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Date : 20201023


Dossier : IMM-6312-19

Référence : 2020 CF 999

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 23 octobre 2020

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

ROSMOND ADAIR

KAREN NICHOLE PRIMUS

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse, Mme Karen Nichole Primus, est citoyenne de Saint‑Vincent‑et‑les Grenadines [SVG] et mère de deux enfants âgés de 17 et 15 ans qui sont nés au Canada. Elle a présenté une demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie du regroupement familial, parrainée par sa tante, Mme Rosmond Adair. L’agent des visas a conclu que Mme Primus ne faisait pas partie de la famille de Mme Adair et qu’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’était pas justifiée.

[2]  Dans la présente demande, fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, les demanderesses sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de l’agent. Elles ne contestent pas la conclusion selon laquelle Mme Primus ne fait pas partie de la famille de Mme Adair, mais font valoir que la décision de l’agent relative aux motifs d’ordre humanitaire est déraisonnable.

II.  Norme de contrôle

[3]  La seule question soulevée par les demanderesses est celle de savoir si la décision de l’agent relative aux motifs d’ordre humanitaire est déraisonnable. Une telle décision doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Banatao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 395, au para 20). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse aux motifs et au résultat de la décision. La décision sera jugée raisonnable si elle est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 85 [Vavilov]). Pour être raisonnable, la décision doit être justifiée, intelligible et transparente pour la personne qui en fait l’objet (Vavilov, au para 95).

III.  Analyse

[4]  Les demanderesses soutiennent que trois motifs justifient l’intervention de la Cour, à savoir que l’agent a déraisonnablement :

  1. conclu que Mme Primus n’était pas un membre de fait de la famille de Mme Adair;

  2. conclu que les difficultés liées à la situation générale au pays ne justifiaient pas la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire;

  3. analysé l’intérêt supérieur des enfants de Mme Primus.

[5]  Je ne suis pas convaincu que l’agent a commis une erreur en évaluant la question de l’appartenance de fait à la catégorie du regroupement familial et celle des difficultés liées à la situation générale au pays. Cependant, je conclus que l’agent a commis des erreurs susceptibles de contrôle dans son appréciation de l’intérêt supérieur des enfants. La demande est accueillie pour ce motif.

A.  L’agent a raisonnablement conclu que Mme Primus n’était pas un membre de fait de la famille de Mme Adair

[6]  Mme Adair a assumé presque à elle seule la charge de Mme Primus alors que cette dernière était âgée de 9 à 12 ans, puis de 15 ans jusqu’à ce qu’elle atteigne l’âge adulte. Bien que Mme Primus soit maintenant âgée de 46 ans, Mme Adair continue de lui apporter son soutien.

[7]  Bien que les demanderesses reconnaissent que Mme Primus n’est pas un membre de la famille de Mme Adair aux fins du parrainage dans la catégorie du regroupement familial, elles soutiennent que Mme Primus aurait dû être reconnue comme un membre de la famille de fait. Elles s’appuient sur les instructions sur l’exécution du programme [les instructions] établies par  le défendeur. Ces instructions prévoient que les personnes qui ne satisfont pas à la définition de membres de la catégorie du regroupement familial peuvent néanmoins faire l’objet d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire et énoncent les différents facteurs à considérer.

[8]  Les demanderesses soutiennent que l’agent a déraisonnablement conclu que la preuve n’établissait pas qu’il existait un degré élevé de dépendance entre elles et qu’il a commis une erreur en n’examinant pas les facteurs établis dans les instructions pour apprécier l’appartenance de fait à la famille.

[9]  Dans la décision Frank c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 270 [Frank], le juge Luc Martineau a écrit ce qui suit après avoir examiné les directives fournies aux agents dans les guides opérationnels (les instructions) du défendeur :

[29]  Il ressort clairement de ce qui précède que le statut de membre de la famille de fait se limite aux personnes vulnérables qui n’entrent pas dans la définition de membres de la famille au sens de la Loi et qui dépendent du soutien, tant financier qu’affectif, qu’ils reçoivent des personnes habitant au Canada. Par conséquent, le statut de membre de la famille de fait n’est pas généralement accordé à des adultes indépendants et fonctionnels qui ont un lien affectif étroit avec un parent habitant au Canada, comme c’est le cas en l’espèce.

[10]  La dépendance financière et affective à l’égard du parrain vivant au Canada est au centre du concept de membre de la famille de fait.

[11]  En l’espèce, la preuve dont l’agent disposait montre que Mme Adair a apporté une forme de soutien financier aux membres de sa famille à SVG, y compris à Mme Primus. On pourrait raisonnablement conclure qu’un lien affectif s’est développé entre les demanderesses puisque Mme Adair s’est occupée principalement de Mme Primus à différentes périodes durant sa jeunesse. Cependant, même si elles ont toutes deux habité à SVG pendant un certain temps, leur cohabitation ne s’est pas étendue sur plusieurs années. Mme Primus reçoit un soutien financier de Mme Adair, mais il ne s’agit pas de son unique source de revenus; elle travaille, perçoit du pourboire et reçoit de l’aide financière d’autres membres de sa famille à SVG. Les demanderesses ne contestent pas non plus la conclusion de l’agent selon laquelle il y a peu de preuve démontrant qu’elles entretiennent une communication.

[12]  Bien que Mme Adair ait raisonnablement pu constituer une source de soutien affectif pour Mme Primus, la preuve ne permet pas d’établir qu’elle dépend actuellement de Mme Adair à cet égard. En l’absence de preuve établissant que Mme Primus est une personne vulnérable qui dépend du soutien financier et affectif de Mme Adair, il n’était pas déraisonnable pour l’agent de conclure qu’un degré élevé de dépendance n’avait pas été établi.

[13]  Les demanderesses se fondent également sur la décision Nalbandian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1128, pour faire valoir que le défaut de l’agent d’examiner chacun des facteurs établis dans les instructions rend la décision déraisonnable. Je ne suis pas d’accord. Dans cette décision, le juge a conclu que l’agente avait commis une erreur susceptible de contrôle en ne motivant pas sa décision et en n’abordant pas les critères prescrits. En l’espèce, l’agent a examiné la preuve portant sur la question de la dépendance et a conclu que celle‑ci ne démontrait pas [traduction« que [Mme Primus] dépendait grandement de Mme Adair ni que celles‑ci entretenaient des liens étroits ». Puisqu’il a conclu que la preuve n’établissait pas de lien de dépendance, l’agent n’était pas tenu d’analyser expressément la relation familiale de fait ni d’examiner chacun des facteurs établis dans les instructions. L’agent n’est pas tenu d’« examiner précisément la question des membres de la famille de fait dans chaque affaire » (Frank, au para 30).

B.  L’agent n’a pas commis d’erreur en évaluant la situation générale du pays

[14]  Les demanderesses soutiennent que l’agent a déraisonnablement conclu que la preuve concernant les conditions défavorables à SVG se rapportait à des difficultés générales qui ne justifiaient pas la prise de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire. Les demanderesses s’appuient sur plusieurs affaires pour faire valoir que les difficultés générales ne peuvent servir de fondement pour refuser la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire (Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]; Paramanayagam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1417 [Paramanayagam]; Marafa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 571; Rubayi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 74). Les demanderesses soutiennent que la preuve sur la situation générale au pays n’aurait pas dû être rejetée sommairement, en particulier puisqu’elle était liée à la situation personnelle de Mme Primus — une femme responsable d’un ménage avec enfants — et démontrait que les difficultés générales auraient des répercussions disproportionnées sur Mme Primus et ses enfants.

[15]  Dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, des inférences raisonnables peuvent être tirées à partir d’éléments de preuve sur les conditions défavorables en général afin d’établir l’existence de difficultés dans le pays d’origine (Kanthasamy, au para 56; Paramanayagam, au para 19; Aboubacar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 714, au para 12).

[16]  La preuve en l’espèce démontre que la situation économique difficile à SVG a des répercussions disproportionnées sur les femmes et les enfants qui vivent dans un ménage dirigé par une femme, y compris des taux de chômage élevés. Cependant, comme le souligne l’agent, Mme Primus a décroché un emploi qu’elle a occupé pendant plusieurs années lorsqu’elle est retournée à SVG.

[17]  Bien que la question des difficultés générales ne puisse servir de fondement pour refuser la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire, elle ne permet pas non plus d’accorder de telles mesures lorsque la preuve démontre que le demandeur n’éprouve pas ces difficultés. Certes, les conditions auxquelles Mme Primus doit faire face en tant que mère monoparentale à SVG sont incontestablement difficiles, mais je ne puis conclure que l’agent a commis une erreur en concluant que la situation de Mme Primus ne justifiait pas la prise de mesures spéciales. L’accès à un niveau de vie supérieur ou à une meilleure éducation au Canada n’est en général pas suffisant pour justifier la prise de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire (Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1295, au para 18; Esahak-Shammas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 461, au para 40).

C.  L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants effectuée par l’agent est déraisonnable

[18]  Les demanderesses font valoir que l’agent a fait fi de la preuve sur la situation au pays se rapportant à l’intérêt supérieur des deux enfants de Mme Primus nés au Canada. Elles soutiennent aussi qu’il a commis une erreur en examinant un rapport de consultation qui faisait état de troubles du développement et d’importantes lacunes dont est atteinte la cadette de Mme Primus en ce qui a trait à la mémoire, la lecture, l’orthographe et les mathématiques.

[19]  L’agent aborde brièvement le rapport de consultation de 2017 qui fait état des troubles de lecture et du développement dont est atteinte la fille cadette de Mme Primus. Il a qualifié le rapport d’[traduction] « opinion d’un médecin » et lui a accordé un poids neutre, au motif qu’il ne contenait pas de diagnostic médical et que [traduction] « toutes les recommandations qui figurent dans le rapport donnent à penser que l’enfant a accès à des soins convenables dans son pays d’origine ».

[20]  Le rapport établit clairement les difficultés auxquelles l’enfant fait face. L’auteur du rapport avait évalué l’enfant en 2013, soit quatre ans auparavant. Il est présenté comme ayant les qualifications requises pour évaluer les troubles d’apprentissage et du développement chez les enfants d’âge scolaire, et les circonstances indiquent qu’il travaille dans ce domaine depuis plusieurs années.

[21]  En examinant les motifs de l’agent, on voit mal pourquoi l’absence de diagnostic médical réduit considérablement le poids qu’il convient d’accorder au rapport. Le fait que l’agent croyait à tort que le rapport était l’œuvre d’un médecin explique peut‑être la position qu’il a adoptée. Malgré l’absence de diagnostic, médical ou autre, le rapport expose en détail les troubles d’apprentissage et du développement de l’enfant, évalue ses aptitudes en fonction de son âge, souligne que les mesures de rattrapage recommandées auparavant n’ont pas été prises et indique que la condition de l’enfant ne s’est pas améliorée entre 2013 et 2017, voire qu’elle a empiré. Le rapport de 2017 indique que [traduction] « les résultats de la présente évaluation montrent clairement qu’Eniola n’a pas progressé […] depuis sa première évaluation ». Il souligne également que [traduction] « sa première évaluation réalisée en 2013 indiquait qu’elle avait un besoin pressant de recevoir de l’aide et il est déplorable qu’elle n’y ait pas eu droit ».

[22]  Malgré la conclusion du rapport selon laquelle les mesures de rattrapage recommandées en 2013 n’ont pas été prises, l’agent conclut que [traduction] « toutes les recommandations figurant dans le rapport donnent à penser que l’enfant a accès à des soins convenables dans son pays d’origine ». Cette conclusion semble contredire directement l’expérience de l’enfant telle qu’elle est décrite dans le rapport de 2017. Elle est également incompatible avec d’autres éléments de preuve au dossier qui signalent une pénurie d’enseignants qualifiés, des budgets d’exploitation limités qui compliquent la prestation de services de base dans les écoles, comme le transport et la fourniture de manuels scolaires, ainsi que l’accès limité à des professionnels capables de traiter les troubles d’apprentissage et du développement.

[23]  Il est vrai que les déficiences de l’enfant ne sont pas un facteur déterminant dans l’examen d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (Cortorreal De Leon c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2016 CF 1178, au para 26). Cependant, elles n’exonèrent pas l’agent de sa responsabilité de tenir compte de l’ensemble de la preuve et d’examiner les facteurs d’ordre humanitaire susceptibles de justifier la prise de mesures spéciales (Bhalla c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 1638, au para 17).

[24]  En l’espèce, l’agent a fait « peu de cas » des difficultés de l’enfant. Il ne s’est pas intéressé au simple fait qu’elle n’a pas reçu les soins nécessaires pour corriger ses déficiences et difficultés bien réelles qui sont détaillées dans le rapport d’expert. L’agent n’a pas examiné la preuve faisant état des problèmes liés aux ressources dans le système d’éducation de SVG et des répercussions qu’ont ces problèmes sur les services mêmes que le rapport prescrivait pour l’enfant. L’agent doit tenir compte de l’ensemble de ces circonstances dans son analyse des motifs d’ordre humanitaire plutôt que simplement apprécier une liste de facteurs prédéterminés (Salde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 386, au para 23).

[25]  Lorsque l’agent évalue des motifs d’ordre humanitaire, il ne doit pas seulement examiner les difficultés. Les facteurs d’ordre humanitaire doivent également être soupesés et pris en compte. L’agent conclut son analyse de l’intérêt supérieur des enfants en affirmant que les enfants, en tant que Canadiens, sont libres de poursuivre leurs études au Canada sans leur mère. Cette conclusion est tirée en l’absence d’une analyse des facteurs d’ordre humanitaire que fait intervenir le scénario proposé. Il est impossible de comprendre comment l’agent est parvenu à la conclusion selon laquelle cette option pourrait favoriser l’intérêt supérieur des enfants.

[26]  Le fait que l’agent n’ait pas examiné la preuve contraire qui est directement liée aux conclusions tirées et les facteurs d’ordre humanitaire soulevés dans la demande rend la décision déraisonnable.

IV.  Conclusion

[27]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les parties n’ont relevé aucune question grave de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6312-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6312-19

INTITULÉ :

ROSMOND ADAIR, KAREN NICHOLE PRIMUS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 OCTOBRE 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 23 OCTOBRE 2020

COMPARUTIONS :

Rekha P. McNutt

Peter W. Wong, c.r.

POUR LES DEMANDERESSES

Galina Bining

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caron & Partners LLP

Calgary (Alberta)

POUR LES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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