducie d’intérêt public comme une obligation semblable à celle d’une fiducie, une obligation parens patriae ou une obligation fiduciaire des défendeurs de protéger et de préserver l’intégrité des ressources intrinsèquement publiques afin que le public ne soit pas privé des avantages que ces ressources offrent à tous. Dans leurs observations écrites concernant la présente requête en radiation, les demandeurs ont précisé que la doctrine de la fiducie d’intérêt public est une doctrine sui generis. Ils affirment qu’il s’agit à la fois d’un principe de common law et d’un principe constitutionnel non écrit. Selon les demandeurs, la doctrine de la fiducie d’intérêt public impose aux défendeurs des obligations générales et particulières en ce qui concerne les ressources constituant une fiducie d’intérêt public qui ont été mentionnées.

[82]  En tant que bénéficiaires de la fiducie d’intérêt public et parce qu’ils affirment avoir la qualité pour agir dans l’intérêt public, les demandeurs allèguent qu’ils peuvent exécuter la fiducie d’intérêt public dans des circonstances où les défendeurs ne se sont pas acquittés des obligations qui leur incombaient en qualité de fiduciaires (déclaration des demandeurs, au paragraphe 242).

[83]  Selon les demandeurs, les ressources qui suivent sont visées par la doctrine de la fiducie d’intérêt public; de par leur nature, ce sont des ressources publiques que le Canada est tenu de préserver et de protéger. Les ressources constituant une fiducie d’intérêt public sont les suivantes :

  1. les eaux navigables, les zones intertidales et les eaux territoriales, y compris les terres immergées sous ces eaux et les ressources qui s’y trouvent;

  2. l’air, y compris l’atmosphère;

  3. le pergélisol.

[84]  Les demandeurs affirment également que la doctrine de la fiducie d’intérêt public impose les obligations générales suivantes aux défendeurs :

  1. une obligation d’exercer une surveillance et un contrôle continus quant aux ressources constituant une fiducie d’intérêt public;

  2. une obligation de protéger le droit du public d’accéder à ces ressources, de les utiliser et d’en profiter dans la mesure du possible, ce qui comprend les droits essentiels à la capacité du public de bénéficier d’une ressource détenue en commun;

  3. une obligation de protéger les ressources constituant une fiducie d’intérêt public d’une manière qui ne porte pas considérablement atteinte à l’intégrité de ces ressources ou au droit du public d’y accéder, de les utiliser et d’en profiter.

a)  La doctrine de la fiducie d’intérêt public en common law

[85]  Les demandeurs font valoir que la doctrine de la fiducie d’intérêt public est une question de longue date qui n’a jamais vraiment été tranchée et sur laquelle il convient de statuer. À cet égard, ils établissent une distinction entre un droit [traduction] « non reconnu » et un droit « inexistant ». Ils cherchent à établir une distinction avec la jurisprudence qui n’a pas reconnu la doctrine de la fiducie d’intérêt public, faisant valoir que leur dossier doit être examiné au procès afin de déterminer l’existence des obligations de fiducie publique proposées et d’en évaluer les limites. Les demandeurs ajoutent que la requête en radiation est un outil de contrôle destiné à écarter les demandes qui sont clairement non fondées. Elle ne sert pas à empêcher la loi de s’adapter à l’évolution des circonstances. Les demandeurs affirment donc qu’ils ont le droit d’établir le bien-fondé de leur revendication quant à l’application de cette doctrine sui generis dans le contexte précis et sans précédent du changement climatique.

[86]  Les demandeurs tentent d’établir une distinction entre l’arrêt de la Cour suprême Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 [Elder Advocates], et le type d’obligations de fiducie publique qu’ils demandent à la Cour de confirmer en l’espèce (Elder Advocates, précité, aux paragraphes 36 et 37). Dans l’arrêt Elder Advocates, la Cour suprême enseigne que la Couronne n’a aucune obligation fiduciaire envers le public dans son ensemble (Elder Advocates, au paragraphe 50). En l’espèce, les demandeurs revendiquent une formulation de la doctrine de la fiducie d’intérêt public selon laquelle il existe une obligation envers tous les Canadiens. Les demandeurs estiment donc que la doctrine de la fiducie d’intérêt public qu’ils présentent ne relève pas du concept d’obligation fiduciaire ad hoc.

[87]  Je conclus qu’aucun fondement juridique ne permet d’affirmer que la doctrine de la fiducie d’intérêt public, telle qu’elle est présentée par les demandeurs, révèle une cause d’action valable. Pour les motifs qui suivent, cette revendication n’a aucune possibilité raisonnable d’être accueillie.

[88]  L’ampleur de la revendication au titre de la doctrine présumée de fiducie d’intérêt public et l’absence de faits substantiels pour étayer tout fondement juridique sont révélatrices d’un [traduction] « résultat » pour lequel on recherche une [traduction] « cause d’action ». La portée des obligations avancées par les demandeurs est à la fois vaste et sans limites évidentes. Les demandeurs s’appuient sur des remarques incidentes formulées dans l’arrêt Colombie-Britannique c Canadian Forest Products Ltd., 2004 CSC 38 [Canfor], pour affirmer que l’on peut envisager d’examiner la doctrine de la fiducie d’intérêt public au Canada, doctrine selon laquelle la Couronne est investie des droits du public (Canfor, précité, aux paragraphes 72 à 83) :

74  L’idée selon laquelle la Couronne est investie des droits du public en matière environnementale a des origines anciennes en common law : voir, par exemple, J. C. Maguire, « Fashioning an Equitable Vision for Public Resource Protection and Development in Canada : The Public Trust Doctrine Revisited and Reconceptualized » (1997), 7 J.E.L.P. 1. En fait, la notion de « droits du public » était reconnue en droit romain :

[traduction] Suivant le droit naturel, sont communs tous les éléments suivants : l’air, l’eau courante, la mer . . .

(T. C. Sandars, The Institutes of Justinian (1876), livre II, titre I, p. 158)

[...]

81  Il me semble qu’aucun obstacle juridique n’empêche la Couronne d’engager, quand les faits y donnent ouverture, des poursuites en indemnisation et en injonction pour cause de nuisance publique ou pour négligence causant un dommage environnemental à des terres domaniales, et peut-être pour d’autres quasi-délits tels que l’entrée sans autorisation, mais ces actions soulèvent des questions de politique générale nouvelles et manifestement importantes. Parmi ces questions, mentionnons la responsabilité possible de la Couronne pour inaction en cas de menaces pour l’environnement, l’existence ou l’absence d’obligations fiduciaires contraignantes de la Couronne envers le public à cet égard, les limites du rôle et de la fonction des gouvernements pour les mesures prises à l’encontre d’actes préjudiciables à la jouissance des ressources publiques par le public ainsi que les voies de droit qui leur sont ouvertes sous ce rapport, et le spectre d’une responsabilité indéterminée qui serait imposée à des parties privées pour des sommes indéterminées en cas de préjudice écologique ou de dommage environnemental.

[89]  L’arrêt Canfor portait sur la possibilité, pour le procureur général, de recouvrer des dommages-intérêts pour perte environnementale (Canfor, au paragraphe 8). Dans cette affaire, la Couronne du chef de la Colombie-Britannique a dit agir non seulement en qualité de propriétaire foncier, mais encore à titre de représentante des habitants de la Colombie-Britannique. Dans ce contexte, on ne peut pas considérer que les remarques incidentes concernant la doctrine de la fiducie d’intérêt public servent de fondement à la vaste portée des droits avancée par les demandeurs, faisant en sorte que les demandeurs ont le droit d’intenter une action judiciaire à l’encontre de la Couronne (déclaration des demandeurs, au paragraphe 242). Les remarques incidences de la Cour suprême dans l’arrêt Canfor ont été formulées dans le contexte de la question de savoir si la Couronne ne pouvait poursuivre qu’en sa qualité de propriétaire foncier ordinaire. Ainsi, s’il est possible d’examiner quelque chose, c’est le droit de la Couronne dans le contexte d’une action en responsabilité civile délictuelle.

[90]  À mon avis, la doctrine américaine de la fiducie d’intérêt public et les sources secondaires sur lesquelles s’appuient les demandeurs à cet effet ne sont pas applicables. Plus précisément, les demandeurs s’appuient sur l’ouvrage Waters’ Law of Trusts in Canada, 4e éd. (Toronto: Carswell, 2012) [Waters], dans lequel on examine la doctrine en vertu du droit américain. On y aborde la doctrine américaine de la fiducie d’intérêt public avant de préciser que [traduction] « [l]a doctrine de la fiducie d’intérêt public n’a pas été adoptée au Canada » (Waters, op. cit., à la page 603; voir également : Maguire, John C., « Fashioning an Equitable Vision for Public Resource Protection and Development in Canada: The Public Trust Doctrine Revisited and Reconceptualized » (1997), 7 J.E.L.P. 1).

[91]  Dans l’arrêt Burns Bog Conservation Society c Canada, 2014 CAF 170 [Burns Bog (CAF)], la Cour d’appel fédérale a souscrit à une décision de la Cour fédérale et a reconnu que la doctrine de la fiducie d’intérêt public n’a pas été reconnue en droit canadien (Burns Bog (CAF), aux paragraphes 43 à 47; Burns Bog (CF), au paragraphe 107). La Cour d’appel fédérale a précisé ce qui suit, au paragraphe 44 de cet arrêt :

44  Il est évident que, pour tirer sa conclusion, le juge a examiné attentivement la jurisprudence Canfor et a conclu qu’elle permettait tout au plus d’envisager la possibilité d’appliquer la doctrine de la fiducie d’intérêt public élaborée aux États-Unis au sujet des terres domaniales (voir Canfor, aux paragraphes 74 à 81). Or, comme nous l’avons déjà expliqué, l’intimée n’est pas en l’espèce propriétaire de la tourbière Burns.

[92]  Même s’il est clair que la question déterminante dans cette affaire était celle de la propriété, je ne conclus pas que la décision et l’arrêt Burns Bog ont « permis d’envisager la possibilité » d’une large doctrine de la fiducie d’intérêt public, telle que l’ont présentée les demandeurs, qui pourrait être cristallisée dans un contexte factuel différent. J’ai examiné les motifs énoncés dans l’arrêt Canfor et la décision Burns Bog (Canfor, aux paragraphes 72 à 83; Burns Bog (CF), aux paragraphes 74 à 81) et, bien qu’il existe une « idée » selon laquelle la Couronne est investie des droits du public en matière environnementale, cette jurisprudence n’aborde pas l’ampleur des droits et des intérêts conférant un droit d’action qui, selon les demandeurs, existent en common law.

[93]  Je ne suis toujours pas convaincu qu’il faille instruire une revendication en lien avec la doctrine de la fiducie d’intérêt public pour le motif qu’il s’agit d’une revendication inédite, ni que je doive privilégier la prudence. Au contraire, la doctrine de la fiducie d’intérêt public est un concept que les tribunaux canadiens n’ont jamais reconnu. Ce concept n’existe pas en droit canadien. À cet égard, je n’accepte pas la tentative des demandeurs d’établir une distinction entre une cause d’action non reconnue et une cause d’action inexistante.

[94]  Cette revendication peut être radiée à juste titre. Comme l’a indiqué la Cour suprême dans l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique, « [s]i un tribunal ne reconnaît pas une demande inédite dans le cas où les faits allégués sont tenus pour avérés, la demande est manifestement vouée à l’échec et doit être radiée » (Société des loteries de l’Atlantique, au paragraphe 19).

[95]  En outre, la reconnaissance de ce principe ne cadre pas avec l’approche des tribunaux en ce qui concerne l’évolution de la common law, qui est graduelle, contrairement à l’évolution des textes législatifs qui peut être initiée par le législateur. Les tribunaux sont limités à cet égard, contrairement au législateur, et la portée de la doctrine de la fiducie d’intérêt public proposée ne correspond pas à une évolution graduelle.

b)  La doctrine de la fiducie d’intérêt public en tant que principe constitutionnel non écrit

[96]  Les demandeurs affirment également que la doctrine de la fiducie d’intérêt public est un principe constitutionnel non écrit. Ils s’appuient sur des sources secondaires, citant des remarques faites par la juge en chef McLachlin dans Les principes constitutionnels non écrits : qu’est-ce qui se passe dans ce domaine? (Conférence « Lord Cooke Lecture » de 2005. Wellington, Nouvelle-Zélande). Ces remarques portaient sur la manière dont les principes constitutionnels sont ancrés dans le droit naturel. Selon les demandeurs, ce n’est pas très différent de la doctrine présumée de fiducie d’intérêt public qu’ils exposent. Dans son allocution, la juge en chef a notamment affirmé ceci :

Le concept contemporain de principes constitutionnels non écrits peut être considéré comme une réincarnation moderne des anciennes doctrines du droit naturel.

[97]  Les demandeurs allèguent qu’il serait donc prématuré de rejeter cette revendication dans le contexte d’une requête en radiation.

[98]  Ceci étant dit, la déclaration des demandeurs ne contient pas de faits substantiels pour étayer l’argument selon lequel la doctrine de la fiducie d’intérêt public est un principe constitutionnel non écrit; les demandeurs se contentent d’affirmer que c’est le cas. Le fait de ne pas présenter de faits substantiels qui, s’ils étaient tenus pour avérés, appuieraient cette conclusion dans la déclaration des demandeurs, est fatal à la cause d’action proposée.

[99]  La Cour suprême, dans l’arrêt Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217, aux paragraphes 50 et 51, indique qu’« il serait impossible de concevoir notre structure constitutionnelle sans eux [les principes constitutionnels sous‑jacents]. Ces principes ont dicté des aspects majeurs de l’architecture même de la Constitution et en sont la force vitale. » Il n’y a pas de faits substantiels qui, s’ils étaient tenus pour avérés, pourraient démontrer que ce seuil a été atteint.

[100]  Compte tenu de ce qui précède, il est évident et manifeste que les revendications liées à la doctrine de la fiducie d’intérêt public ne révèlent aucune cause d’action valable.

VII.  Conclusion

[101]  Compte tenu des conclusions qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir la requête des défendeurs en vue de radier la déclaration des demandeurs, sans autorisation de la modifier.

[102]  Les revendications au titre des articles 7 et 15 de la Charte ne sont pas justiciables et ne révèlent par ailleurs aucune cause d’action valable. La doctrine de la fiducie d’intérêt public, bien qu’elle soit justiciable, ne révèle aucune cause d’action valable.

[103]  Les défendeurs n’ont pas sollicité de dépens dans leur requête. Compte tenu de la nature inédite et complexe de la déclaration, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour n’adjuger aucuns dépens.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1750-19

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête des défendeurs en vue de radier la déclaration des demandeurs est accueillie, sans autorisation de la modifier.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1750-19

 

INTITULÉ :

CECILIA LA ROSE REPRÉSENTÉE AT LITEM PAR ANDREA LUCIUK ET AL c LA REINE ET AL

 

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ET EN PERSONNE LE 30 SEPTEMBRE 2020 ET LE 1ER OCTOBRE 2020, À VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE) [COUR ET PARTIES] ET À VICTORIA (COLOMBIE-BRITANNIQUE) [PARTIES]

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

le 27 octobre 2020

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Joseph J. Arvay

Catherine Boies Parker

Christopher Tollefson

Anthony Ho

 

POUR LES DEMANDEURS

Joseph Cheng

Andrew Law

Shaun Ramdin

Katrina Longo

 

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ARVAY FINLAY LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

TOLLEFSON LAW CORPORATION

Victoria (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

POUR LES DEMANDEURS

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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