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Date : 20201014


Dossier : IMM‑5185‑19

Référence : 2020 CF 965

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Montréal (Québec), le 14 octobre 2020

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

JAMES NDUM TIBEN

FABRICE MUNDU TIBEN

ROMIE ANDUM TIBEN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur principal, M. James Ndum Tiben, a le statut de réfugié au Canada. Il a présenté une demande de résidence permanente au Canada dans laquelle il a inclus ses deux enfants adoptifs, Fabrice Mundu Tiben et Romie Andum Tiben [demandeurs à charge]. En juin 2019, une agente d’immigration [Agente] œuvrant à Dakar, au Sénégal, a refusé la demande des demandeurs à charge au motif que leur adoption par M. Tiben visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], en contravention du paragraphe 4(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [RIPR].

[2] M. Tiben et les demandeurs à charge demandent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de l’Agente [Décision]. Ils font valoir que la Décision est déraisonnable parce que l’Agente n’aurait pas tenu compte de l’adoption coutumière au Cameroun (le pays d’origine de M. Tiben), aurait commis des erreurs de fait importantes, n’aurait pas dit clairement à qui la Décision s’adressait et aurait exprimé des préoccupations vagues dans ses motifs. M. Tiben et les demandeurs à charge affirment aussi que l’Agente aurait violé leur droit à l’équité procédurale parce qu’elle ne leur a pas donné l’occasion de réagir à ses préoccupations liées à la crédibilité et qu’elle a rédigé sa lettre relative à l’équité procédurale en français. Ils demandent à la Cour d’annuler la Décision et de renvoyer l’affaire à un nouvel agent d’immigration pour nouvelle décision.

[3] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la présente demande. Après avoir tenu compte des éléments de preuve dont disposait l’Agente, de ses motifs et du droit applicable, je ne vois aucune raison d’annuler sa Décision. La Décision de l’Agente est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et elle est amplement justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles l’Agente était assujettie. Même s’ils sont succincts et ne sont pas aussi détaillés que M. Tiben et les demandeurs à charge l’auraient souhaité, les motifs de la Décision expliquent adéquatement comment l’Agente est arrivée à la conclusion que l’adoption visait principalement l’obtention d’un statut d’immigration au Canada. De plus, je ne vois aucun manquement à l’équité procédurale en l’espèce. Par conséquent, il n’y a aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

II. Contexte

A. Le contexte factuel

[4] M. Tiben et les demandeurs à charge sont tous des citoyens du Cameroun. En 2000, le père biologique des demandeurs à charge, soit le frère de M. Tiben, est décédé. M. Tiben et les demandeurs à charge affirment que M. Tiben a adopté les demandeurs à charge en 2002. En 2014, M. Tiben est venu au Canada et il a obtenu l’asile en 2015. En juillet 2016, il a présenté une demande de résidence permanente et, en septembre de la même année, il a adopté officiellement les demandeurs à charge.

[5] En novembre 2018, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a informé M. Tiben que les demandeurs à charge respectaient les exigences d’admissibilité et qu’il pouvait présenter les formulaires supplémentaires nécessaires aux fins de traitement. En décembre 2018, M. Tiben a présenté à IRCC, entre autres documents, les formulaires d’immigration, la preuve d’adoption et les certificats de naissance des demandeurs à charge, des éléments de preuve selon lesquels il a viré des fonds aux demandeurs à charge et une photo de famille.

[6] En février 2019, l’Agente a envoyé à M. Tiben une lettre relative à l’équité procédurale. La lettre était rédigée en français. Dans la lettre, l’Agente a fait part de ses préoccupations concernant le fait que les demandeurs à charge n’étaient pas des [traduction] « enfants adoptés » au sens du RIPR au motif que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR. Ses préoccupations étaient fondées sur les observations suivantes :

  • M. Tiben a adopté les demandeurs à charge en 2016, soit après son arrivée au Canada (2014);

  • il n’y a aucune preuve que M. Tiben a pris soin des demandeurs à charge ou qu’il a vécu avec eux de 2002 à aujourd’hui;

  • Cameroun est épelé « Cameroom » dans le jugement d’adoption;

  • la photo de famille ne contient ni légende ni date;

  • les éléments de preuve relatifs aux virements de fonds de M. Tiben aux demandeurs à charge sont soit récents (2018), soit illisibles;

  • la mère des demandeurs à charge est encore vivante.

[7] L’Agente a donné à M. Tiben l’occasion de répondre à ces préoccupations. Dans deux réponses écrites distinctes, M. Tiben a expliqué que les demandeurs à charge sont les enfants biologiques de son frère, que son frère est décédé en 2000, que les demandeurs à charge ont commencé à vivre avec lui en 2002, qu’il a seulement obtenu les [traduction] « documents d’adoption » en 2016 – lorsqu’il s’est rendu compte qu’il en avait besoin pour la demande – parce qu’il n’était pas courant au Cameroun de procéder ainsi – et que la photo de famille, prise en 2008, le montrait avec ses trois enfants biologiques, le demandeur à charge Fabrice et deux autres membres de la famille.

B. La Décision

[8] Dans la Décision de refuser la demande des demandeurs à charge, l’Agente a expliqué la raison pour laquelle elle ne croyait pas que ceux‑ci étaient des [traduction] « enfants adoptés », comme cette expression est comprise dans la loi et le règlement applicables. Dans un premier temps, l’Agente a présenté dans le même ordre tous les motifs qui avaient été précédemment communiqués à M. Tiben dans la lettre relative à l’équité procédurale. Elle a reconnu avoir reçu les observations de M. Tiben, selon lesquelles il n’avait pas été la seule personne à prendre soin des demandeurs à charge après le décès de leur père, il avait payé pour leurs études, leurs soins de santé et leurs frais de subsistance, il avait présenté d’autres éléments de preuve de son soutien et il s’était excusé pour les erreurs contenues dans la demande.

[9] L’Agente a ensuite fourni d’autres motifs pour justifier le refus de la demande. La plupart de ceux-ci sont des reformulations des motifs donnés dans la lettre relative à l’équité procédurale. Ils ont été décrits ainsi dans la Décision :

  • Même si le jugement d’adoption était corrigé, l’Agente aurait tout de même des doutes quant à son authenticité.

  • Les éléments de preuve relatifs aux virements de fonds – [traduction] « les reçus de MoneyGram » – semblaient avoir été falsifiés.

  • Il y avait des contradictions dans les éléments de preuve au sujet de la relation entre M. Tiben et les demandeurs à charge. D’un côté, le dossier donnait à penser que M. Tiben vivait avec eux depuis 2002 et, de l’autre, que M. Tiben avait pris soin du demandeur à charge Fabrice lorsqu’il vivait avec sa mère.

  • L’adoption a eu lieu après le départ du Cameroun de M. Tiben.

  • Le soutien que M. Tiben a offert aux demandeurs à charge ne témoigne pas d’un [traduction] « lien d’adoption au sens du règlement ».

  • Les demandeurs à charge sont maintenant âgés de 22 et 19 ans, respectivement. Ils sont séparés de M. Tiben depuis 2014.

[10] À la lumière de ce qui précède, l’Agente n’était pas convaincue que l’adoption des demandeurs à charge par M. Tiben ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR. Par conséquent, elle a rejeté la demande des demandeurs à charge.

C. Le cadre législatif

[11] Les dispositions pertinentes de la LIPR et du RIPR peuvent être résumées ainsi. La personne qui demande le statut de résident permanent peut inclure les membres de sa famille dans sa demande conformément au paragraphe 176(1) de la LIPR. De plus, aux termes de l’article 2 et du paragraphe 1(3) du RIPR, tout enfant à charge, y compris tout « enfant adoptif », est un membre de la famille. Enfin, le paragraphe 4(2) du RIPR prévoit qu’un étranger n’est pas un « enfant adoptif » si l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR.

D. La norme de contrôle

[12] Il n’est pas contesté que la norme de la décision raisonnable s’applique à une décision portant sur la question de savoir si une adoption visait principalement des fins d’immigration, puisqu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit et d’une décision de nature très factuelle (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sohail, 2017 CF 995 au para 12; Alvarado Dubkov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 679 au para 6).

[13] La Cour suprême du Canada a récemment confirmé, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], que la norme de la décision raisonnable est la norme appropriée. Dans cet arrêt, les juges majoritaires ont adopté un cadre d’analyse révisé permettant de déterminer la norme de contrôle à appliquer lorsqu’une cour de justice se penche sur le fond d’une décision administrative. Ce cadre d’analyse repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable au contrôle de ces décisions, sauf si l’intention du législateur ou la primauté du droit commande le recours à une autre norme (Vavilov aux para 10, 17). Je suis convaincu qu’aucune de ces deux exceptions ne s’applique en l’espèce et que rien ne justifie de déroger à la présomption selon laquelle la norme de contrôle applicable à la Décision est celle de la décision raisonnable.

[14] En ce qui concerne la réelle teneur de la norme de la décision raisonnable, le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov ne représente pas un écart marqué par rapport à l’approche antérieure de la Cour suprême, telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, et les décisions qui s’en sont inspirées, qui était fondée sur les « caractéristiques d’une décision raisonnable », soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99). La cour de révision doit considérer « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » pour déterminer si elle est « fondée sur une analyse intrinsèque cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov aux para 83, 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] aux para 2, 31).

[15] Le cadre d’analyse révisé établi dans l’arrêt Vavilov exige que la cour de révision adopte une approche du contrôle judiciaire qui « s’intéresse avant tout aux motifs » de la décision (Société canadienne des postes au para 26). Si le décideur a motivé sa décision, la cour de révision, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable de la décision, doit d’abord « examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov au para 84). Les motifs doivent être lus de façon globale et contextuelle à la lumière de l’ensemble du dossier en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils ont été rendus (Vavilov aux para 91-94, 97). Toutefois, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable. [L]e décideur doit également […] justifier sa décision » (Vavilov au para 86).

[16] Avant de pouvoir infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue que cette décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100). L’appréciation du caractère raisonnable d’une décision doit être rigoureuse, tout en étant sensible au rôle du décideur administratif et respectueuse à cet égard (Vavilov aux para 12-13). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est une approche qui repose sur le principe de la retenue judiciaire et le respect du rôle distinct et de l’expertise des décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75, 93). Autrement dit, la cour de révision doit appliquer une approche fondée sur la retenue, surtout eu égard aux conclusions de fait et à l’appréciation de la preuve. Ainsi, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne modifiera pas les conclusions de fait du décideur administratif (Vavilov aux para 125-126).

[17] En ce qui concerne les questions d’équité procédurale, l’arrêt Vavilov n’a eu aucune incidence sur la démarche à adopter (Vavilov au para 23). En règle générale, il a été décidé que la norme de la décision correcte devait s’appliquer au contrôle de la question de savoir si un décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale et les principes de justice fondamentale (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43). Toutefois, la Cour d’appel fédérale a récemment confirmé que les questions d’équité procédurale ne sont pas vraiment tranchées selon une norme de contrôle particulière. Il s’agit plutôt d’une question juridique à laquelle doit répondre la cour de révision : la cour doit être convaincue que la procédure est équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union v International Association of Machinists and Aerospace Workers, 2019 FCA 263 aux para 24-25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CFCP] au para 54).

[18] En bref, lorsque la demande de contrôle judiciaire porte sur l’équité procédurale et sur des manquements allégués à la justice fondamentale, la question ultime consiste à savoir si, compte tenu du contexte particulier et des circonstances en cause, le processus suivi par le décideur administratif était équitable et accordait aux parties concernées le droit d’être entendues et la possibilité pleine et équitable de connaître la preuve à réfuter et d’y répondre (CFCP au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51-54). Le décideur n’a doit à aucune déférence lorsqu’il est question d’équité procédurale.

III. Analyse

A. Le caractère raisonnable de la Décision de l’Agente

[19] M. Tiben et les demandeurs à charge ont soulevé divers arguments pour contester le caractère raisonnable de la Décision de l’Agente. Je ne suis pas convaincu que l’une ou l’autre des erreurs alléguées justifie l’intervention de la Cour.

[20] Dans un premier temps, M. Tiben et les demandeurs à charge ont fait valoir que la Décision est déraisonnable parce que l’Agente n’a pas tenu compte des éléments de preuve sur l’adoption coutumière. Ils affirment que, dans sa réponse à la lettre relative à l’équité procédurale, M. Tiben a indiqué clairement que les demandeurs à charge [traduction] « ont commencé à vivre avec [lui] en 2002 […] après le décès de leur père » et que, au Cameroun, [traduction] « il n’est pas courant d’obtenir des documents d’adoption » dans une telle situation. M. Tiben et les demandeurs à charge affirment que l’Agente n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve.

[21] Je ne suis pas d’accord. L’Agente n’a pas tenu compte de la question de savoir si M. Tiben avait adopté les demandeurs à charge en vertu d’une coutume et non de la loi officielle du Cameroun parce qu’aucun élément de preuve n’a été présenté à ce sujet. M. Tiben et les demandeurs à charge n’ont tout simplement pas fourni d’éléments de preuve pour s’acquitter du fardeau qu’il leur incombait de prouver l’adoption coutumière. Dans de telles circonstances, je suis convaincu que l’Agente pouvait raisonnablement conclure, à la lumière du jugement d’adoption, de l’affidavit à l’appui de celui-ci et du certificat d’adoption, que M. Tiben avait seulement adopté les demandeurs à charge en 2016. Selon l’Agente, les allégations non fondées de M. Tiben selon lesquelles [traduction] « Fabrice et Romie ont commencé à vivre avec [lui] en 2002 » et que, dans une telle situation, [traduction] « il n’est pas courant d’obtenir des documents d’adoption », ne constituaient pas des éléments de preuve suffisants. Je ne vois aucune raison pour la Cour de modifier cette conclusion de fait.

[22] Ensuite, M. Tiben et les demandeurs à charge font valoir que la Décision est déraisonnable parce que l’Agente a commis des erreurs de fait importantes. Ils ont cerné quatre erreurs qui, selon eux, ont eu une incidence importante sur la Décision (Hong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 913 au para 33; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Rahman, 2013 CF 1274 au para 55; Romero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 265 au para 28). Ces erreurs concernent : 1) le fait que l’Agente a désigné M. Tiben comme étant le [traduction] « frère » des demandeurs à charge, et non leur oncle; 2) le fait que l’Agente s’est appuyée sur une lettre non identifiée datée du 30 janvier 2019; 3) la mention erronée de l’année 2012 (plutôt que 2002) en ce qui concerne l’année où M. Tiben a commencé à vivre avec les demandeurs à charge, et 4) le fait que c’était dans l’affidavit à l’appui du jugement d’adoption, et non dans le jugement d’adoption comme tel, que le mot Cameroun était mal orthographié.

[23] Je ne suis pas convaincu par ces observations et je conclus qu’aucune des erreurs cernées par M. Tiben et les demandeurs à charge ne rend la Décision déraisonnable. Une erreur de fait importante est une erreur qui est centrale à la décision d’un décideur. Plus particulièrement, les erreurs typographiques, comme en ce qui a trait à la date, ne constituent pas des erreurs importantes (Rangel Macias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 598 au para 27). Dans la présente affaire, la confusion liée à la question de savoir si M. Tiben est le frère ou l’oncle des demandeurs à charge découle des documents des demandeurs qui contiennent des renseignements contradictoires à cet égard, comme l’Agente l’a expressément mentionné dans sa Décision et dans ses notes versées dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC], qui font partie de la Décision. Il ressort clairement de la Décision que la lettre datée du 30 janvier 2019 que l’Agente a mentionnée était la lettre relative à l’équité procédurale. De plus, en ce qui a trait au fait d’avoir mentionné par erreur l’année 2012, je souligne que, tout au long de la Décision et dans les notes du SMGC, l’Agente renvoie constamment et correctement à l’année 2002 comme étant l’année où M. Tiben affirme avoir adopté les demandeurs à charge.

[24] M. Tiben et les demandeurs à charge n’ont pas précisé de quelle façon l’une ou l’autre des erreurs de fait alléguées a eu une incidence défavorable sur la Décision ultime. Je conviens que des erreurs mineures peuvent avoir un effet cumulatif, qu’elles peuvent parfois déformer de façon importante l’évaluation d’un décideur (Sarkis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 595 au para 13) et que de multiples erreurs de fait peuvent révéler un manque d’attention aux détails d’un dossier et miner l’ensemble de la décision (Garmenova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 414 au para 11). Cependant, des erreurs mineures, même nombreuses, ne suffisent pas pour rendre une décision déraisonnable (Bhatia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1000 [Bhatia], au para 29; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Louis, 2016 CF 172 au para 29; Moreno c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 841 au para 15). Une décision imparfaite peut tout de même être raisonnable. La norme de contrôle s’attarde non pas au niveau de perfection de la Décision, mais à son caractère raisonnable (Vavilov au para 91). Une décision doit être maintenue tant et aussi longtemps que la cour de révision peut « suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale » (Vavilov au para 102). C’est le cas en l’espèce.

[25] La norme de la décision raisonnable exige que le tribunal de révision examine d’abord la décision et reconnaisse que le décideur administratif a la responsabilité première de tirer les conclusions de fait, à l’égard desquelles il faut faire preuve de retenue. La cour de révision examine les motifs, le dossier et le résultat et, si le résultat peut s’expliquer de façon logique et cohérente, elle se gardera d’intervenir. De plus, la Cour doit faire attention, lorsqu’elle procède au contrôle judiciaire de la décision d’un décideur administratif, de ne pas entreprendre une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov au para 102). Malheureusement pour M. Tiben et les demandeurs à charge, c’est le piège dans lequel ils semblent être tombés en essayant de découvrir des erreurs mineures et sans conséquence dans l’analyse de l’Agente. Ces erreurs ne sont pas suffisantes pour justifier l’intervention de la Cour.

[26] En guise de troisième argument, M. Tiben et les demandeurs à charge font valoir que la Décision est déraisonnable parce qu’il n’est pas clair à qui elle s’adresse. Ils se plaignent du fait que, à certains moments, la lettre de Décision semble être adressée à M. Tiben (par exemple lorsque l’Agente dit : [traduction] « vous avez adopté ces enfants »), tandis que, ailleurs, elle semble être adressée aux demandeurs à charge (par exemple lorsque l’Agente déclare : [traduction] « vous avez été inclus en tant que membres de la famille dans la demande au Canada d’une personne protégée » et [traduction] « il y a des contradictions dans les renseignements concernant votre relation avec [M. Tiben] »). Cet argument est lui aussi sans fondement. Aucun aspect des ambiguïtés découlant de l’identité des personnes à qui la Décision était adressée rend la Décision déraisonnable. Le libellé utilisé n’obscurcit pas le raisonnement de l’Agente d’une façon qui rend sa Décision déraisonnable en vertu du critère établi dans l’arrêt Vavilov.

[27] Enfin, M. Tiben et les demandeurs à charge contestent la Décision au motif que les préoccupations soulevées par l’Agente sont vagues. À l’appui de cet argument, ils citent un long extrait de la Décision, qui inclut des déclarations selon lesquelles ils n’ont pas présenté [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve relatifs au soutien et à la cohabitation », que [traduction] « les éléments de preuve relatifs aux virements [de fonds] sont récents (2018) ou illisibles » et que [TRADUCTION] « certains reçus supplémentaires de MoneyGram ont été présentés et semblent avoir été falsifiés ». Encore une fois, après une lecture attentive du dossier, je conclus sans hésiter que, dans la lettre relative à l’équité procédurale et dans la Décision, l’Agente a clairement fourni les motifs de sa conclusion selon laquelle les demandeurs à charge n’étaient pas les enfants adoptifs de M. Tiben. Je ne vois rien de vague dans les motifs de l’Agente.

B. Les préoccupations liées à l’équité procédurale

[28] Pour ce qui est de l’équité procédurale, M. Tiben et les demandeurs à charge font valoir que l’Agente a violé leur droit à l’équité procédurale parce qu’elle ne leur a pas donné l’occasion de répondre à ses préoccupations liées à la crédibilité. Ils font valoir que, lorsque la réunification d’une famille est en jeu, les agents ont une obligation d’équité procédurale plus élevée que lorsque cet enjeu n’est pas présent. Ils se plaignent aussi du fait que la lettre relative à l’équité procédurale a été rédigée en français.

[29] Je ne suis pas d’accord et, selon moi, il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale dans la présente affaire. Comme le ministre l’a souligné, les agents d’immigration ne sont pas obligés de donner aux demandeurs l’occasion de répondre aux préoccupations découlant des exigences législatives. En l’espèce, les lacunes dans la demande présentée par M. Tiben et les demandeurs à charge découlaient de telles exigences législatives (Rezvani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 951 au para 25; Zeeshan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 248 au para 46). De plus, les personnes qui demandent la résidence permanente n’ont pas un droit absolu à une entrevue. La nécessité de mener une entrevue dépend des faits propres à chaque cas (Bhatia au para 25). M. Tiben et les demandeurs à charge n’ont pas expliqué dans quelle mesure ou pour quelle raison ils avaient droit à une entrevue en l’espèce. Ils ont eu l’occasion de répondre aux préoccupations de l’Agente, ce qu’ils ont bel et bien fait. En réalité, même s’ils se plaignent maintenant du fait que la lettre relative à l’équité procédurale était rédigée en français, M. Tiben y a tout de même répondu deux fois, sans jamais soulever la question linguistique, ce qui montre clairement que la langue de la lettre n’a pas miné le processus (Esangbedo Obidigbo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 705 au para 34).

[30] L’équité procédurale n’exige pas qu’on donne aux demandeurs l’occasion de répondre aux préoccupations au sujet de renseignements qu’ils connaissent et qu’ils ont fournis eux‑mêmes. Dans la présente affaire, les motifs supplémentaires donnés par l’Agente dans sa Décision ne découlaient pas d’éléments de preuve extrinsèques, mais plutôt des préoccupations de l’Agente au sujet de renseignements que M. Tiben et les demandeurs à charge avaient eux‑mêmes fournis. Par conséquent, le fait que ces éléments ont fait partie des motifs de la Décision ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale. De façon plus générale, il est largement admis que les agents des visas n’ont pas le devoir ou l’obligation juridique de demander des précisions au sujet d’une demande incomplète, de chercher à établir le bien-fondé de la demande, d’informer le demandeur de leurs préoccupations concernant le respect des exigences découlant directement de la loi ou de la réglementation, de fournir au demandeur un résultat provisoire à chaque étape du processus de demande, ou de lui offrir d’autres possibilités de répondre à des doutes ou de corriger des lacunes persistantes (Sharma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 381 au para 32; Lv c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 935 au para 23). Le fait de leur imposer une telle obligation reviendrait à donner un préavis d’une décision défavorable, une obligation que la Cour a expressément rejetée à de nombreuses occasions.

[31] Il incombe aux demandeurs de visa de présenter des demandes qui sont convaincantes, de prévoir et d’aborder les conclusions défavorables qui pourraient être tirées des éléments de preuve et de prouver qu’ils ont le droit d’entrer au Canada. La question de l’équité procédurale n’entre pas en jeu chaque fois qu’un agent a des réserves que le demandeur ne pouvait pas raisonnablement avoir prévues (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 526 au para 52).

[32] Pour tous ces motifs, je conclus qu’il n’y a pas eu de manquement à l’obligation d’équité procédurale en l’espèce.

IV. Conclusion

[33] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Même si M. Tiben et les demandeurs à charge auraient souhaité une décision différente, je suis convaincu que l’Agente a raisonnablement tenu compte des éléments de preuve dont elle disposait et qu’elle a adéquatement expliqué la raison pour laquelle elle a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR. Selon la norme de la décision raisonnable, il est suffisant que les motifs formulés dans la Décision démontrent que la conclusion était fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle était justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. C’est le cas en l’espèce. De plus, à tous les égards, l’Agente a respecté les exigences applicables en matière d’équité procédurale dans le cadre de son traitement de la demande présentée par M. Tiben et les demandeurs à charge. Par conséquent, la Décision n’est pas viciée par une erreur qui justifierait l’intervention de la Cour.

[34] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5185‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5185‑19

 

INTITULÉ :

JAMES NDUM TIBEN, FABRICE MUNDU TIBEN ET ROMIE ANDUM TIBEN c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TRANCHÉ SUR LE FONDEMENT DES REPRÉSENTATIONS ÉCRITES CONFORMÉMENT À L’ORDONNANCE DE LA COUR DATÉE DU 10 SEPTEMBRE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge gascon

 

DATE DES MOTIFS :

le 14 octobre

 

COMPARUTIONS :

James Ndum Tiben

pour les demandeurs
(pour leur propre compte)

 

Norah Dorcine

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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