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Date : 20201021


Dossier : T-1914-19

Référence : 2020 CF 982

Ottawa (Ontario), le 21 octobre 2020

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

M.S.

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  La demanderesse sollicite l’autorisation d’exercer une action collective au nom de parents qui seraient illégalement privés de l’Allocation canadienne pour enfants, du crédit de TPS/TVH ou d’autres prestations semblables. En résumé, la demanderesse soutient que l’Agence du revenu du Canada ne devrait pas mettre fin à ces prestations lorsqu’un enfant fait l’objet d’un placement selon les lois relatives à la protection de l’enfance, mais séjourne néanmoins à « temps partiel » chez ses parents.

[2]  Je rejette la demande. L’action envisagée vise essentiellement à obtenir le paiement des prestations en cause. Puisque ces prestations sont prévues par les lois fiscales, c’est la Cour canadienne de l’impôt qui a compétence exclusive à leur égard. La Cour fédérale ne peut tout simplement pas statuer sur l’action envisagée.

[3]  D’entrée de jeu, il convient de signaler que les parties ont consenti à l’application du projet pilote sur le bijuridisme procédural mis de l’avant par les Cours fédérales. Je trancherai donc la présente demande en fonction des règles qui figurent au Code de procédure civile du Québec, au lieu des Règles des Cours fédérales. J’explique, plus loin dans les présents motifs, le fondement et les modalités de cette substitution.

I.  Contexte législatif et factuel

[4]  La cause d’action invoquée par la demanderesse résulte de l’interaction entre des régimes législatifs complexes. Afin d’assurer une bonne compréhension du contexte dans lequel s’inscrit la demande, je décrirai les principales caractéristiques de chacun de ces régimes, puis j’identifierai le problème qui est à la base de l’action que la demanderesse souhaite intenter. J’examinerai ensuite les faits particuliers qui sous-tendent le recours de la demanderesse. 

A.  L’Allocation canadienne pour enfants, le crédit de TPS/TVH et les allocations provinciales connexes

[5]  Depuis longtemps, les différents ordres de gouvernement apportent un soutien financier aux enfants et aux familles. Il s’agit là d’une composante majeure du filet social. En accordant un tel soutien, les gouvernements souhaitent non seulement encourager la natalité, mais aussi assurer la satisfaction des besoins essentiels de tous les enfants, sans égard aux moyens financiers de leurs parents.

[6]  Depuis 2016, le soutien apporté aux familles et aux enfants par le gouvernement fédéral prend principalement la forme de l’Allocation canadienne pour enfants. Le fondement législatif de cette allocation se retrouve aux articles 122.6 à 122.63 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1, 5e suppl.

[7]  Pour nos fins, il suffit de faire état des grandes lignes du régime. L’article 122.6 prévoit les conditions d’admissibilité à l’Allocation, notamment en définissant la personne admissible comme celle qui « assume principalement la responsabilité pour le soin et l’éducation de la personne à charge ». Des dispositions particulières visent les cas de garde partagée. L’article 122.61 détermine le montant de l’Allocation en fonction d’un montant annuel de base qui est progressivement réduit lorsque le revenu imposable des parents dépasse un certain seuil. Il prévoit également que, sur le plan technique, l’Allocation constitue un « paiement réputé en trop » au titre de l’impôt sur le revenu, ce qui rend le contribuable éligible à un remboursement. L’Allocation constitue donc une composante du régime fiscal établi par la Loi de l’impôt sur le revenu.

[8]  Le crédit de taxe sur les produits et services [TPS] et de taxe de vente harmonisée [TVH] prévu à l’article 122.5 de la Loi de l’impôt sur le revenu constitue une autre forme d’aide aux familles et aux enfants. Bien que les montants diffèrent, les principes de base régissant le crédit de TPS/TVH sont similaires à ceux de l’Allocation canadienne pour enfants. La principale différence est que toute personne est éligible en fonction de son revenu, mais un contribuable ayant un ou plusieurs enfants à charge a droit à un montant plus élevé.

[9]  Tant l’Allocation canadienne pour enfants que le crédit de TPS/TVH ont été bonifiés en réponse à la crise provoquée par la pandémie de la COVID-19.

[10]  De plus, les provinces et les territoires offrent différentes formes d’allocations familiales ou de soutien aux enfants. Dans la plupart des cas, ces allocations constituent un « paiement en trop » au titre de l’impôt provincial sur le revenu, selon un mécanisme similaire à celui de l’Allocation canadienne pour enfants. D’ailleurs, les lois qui mettent en place ces régimes renvoient explicitement à certaines composantes du régime prévu à l’article 122.6 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Plusieurs de ces provinces et territoires confient l’administration du régime à l’Agence du revenu du Canada. Par ailleurs, au Québec et au Manitoba, des mécanismes différents sont employés pour assurer le versement des allocations familiales et la province conserve l’administration du régime. Une liste des allocations provinciales et territoriales pertinentes à la présente demande figure en annexe du présent jugement.

[11]  En analysant les lois provinciales et territoriales pertinentes, je me suis également rendu compte que d’autres types de crédits d’impôt ou de prestations étaient accordés en fonction de critères fondés sur ceux qui régissent l’Allocation canadienne pour enfants ou le crédit de TPS/TVH, comme le crédit d’impôt pour l’action climatique de la Colombie-Britannique, le crédit d’impôt pour le logement abordable de la Nouvelle-Écosse ou le supplément de revenu de Terre-Neuve-et-Labrador : Income Tax Act, RSBC 1996, c 215, art 8.1 et 8.2; Nova Scotia Affordable Living Tax Credit Regulations, NS Reg 178/2013; Income Tax Act, 2000, SNL 2000, c I-1.1, art 34. Malheureusement, les informations parcellaires fournies par les procureurs de la demanderesse au sujet de ces allocations provinciales et territoriales ne me permettent pas d’en brosser un tableau complet.

B.  Les lois relatives à la protection de la jeunesse

[12]  La présente affaire met en cause le fonctionnement de l’Allocation canadienne pour enfants, du crédit de TPS/TVH et de certaines allocations provinciales et territoriales dans la situation où un enfant fait l’objet de mesures de protection de la jeunesse. Il est donc nécessaire de donner une description sommaire de ces régimes.

[13]  Il est généralement reconnu qu’il appartient d’abord aux parents d’assurer l’éducation de leurs enfants. À titre d’exemple, l’article 599 du Code civil du Québec attribue aux parents « le droit et le devoir de garde, de surveillance et d’éducation » à l’égard de leurs enfants. Or, les parents sont parfois incapables de s’acquitter de ce devoir. On accepte alors que l’État intervienne et, lorsque l’intérêt de l’enfant l’exige, retire celui-ci de sa famille pour le placer au sein d’une famille d’accueil ou, dans certains cas, dans un établissement tel un foyer de groupe. C’est ce qu’on appelle la protection de la jeunesse ou la protection de l’enfance. Le rôle primordial des parents quant à l’éducation de leurs enfants et le rôle subsidiaire de l’État en matière de protection de la jeunesse sont consacrés par la Convention relative aux droits de l’enfant, RT Can 1992 no 3, art 3, 5, 19 et 20; voir aussi B (R) c Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 RCS 315 aux pages 370 et 371; Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c KLW, 2000 CSC 48 aux paragraphes 72 à 80, [2000] 2 RCS 519.

[14]  Chaque province et territoire du Canada a adopté une loi relative à la protection de la jeunesse. Au Québec, où la demanderesse réside, il s’agit de la Loi sur la protection de la jeunesse, RLRQ, c P-34.1. De plus, par le biais de l’article 18 de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, LC 2019, c 24, le Parlement a reconnu la compétence des peuples autochtones à adopter des lois dans ce domaine.

[15]  Les lois provinciales et territoriales actuelles partagent une structure de base semblable. Elles autorisent des représentants de l’État à prendre diverses mesures lorsqu’ils estiment que la sécurité ou le développement d’un enfant sont menacés. Ces mesures peuvent aller jusqu’au retrait d’un enfant de sa famille et à son placement en famille d’accueil ou à son hébergement dans un établissement.

[16]  L’administration de ces lois est confiée à des organismes différents dans chaque province. Par exemple, en Colombie-Britannique, elle est confiée au ministre du Développement des enfants et de la famille; en Ontario, à des organismes appelés sociétés d’aide à l’enfance. Il existe également, un peu partout au pays, des agences autochtones de services à l’enfance et à la famille. Au Québec, ce sont des fonctionnaires appelés directeurs de la protection de la jeunesse qui appliquent la loi. Ces directeurs exercent leurs responsabilités au sein d’organismes autrefois appelés « centres jeunesse », qui font maintenant partie des centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS ou CIUSSS).

C.  Les allocations spéciales pour enfants

[17]  Lorsqu’un enfant est confié à une famille d’accueil ou à un établissement, il peut paraître incongru que l’État continue de verser des allocations familiales à ses parents. C’est sans doute pour cette raison que le Parlement a adopté la Loi sur les allocations spéciales pour enfants, LC 1992, c 48, annexe. Cette loi prévoit le versement d’une allocation à un organisme à qui un enfant est confié en vertu d’une loi provinciale ou territoriale sur la protection de la jeunesse. Le montant de cette allocation correspond au montant maximal de l’Allocation canadienne pour enfants, sans réduction fondée sur le revenu des parents. L’éligibilité à recevoir l’allocation spéciale est déterminée sur une base mensuelle. À ce sujet, le paragraphe 4(3) prévoit que cette allocation n’est pas versée pour le mois durant lequel l’enfant commence à être à la charge de l’organisme et le paragraphe 4(4) indique que le dernier versement correspond au mois durant lequel l’enfant cesse d’être à la charge de l’organisme.

[18]  Lorsqu’une allocation spéciale est versée à un organisme à l’égard d’un enfant, l’Allocation canadienne pour enfants cesse d’être versée aux parents de cet enfant. Cela découle de la définition de « personne à charge admissible » qui figure à l’article 122.6 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Cette définition exclut un enfant

… pour qui une allocation spéciale prévue par la Loi sur les allocations spéciales pour enfants est payable pour le mois qui comprend ce moment.

… in respect of whom a special allowance under the Children’s Special Allowances Act is payable for the month that includes that time.

[19]  C’est donc dire que lorsqu’un enfant fait l’objet d’un placement en vertu d’une loi relative à la protection de la jeunesse, l’Allocation canadienne pour enfants est remplacée par l’allocation spéciale pour enfants. En d’autres termes, le transfert financier de l’État à l’individu devient alors un transfert intergouvernemental.

[20]  La même règle s’applique au crédit de TPS/TVH, puisque l’alinéa 122.5(2)e) de la Loi de l’impôt sur le revenu prévoit qu’un enfant pour qui une allocation spéciale est versée n’est pas une « personne à charge admissible » aux fins de ce crédit.

[21]  De plus, selon les renseignements figurant au dossier, lorsqu’un enfant fait l’objet d’un placement, l’Agence du revenu du Canada cesse également de verser à ses parents l’allocation provinciale ou territoriale pour enfants, lorsque l’Agence est chargée d’administrer celle-ci. Le fondement de cette décision découle soit du renvoi au concept de « personne à charge admissible » défini par l’article 122.6 de la Loi de l’impôt sur le revenu que l’on retrouve dans les lois de l’Alberta, du Nouveau-Brunswick, de l’Ontario, de la Saskatchewan, de Terre-Neuve-et-Labrador et du Yukon, soit d’une définition de « personne à charge admissible » qui exclut un enfant pour qui une allocation est versée en vertu de la Loi sur les allocations spéciales pour enfants que l’on retrouve dans les lois de la Colombie-Britannique, de l’Île-du-Prince-Édouard, de la Nouvelle-Écosse, du Nunavut et des Territoires du Nord-Ouest.

D.  L’exclusion contestée – le « placement à temps partiel »

[22]  Le présent litige découle de l’interaction entre l’ensemble des régimes de prestations que je viens de décrire et une facette particulière des lois relatives à la protection de la jeunesse. Je l’illustrerai à l’aide de la loi québécoise.

[23]  L’intervention des autorités de protection de la jeunesse est généralement conçue comme temporaire. L’objectif est de corriger la situation qui a donné lieu à l’intervention et de permettre à l’enfant de retourner dans sa famille. Ainsi, l’article 4, alinéa 1 de la Loi sur la protection de la jeunesse indique que « [t]oute décision prise en vertu de la présente loi doit tendre à maintenir l’enfant dans son milieu familial. » À cet effet, diverses dispositions de la loi permettent le maintien de contacts entre l’enfant et ses parents, même lorsque l’enfant est confié à une famille d’accueil ou hébergé dans un établissement. Par exemple, le troisième alinéa de l’article 91 de la loi prévoit que le tribunal peut

… dans son ordonnance, autoriser le maintien des relations personnelles de l’enfant avec ses parents, ses grands-parents ou une autre personne, selon les modalités qu’il détermine; il peut également prévoir plus d’un milieu auquel l’enfant sera confié et indiquer les périodes de temps pendant lesquelles l’enfant doit demeurer confié à chacun de ces milieux.

… authorize that personal relations between the child and the child’s parents, grandparents or another person be maintained, in the manner determined by the tribunal; it may also provide for more than one environment to which the child may be entrusted and state how long the child is to stay in each of those environments.

[24]  Le retour progressif d’un enfant dans sa famille est également envisagé à l’article 92.1, lorsqu’une ordonnance du tribunal est expirée. De plus, lorsque le tribunal ordonne qu’un enfant soit placé en famille d’accueil pour une période déterminée, le directeur de la protection de la jeunesse peut mettre en œuvre une réintégration progressive au sein de la famille de l’enfant. En 2017, une modification apportée à la Loi sur la protection de la jeunesse a reconnu et encadré cette pratique :

62.1 Lorsque le tribunal ordonne que l’enfant soit confié à un milieu de vie substitut, le directeur peut autoriser des séjours d’au plus 15 jours chez son père ou sa mère, chez une personne significative pour lui, notamment ses grands-parents et les autres membres de la famille élargie, en famille d’accueil ou au sein d’un organisme, pourvu que le séjour s’inscrive dans le plan d’intervention et respecte l’intérêt de l’enfant.

62.1 When the tribunal orders that the child be entrusted to an alternative living environment, the director may authorize the child to stay, for periods of not more than 15 days, with his father or mother, with a person who is important to the child, in particular his grandparents or other members of the extended family, with a foster family or within a body, provided those stays are in keeping with the intervention plan and respect the interest of the child.

Le directeur ou une personne qu’il autorise en vertu de l’article 32 peut, en vue de préparer le retour de l’enfant dans son milieu familial ou social, autoriser des séjours prolongés de l’enfant chez son père ou sa mère, chez une personne significative pour lui, en famille d’accueil ou au sein d’un organisme dans les 60 derniers jours de l’ordonnance confiant l’enfant à un milieu de vie substitut.

With a view to preparing the child’s return to his family or social environment, the director or a person authorized by the director under section 32 may authorize the child to stay with his father or mother, with a person who is important to the child, with a foster family or within a body for extended periods during the last 60 days of the order entrusting the child to an alternative living environment.

[25]  Bref, il arrive fréquemment qu’un enfant fasse l’objet d’une mesure de protection, y compris un placement en famille d’accueil, tout en étant, dans les faits, confié à ses parents pour une portion non négligeable de la durée de la mesure. La demanderesse a employé l’expression « placement à temps partiel » pour désigner une telle situation, bien qu’il ne s’agisse pas là d’un concept défini ou reconnu par la Loi sur la protection de la jeunesse ou les lois semblables des autres provinces ou territoires. L’expression « garde partagée » a également été utilisée pour décrire cette situation, mais non dans le sens qu’elle reçoit habituellement en droit de la famille. En fait, il semble que dans la majorité des cas, notamment ceux qui relèvent de l’article 62.1, l’ordonnance du tribunal confie l’enfant exclusivement au directeur. Si l’enfant habite « à temps partiel » chez ses parents, c’est le résultat d’une décision prise par le directeur.

[26]  L’éligibilité à recevoir l’Allocation canadienne pour enfants, l’allocation spéciale pour enfants ou les autres allocations en litige est déterminée sur une base mensuelle. Les dispositions législatives en question n’envisagent pas le partage de ces allocations entre les parents d’un enfant et un organisme de protection de la jeunesse au cours d’un mois donné. Selon le paragraphe 3(1) de la Loi sur les allocations spéciales pour enfants, cette allocation est versée à l’organisme qui a la « charge » de l’enfant pendant un mois donné. Ce concept de « charge » est défini à l’article 9 du Règlement sur les allocations spéciales pour enfants, DORS/93-12 :

9. Pour l’application de la Loi, un enfant est considéré comme étant à la charge du demandeur pour un mois donné si :

9. For the purposes of the Act, a child is considered to be maintained by an applicant in a month if

a) soit le demandeur est à la fin de ce mois celui qui assure le soin, la subsistance, l’éducation, la formation et le perfectionnement de l’enfant dans une plus large mesure que tout autre ministère, organisme ou établissement, ou toute personne;

(a) the applicant, at the end of the month, provides for the child’s care, maintenance, education, training and advancement to a greater extent than any other department, agency or institution or any person;

[…]

[…]

[27]  Selon l’Agence du revenu du Canada, lorsqu’un enfant est confié à un organisme de protection de la jeunesse, c’est cet organisme qui en « assure le soin […] » et qui en a la « charge ». Le fait que l’organisme puisse permettre à l’enfant de séjourner temporairement chez ses parents n’y change rien. Dans cette perspective, ce qui importe, c’est le contrôle juridique que l’organisme exerce sur l’enfant. Dans une lettre adressée à la demanderesse, la sous-commissaire adjointe de l’Agence du revenu du Canada explique les conséquences de cette interprétation :

Lorsqu’un enfant est confié à un organisme de protection de l’enfance ou à une famille d’accueil, la Loi de l’impôt sur le revenu ne considère plus cet enfant comme étant une personne à charge admissible aux fins de [l’Allocation canadienne pour enfants]. Par conséquent, l’admissibilité aux versements de [l’Allocation canadienne pour enfants] pour cet enfant prend fin, même s’il y a garde partagée entre la famille d’accueil et l’un des parents de l’enfant.

[28]  Il s’ensuit que les organismes de protection de l’enfance peuvent demander l’allocation spéciale pour enfants pour toute la période durant laquelle ils ont juridiquement la charge d’un enfant, par exemple aux termes d’une ordonnance du tribunal, même si, dans les faits, l’enfant séjourne chez ses parents pendant une partie de cette période. Un représentant du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal a déclaré à la demanderesse que la politique de cet organisme était de réclamer l’allocation spéciale dans les situations de « temps partiel », même si un enfant ne devait passer qu’un seul jour en famille d’accueil durant un mois donné.

[29]  La demanderesse propose une interprétation différente de l’article 9 du Règlement. Elle met l’accent sur le fait que pour qu’un enfant soit considéré à la charge d’un organisme, celui-ci doit en « assure[r] le soin […] dans une plus large mesure que tout autre ministère, organisme ou établissement, ou toute personne ». L’expression « toute personne » inclut les parents. Il faudrait donc, à chaque mois, comparer les soins que le parent et l’organisme, respectivement, donnent à l’enfant. La demanderesse n’a pas voulu s’avancer sur les modalités d’une telle comparaison, tout en acceptant qu’elle puisse être fondée sur le nombre de jours. Dans cette perspective, un enfant qui fait l’objet d’une mesure de protection de la jeunesse pourrait être considéré comme à la charge de son parent chez qui il séjourne pendant plus de la moitié d’un mois donné. Dans un tel cas de figure, l’organisme perdrait le droit de recevoir l’allocation spéciale pour enfants et, par ricochet, le parent redeviendrait éligible à recevoir l’Allocation canadienne pour enfants.

E.  La situation de la demanderesse

[30]  La situation de la demanderesse illustre les difficultés découlant de l’interaction entre les différents régimes d’allocations dans une situation où un enfant est légalement confié à un organisme de protection de l’enfance, mais séjourne, dans les faits, chez ses parents. La demanderesse est mère monoparentale de deux enfants. En novembre 2016, ses enfants ont été placés sous la responsabilité du Centre jeunesse de Montréal. Le dossier ne contient aucune information quant aux motifs et aux modalités de cette intervention. Nous ignorons donc si ce placement découle d’une mesure volontaire ou d’un jugement de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec.

[31]  Selon les allégués de la demande d’autorisation, les enfants ont toujours séjourné un certain nombre de jours par mois chez la demanderesse. À partir de mars 2017, ceux-ci sont progressivement retournés vivre chez la demanderesse, jusqu’à ce que l’intervention du Centre jeunesse prenne fin, en juillet 2018. Durant cette période, les enfants passaient entre 10 et 20 jours par mois chez leur mère, parfois un peu plus.

[32]  En janvier 2017, le Centre jeunesse de Montréal a présenté une demande visant à recevoir l’allocation spéciale pour enfants à l’égard des enfants de la demanderesse. Cette demande ayant été acceptée, la demanderesse a cessé d’être éligible à l’Allocation canadienne pour enfants et à la portion du crédit de TPS/TVH associée à ses enfants à charge. L’Agence du revenu du Canada lui a transmis un avis en ce sens.

[33]  En mars 2018, la demanderesse a présenté une demande pour recevoir une portion de l’Allocation canadienne pour enfants, affirmant qu’elle partageait la garde de ses enfants avec le Centre jeunesse de Montréal. Un extrait de sa demande permet de bien saisir la situation dans laquelle la cessation de l’Allocation canadienne pour enfants la plongeait :

Le Centre Jeunesse de Montréal Institut Universitaire a la garde légale de mes enfants depuis le 26 décembre 2016. Cependant j’ai la garde et la responsabilité de mes enfants près de 50% du temps. Mes enfants habitent chez moi toute la journée et dorment chez moi près de 50% du temps. À partir du mois de mars 2018 mes enfants demeureront avec moi près de 70% du temps et 100% à partir de juin 2018.

Je dois payer un logement plus grand pour accueillir mes enfants et je dois les nourrir. Je dois débourser pour leurs vêtements, souliers, manteaux, bottes, cartes d’autobus, produits d’hygiène, activités scolaires, activités culturels [sic], activités sportives ainsi que de nombreuses choses que les enfants ont besoin pour leur développement physique et intellectuel.

Je n’ai aucun revenu autre que l’aide sociale du gouvernement du Québec et je n’ai pas les moyens financiers pour subvenir aux besoins de mes enfants. Les prestations canadiennes pour enfants sont indispensables pour leur offrir des soins de base.

[34]  Dans sa demande d’autorisation, la demanderesse précise que son déménagement dans un logement plus spacieux découle d’une exigence posée par le Centre jeunesse comme condition du retour progressif de ses enfants.

[35]  L’Agence du revenu du Canada a refusé cette demande. Ce n’est que lorsque le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal (qui a succédé au Centre jeunesse de Montréal) a notifié l’Agence du revenu du Canada que les enfants de la demanderesse n’étaient plus à sa charge à partir de juillet 2018 que la demanderesse est redevenue éligible à l’Allocation canadienne pour enfants et à un crédit de TPS/TVH plus substantiel. Ainsi, depuis ce moment, la demanderesse reçoit une Allocation canadienne pour enfants au montant annuel d’environ 10 000 $ et son crédit de TPS/TVH a été rehaussé d’environ 450 $.

[36]  Afin de mettre ces sommes en perspective, il est utile de signaler que le revenu net annuel de la demanderesse, qui figure sur divers documents déposés en preuve, n’excède pas 10 000 $. L’Allocation canadienne pour enfants renforce donc de manière substantielle la capacité de la demanderesse à répondre aux besoins de ses enfants.

[37]  En 2018 et en 2019, la demanderesse a entrepris diverses démarches afin de sensibiliser les élus et les médias à la situation de parents qui, comme elle, perdent le bénéfice de l’Allocation canadienne pour enfants alors que, de fait, leurs enfants séjournent avec eux « à temps partiel ». Ces démarches ont donné lieu à la publication d’articles dans le quotidien Le Devoir. Les déclarations des représentants des deux paliers de gouvernement qui figurent dans ces articles ou qui ont été faites directement à la demanderesse donnent l’impression que ceux-ci ne font que se renvoyer la balle, même s’ils sont au courant du problème.

[38]  En décembre 2019, la demanderesse a déposé une demande d’autorisation d’action collective devant la Cour fédérale. Elle entend représenter toute personne qui a été privée de l’Allocation canadienne pour enfants, du crédit de TPS/TVH ou d’une allocation provinciale ou territoriale parce que son enfant est « placé à temps partiel » dans une famille d’accueil ou un établissement de protection de l’enfance.

II.  Analyse

[39]  Je rejette la demande d’autorisation d’exercer une action collective, essentiellement parce que l’affaire ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale, mais plutôt de celle de la Cour canadienne de l’impôt.

[40]  Je parviens à cette conclusion en me fondant sur les règles québécoises régissant l’action collective. Les deux parties ont consenti à l’application de ces règles dans le cadre du projet pilote relatif au bijuridisme procédural. Entre autres choses, ces règles exigent que la demanderesse démontre que les faits allégués dans sa demande « paraissent justifier les conclusions recherchées ». Il est bien établi qu’une telle démonstration ne saurait réussir lorsque l’action proposée relève de la compétence d’un tribunal spécialisé. Or, tout litige concernant les prestations qui font l’objet de la présente demande doit suivre les voies de recours établies par les lois fiscales, qui culminent en un appel à la Cour canadienne de l’impôt ou, dans les cas des allocations provinciales et territoriales, aux tribunaux des différentes provinces et territoires. La demanderesse n’a pas non plus démontré une cause d’action indépendante qui relèverait de la compétence de la Cour fédérale. L’autorisation d’exercer une action collective doit donc être refusée.

[41]  Dans les pages qui suivent, j’explique chaque composante de ce raisonnement.

A.  Le projet-pilote sur le bijuridisme procédural

[42]  Les deux parties à la présente instance ont consenti à faire partie du projet pilote relatif au bijuridisme procédural mis de l’avant par la Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale. Lorsque les deux parties sont représentées par des membres du Barreau du Québec, ce projet pilote permet d’appliquer le Code de procédure civile, RLRQ, c C-25.01 [le Code], au lieu des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. Ce projet pilote vise les instances introduites par voie d’action, mais non celles introduites par voie de demande de contrôle judiciaire. Rien n’exclut son application aux recours collectifs.

[43]  En s’engageant dans ce projet pilote, les Cours fédérales reconnaissent les différences importantes dans l’expression du droit processuel au Québec et dans les autres provinces et territoires du Canada. Même si les institutions judiciaires québécoises s’inspirent fortement de la tradition britannique, la procédure civile puise également aux sources françaises, notamment sur le plan des concepts. De plus, le droit processuel québécois est codifié. Comme le souligne le juge Louis LeBel de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Lac d’Amiante du Québec Ltée c 2858-0702 Québec Inc, 2001 CSC 51 au paragraphe 35, [2001] 2 RCS 743, « [s]es règles se retrouvent dans un code rédigé en termes généraux.  La création des règles de droit appartient ainsi principalement au législateur. » Cela distingue le droit processuel québécois de celui des ressorts de common law et des Cours fédérales, dans lequel les grandes étapes du déroulement de l’instance sont prévues par des règles adoptées par les tribunaux en collaboration avec des représentants du Barreau : voir, par exemple, la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, art 45.1 et 46 [la Loi]. Enfin, le droit processuel québécois emploie souvent un vocabulaire qui diffère de celui que l’on retrouve dans les règles des tribunaux des autres provinces ou territoires ou dans celles des Cours fédérales. En raison de ces différences, les avocats québécois peuvent éprouver des difficultés à se conformer aux Règles, surtout s’ils ne plaident qu’occasionnellement devant les Cours fédérales. En vue de favoriser un meilleur accès à la justice, le projet pilote cherche à aplanir ces difficultés en permettant de substituer le Code aux Règles.

[44]  Il convient de préciser le fondement de cette substitution. La règle 55 accorde à la Cour un pouvoir discrétionnaire de déroger aux Règles. C’est en se fondant sur cette règle que la Cour, lorsque les parties y consentent, est disposée à ordonner qu’une instance soit régie par le Code plutôt que par les Règles. Néanmoins, la règle 55 ne permet pas d’écarter l’application des dispositions de la Loi. La Loi continue donc de s’appliquer aux instances assujetties au projet pilote, par exemple en ce qui a trait à la compétence de la Cour fédérale ou au délai d’appel.

[45]  Les dispositions régissant le recours collectif en Cour fédérale se retrouvent dans les Règles et non dans la Loi. Elles peuvent donc, lorsqu’une instance est assujettie au projet pilote, être écartées au profit de celles du Code. C’est pourquoi je trancherai la présente demande en fonction des articles 571 et suivants du Code. J’emploierai également le vocabulaire du Code, notamment l’expression française « action collective » (plutôt que « recours collectif ») et le terme anglais « authorization » (plutôt que « certification »).

B.  Le cadre d’analyse de l’article 575 du Code

[46]  L’article 575 du Code établit les conditions que la demanderesse doit remplir afin d’obtenir l’autorisation d’exercer un recours collectif :

575. Le tribunal autorise l’exercice de l’action collective et attribue le statut de représentant au membre qu’il désigne s’il est d’avis que:

575. The court authorizes the class action and appoints the class member it designates as representative plaintiff if it is of the opinion that

1  les demandes des membres soulèvent des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes;

(1)  the claims of the members of the class raise identical, similar or related issues of law or fact;

  les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées;

(2)  the facts alleged appear to justify the conclusions sought;

  la composition du groupe rend difficile ou peu pratique l’application des règles sur le mandat d’ester en justice pour le compte d’autrui ou sur la jonction d’instance;

(3)  the composition of the class makes it difficult or impracticable to apply the rules for mandates to take part in judicial proceedings on behalf of others or for consolidation of proceedings; and

  le membre auquel il entend attribuer le statut de représentant est en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres.

(4)  the class member appointed as representative plaintiff is in a position to properly represent the class members.

[47]  La défenderesse ne conteste pas l’application des alinéas 1o, 3o et 4o de cet article. Étant donné la conclusion à laquelle je parviens, il n’est pas nécessaire d’en discuter. Mon analyse ne portera que sur l’alinéa 2o, c’est-à-dire le critère de l’apparence de droit.

[48]  Que signifie le critère de l’apparence de droit? Pour en bien saisir la portée, il faut rappeler les dérives qui ont eu cours pendant les deux premières décennies de l’action collective au Québec. Les défendeurs déployaient des moyens considérables pour s’opposer aux demandes d’autorisation. Les demandeurs, qui devaient souscrire une déclaration assermentée au soutien de la demande d’autorisation, étaient fréquemment soumis à de longs contre-interrogatoires. Les défendeurs présentaient une preuve élaborée portant sur le fond de l’affaire. La demande d’autorisation, censée être un simple mécanisme de filtrage, devenait une répétition générale du procès. Réagissant à ces excès, le législateur québécois a modifié le Code, en 2003, afin de simplifier la procédure d’autorisation. Le demandeur n’a plus à produire une déclaration assermentée et, en principe, ne peut donc plus être contre-interrogé. Le défendeur ne peut produire une preuve qu’avec l’autorisation du tribunal. Recalibré ainsi, le processus d’autorisation de l’action collective facilite l’atteinte des objectifs de réduction des coûts, d’accessibilité de la justice et de dissuasion des comportements nuisibles : Western Canadian Shopping Centres Inc c Dutton, 2001 CSC 46 aux paragraphes 27 à 29, [2001] 2 RCS 534.

[49]  Les tribunaux québécois interprètent maintenant le concept d’« apparence de droit » d’une manière compatible avec les objectifs de la réforme de 2003. Il n’est pas nécessaire d’entreprendre une étude détaillée de leur jurisprudence. Il suffira, pour les fins des présents motifs, de renvoyer au plus récent arrêt de la Cour suprême du Canada à ce sujet, l’arrêt L’Oratoire SaintJoseph du MontRoyal c J.J., 2019 CSC 35 [Oratoire].

[50]  Aux paragraphes 58 à 62 de cet arrêt, la Cour suprême donne des lignes directrices que l’on peut résumer ainsi. L’apparence de droit est un critère peu exigeant, même s’il ne s’agit pas d’une simple formalité. Le demandeur doit démontrer que le syllogisme juridique qui fonde son recours est soutenable. Il n’a toutefois pas à démontrer qu’il aura probablement gain de cause. Aux fins de cet exercice, les faits allégués dans la demande et dans les pièces qui l’accompagnent doivent être tenus pour avérés, pourvu qu’ils soient suffisamment précis. L’objectif de l’exercice est d’écarter les recours qui sont soit frivoles, soit manifestement mal fondés.

[51]  Deux aspects de ce cadre d’analyse doivent être précisés. Premièrement, la retenue qui est de mise lors de l’évaluation du critère de l’apparence de droit n’empêche pas le tribunal de statuer sur certaines questions de droit ou, en d’autres termes, sur la majeure du syllogisme. La Cour suprême reconnaît cette possibilité dans l’affaire de l’Oratoire, au paragraphe 55 :

… le tribunal peut trancher une pure question de droit au stade de l’autorisation si le sort de l’action collective projetée en dépend; dans une certaine mesure, il doit aussi nécessairement interpréter la loi afin de déterminer si l’action collective projetée est « frivole » ou « manifestement non fondée » en droit …

[52]  Depuis au moins l’arrêt Société Asbestos limitée c Lacroix, 2004 CanLII 76694 (CAQ), les tribunaux reconnaissent que les questions liées à la compétence ratione materiae – c’est-à-dire la compétence relative à une matière donnée – font partie des questions de droit qui doivent généralement être tranchées au stade de la demande d’autorisation. Ainsi, une demande qui ne relève pas de la compétence du tribunal auquel elle est présentée est considérée comme manifestement mal fondée et ne satisfait pas au critère de l’apparence de droit : Bouchard c Canada (Procureur général), 2019 QCCA 2067.

[53]  Deuxièmement, on ne peut satisfaire au critère de l’apparence de droit en se fondant sur des allégations vagues, générales ou imprécises ou qui relèvent davantage de l’opinion que du fait : Oratoire, aux paragraphes 59 et 110. D’ailleurs, selon l’alinéa 2o de l’article 575, ce sont les « faits allégués » qui doivent être tenus pour avérés et non la qualification juridique que la demanderesse cherche à leur attribuer. Voir, par analogie, Canada (Procureur général) c Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49 au paragraphe 20, [2014] 2 RCS 477; Société des alcools du Québec c La Reine, 1998 CanLII 13129 (CAQ) [Société des alcools].

C.  La compétence exclusive de la Cour canadienne de l’impôt

[54]  L’action collective que la demanderesse propose d’intenter vise essentiellement à obtenir le paiement de l’Allocation canadienne pour enfants, du crédit de TPS/TVH et des allocations provinciales. Or, la Loi de l’impôt sur le revenu prévoit un recours exclusif pour obtenir une telle réparation quant aux deux premiers types de prestation : la procédure d’opposition puis un appel à la Cour canadienne de l’impôt. La demanderesse n’a pas exercé ce recours. Pour les motifs qui suivent, elle ne peut maintenant intenter une action collective pour pallier son défaut de suivre la procédure indiquée. En d’autres termes, sa démonstration d’apparence de droit se heurte à l’absence de compétence de notre Cour. Quant aux allocations provinciales, le résultat est le même, puisque les lois de chaque province prévoient elles aussi un recours exclusif.

(1)  Principes généraux

[55]  La cohabitation entre l’action collective et la compétence des tribunaux spécialisés soulève des questions délicates. Lorsqu’une catégorie de litiges relève de la compétence d’un tribunal spécialisé ou d’un organisme administratif, peut-on néanmoins intenter une action collective devant les tribunaux de droit commun? On pourrait penser qu’une telle solution favoriserait un meilleur accès à la justice. Néanmoins, la Cour suprême du Canada en a décidé autrement dans l’arrêt Bisaillon c Université Concordia, 2006 CSC 19, [2006] 1 RCS 666 [Bisaillon]. Le juge LeBel a affirmé, au paragraphe 17, que l’action collective « demeure un véhicule procédural dont l’emploi ne modifie ni ne crée des droits substantiels ». Il en déduit, au paragraphe 19, que « le recours à ce véhicule procédural ne modifie pas les règles de droit relatives à la compétence ratione materiae des tribunaux. » Ainsi, à titre d’exemples, on ne peut intenter une action collective lorsque la compétence sur l’objet de l’action proposée est exclusivement attribuée à un arbitre de griefs en matière de droit du travail (Bisaillon), à la Régie du logement (Létourneau c Boardwalk Real Estate Investment Trust, 2018 QCCS 206, conf par Veer c Boardwalk Real Estate Investment Trust, 2019 QCCA 740) ou à la Cour canadienne de l’impôt (R c Hamer, 1998 CanLII 12752 (CAQ)).

[56]  Un tel résultat ne constitue pas nécessairement un obstacle à l’accès à la justice. Les décideurs spécialisés ou les tribunaux administratifs adoptent habituellement une procédure souple et rapide. Il est souvent plus facile et plus économique pour un justiciable de faire valoir ses droits devant un tel organisme que devant une cour de justice, particulièrement s’il n’est pas représenté par un avocat. La spécialisation de ces organismes leur permet de rendre justice plus efficacement. Il faut donc respecter les choix effectués par le législateur quant à la procédure visant à mettre en œuvre certains types de droits.

[57]  Il est généralement admis que, pour déterminer si une demande relève de la compétence d’un organisme spécialisé, il faut en déterminer le caractère essentiel, plutôt que de s’arrêter à la qualification que le demandeur cherche à lui donner : Bisaillon, aux paragraphes 30 et 31; Québec (Procureur général) c Charest, 2004 CanLII 46995 (CAQ), aux paragraphes 11 à 13 [Charest]; Pednault c Compagnie Wal-Mart du Canada, 2006 QCCA 666 aux paragraphes 23 à 25.

(2)  Application à l’action proposée

[58]  Quelle est donc l’essence de l’action que la demanderesse se propose d’exercer? Il n’y a pas de doute que la demanderesse recherche le paiement des allocations dont elle estime avoir été privée sans droit. Le fait qu’elle présente son action comme un recours en responsabilité extracontractuelle – ou, comme on doit le présumer, un recours fondé sur le délit civil de négligence pour les membres du groupe résidant ailleurs qu’au Québec – n’y change rien.

[59]  L’analyse de la demande d’autorisation confirme qu’il s’agit bien là de l’essence de l’action proposée. Les conclusions de cette action sont tout d’abord de la nature d’un jugement déclaratoire et d’une injonction. La demanderesse prie la cour de déclarer que les membres du groupe ont droit à l’Allocation canadienne pour enfants et au crédit de TPS/TVH et d’ordonner à la défenderesse de leur verser ces prestations. De plus, la demanderesse réclame des dommages-intérêts compensatoires dont le montant équivaut à celui des allocations dont les membres du groupe ont été privés sans droit.

[60]  Il est évident que l’action proposée vise à obtenir l’exécution d’une obligation dont la source se trouve directement dans la Loi de l’impôt sur le revenu et non d’une obligation découlant de la responsabilité extracontractuelle prévue à l’article 1457 du Code civil du Québec ou, dans les ressorts de common law, du délit civil de négligence. Le fait que la demanderesse y ajoute une réclamation de dommages-intérêts moraux et punitifs ne modifie pas le caractère essentiel de la demande.

[61]  En ce qui a trait à l’Allocation canadienne pour enfants et au crédit de TPS/TVH, cette demande est visée par le processus d’opposition mis en place par la Loi de l’impôt sur le revenu. Toute contestation judiciaire relève de la compétence de la Cour canadienne de l’impôt. Sur le plan technique, les prestations en question constituent des paiements réputés au titre de l’impôt sur le revenu. Ainsi, ces sommes réduisent l’impôt qu’une personne doit payer et peuvent même donner droit à un remboursement. Cette somme à payer ou ce remboursement sont déterminés au moyen d’un avis de cotisation émis par l’Agence du revenu du Canada selon l’article 152 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le contribuable qui est en désaccord avec une cotisation doit présenter un avis d’opposition selon l’article 165. L’Agence doit alors rendre une nouvelle décision. Le contribuable insatisfait peut alors interjeter appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt, selon l’article 169.

[62]  D’ailleurs, la Cour canadienne de l’impôt a déjà tranché des affaires liées à l’admissibilité à l’Allocation canadienne pour enfants ou aux allocations qui l’ont précédé et au crédit de TPS/TVH : Surikov c La Reine, 2008 CCI 161 [Surikov]; Jahnke c La Reine, 2008 CCI 544; Murphy c La Reine, 2009 CCI 110; Weidenfeld c La Reine, 2010 CCI 265, conf par 2010 CAF 333; Karim c La Reine, 2016 CCI 91. Le fondement de la compétence de la Cour canadienne de l’impôt a été analysé en détail dans l’affaire Surikov.

[63]  Dans ces circonstances, comme la Cour d’appel du Québec l’a souligné dans l’arrêt Hamer, les voies de recours prévues par la Loi de l’impôt sur le revenu sont exclusives et on ne peut saisir la Cour supérieure de l’affaire en invoquant sa compétence de droit commun. Le même raisonnement s’applique si on invoque la compétence de la Cour fédérale relativement aux réclamations contre l’État fédéral, qui découle de l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales.

[64]  Notre Cour n’a pas non plus compétence relativement aux réclamations visant certaines allocations provinciales et territoriales. Bien que la demanderesse qualifie son recours d’extracontractuel et invoque la faute de l’Agence du revenu du Canada dans la gestion de ces allocations, la demande vise en substance à obtenir le paiement de ces allocations.  Dans tous les cas, les lois en cause prévoient un processus de cotisation et d’opposition et un recours judiciaire devant la cour supérieure de la province ou du territoire. Comme la Cour d’appel du Québec l’a indiqué dans l’arrêt Hamer, de telles lois écartent la compétence des tribunaux de droit commun et font obstacle à une action collective.

[65]  De plus, indépendamment de ce qui précède, si la demande vise essentiellement l’exécution d’une obligation découlant exclusivement d’une loi provinciale ou territoriale, elle excède le cadre que l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 fixe à la compétence de la Cour fédérale.

[66]  Le fait que la demanderesse présente son recours comme une action en responsabilité extracontractuelle ne lui permet pas de se soustraire à la compétence des tribunaux spécialisés en matière fiscale : Produits forestiers Arbec inc c Attorney General of Canada, 2019 QCCA 1267. Par exemple, dans l’affaire Charest, la Cour d’appel du Québec était saisie d’une demande d’autorisation d’exercer une action collective visant le paiement de prestations dont des conjoints de même sexe avaient été privés. Afin d’esquiver une requête en irrecevabilité, le demandeur avait amendé son action pour en faire une action en responsabilité extracontractuelle. La Cour d’appel ne s’est pas arrêtée à cet artifice, affirmant, au paragraphe 13 de son arrêt :

Ces modifications cosmétiques ont pour effet de faire apparaître sous la plume habile de l’avocat de l’intimé des causes d'action nouvelles voire ingénieuses.  Ces modifications n’ont pas pour effet de modifier l’essence du litige.  L’objet de la poursuite vise toujours à obtenir le versement des indemnités ou autres avantages dont les conjoints de même sexe ont été privés.  Qualifier de dommages-intérêts les montants en cause ne change pas la substance du litige identifiée dans la procédure initiale.

[67]  De la même manière, l’arrêt Canada c Roitman, 2006 CAF 266 [Roitman], portait sur une demande d’autorisation d’un recours collectif visant à réclamer des dommages-intérêts découlant du fait que l’Agence du revenu du Canada aurait établi des cotisations sur le fondement d’une interprétation erronée du droit. Le juge Robert Décary de la Cour d’appel fédérale a conclu que l’affaire relevait de la compétence exclusive de la Cour canadienne de l’impôt et a affirmé, au paragraphe 24 :

Les dommagesintérêts sont en réalité demandés en fonction du fait qu’une nouvelle cotisation non valide a été établie sur la base d’une interprétation erronée du droit. À toutes fins utiles, c’est donc la légalité ou le bienfondé en droit de l’avis de nouvelle cotisation qui est en litige. Cette question relève manifestement de la compétence exclusive de la Cour canadienne de l’impôt.

[68]  La demanderesse soutient que, dans les arrêts Canada (Procureur général) c TeleZone Inc, 2010 CSC 62, [2010] 3 RCS 585 [TeleZone], et Gagnon c Amazon.com inc, 2019 QCCA 1166 [Gagnon], les tribunaux ont permis au demandeur de choisir entre l’action en responsabilité extracontractuelle et un autre recours relevant du droit administratif. Or, la situation juridique dans ces deux affaires diffère de celle du présent dossier.

[69]  Dans l’affaire TeleZone, le demandeur poursuivait l’État fédéral en dommages-intérêts en raison de fautes commises dans le cadre d’un processus d’appel d’offres pour l’attribution de licences de téléphonie cellulaire. L’État fédéral s’opposait à cette demande en faisant valoir qu’il aurait fallu, au préalable, présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision d’attribuer les licences. La Cour suprême a rejeté cette prétention et a conclu que le demandeur pouvait choisir d’exercer un recours en dommages-intérêts plutôt qu’une demande de contrôle judiciaire. Toutefois, il y a une différence importante entre la situation de l’arrêt TeleZone et la présente affaire. La loi ne prévoit aucun processus précis pour indemniser la personne qui estime avoir subi un préjudice parce qu’un processus d’appel d’offres ne s’est pas déroulé conformément aux règles applicables. Le recours relève alors du droit commun. Par conséquent, l’arrêt TeleZone ne portait pas sur le conflit entre la compétence d’un tribunal spécialisé et celle des tribunaux de droit commun : voir, à ce sujet, Sorbara c Canada (Attorney General), 2008 CanLII 61246, au paragraphe 50 (CSJ Ont), confirmé par 2009 ONCA 506. Au contraire, la personne qui estime avoir été privée sans droit de l’Allocation canadienne pour enfants ou du crédit de TPS/TVH doit présenter un avis d’opposition puis s’adresser à la Cour canadienne de l’impôt. Cette compétence est exclusive et ne peut être écartée au profit ni d’un recours en responsabilité extracontractuelle, ni d’une demande de contrôle judiciaire. La question de l’interaction entre ces deux derniers recours, qui était au cœur de l’arrêt TeleZone, ne se pose tout simplement pas dans le présent dossier.

[70]  L’arrêt Gagnon, quant à lui, portait sur des taxes que des consommateurs avaient payées par erreur à un commerçant. L’action collective envisagée ne visait pas l’État, mais plutôt le commerçant, et s’appuyait sur les dispositions de la Loi sur la protection du consommateur, RLRQ, c. P-40.1. Il est évident qu’une action contre le commerçant ne relevait pas de la compétence de la Cour canadienne de l’impôt ou de la Cour du Québec. Cet arrêt n’appuie pas la thèse de la demanderesse.

D.  L’absence de fondement de toute réclamation qui ne relève pas de la compétence de la Cour canadienne de l’impôt

[71]  La demanderesse allègue également certaines causes d’action qui ne seraient pas directement liées au versement des prestations en cause, mais qui seraient fondées sur des fautes extracontractuelles distinctes. J’estime que la demanderesse n’a pas allégué des faits suffisamment précis qui permettent d’étayer ces causes d’action. Avant d’analyser ces allégations en détail, deux choses méritent d’être rappelées.

[72]  Premièrement, le caractère fautif des actes incriminés ne peut dépendre de l’interprétation que la demanderesse donne à la loi fiscale. S’il en était autrement, on permettrait à la demanderesse d’attaquer indirectement une cotisation qu’elle n’a pas contestée en temps utile; voir, par analogie, Moscowitz c Québec (Procureur général), 2020 QCCA 412. La Cour fédérale s’arrogerait aussi, dans les faits, une compétence exclusive de la Cour canadienne de l’impôt. Le juge Décary a résumé cette idée ainsi dans l’arrêt Roitman, au paragraphe 20 :

Il est établi en droit que la Cour fédérale n’a pas compétence pour attribuer des dommagesintérêts ou pour accorder toute autre réparation sollicitée sur la base d’une nouvelle cotisation d’impôt non valide, à moins que la nouvelle cotisation n’ait été annulée par la Cour de l’impôt. Si elle attribuait de tels dommagesintérêts ou accordait une telle réparation, elle se trouverait à permettre de contester accessoirement le bienfondé de la cotisation.

[73]  Deuxièmement, l’administration publique ne commet pas de faute du simple fait qu’elle adopte une interprétation de la loi qui est subséquemment rejetée par les tribunaux. Il est vrai que les autorités fiscales ont parfois été tenues responsables du préjudice causé par leur conduite fautive. Cependant, dans de tels cas, une preuve d’abus, de comportement déraisonnable ou de mauvaise foi est nécessaire. La Cour d’appel a résumé ainsi le critère applicable, dans l’arrêt Ludmer c Attorney General of Canada, 2020 QCCA 697, au paragraphe 45 (références omises) :

[traduction]

Ni la violation d’une loi ni une décision invalide ou illégale ne sont en soi suffisantes pour créer une cause d'action sous le régime de responsabilité civile. En fait, l'émission d’une cotisation, même erronée, ne constitue pas une faute en soi, pas plus que la mauvaise interprétation d’une disposition législative. L’application incorrecte d’une loi ou d’un règlement peut, cependant, donner lieu à une indemnité si l’interprétation adoptée était déraisonnable ou entachée de mauvaise foi. Par conséquent, la détermination de la responsabilité civile de l’Agence du revenu du Canada doit être examinée dans le contexte de l’émission de cotisations, et dans la perspective d’établir s’il y a eu ou non négligence ou imprudence en ce qui concerne les circonstances de la conduite ou des actes contestés.

[74]  À cet égard, une allégation non étayée de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir est insuffisante, même dans le contexte d’une demande d’autorisation d’exercer une action collective. La mauvaise foi ou l’abus de pouvoir ne sont pas des faits, mais plutôt des qualifications juridiques que l’on peut donner à un ensemble de faits. Des allégations concernant de telles qualifications sont sans valeur si elles ne s’appuient pas sur des faits concrets. Comme le soulignait le juge Paul-Arthur Gendreau de la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Société des alcools : « ce sont les faits allégués qui doivent être tenus pour avérés et non la qualification qu’en donne le demandeur dans sa procédure ».

(1)  La vérification inadéquate des demandes présentées par les organismes

[75]  La demanderesse s’en prend principalement au processus mis en place par l’Agence du revenu du Canada pour traiter les demandes d’allocation spéciale présentées par les organismes de protection de la jeunesse. Selon la preuve versée au dossier, ce traitement est très sommaire. L’Agence se borne à vérifier si le formulaire qui lui est transmis contient les informations nécessaires. Elle n’exige pas de preuves documentaires à l’appui de la demande et ne procède pas à des vérifications. À titre d’exemple, l’Agence ne reçoit pas copie du jugement qui accorde à l’organisme la charge de l’enfant et, par conséquent, ne connaît pas les modalités précises de l’intervention de l’organisme.

[76]  La demanderesse affirme qu’en procédant ainsi, l’Agence commet des fautes intentionnelles, fait preuve de négligence grossière, sous-délègue illégalement son pouvoir décisionnel et se rend coupable d’abus de pouvoir. Toutefois, lorsqu’on met de côté l’inflation verbale et qu’on s’intéresse aux faits qui sont allégués ou mis en preuve, rien ne permet d’étayer une allégation de faute. Le Règlement sur les allocations spéciales pour enfants établit une procédure très simple. Rien dans ce règlement n’exige que l’Agence obtienne des preuves écrites pour appuyer les énoncés figurant dans le formulaire de demande ou qu’elle entreprenne des vérifications et des enquêtes. Cela s’inscrit d’ailleurs dans la philosophie d’autocotisation qui anime les lois fiscales canadiennes. Rien n’oblige non plus les organismes à fournir des rapports périodiques. Leur seule obligation est d’aviser l’Agence du revenu du Canada lorsqu’un enfant n’est plus à leur charge et ne donne plus droit à une allocation spéciale.

[77]  Relativement à sa situation personnelle, la demanderesse soutient que le formulaire transmis par le Centre jeunesse de Montréal en janvier 2017 n’était pas signé, alors qu’il aurait dû l’être. Même en supposant qu’il était fautif d’accepter un formulaire qui ne respectait pas une exigence réglementaire, je ne vois pas en quoi une telle faute aurait un lien de causalité avec quelque préjudice subi par la demanderesse. Rien ne démontre que ce problème est répandu ou qu’il affecte d’autres membres du groupe.

[78]  Enfin, les allégations quant au caractère inadéquat du processus d’examen des demandes sont intimement liées à l’interprétation que la demanderesse donne à l’article 9 du Règlement sur les allocations spéciales pour enfants. C’est seulement si cette interprétation est retenue qu’un processus d’examen plus exigeant aurait quelque utilité. En bout de ligne, ces allégations de faute liée au processus ne constituent qu’une reformulation des arguments relatifs à l’interprétation des dispositions qui régissent l’éligibilité aux prestations en cause.

(2)  La sous-délégation illégale et le conflit d’intérêts

[79]  La demanderesse soutient également que l’Agence du revenu du Canada a sous-délégué son pouvoir décisionnel aux organismes de protection de la jeunesse, puisqu’elle ne vérifie pas les affirmations contenues dans les demandes présentées par ces organismes. De plus, ces organismes se trouveraient dans une situation de conflits d’intérêts, puisqu’ils profiteront de l’allocation spéciale pour enfants.

[80]  En réalité, cette situation n’est rien d’autre qu’une application de la philosophie d’autocotisation. Dans la grande majorité des cas, l’Agence du revenu du Canada se fie aux déclarations de revenus présentées par les contribuables afin d’établir l’impôt que ceux-ci doivent payer. Cela ne constitue pas une sous-délégation illégale ni une situation de conflits d’intérêts. On peut en dire autant du processus mis en place par la Loi sur les allocations spéciales pour enfants et son règlement d’application. Ces allégations de la demande d’autorisation sont dépourvues de fondement.

(3)  L’utilisation de l’allocation spéciale

[81]  Le paragraphe 3(2) de la Loi sur les allocations spéciales pour enfants prévoit que l’allocation doit être « affectée exclusivement au soin, à la subsistance, à l’éducation, à la formation ou au perfectionnement de l’enfant y ouvrant droit ». La demanderesse allègue qu’un organisme viole cette exigence s’il reçoit l’allocation spéciale pour enfants à l’égard d’un enfant dont il n’a la charge qu’à « temps partiel ». Or, aucun fait concret n’appuie cette allégation. À l’audience, l’avocat de la demanderesse s’est contenté d’affirmer qu’un organisme n’utilisait sûrement pas l’allocation spéciale pour le bénéfice d’un enfant lorsque celui-ci réside chez sa mère durant trois semaines par mois. Voilà un exemple typique d’affirmation vague, générale et imprécise qui ne contribue pas à démontrer une apparence de droit : Oratoire, aux paragraphes 59 et 110. En fait, les allégations de la demande sont encore plus fragmentaires que celles qui ont été jugées insuffisantes dans l’arrêt Harmegnies c Toyota Canada inc, 2008 QCCA 380, aux paragraphes 41 à 47.

(4)  Les dommages-intérêts moraux

[82]  La demanderesse soutient que la perte de l’Allocation canadienne pour enfants, du crédit de TPS/TVH et des allocations provinciales occasionne du stress, des inconvénients, des pertes de temps, des pertes de jouissance de la vie et d’autres pertes monétaires aux membres du groupe. Ceux-ci auraient le droit de réclamer des dommages-intérêts moraux pour compenser ce préjudice.

[83]  Or, pour que la demanderesse puisse réclamer des dommages-intérêts, encore faut-il que la défenderesse ait commis une faute. Pour les raisons évoquées plus haut, la demande d’autorisation n’allègue pas de faits suffisamment précis à l’appui d’une telle conclusion.

[84]  Par ailleurs, la cessation d’une allocation dans les cas prévus par la loi ne constitue pas, en soi, une faute qui entraîne la responsabilité extracontractuelle. Si un particulier estime que la loi a été mal interprétée ou appliquée, il doit présenter un avis d’opposition puis interjeter appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt. Si la décision initiale est modifiée, la Loi de l’impôt sur le revenu ne prévoit pas le versement de dommages-intérêts moraux ou d’une quelconque forme de compensation pour les inconvénients qui découlent de la privation temporaire de l’allocation.

(5)  Les dommages-intérêts punitifs

[85]  La demanderesse réclame également des dommages-intérêts punitifs. La demande d’autorisation ne précise pas le fondement juridique de cette réclamation, se contentant de réitérer les divers qualificatifs qu’elle accole à la conduite de la défenderesse. Dans son argumentation écrite, la demanderesse invoque les articles 1, 4 et 10 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c C-12 [la Charte québécoise], et les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte canadienne]. Pour réussir, la demanderesse doit alléguer des faits qui sont susceptibles de constituer une violation des droits garantis par ces dispositions.

[86]  Une demande de dommages-intérêts punitifs fondée sur les Chartes est indépendante d’un recours en responsabilité extracontractuelle : de Montigny c Brossard (Succession), 2010 CSC 51 aux paragraphes 38 à 46, [2010] 3 RCS 64. Par ailleurs, personne n’a soutenu que la Cour canadienne de l’impôt a compétence pour accorder cette forme de dommages-intérêts.

[87]  Cependant, la réclamation en l’espèce se heurte à des obstacles infranchissables. Étant donné que j’ai conclu que les allégations de faute de la défenderesse ne s’appuyaient sur aucun fait précis, le fondement juridique de la demande de dommages-intérêts punitifs se résume à une revendication d’un droit constitutionnel ou quasi constitutionnel à une forme de revenu garanti. Autrement dit, le simple fait d’avoir été privé d’une allocation visant à combler des besoins essentiels constituerait une atteinte aux droits fondamentaux. Or, jamais les tribunaux canadiens n’ont accepté une revendication de cette nature.

[88]  Dans l’arrêt Gosselin c Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 RCS 429 [Gosselin], la Cour suprême du Canada a statué que certaines composantes du régime québécois d’aide sociale ne violaient pas l’article 7 de la Charte canadienne. Bien que les juges majoritaires n’aient pas complètement fermé la porte à l’idée que l’article 7 puisse protéger des droits positifs ou des droits socio-économiques, ils ont souligné qu’un tel argument devrait être étayé par une preuve précise : Gosselin, aux paragraphes 80 à 83; voir aussi Allen c Alberta, 2015 ABCA 277 aux paragraphes 22 à 24.

[89]  Or, la demande d’autorisation n’allègue aucun fait qui tend à démontrer que les lois en cause, ou la manière dont elles sont appliquées, seraient susceptibles de violer l’article 7. La demanderesse a déposé en preuve un certain nombre de commentaires formulés par des membres du groupe, recueillis sur le site Internet de ses procureurs. Ces commentaires montrent que la cessation de l’Allocation canadienne pour enfants peut représenter un coup dur pour les membres du groupe, qui s’ajoute à la perte de la garde de leur enfant. Même si je ne mets pas en doute la sincérité de ces déclarations, cette preuve est loin d’être suffisante pour établir une violation de l’article 7.

[90]  Les remarques qui précèdent valent également en ce qui a trait aux droits protégés par les articles 1 et 4 de la Charte québécoise, à savoir la vie, la sûreté, l’intégrité et la liberté de la personne et la dignité, l’honneur et la réputation. La demanderesse n’invoque aucun précédent qui tendrait à démontrer que les faits allégués dans la demande constitueraient une violation de ces dispositions.

[91]  La demanderesse soutient également que le droit à l’égalité des membres du groupe, protégé par l’article 10 de la Charte québécoise et l’article 15 de la Charte canadienne, a été violé. Elle n’allègue cependant aucun fait susceptible d’appuyer cette prétention. Dans un paragraphe de son argumentation, elle se borne à évoquer la possibilité qu’elle ait fait l’objet de discrimination en raison de son état civil ou de sa condition sociale. Or, la Cour suprême du Canada a proposé un cadre détaillé pour l’analyse des violations alléguées du droit à l’égalité : voir, par exemple, Québec (Procureure générale) c Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17 au paragraphe 25, [2018] 1 RCS 464. Un tel cadre d’analyse ne peut être appliqué en l’absence d’un fondement factuel suffisant : Première Nation de Kahkewistahaw c Taypotat, 2015 CSC 30 aux paragraphes 24 et 27, [2015] 2 RCS 548. Ce fondement fait totalement défaut en l’espèce.

[92]  La réclamation pour dommages-intérêts punitifs est donc manifestement mal fondée.

III.  Observations finales

[93]  La demande d’autorisation d’exercer une action collective doit donc être rejetée. En effet, l’action collective envisagée relève essentiellement de la compétence de la Cour canadienne de l’impôt et la demande n’allègue pas de faits précis justifiant des conclusions qui relèveraient de la compétence de notre Cour. Je parviens à cette conclusion malgré ma sympathie pour la demanderesse et les personnes qui se trouvent dans une situation semblable.

[94]  L’Allocation canadienne pour enfants a été mise en place, c’est là l’évidence, pour le bénéfice des enfants. On comprend que le législateur n’ait pas voulu verser cette Allocation aux parents qui, dans les faits, n’ont plus la charge de leur enfant. C’est sans doute ce qui explique que cette Allocation prend fin lorsqu’un organisme de protection de la jeunesse prend charge d’un enfant et reçoit une allocation spéciale à son égard.

[95]  Or, ce mécanisme paraît avoir été conçu sans tenir compte de l’un des objectifs des lois relatives à la protection de la jeunesse, à savoir la réintégration de l’enfant au sein de sa famille. Lors d’une réintégration progressive, l’enfant séjourne périodiquement chez ses parents, même si l’intervention de l’organisme de protection de la jeunesse n’est pas terminée. Dans une telle situation, un soutien financier adéquat peut être essentiel pour permettre aux parents d’assumer la garde de l’enfant tout en mettant fin à la situation qui a entraîné l’intervention de l’organisme. Priver les parents de l’Allocation canadienne pour enfants dans ces circonstances paraît alors contre-productif.

[96]  On peut envisager plusieurs solutions à cette situation. La loi pourrait être modifiée. Le législateur fédéral pourrait s’inspirer de la loi québécoise qui n’interrompt pas le versement de l’allocation provinciale dans des circonstances semblables (voir la définition d’« enfant à charge admissible » à l’article 1029.8.61.8 de la Loi sur les impôts, RLRQ c I-3). Les organismes provinciaux pourraient renoncer à réclamer l’allocation spéciale pour enfants lorsqu’une réintégration progressive débute. Selon les renseignements fournis par la demanderesse, c’est ce que fait le gouvernement de la Saskatchewan. Enfin, dans son mémoire, le procureur de la défenderesse affirme que rien dans les lois pertinentes n’empêche un organisme de protection de la jeunesse de partager l’allocation spéciale avec les parents lorsqu’un enfant fait l’objet d’une réintégration progressive.

[97]  On aura remarqué que ces solutions relèvent du législateur ou des organismes chargés d’appliquer les diverses lois en cause. Elles ne relèvent pas du pouvoir judiciaire. En l’absence de contestation constitutionnelle, le rôle du juge est d’appliquer la loi et non de la modifier. Le juge peut néanmoins attirer l’attention des autorités compétentes sur une lacune de la loi ou l’état insatisfaisant du droit : Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 576 au paragraphe 2, [2014] 4 RCF 436. Comme le soulignait mon collègue le juge Michel Shore dans l’affaire Azzam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1517 au paragraphe 5, « [n]ommer les choses est parfois, et malheureusement, l’étendue complète du pouvoir d’un juge ».

[98]  En faisant les remarques qui précèdent, je n’entends pas me prononcer sur l’interprétation de la Loi sur les allocations spéciales pour enfants et de son règlement d’application, puisque cela ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale. Rien n’empêche la demanderesse ou une personne qui se trouve dans la même situation d’emprunter les voies de recours prévues par la Loi de l’impôt sur le revenu pour obtenir une décision à ce sujet.

IV.  Dépens

[99]  La règle 334.39 prévoit qu’il n’y a pas d’adjudication de dépens en matière de recours collectif en Cour fédérale. Or, puisque les parties ont convenu d’assujettir la présente instance au projet pilote sur le bijuridisme procédural, cette règle ne s’applique pas. Les articles 339 à 344 du Code traitent des frais de justice et s’appliquent à l’action collective. L’article 340 prévoit que ces frais « sont dus à la partie qui a eu gain de cause, à moins que le tribunal n’en décide autrement ».

[100]  J’estime qu’il n’y a pas lieu d’ordonner le paiement des frais de justice. Selon la preuve qui figure au dossier, la demanderesse a des revenus extrêmement modestes. Je note également que, même si l’action envisagée ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale, elle soulève certaines questions d’intérêt public.


ORDONNANCE dans le dossier T-1914-19

LA COUR STATUE que la demande d’autorisation d’exercer une action collective est rejetée.

« Sébastien Grammond »

Juge


ANNEXE

Province ou territoire

Loi ou règlement créant une allocation pour enfants

Dispositions relatives à l’allocation

Dispositions relatives aux voies de recours

Alberta

Alberta Personal Income Tax Act, RSA 2000, ch. A-30

28, 30.2

1(3)(i), 55, 57

Colombie-Britannique

Income Tax Act, RSBC 1996, ch 215

13.07 et suiv.

1(7), 41, 42

Île-du-Prince-Édouard

Income Tax Act, RSPEI 1988 ch. I-1

9(4)

1(9), 55, 56

Manitoba

Règlement sur la prestation manitobaine pour enfants, Règl du Man 85/2008

 

 

Nouveau-Brunswick

Loi de l’impôt sur le revenu du Nouveau-Brunswick, LN-B 2000, ch. N-6.001

51

7, 83, 84

Nouvelle-Écosse

Income Tax Act, RSNS 1989, ch 217

Nova Scotia Child Benefit Regulations, NS Reg 62/98

2, 3

2(10), 63, 64

10

Nunavut

Loi de l’impôt sur le revenu, LRTN-O (Nu), 1988, c I-1

3.1, 3.2, 3.3

1(7), 25, 26

Ontario

Loi de l’impôt sur le revenu, LRO 1990, c I.2

8.6.2

1(6), 22, 23

Québec

Loi sur les impôts, RLRQ, c I-3

1029.8.61.8 et suiv.

 

Saskatchewan

Income Tax Act, 2000, SS 2000 ch. I-2.01

38

3(14)(g), 97, 98

Terre-Neuve-et-Labrador

Income Tax Act, 2000, SNL 2000, ch I-1.1

38

2(9), 61, 62

Territoires du Nord-Ouest

Loi de l’impôt sur le revenu, LRTN-O 1988, ch. I-1

3.1 à 3.4

1(7), 25, 26

Yukon

Loi de l’impôt sur le revenu, LRY 2002, ch. 118

9

1(7), 34, 35

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-1914-19

INTITULÉ :

M.S. c SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (oNTARIO) ET Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 septembre 2020

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 octobre 2020

 

COMPARUTIONS :

David Assor

Joanie Lévesque

Pour la demanderesse

 

Ian Demers

Vlad Zolia

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lex Group inc.

Avocats

Montréal (Québec)

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour la défenderesse

 

 

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